Peter Watts, guide de lecture auxiliaire

Guide de lecture |

C'est peu dire qu'en Bifrosty, on apprécie Peter Watts — et pas qu'un peu. En attendant la parution très prochaine du Bifrost 93 consacré au Canadien, comprenant une novelette qui tabasse, une interview exclusive et un guide de lecture, voici un memento des critiques wattsiennes parues dans les précédents numéros de votre revue préférée, histoire de se souvenir que notre intérêt pour l'auteur de Vision aveugle ne date pas d'hier. Mais ce n'est rien qu'une affaire de câblage neuronal, bien sûr…

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Vision aveugle

Trad. Gilles Goullet

Premier roman de Peter Watts publié en France (en attendant le très aquatique Starfish, Vision aveugle fait partie des textes qui impressionnent le lecteur, tant par l'ampleur du propos que par son intelligence narrative. Véritable livre de science-fiction au sens premier, cet opus douloureux rejoint d'entrée de jeu le cultissime Schismatrice du non moins cultissime Sterling. Même cohérence visuelle, même vision furieusement coupante de la post-humanité et même absence d'explications dans le contexte quotidien (quel roman de littérature contemporaine explique le fonctionnement d'un robinet ? Pourquoi la S-F devrait-elle justifier ses choix technologiques ?). Enfin — surtout — même questionnement du début à la fin : qu'est-ce que l'humain ? Et pour répondre, quoi de plus évident qu'une autre question ? Qu'est-ce que l'autre, l'extraterrestre, l'ennemi ? Du coup, exactement comme Schismatrice, Vision aveugle se mérite. Le décor est flou. Il se précise peu à peu. Les personnages commencent leur vie comme simple silhouettes, puis se développent et gagnent en épaisseur à mesure que le lecteur prend conscience du monde dans lequel ils évoluent. Et le résultat est… vertigineux.

Complète réécriture de la plus vieille idée science-fictive — le premier contact extraterrestre —, Vision aveugle avale littéralement le cliché et s'axe principalement autour de personnages dévastés. Humains trafiqués, reconstruits ou schizophrènes à personnalités multiples (lire Les 1001 vies de Billy Milligan pour une explication de texte), scientifiques fous à la conscience téléchargée et… vampires. Oui oui, de vrais vampires, mais bien différents du mythe. Une branche éteinte de l'évolution humaine datant de plusieurs centaines de milliers d'années ramenée à la vie par le miracle de la génétique. Une branche qui donne des individus aux caractéristiques bien précises et aux aptitudes clairement définies. Ici, c'est surtout du Thésée qu'il s'agit, un vaisseau d'exploration qui rencontre le fameux artefact extraterrestre. À son bord, un équipage restreint, dont Siri Keeton, le narrateur, chargé de surveiller le bon déroulement des opérations, plusieurs autres personnages hauts en couleur, sans oublier le capitaine, vampire de son état. D'entrée de jeu, les codes du genre volent en éclat. D'abord parce que le Rorschach — c'est ainsi que se baptise lui-même l'artefact — leur parle en anglais, ensuite parce qu'il cesse de leur parler après les avoir menacés de mort. C'est le début d'une exploration rarement vue en littérature, déroulée sur deux niveaux : la lente compréhension de la nature même de l'artefact, couplée à la lente compréhension de la nature même des humains chargés du contact. Deux niveaux, donc, et un lecteur qui passe de l'un à l'autre avec un bonheur renouvelé. On frissonne, on fronce les sourcils, on est largué, et puis tout s'éclaire, comme par magie, juste avant que la lumière ne s'éteigne à nouveau, prélude à la prochaine illumination. Le tout sous une plume brillante aussi obscure que limpide, mais délicieusement tordue. À ce titre, saluons la performance du traducteur — Gilles Goullet, dont on avait pu apprécier le travail sur un roman aussi difficile que La Cité des saints et des fous de Jeff VanderMeer — qui a dû beaucoup souffrir pour saisir où voulait en venir l'auteur et tâcher de restituer la saveur de la langue dans un français compréhensible. Au final, reste la question centrale du roman : qu'est-ce que le Rorschach ? Le miroir de nos peurs ? Le papier tâché sur lequel chacun voit ce que son inconscient décèle ? Ou véritablement un vaisseau extraterrestre ? Pour le savoir, une seule solution. Ouvrir le livre, s'y plonger et ne plus le lâcher. Incroyable comme c'est facile d'ailleurs. Car s'il n'a rien de simple, ce roman n'en reste pas moins diaboliquement intelligent, cruel, malin… et limpide. Du grand art, un must instantané.

