En parcourant le fleuve

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Il y a vingt ans, en février 1997, la mythique collection Anticipation du Fleuve Noir prenait fin avec Wonderland de Serge Lehman et L'Odyssée de l'espèce de Roland C. Wagner, après près d'un demi-siècle d'existence et plus de deux mille volumes publiés. À cette occasion, l'on ressort des archives le panorama qu'avait dressé notre ami Jean-Pierre Andrevon au sein de l'anthologie périodique Univers, panorama fluvial brossant vingt-cinq ans de publication et les mythiques auteurs du début de la collection, de Richard-Bessière à Pierre Pelot en passant par Stefan Wul…

La collection Anticipation des Éditions Fleuve Noir apparaît sur le marché en septembre 1951. Son rythme de parution est alors d'un volume par mois. La série se présente sous la forme de minces volumes de 188 pages, à la couverture illustrée d'une gouache criarde de style réaliste, à dominante brun-verdâtre. Le nom de l'auteur est indiqué en haut et à droite de la page, en petits caractères blancs, tandis que le titre de l'ouvrage, en jaune, est tracé en une espèce de cursives maladroitement hachées. En dessous, sur un bandeau jaune également, le titre de la collection flamboie en rouge. Sur la tranche du volume, au-dessus du bandeau, une petite fusée prend son essor : en rang d'oignons sur une étagère, les volumes de la collection organiseront bientôt l'envol de toute une armada, auquel l'œil sera sensible.

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En 1956, la collection adopte le rythme de deux volumes mensuels, qui durera dix ans. Les couvertures se sont sensiblement modifiées, le nom de l'auteur prenant place au bas de la couverture et se cerclant de rouge, tandis que le titre du roman a gagné le sommet, s'est cerclé de bleu, et que la cursive est devenue plus ronde, plus épaisse, plus aimable.

L'amateur se sera, au fil des ans, pris d'une tendresse, voire d'un engouement véritable pour les dessins de couverture, qui se sont améliorés, et auxquels il associe désormais le nom du graphiste : Brantonne, dont la signature, complète au début, s'est rapidement simplifiée en un bref mais célèbre br.

Aussi la déception est-elle grande quand Brantonne disparaît d'Anticipation, en 1965. Cette disparition annonce d'autres mutations : à partir de février 66 des volumes « Hors-Série » se glissent entre les parutions normales, d'une présentation radicalement différente : format légèrement inférieur, nombre de signes augmenté (248 pages), titre en caractères typo noirs à l'intérieur d'un bandeau blanc cerné de lisérés bleu et noir, disparition, sur la tranche, de la petite fusée, au profit de l'écusson « Fleuve Noir ». Visiblement, Anticipation veut faire peau neuve, se draper d'une enveloppe qui fasse moins « populaire ». Mais c'est raté, le dessin de couverture, un gouaché épais et sans grâce, étant incurablement laid : Brantonne était rétro avant la lettre et avait le charme poussiéreux de la naïveté ; le graphiste anonyme[1] qui lui succède n'a ni charme ni naïveté. Cependant les volumes « Hors-Série » se multiplient, au détriment des numéros courants à qui ils mangent tout l'espace : fin 67, ils restent seuls· maîtres de la place, paraissant à raison de 3 volumes mensuels, et perdant du même coup le sigle « HS », de même que la désignation Anticipation, jugée peut-être trop restrictive, devient Anticipation-Fiction, ce qui ne « prend » pas : pour l'amateur, la collection restera toujours Anticipation.

Et le rythme des sorties va croissant : 4 volumes par mois en 1970, et 5 à partir de 1972, où l'expansion se stabilise, puisque la collection en est là aujourd'hui. Mais une bonne surprise avait entre-temps ravivé la flamme des lecteurs : en juin 1973, avec le n° 564, Brantonne faisait sa seconde entrée, après 8 ans d'absence, et sur des couvertures à nouveau rénovées, portant bandeaux de couleurs différentes suivant les volumes et laissant une surface plus grande à l'illustration – une illustration plus baroque que jamais, et d'une beauté précieuse et précise de miniature…

 

Repère I : Les 4 auteurs de la période archaïque.

