DEMAIN LES POSTHUMAINS
Le Futur a-t-il encore besoin de nous ?
Jean-Michel Besnier - Hachette, coll. « Haute tension » - février 2009 (essai inédit - 210 pp. GdF. 18 euros)
La science-fiction le sait bien, depuis qu’elle explore ces possibles, la convergence des sciences et techniques favorise l’émergence d’une post-humanité dont il est encore bien difficile de cerner les contours. Refusée par les tenants d’un humanisme classique au nom de la préservation de notre identité, espérée par les trans-humains impatients d’accéder à l’immortalité, le post-humanisme, qui voit la dissolution de l’humain dans les machines qu’il a crées, pose des questions éthiques que Jean-Michel Besnier, professeur de philosophie à Paris IV, épistémologue, membre des comités d’éthique de l’INRA et du CNRS, se propose d’examiner dans cet ouvrage.
Les NBIC : nanotechnologie, biotechnologie, Informatique et sciences cognitives, assistent l’homme, allongent son existence ou préservent sa santé, le modèlent, voire l’augmentent au point qu’il n’aura plus grand chose à voir avec le citoyen d’aujourd’hui — une évolution discrètement entamée il y a longtemps avec la part toujours croissante de tâches dévolues à la machine, l’emploi du pacemaker annonçant le cyborg, mélange d’homme et de machine, ou l’avènement des bébés éprouvettes, préfigurant le clone, individu sans mémoire générationnelle donc sans culture. De même le langage, outil de communication, n’est plus à même de décrire le réel avec suffisamment de précision et s’efface devant le langage mathématique et scientifique : ce qui fut la primauté de l’homme sur l’animal est à présent dépassée par la vitesse de calcul et de traitement des données des machines. L’humanisme classique voit ainsi l’homme relativisé, sa définition remise en question, alors qu’elle était déjà fragilisée par diverses évolutions scientifiques amenant à déplacer la frontière entre l’homme et l’animal : en lui accordant la faculté d’éprouver des émotions, en lui donnant de la conscience, on a réduit la distance jadis établie dans une volonté de s’arracher à la nature.
C’est le dualisme cartésien, au centre de l’humanisme classique, qui est remis en cause avec la tentative d’effacement du corps comme support de l’esprit, pour mettre fin à sa finitude si redoutée grâce au transfert de celui-ci sur d’autres supports jugés parfaits. Curieusement, c’est l’humanisme, dont la faillite est constatée, ne serait-ce qu’avec les désillusions face au progrès, qui est à l’origine de ce renversement de valeurs : après avoir procédé au désenchantement de la nature et affirmé sa primauté sur elle, il a procédé à sa dénaturation jusqu’à la dissipation des frontières. En cela, le post-humanisme est proche des religions orientales, qui s’intéressent moins à la connaissance objective qu’à l’essence des choses et tendent à dissoudre l’individu au sein du monde, dans le Grand Tout. Considérer la nature de façon animiste, comme l’incarnation d’un ordre intangible, revient à la sacraliser et s’abandonner à ses lois, attitude qui correspond au trans-humain prêt à abandonner sa spécificité pour une fusion avec la machine. Besnier emprunte à Anders la « honte prométhéenne » qui caractérise le trans-humain dans la mesure où, moins parfait que la machine, l’individu aspire à acquérir les spécificités de celle-ci. Le trans-humain manifesterait ainsi la honte et la lassitude de n’être que soi, son idéal de perfection le poussant à être plutôt qu’à devenir, et donc à échapper aux épreuves de l’humaniste qui, lui, se réalise dans l’accomplissement de soi.
Si le cartésien, dans son obsession dualiste l’enfermant dans un corps opposé au reste du monde, est un névrosé, le trans-humain, avouant ses faiblesses humaines, manifestant une attitude de fuite dans son refus de lutter pour devenir, a les caractéristiques du déprimé.
Cependant, cette volonté de dépasser l’humanité et sa perspective humaniste amène à poser les bases d’une culture et d’une éthique nouvelles pour lesquelles Jean-Michel Besnier esquisse des pistes : entre les positions excessives d’un retour en arrière vers un humanisme obsolète ou celles d’un trans-humain déprimé, il préconise une audace encadrée par des comités d’éthique élargis à l’ensemble de la société, seule façon de préserver l’humain sans l’amener à se scléroser par un refus régressif. Il constate que ces déplacements de frontière favorisent la réflexion et permettent d’affiner la définition de la nature humaine et de la conscience, voire de l’étendre à l’animal et à la machine. Une telle définition élargie de l’humanité contraint également l’homme à repenser ses relations avec les robots et les animaux et à définir une nouvelle éthique face à l’émergence de nouvelles consciences. Bref, Besnier opte pour un moyen terme, dans la lignée de Freud, Heidegger ou Nietzsche, qui mettait en garde contre les régressions intellectuelles liées au culte de la nature, réconciliant l’homme avec le hasard et la vitalité.