Patrick Imbert
Critique parue in Bifrost n° 54

 

 

 

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Starfish

Trad. Gilles Goullet

Si Vision aveugle, le plus récent des romans de Peter Watts, avait été le premier de ses bouquins à arriver par chez nous, Starfish, son premier livre écrit et publié (en 1999 outre-Atlantique), s’avère donc son tout dernier titre à débarquer en français… Bref, après avoir commencé par le petit dernier, dernier qui nous avait clairement laissé sur le cul, s’imposant haut la main comme le meilleur roman de S-F publié dans l’Hexagone en 2009, on s’attaque désormais au premier, volume initial de la trilogie Rifters constituée du présent Starfish, de Maelstrom (annoncé pour 2011 au Fleuve Noir) et de Behemoth (énorme roman publié en deux parties en VO). On précisera enfin que Starfish s’ouvre par un prologue déjà publié dans nos pages sous la forme d’une nouvelle au sommaire du Bifrost n°54 — l’environnement de Starfish n’est donc pas étranger aux habitués de Bifrost…

En plus d’être manifestement assez cintré, ami des chats et passablement misanthrope, en somme un type pour le moins fréquentable, Peter Watts est biologiste marin. Il y a de fait une certaine logique à ce que notre auteur place l’intrigue de son premier roman au fin fond des abysses, plus précisément dans les entrailles de Beebe, une station des profondeurs accrochée sur le rift de la côte pacifique. Nous sommes dans un avenir proche. Les occupants de Beebe, une équipe de cinglés physiquement trafiqués pour résister aux hautes pressions et respirer sous l’eau, ont pour tâche d’entretenir le matériel servant à extraire du rift des quantités phénoménales d’énergie géothermique. Une équipe de cinglés, oui, sélectionnés à dessein, les « déviants » s’avérant après tests les mieux armés pour ce type de job confiné en environnement hostile. « Ce n’est pas la quantité de merde que tu as soulevée qui fait que tu conviens pour le rift. C’est la quantité à laquelle tu as survécu. » (p.131) Nous voici donc, à plus de 10 000 mètres de profondeur, avec une équipe de six tarés (dont un pédophile et une accro à la violence, notamment sexuelle…) physiquement bidouillés, et pas qu’un peu, qui passent leur temps à se foutre sur la gueule quant ils ne baisent pas les uns avec les autres, voire à se faire attaquer par des horreurs abyssales à peine croyables. Ambiance… Qui promet de ne pas s’arranger, parce qu’au fil du temps nos amis « rifters », outre péter de plus en plus les plombs, se mettent à développer de bien curieuses aptitudes, en sus d’une paranoïa aigue somme toute légitime dans la mesure où ils ne tardent pas à découvrir un appareillage assez curieux et inédit aux environs de Beebe, appareillage qui s’avère être… une bombe nucléaire. Pourquoi un truc pareil dans un lieu pareil ? Et placé par qui ?

Moins vertigineux que Vision aveugle, moins ambitieux aussi, mais plus accessible même si un tantinet décousu, ce premier roman de Peter Watts propose d’emblée une science-fiction mature riche d’idées fascinantes, une littérature qui n’épargne en rien cette chère humanité, pas plus qu’elle ne lui fait crédit de quoi que ce soit — que ses récits prennent place aux confins du système solaire ou au cœur des océans, Watts décortique ses personnages avec la froideur précise d’un entomologiste dépassionné ; le vampire de Vision aveugle, c’est lui ! De fait, ce qui étonnerait presque au regard de la majorité de l’actuelle production dans nos domaines, c’est combien l’auteur ne prend pas ses lecteurs pour des cons, leur fait confiance, compte sur leur implication et leur capacité à tracer leur propre chemin dans ses pages. Un livre honnête, qui joue le jeu, respecte son lecteur en le considérant comme un adulte raisonnablement constitué ? Ben oui, ça surprend, et franchement ça fait du bien… Aussi, si Starfish n’est pas une révolution en soit, il n’en est pas moins un excellent roman de science-fiction, et l’acte de naissance d’un auteur déjà incontournable. Aussi suivons d’un cœur léger la suggestion de Peter Watts lui-même dans les remerciements de Starfish : « Cet exemplaire que vous tenez entre les mains est un début. Pourquoi ne pas en prendre d’autres et les distribuer aux Témoins de Jéhovah au coin de la rue ? » Oui, pourquoi ?