François RICHARD-BESSIÈRE : Pseudonyme commun à deux auteurs, François Richard, directeur littéraire des Éditions du Fleuve Noir, et Henri Bessière. Ce dédoublement explique la variance tant qualitative que thématique de l'œuvre (79 romans entre 1951 et 1975), où le pire côtoie le bon, où le space-opera le plus éculé s'intercale entre des fictions prospectives doublées d'une certaine recherche stylistique, où l'humour en gros sabots frôle les plus noires évocations.

Œuvres : Planète de mort, n° 93 (aventures et noir), Pas de goniapour les Gharkandes, n° 238 (aventures et drôle), Les jardins de l'apocalypse, n° 228, réédité en Marabout-S-F n° 478 (sociologique et noir), 1973… et la suite, n° 555 (sociologique et drôle).

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Jimmy GUIEU : Attaché à l'exploration systématique, sous l'angle romanesque, des « faits maudits » chers à Charles Fort ou Bergier/Pauwels (soucoupes volantes surtout, mais aussi Atlantide, abominables hommes des neiges, télépathie, « parebrisite », etc. mis à la sauce d'aventures poussives et sans surprise. Avait pourtant assez bien débuté avec des space ou time opera bondissants. (71 romans entre 1952 et 1975).

Œuvres : Au-delà de l'infini, L'invasion de la Terre, Hantise sur le monde, n° 8, 13, 18 (batailles stellaires), La spirale du temps, Univers parallèles, n° 36, 58 (paradoxes temporels).

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Vargo STATTEN : Un des multiples pseudonymes de l'écrivain britannique John Russell Fearn, mort il y a quelques années, et dont Anticipation publia 23 romans entre 1952 et 1957. Caractérisé par la noirceur de son inspiration et la sécheresse voulue de son écriture, et spécialisé dans le cataclysme collectif ou l'acharnement du sort sur un petit groupe ou un héros isolé. Beaucoup de médiocrités mais, au milieu, d'indéniables réussites.

Œuvres : La planète pétrifiée, n° 14 (la Terre figée dans une stase temporelle), Course vers Pluton, n° 20 (épopée spatiale), Infernale menace, n° 23 (fourmis géantes), Métal de mort, n° 38 (invention diabolique).

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Jean-Gaston VANDEL : Pseudonyme commun à deux auteurs belges[2] recyclés depuis vingt ans dans l'espionnage, sous le nom de Paul Kenny. Ont donné à Anticipation, entre 1952 et 1956, 20 romans, puis se sont tus pour nous, définitivement. Dommage, car ce furent les seuls auteurs de la collection à s'écarter délibérément du space-opera, pour œuvrer dans le champ de la prospective-fiction, ou sociologie-fiction, avec un bonheur constant, une grande originalité dans les thèmes, et un coefficient de crédibilité et de lisibilité encore élevé aujourd'hui.

Œuvres : Frontières du vide, n° 17 (l'esprit des morts hante un monde obscur), Départ pour l'avenir, n° 56 (l'usage « pacifique » de l'énergie atomique détruit toute vie sur Terre), Fuite dans l'inconnu, n° 34 (une maladie mutationnelle décime l'humanité), Le troisième bocal, n° 77 (les Terriens ne peuvent résister à la concurrence d'une race plus évoluée).

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La collection Anticipation marche. Les chiffres en font foi : 5 volumes par mois, c'est plus qu'aucune autre collection de S-F sur le marché français. 24 ans d'existence, c'est une longévité plus importante que toute autre. Et un tirage moyen qui se situe entre 25 000 et 30 000 exemplaires par ouvrage – c'est un volume de vente qui n'est surclassé que par J'ai Lu. On doit donc s'interroger sur les raisons de ce succès.