Tout en convenant du caractère extrêmement stimulant de cette réflexion, de la pertinence de la plupart de ces remarques, d’ailleurs étayée par de nombreuses références à des auteurs et des ouvrages issus de divers horizons, il semble que Besnier force le trait pour mieux asseoir sa démonstration, écrivant par exemple que l’humain ne cherche plus à être l’égal de Dieu mais semblable au gadget ! C’est passer un peu rapidement du désir à égaler la perfection de l’objet à celui d’immortalité évoqué par ailleurs, cette perfection ne relevant que de la parfaite adéquation de l’objet à la fonction qui lui est assignée : il est, sinon, tout aussi susceptible que l’humain au vieillissement, à la maladie et à la mort, à la différence qu’il se révèle plus facilement interchargeable du fait de sa standardisation. L’impatience du post-humain à gommer les faiblesses humaines relève-t-elle uniquement d’une honte de son imperfection, « d’être devenu plutôt que d’avoir été fabriqué » (p. 73), et ne relèverait en aucune façon d’une paresse dictée par la loi du moindre effort que l’humain a toujours préconisé par l’accroissement de la technique, faiblesse bien plus prosaïque à laquelle il est désormais habitué ? Dans ce cas, il n’y aurait nulle métaphysique derrière la fatigue d’être soi mais une démission, d’une ampleur certes prométhéenne : loin de vouloir devenir gadget, le trans-humain donnerait alors à voir la classique manifestation d’une volonté d’instrumentalisation de la technique à des fins personnelles, une facilitation dont, on en convient avec Jean-Michel Besnier, il ne mesure pas toutes les conséquences. Du coup, il est peut-être excessif de lui attribuer un refus viscéralde consentir à ce qui est humain, surtout quand on définit celui-ci par la naissance, la maladie, le vieillissement, la mort, qualités qui ne lui sont pas propres (p. 89). La rupture avec l’humanisme n’apparaît plus aussi radicale, celui-ci manifestant d’ailleurs une certaine parenté avec la métaphysique ou les religions dans les motifs qui président à son idéal d’accomplissement de soi, assurant une forme d’immortalité par le fait d’avoir été, et par l’entretien de la mémoire qui constitue son identité. De même, en quoi les neurosciences capables de moduler l’humeur des dépressifs ou une excitation pour aboutir à l’extase, ici jugées liberticides, diffèrent-elles des stupéfiants existants pour procurer ivresse et abandon, des calmants, voire même des codes sociaux élaborés par les sociétés pour tamiser l’agressivité ? Seul l’excès les rend dangereuses pour le libre-arbitre : il n’y a là au pire qu’un changement d’échelle. Le moteur de recherche Google sélectionnant mécaniquement des sites sur la base de critères de popularité et de fréquentation et de la sorte accusé de favoriser l’oubli de ce qui n’y satisfait pas, éteignant une culture et imposant une limite aux idéaux humanistes apparaît comme un autre fantasme qui ne diffère que peu, si on y veut bien songer, de ce qui se pratique déjà dans l’édition : la fréquence des citations, renvois et références dans un ouvrage ou un article établissant ipso facto des critères de popularité ; c’est même ainsi que se trouvent cités, et pas seulement dans la littérature scientifique, des références auxquelles personne ne s’est jamais reporté. Et que dire de « l’engouement pour les blogs [qui] exprime ad nauseam (…) l’appétit d’exhibition médiatique et littéraire », sinon qu’il n’est que la forme contemporaine des modes d’expressions jadis étalés dans les journaux (la profusion des feuilles de chou au tournant du XIXe et XXe siècle), les fanzines puis les radios libres ?
On trouve un peu partout de ces raccourcis expéditifs ou de très peu objectifs jugements de valeur (un accablant désir de machine, utopies révélatrices du triste privilège, etc.) qui discréditent en partie la pertinence de la réflexion. A propos d’Oscar Pistorius, le paraplégique qui a désiré concourir aux jeux olympiques avec ses prothèses en fibre de carbone, Besnier prétend que le refus du comité olympique serait le signe de la négation des idéaux modernes de dépassement de la nature au moyen d’artifices, autrement dit une imposture, que l’homme augmenté a permis de révéler. Il en déduit que, l’arrachement à la nature devenu possible, l’homme se surprend à paniquer devant la Modernité qu’il appelait de ses vœux (p. 95). Cela devient, plus loin, un prétendu « vent de panique qui a récemment soufflé dans les coulisses du sport international » (p. 139). A-t-on réellement paniqué ? Pas plus qu’on n’a fait preuve d’imposture à cette occasion, mais plutôt d’équité, l’humain augmenté n’ayant pas plus la possibilité de concourir dans la catégorie qu’il revendiquait que ne l’ont les handicapés, qui s’affrontent dans les jeux paralympiques leur offrant une égalité des chances.