Olivier Girard
Critique parue in Bifrost n° 60

 

 

 

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Rifteurs

Trad. Gilles Goullet

Après seulement deux romans parus en France, Peter Watts a d’ores et déjà trouvé sa place parmi les auteurs de SF les plus novateurs et les plus passionnants du moment. Son nouveau livre, Rifteurs, était attendu avec d’autant plus d’impatience qu’il fait directement suite à Starfish, paru l’an dernier. Précisons tout de même qu’il n’est pas obligatoire d’avoir lu le premier pour saisir tous les enjeux du second, l’essentiel des informations nécessaires étant repris dans les premiers chapitres. Par ailleurs, dans la forme, Rifteurs est très différent de Starfish. Au huis-clos dans lequel se déroulait ce dernier succède une course-poursuite qui va nous faire traverser le continent nord-américain d’ouest en est. Cible de cette chasse : Lenie Clarke, l’une des survivantes de la station sous-marine où elle était en poste, désormais porteuse d’une bactérie issue des profondeurs qui menace de se répandre sur toute la surface de la planète.

Il flotte sur Rifteurs un lourd parfum d’apocalypse. A cause de la menace que fait peser la nouvelle condition de Lenie sur l’ensemble de l’humanité, bien sûr, à cause aussi des ravages dévastateurs provoqués sur la côte ouest des États-Unis par l’explosion nucléaire qui concluait le volume précédent. Mais, plus généralement, le monde que l’on découvre ici est un monde au bord du précipice et à bout de souffle, où de nouvel-les menaces apparaissent chaque jour, amenant souvent les autorités à prendre des mesures radicales pour les contenir. C’est également une société de plus en plus déshumanisée, où d’un côté les employés de diverses multinationales acceptent de renoncer à une part de leur humanité pour mener à bien les tâches qui leur ont été confiées, et où de l’autre des millions de réfugiés sont parqués comme des bêtes dans des zones de non droit et abrutis à grands renforts de tranquillisants. Ce chaos global se reflète jusque dans l’Internet, désormais rebaptisé Maelstrom, incroyable bouillon de culture en perpétuelle évolution qui va jouer un rôle crucial dans la destinée de Lenie Clarke.

Même s’il évite la plupart des clichés du genre, et s’appuie sur une vraisemblance scientifique de tous les instants, Rifteurs fonctionne avant tout comme un thriller. Là où Starfish souffrait de quelques longueurs et de petits passages à vide, Peter Watts peinant parfois à structurer son récit (rappelons tout de même à sa décharge qu’il s’agissait d’un premier roman), cette suite marche à l’adrénaline, et s’avère être un page-turner assez irrésistible. Certes, au bout du compte, la plupart des questions soulevées au cours du récit demeurent sans réponse, et le resteront jusqu’à la parution de βéhémoth, ultime volet de cette série. Mais si d’un point de vue global la situation n’évolue que très peu, en revanche les quelques protagonistes sur lesquels se focalise l’attention de l’auteur verront leur destin bouleversé de manière assez radicale. De Lenie Clarke, littéralement obsédée par son passé (l’obsession est souvent un élément moteur chez les personnages de Watts) à Achille Desjardins, dont le métier l’amène en permanence à faire des choix aussi dramatiques que meurtriers, aucun ne sortira indemne de cette histoire. La réussite de Rifteurs doit beaucoup à cette petite galerie d’individus, à la manière dont le romancier nous fait partager leur intimité pour mieux nous faire ressentir l’horreur dans laquelle ils se débattent en permanence. On n’aimerait pas être à leur place, mais on ne regrette à aucun moment d’avoir fait le voyage en leur compagnie.

Philippe Boulier
Critique parue in Bifrost n° 65

 

 

 

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βéhémoth

Trad. Gilles Goullet

Après Starfish et Rifteurs, Peter Watts conclut sa trilogie apocalyptique du futur proche avec cet ultime et volumineux roman, βéhémoth. Tellement volumineux qu’aux Etats-Unis, il fut publié en deux tomes. Le fait que le Fleuve Noir ait décidé de le sortir en un seul volume, à rebours de certaines pratiques éditoriales actuelles, mérite d’emblée d’être salué.

Ceci dit, βéhémoth est composé de deux parties nettement distinctes. La première renoue avec l’ambiance de huis clos paranoïaque de Starfish et se déroule entièrement à l’intérieur d’une base sous-marine, Atlantis, où se sont réfugiés Rifteurs et corpos pour échapper à la fin du monde. Les tensions sont grandes entre anciens exploiteurs et exploités, mais tous ont trop à perdre pour ne pas faire les compromis nécessaires à leur cohabitation. Jusqu’à ce que le monde qu’ils ont fui les rattrape, qu’une nouvelle variante du virus qui a transformé l’Amérique du Nord en champ de ruines soit découverte, et qu’une nouvelle menace extérieure les prenne pour cible. Peter Watts rejoue ici une partition similaire à celle employée dans son premier roman, et même si l’ensemble fonctionne plutôt bien, on ne peut s’empêcher parfois de trouver le temps long. Le romancier semble éluder les véritables enjeux de son histoire au profit de sujets plus anecdotiques, et il faut attendre la seconde partie pour enfin constater les effets dévastateurs sur la planète des évènements déclenchés par Lenie Clarke dans Rifteurs. Retour à la surface donc, dans une Amérique ravagée par le βéhémoth, où les derniers îlots de civilisation sont prêts à tout pour retarder l’inévitable.