Tient-il à l'antériorité de la collection ? Mais Anticipation n'est apparu qu'en seconde position sur notre sol, ayant été coiffé au poteau de quelques mois par le Rayon Fantastique, apparu, lui, en janvier 51. Tient-il à son faible prix de vente ? (5,20 F en 1975) Mais il se situe dans la fourchette des collections bon marché, où l'on retrouve aussi, outre J'ai Lu, les séries « science-fiction » du Masque ou d'Albin-Michel. Tient-il au fait qu'Anticipation abrite pour les neuf dixièmes des pensionnaires français ? Mais une autre collection au moins avait tenté la gageure : la « Série 2000 » des Éditions Métal, qui naquit en 1954, mais ne vécut que le temps d'une vingtaine de titres ? Tient-il enfin à cette caractéristique qui veut que les Anticipation, en majorité des space-opera, sont d'une lecture facile qui peut satisfaire aussi bien l'adolescent à la découverte d'un genre que l'adulte de faible niveau culturel (ça existe et il n'est pas diffamatoire de le rappeler), ou que l'intellectuel fatigué en quête de lecture délassante ? Bien sûr, mais des collections comme la défunte « Série 2000 », ou aujourd'hui celles du Masque, d'Albin-Michel, ainsi que « Galaxie­bis », naviguent dans les mêmes eaux…

En fait, toutes nos questions contiennent implicitement leur réponse, la réponse : Anticipation n'est peut-être pas la première collection, mais cela revient au même puisque la première est morte ; Anticipation est effectivement, tout compte fait, la collection la moins chère ; Anticipation a trouvé, avec des hauts et des bas, la voie française de la S-F ; et Anticipation est effectivement la collection la plus accessible à tous. Ces facteurs de succès, elle les additionne, les multiplie, les synthétise : ainsi, Anticipation se révèle comme une sorte de stéréotype, la collection moyenne-type : vulgaire mais pas trop, grisaille mais avec des sursauts, facile à lire mais pourtant intéressante. C'est elle qui fournit le parfait livre de hall de gare, qu'on lit et qu'on jette ou qu'on oublie. Pourtant nous n'avons rien jeté, rien oublié, ce qui est heureux pour la suite de cet article…

 

Repère II : 4 auteurs de la période classique.

B.R. BRUSS[3] : Le doyen de la collection, né en 1895. A donné à la collection, entre 1953 et 1975, 43 romans. Œuvre le plus souvent dans le space-opera de tradition, selon une optique pacifiste fort sympathique, et avec des intrigues astucieuses et bien construites. On regrettera cependant une certaine grisaille persistante dans le style qui rend peu convaincantes beaucoup de ses évocations.

Œuvres : Terre, siècle 24, An… 2391, Complot Vénus­Terre, n° 136, 143, 225, réédition en Marabout-S-F N° 466, 485, 536 (conflit entre les hommes et leurs ordinateurs géants), Le grand feu, n° 256 (mutants et robots sur une Terre post-atomique), Le grand marginal, n° 472 (variations humoristiques sur les archétypes du space-opera).

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Stefan WUL[4] : Chantre du dépassement de l'homme et de sa survivance, à travers les métamorphoses et mutations imposées par un environnement hostile, ceci placé dans le cadre de onze space-opera de style gothique flamboyant : on lui doit les seuls véritables chefs-d'œuvre publiés dans la collection.

Œuvres : Niourk, n° 83 (Terre post-atomique), Rayons pour Sidar, n° 90 (un homme seul sur un monde hostile), Oms en série, n° 103 (adapté à l'écran par Topor et Laloux, sous le titre : La planète sauvage) – réédités en Présence du futur – Denoël n° 128, 136, 146 ; Le temple du passé, n° 106 (un astronef avalé par une créature géante), La mort vivante, n° 113 (mutations monstrueuses), Piège sur Zarkass, n° 119 (des enquêteurs sur une planète ennemie) – réédités chez Laffont, Ailleurs et demain/ Classiques.

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Kurt STEINER : La profession de l'auteur (médecin) et une longue carrière dans la collection Angoisse expliquent une prédilection pour les ambiances morbides et « saignantes », qui cachent (mal) un romantisme désespéré. Par ailleurs styliste aux trouvailles fameuses.

Œuvres : Le 32 juillet, n° 146 (exploration d'un organisme monstrueux), Aux armes d'Ortog et Ortog et les ténèbres (épopée chevaleresque dans un néo­ moyen âge), n° 155 et 376 – réédités chez Laffont, Ailleurs et demain/Classiques ; Brebis galeuses, n° 596 (les parias d'une Terre future).

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Gilles d'ARGYRE : Certains prétendent que c'est sous ce nom secret que Gérard Klein a donné le meilleur de son œuvre. De grandes influences : Van Vogt et Philip K. Dick se remarquent derrière de précises et vigoureuses variations sur les thèmes classiques du space-opera, du time-opera, et des mécanismes du Pouvoir.