Parfois, Besnier semble même se contredire : « Le risque de ruiner la nature humaine, auquel exposent les interventions techniques, fait l’objet de discussions raisonnables, comme si l’on devait désormais le mesurer et s’interdire de le rejeter a priori » s’oppose de fait aux vœux de régulation et de développement de la réflexion chez les citoyens qu’il formule en fin d’ouvrage.
Soucieux, lui aussi, de ne pas voir sa pensée amalgamée à une littérature aussi décriée que la science-fiction, il use de divers stratagèmes pour s’en tenir à l’écart tout en s’y référant au besoin, mais de façon négligente ou distraite, comme en passant, ce flou artistique le dédouanant d’un intérêt pour cette littérature. Son avant-propos s’ouvre sur Demain les chiens de Clifford D. Simak, comme pour mieux écarter la S-F dans la suite : « Qui s’en souvient encore ? » est la première phrase du livre pour évoquer l’ouvrage de Simak, « une aimable fantaisie » ayant pourtant le fâcheux inconvénient d’avoir été lu «par des hommes ayant découvert (…) combien l’imaginaire secrété par les technosciences peut installer dans les esprits des idéaux de plus en plus étrangers à la cause de l’humanité. » (p. 10) Simak n’est pas seul responsable de ce dévoiement : « il s’agit de dépasser la nature humaine, ni plus ni moins. La science-fiction avait préparé le terrain, sur un plan littéraire. » (p. 48). Besnier insiste : « Ce livre n’est pas de science-fiction. Il prend trop au sérieux les acquis des sciences et des techniques contemporaines pour les dévoyer dans quelques extrapolations incontrôlables. » Lesquelles sont assimilées à « des fantasmes qui conspirent (…) à rendre plausible, et même désirable, l’avènement d’une posthumanité ». Pourtant, de nombreux auteurs et des œuvres viennent à l’appui de sa démonstration ou indiquent que la S-F avait déjà exploré un thème donné : beaux exemples d’élucubrations ou de délires, pour reprendre les termes de Besnier, quand on lit que « la revanche de la créature contre son créateur n’est plus seulement un thème de science-fiction » ! Sont ainsi cités Verne, Lovecraft, van Vogt et Le Monde des non-A, Shelley avec Frankenstein, Burgess avec l’Orange Mécanique, Huxley pour Island et Le Meilleur des mondes, Asimov dont on cite in extenso les trois lois de la robotique, Bradbury à propos du film de Truffaut, Fahrenheit 451, Dick à propos de Total Recall mais pas de Blade Runner, qui serait donc une œuvre originale de Ridley Scott, les films Dark City et Matrix, lequel serait adapté de Neuromancien de Gibson ! A l’exception de ce dernier nom, aucune référence bibliographique n’accompagne les auteurs cités, ce qui n’est pas le cas de ceux qui ne sont apparentés à la S-F que de façon lointaine, voire n’ont fait que la traverser : Crichton, Houellebecq (nettement plus fréquentable puisque maintes fois cité), Gibson dont le roman n’est pas assimilé à la S-F mais étiqueté « livre-culte, utopie new age, posthumaine », Truong, qui n’est l’auteur que du seul essai Totalement inhumaine, alors que celui-ci ne fait que reprendre ses idées exposées dans Le Successeur de Pierre, roman écrit sept ans plus tôt (chez Denoël). Besnier ne méconnaît pourtant pas cette œuvre : il la cite dans ses interviews de promotion, avec Dick, Herbert pour Dune, Caidin pour Cyborg. Cette omission est encore plus symptomatique considérant l’exactitude dont il fait preuve ailleurs : il expose avec une grande minutie ses recherches sur l’origine du terme cyborg, dû au savant Klyne et à l’anthropologue Donna Haraway ! Que n’a-t-il fait de même pour les termes d’avatar (Neal Stephenson), cyberespace (employé à propos de Neuromancien mais non attribué à Gibson) ! Par un beau tour de passe-passe, Besnier parvient même à attribuer au seul Ray Kurzweil, pour un ouvrage daté de 2001, le concept de singularité (et jusqu’à la date de 2030, qui lui vaut l’admiration pour s’être montré « le plus démonstratif, le plus audacieux aussi »), concept avancé par Vernor Vinge en 1993 (dans « The Coming Technological Singularity »). Il est vrai que ce mathématicien est aussi romancier de science-fiction.
Parlant de la mémoire écartée par Google, il est regrettable que Besnier se comporte pareillement, « témoin et bénéficiaire » de ses omissions devant le pouvoir des essais, « non pas pour faire table rase et reconstruire ensuite, mais en se disant que ce qui demeurera, malgré tout, est seul ce qui méritait de survivre. » Faut-il trembler devant le jugement de ses pairs pour dissimuler ainsi cette littérature ! C’est d’autant plus regrettable que la lecture de l’ouvrage de Jean-Michel Besnier reste, dans l’ensemble, recommandée pour l’analyse globale du post-humanisme.