Comme dans les romans précédents, Peter Watts n’offre jamais de vision d’ensemble de la situation, ne nous donne à voir que ce qu’en découvrent ses protagonistes au fil de leurs pérégrinations. Lesquels protagonistes ne sont qu’au nombre de quatre : outre Lenie Clarke et son compagnon d’armes Ken Lubin, ce sont Taka Ouellette, conductrice d’une infirmerie mobile venant en aide aux populations frappées par le virus, et Achille Desjardins, déjà connu des lecteurs, désormais libre du carcan neurochimique qui contrôlait ses tendances psychopathes et à la tête d’un arsenal terrifiant. L’avenir de l’humanité va se jouer entre ces quatre individus, dont trois au moins mériteraient la camisole…

Sur le long terme, cette volonté de l’auteur de restreindre son champ de vision et de réduire la situation à un duel entre Clarke et ses compagnons d’un côté, Desjardins de l’autre, finit par nuire au roman. Du point de vue de la crédibilité d’abord, les moyens dont disposent les Rifteurs étant à ce point dérisoires que l’idée même qu’ils puissent parvenir à leurs fins peine à convaincre, d’autant plus que face à eux, Desjardins, aussi seul soit-il, possède des ressources illimitées. Ce qui amène Watts à conclure son roman dans un déferlement d’action spectaculaire, bien foutu, certes, mais qui parait assez trivial dans un tel contexte de fin du monde.

Contrairement à ses prédécesseurs, βéhémoth ne propose guère de nouveaux concepts scientifiques, se contentant de développer un peu plus certains éléments introduits précédemment dans le récit. D’autres semblent aboutir à une voie de garage, notamment le Maelström, cette version de l’internet infectée par Béhémoth, qui ne tient qu’un rôle très secondaire dans ce récit. De manière générale, Peter Watts peine à nouer les liens des différents concepts élaborés au cours des romans précédents, renforçant la sensation de frustration que procure la lecture de βéhémoth. Ceci dit, même si le résultat n’est pas à la hauteur de nos attentes, ce dernier volume reste un assez bon roman, dans la lignée des précédents, fascinant par certains aspects, mais loin d’être totalement maîtrisé.

Philippe Boulier
Critique parue in Bifrost n° 69

 

 

 

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Échopraxie

Trad. Gilles Goullet

Daniel Brück est un « souche ». Autrement dit, un fossile sur une planète où l’Homo sapiens s’éteint peu à peu au profit d’une posthumanité génétiquement et technologiquement améliorée. Vivant à l’écart du monde, il collecte des échantillons de vie sauvage dans le désert de l’Oregon, pour oublier sa responsabilité indirecte dans une catastrophe médicale majeure. Une tâche aussi vaine qu’inutile au sein d’une écologie où ne subsiste pas un seul brin d’ADN indemne de toute pollution génétique. De manière fortuite, il se retrouve plongé au milieu d’un conflit entre une vampire et des moines ayant recâblé leur cerveau pour atteindre, par la transe mystique et l’interconnexion, un niveau supérieur de connaissance. Le voilà embarqué dans un long voyage vers Icare, la station solaire pourvoyeuse d’énergie, en compagnie d’un pilote obsédé par la vengeance, un militaire en deuil et une ribambelle de monstres, humains zombifiés, esprit de ruche et vampire, à la rencontre d’une entité extraterrestre qui pourrait bien constituer la menace ultime pour l’humanité.

Échopraxie renoue avec l’univers de Vision aveugle. Quinze années après l’expédition du Thésée, Peter Watts reprend les mêmes recettes pour broder un huis clos paranoïaque, entrelardé de spéculations vertigineuses, exposées parfois de manière trop didactique. Et, une nouvelle fois, le résultat se montre époustouflant, même si l’écriture aride ne facilite pas l’accès à ce futur étrange et complexe. L’auteur canadien pousse au renversement des paradigmes. Il passe les concepts d’identité, de conscience, d’intelligence à la moulinette des neurosciences, multipliant les hypothèses et les théories hardies. Sous sa plume, le libre-arbitre devient une illusion, Dieu un virus et l’univers une simulation livrée à elle-même. Ses nombreuses spéculations fournissent matière à réflexion et discussion, enrichissant l’esprit d’idées et d’images stimulantes.