Œuvres : Les voiliers du soleil, n° 172 (course au pouvoir à travers le système solaire), Les tueurs de temps, n° 263 (épopée galactique), Le sceptre du hasard, n° 357 (le mécanisme politique d'une Terre future) – réédités chez Laffont, Ailleurs et demain/ Classiques.

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De manière schématique (et donc volontairement grossière), on peut scinder la continuité d'Anticipation en 3 périodes assez nettement tranchées. Une période dite « archaïque », qui se termine très exactement (on verra plus loin pourquoi) au n° 77, en novembre 1956. Une période dite « classique » qui irait (et cette fois, la frontière est beaucoup plus floue) jusqu'en 1966. Une période dite « moderne », sur les brisées de laquelle nous piétinons encore aujourd'hui.

 

PÉRIODE ARCHAIQUE

La période archaïque se signale par la suprématie absolue de quatre auteurs, les trois premiers français, le dernier britannique : F. Richard-Bessière (11 volumes), Jimmy Guieu (17), Jean-Gaston Vandel (20) et Vargo Statten (16 + 3 sous les pseudonymes de Volsted Gridban et Vector Magroon) – le tout recensé sur cette période de 5 ans qui court de septembre 51 à novembre 56, et qui regroupe 77 numéros… Jusqu'au numéro 29, nos quatre auteurs se partagent l'intégralité de la collection. Le n° 30 est signé par Rog Philips ; c'est le premier intrus, un Anglais. Quelques autres traductions éparses s'introduisent dans cette phase temporelle : un Arthur C. Clarke, un Paul French (pseudonyme d'Isaac Asimov pour ses ouvrages pour la jeunesse), un G.O. Smith, un Murray Leinster (Les voleurs de cerveau, n° 66), un John Wyndham (Révolte des triffides, n° 68 – réédité récemment, sous le titre Triffides et dans une version plus complète, dans la collection Antimondes de chez OPTA). Deux auteurs français se glissent également entre les mailles : B.R. Bruss à partir du n° 33 et Max-André Rayjean à partir du n° 71. Mais ils appartiennent à la « période classique », de la même façon que Statten, dont le dernier volume porte le n° 99, appartient totalement à la période archaïque.

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Cette période archaïque d'Anticipation est celle qui fait en général pleurer le plus d'yeux. La politique de la collection étant de ne jamais rééditer ses ouvrages épuisés, la distance temporelle est naturellement un facteur d'importance dans ces regrets, où la nostalgie s'appuie sur l'oubli total ou relatif qui vient estomper le relief des romans concernés. Ces pleurs sont-ils alors justifiés ? Certainement pas si l'on se base sur la valeur des ouvrages publiés, qui accusent presque tous un fort effet de vieillissement, et dont aucun ne peut valablement prétendre au Panthéon de la bibliothèque imaginaire de la S-F. Déjà plussi on survole la qualité moyenne de ces 77 volumes, assez remarquablement stable. Et plus encore si on replace la collection dans son contexte d'époque, c'est-à-dire celui d'un isolement presque total (qui se brisera en)954 avec l'entrée dans l'arène de « Métal », de « Présence du futur » et de quelques autres collections à la vie très éphémère…), et de l'effet psychologique (naturellement non mesurable) qui résultait de la découverte d'une S-F d'accès facile, à côté d'une S-F anglo-saxonne plus ardue, servie sans préparation, sans discernement ni méthode, au « Rayon Fantastique ».

À ce titre, les auteurs de la période archaïque apportaient tous quelque chose : Richard-Bessière l'aventure spatiale au niveau le plus primaire, avec la série (illisible aujourd'hui) des Conquérants de l'univers (n° 1, 2, 3, 4 et 37) ; Jimmy Guieu un survol des grands thèmes classiques (exploration de l'infiniment petit : Le pionnier de l'atome, n° 5, la guerre des mondes : L'invasion de la Terre, n° 13, les guerres stellaires : L'homme de l'espace, n° 45) ; Vargo Statten le « cataclysme à l'anglaise » (La flamme cosmique, n° 17, Métal de mort, n° 38) ; Jean-Gaston Vandel enfin, de loin l'auteur le plus talentueux et « avancé » des quatre, une approche plus sociologique de la S-F, avec exploration du devenir lointain de l'homme (Incroyable futur, n° 24), de ses transformations possibles (Fuite dans l'inconnu, n° 34), voire de son effacement (Le troisième bocal, n° 77).

L'effacement de l'auteur lui-même après ce n° 77 (mais il continuera sa carrière dans d'autres voies plus lucratives) clôt de manière commode cette période archaïque, et précipite la collection dans sa phase classique avec l'apparition, dès le n° 78, d'un auteur d'une tout autre trempe : Stefan Wul.

 

PÉRIODE CLASSIQUE

Comme tous les âges classiques, celui d'Anticipation porte en lui-même sa contradiction : ce n'est pas une période de repos, mais de bouillonnement. La collection, sa base solidement ancrée, se cherche, explore plusieurs chemins à la fois dans un chaos interne qui est la marque d'une grande indécision au niveau de sa direction – ce qui aura pour conséquence un marasme terminal de plusieurs années qui achèveront en catastrophe la période classique, dans une non moins classique phase de décadence. Nous avons évoqué des chemins divergents. Nous pouvons en dénombrer trois.

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Le premier marque une intensification des traductions anglo-saxonnes : La porte vers l'infini (Leigh Brackett, n° 92 – réédité sous le titre L'épée de Rhiannon en Marabout-S-F n° 503), Retour à demain (L. Ron Hubbard, n° 98), Le navire étoile (B. C. Tubb, n° 107), Verte destinée (Kenneth Bulmer, n° 125), Qui parle de conquête ? (Lan Wright, n° 128), La troisième race (Poul Anderson, n° 150), La guerre contre le Rull (AB. van Vogt, n° 233-réédité en version complète : J'ai lu n° 475), sans compter d'autres Clarke, Wyndham, Leinster, et encore quelques auteurs de moindre importance. Cela forme un solide bloc d'une S-F à la fois intelligente et populaire, à côté de laquelle, il faut bien le dire – et c'est peut-être la cause principale de son extinction —beaucoup de confrères français font piètre figure. À partir de 1960 les traductions s'estompent, deviennent rarissimes. Le point final est donné en 1966, avec la parution de deux romans signés Fred Hoyle et John Elliot : A comme Andromède et Andromède revient (n° 281 et 282).

Le deuxième chemin est emprunté par trois auteurs nationaux qui furent et restent les meilleurs que le bateau Anticipation ait jamais eus à son bord : Stefan Wul (avec 11 romans depuis Retour à zéro, n° 78, novembre 56 jusqu'à Odyssée sous contrôle, n° 138, mai 59) ; Kurt Steiner, transfuge de la collection Angoisse, avec 6 romans entre 1958 et 1967 (mais il y en a eu 4 autres depuis) ; Gilles d'Argyre (4 romans entre 1960 et 1965 + un cinquième déjeté en 1968). C'est peu quantitativement, mais grand par la qualité : Wul, météore de la S-F française écarté trop vite de l'écriture par une profession astreignante, apportait à Anticipation un souffle débridée, à travers l'explosion gothique du space-opera, Steiner (ce pseudonyme cache André Ruellan, scénariste connu, et auteur, sous son nom, d'un des meilleurs romans de S-F de ces dernières années : Tunnel, chez Laffont), c'est la noirceur d'épopées sans gloire et la plongée dans les gouffres de l'inconscient ; d'Argyre (pseudonyme, longtemps tenu secret, de Gérard Klein), c'est la froide intelligence appliquée aux vertiges des longs voyages spatiaux ou temporels… Un beau tiercé, dont on ne retrouvera jamais l'équivalent, et dont le secret de la réussite tenait sans doute à cette particularité : aucun des trois auteurs n'était écrivain à plein temps.