Mais, si le futur de Peter Watts se montre fertile en théories ébouriffantes, il n’a cependant pas l’apparence d’une douce utopie. C’est un monde malade, en phase terminale, en proie à un chaos total où la science n’est finalement qu’une forme de foi plus efficace, et où le salut de l’humain passe par une nécessaire adaptation, quitte à abandonner sa façon de penser.

Ardu, fascinant, intelligent, Échopraxie se conquiert de haute lutte, parfois au détriment du simple plaisir de lecture. Mais l’effort en vaut la chandelle. Assurément.

Laurent Leleu
Critique parue in Bifrost n° 80

 

 

 

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Au-delà du gouffre

Trad. Gilles Goullet, Pierre-Paul Durastanti et Roland C. Wagner

Le Canadien Peter Watts est l’un des pontes actuels de la hard SF. Peu prolixe – quelques romans et une grosse vingtaine de nouvelles –, il crée une des SF les plus exigeantes et imaginatives de ces dernières années et fait partie du club des futurs classiques, en compagnie de gens comme Liu, Chiang ou Egan. Au-delà du gouffre est le premier recueil de ses nouvelles publié en français, coédité par le Bélial’ et Quarante-Deux. Il compte seize nouvelles – onze inédites en VF, deux primées (Hugo et Shirley Jackson) –, deux articles plus une bibliographie.

Au fil de textes qui racontent le The Thing de Carpenter du point de vue de la créature, plongent jusqu’au bout de l’espace et du temps à la rencontre de vies inimaginables, réécrivent l’histoire d’un monde romanisé et fanatique, ou tordent ce que nous définissons comme humain jusqu’à l’incongruité, Watts développe un monde radicalement différent qui baigne pourtant dans une vraie ambiance de plausibilité.

Matérialiste convaincu, Watts donne à ses lecteurs la vision sans équivoque d’un univers moniste. Dieu n’existe pas, la foi est une erreur intellectuelle, au mieux le résultat d’une stimulation cérébrale externe. Dieu évacué, reste à traiter de l’humain. Si l’animal humain existe, celui-ci ne porte rien en lui qui ne soit matériel et quantifiable. La conscience est une illusion. Actes et pensées ne sont que des réponses à des stimuli. Ce qui se donne à voir comme ce qui (croit) se pense(r) ne dépend que des stimuli reçus et de la forme du câblage neural qui les traite : inputs –> algorithmes de traitement –> pensées/actes. Rien de plus. Le néocortex se leurre s’il croit être aux commandes, le gros du traitement vient des systèmes limbiques, ensemble de sous-routines qui traitent l’information et forment un réseau qui croit être une unité consciente. Au spectacle de cet homme-machine, on pense autant à Descartes qu’au plus confidentiel de La Mettrie.

Bardé de ces convictions fortes qui rappellent – dans un genre très différent – Lovecraft, Watts entraîne le lecteur à sa suite, des coulisses de Vision Aveugle et d’Échopraxie à celles de Starfish, en passant par quantité d’univers indépendants tous sous-tendus par les mêmes certitudes. Numérisation ou fusion des « individus », modifications génétiques ou bioniques, transformations volontaires (ou pas…) des états de conscience. Si tout n’est que viande (le mot qu’il emploie), tout est modifiable pourvu qu’on ait la technologie adéquate. Toutes les expériences sont possibles, tous les échecs aussi. Le seul message ici est que la vie existe et se perpétue, souvent au prix de la violence physique, assistée par la technologie quand elle est disponible. La vie n’a rien à dire à un univers qui lui est indifférent. Les humains veulent survivre et se perpétuer, les aliens aussi, les animaux ne sont pas moralement supérieurs – Watts est l’homme qui affirma en interview « Animals are assholes » (les animaux sont des cons).

Pour exprimer son postulat, Watts manie le champ lexical scientifique avec une virtuosité qui donne l’impression qu’il ne ferait que décrire un monde qu’il voit. Tout est clair, tout se tient, l’aspect factuel de son style donne à ses textes la force de l’évidence.

Au-delà du gouffre est donc un recueil moderne, brillant, engagé au bon sens du terme. Et l’ensemble, s’il est dur, n’est jamais glauque ; l’auteur se définit comme un optimiste en colère, pas comme un pessimiste.

Éric Jentile
Critique parue in Bifrost n° 85

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