Le troisième chemin est celui, au mieux, de la continuité dans la tradition, au pire, de l'engloutissement dans la routine : et le sort a voulu que c'est celui-là qui fut suivi jusqu'au bout. Si Vandel et Statten ont disparu, F. Richard­Bessière et Guieu continuent. Le premier suit un itinéraire en zigzag où le pire côtoie l'à peu près bon. La période classique est en tout cas celle qui voit sortir ses meilleurs livres, du genre sombre comme Planète de mort (n° 93) ou Ceux de demain (n° 139), ou non-sensique et loufoque comme Les mages de Dereb (n° 289). Jimmy Guieu, lui, poursuit inlassablement de galactiques variations sur l'existence des soucoupes volantes (soutenue par de fréquentes notes estampillées par la mention authentique), et la lourdeur du style et celle de l'humour déployé ne contribuent pas à sauver cette curieuse documentarisation de l'imaginaire. Deux autres auteurs étaient apparus pendant la période archaïque : B.R. Bruss et M.-A. Rayjean. Si le premier (pseudonyme de l'excellent romancier surréalisant Roger Blondel, auteur entre autres du Mouton enragé) n'a jamais donné de grands romans à la S-F, la continuité de son œuvre le place tout de même dans une honnête moyenne et c'est sans mal que, empruntant ce troisième chemin, il peut prétendre à la tête du peloton. Le second par contre ne peut susciter le moindre commentaire tant ses romans sont impalpables, à tel point qu'on se demande après les avoir lus s'ils étaient réellement imprimés, ou simplement composés de pages blanches… Deux derniers auteurs achèvent (c'est bien le cas de dire !) le portrait en coupe de ce chemin : Maurice Limat et Peter Randa, tous deux intégrés en 1959. Mais le premier ne se signale que par une écriture exécrable au point d'en être comique, le second par des intrigues stéréotypées et une inspiration par trop militariste : RAS.

Le malheur est que, par suite de la trop faible productivité du Grand Trio et de l'abandon inéluctable des traductions, la fin de l'âge classique soit tombée aux mains de tels forçats de la plume : entre 1960 et 1966, deux ouvrages sur trois, ou presque, sont signés Rayjean, Limat, Randa.

C'est la période la plus sinistre d'Anticipation, la plus désespérante pour le lecteur, et avec laquelle s'achève en débandade l'âge classique.

 

PÉRIODE MODERNE

Bien qu'elle regroupe à ce jour autant d'ouvrages que les deux premières réunies, nous ne nous y arrêterons pas longtemps : nous la supposons connue du lecteur contemporain. La période moderne, qu'on peut faire débuter en février 66 avec la parution du Hors Série n° 1 (ce repère en vaut bien un autre), tient à la fois de la période archaïque et de la période classique : de la première se retrouvent un certain tassement, un resserrement, une cohésion renouvelée – même si les auteurs de base sont maintenant une vingtaine au lieu de quatre ; de la seconde subsistent de très larges écarts qualitatifs entre les volumes, la collection se partageant toujours très libéralement entre auteurs d'une médiocrité absolue et ceux manifestant un certain talent, quand ce n'est pas un talent certain.

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Les traductions anglo-saxonnes ont donc disparu, mais au profit de l'arrivée massive (4, puis 6 volumes par an) de traductions de l'allemand, en l'occurrence la série des Perry Rhodan, inaugurée avec le HS 1 : Opération Astrée. Signée K.H. Scheer et C. Darlton (pseudonymes qui cachent en réalité l'œuvre collective d'un véritable bureau d'étude de l'écriture à la chaîne), la série est publiée en Allemagne de l'ouest sous la forme de fascicules quinzomadaires. C'est du classique space-opera, assez belliqueux mais pas inintéressant, et qui est mis en forme pour Antici­pation avec beaucoup de soin par Jacqueline Osterrath. En somme, de la production standard, jamais déshonorante. À part ça, tous les auteurs de la période précédente continuent sans variance leur petit bonhomme de chemin, même si certains (F. Richard-Bessière, Bruss) produisent sensiblement moins. Cependant, ce qui caractérise la période moderne, c’est bien naturellement l’arrivée constante (au rythme de deux ou trois chaque année) de nouveaux auteurs qui viennent alimenter la croissance accélérée de la collection qui passe, rappelons-le, à 3, puis 4, puis 5 volumes par mois. Le renouvellement est donc incessant, mais presque imperceptible à cause de la quantité d'ouvrages crachés et aussitôt remplacés, à cause aussi du fait que certains auteurs disparaissent en sourdine après quelques parutions désolantes.

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S'il est inutile de faire un commentaire sur Daniel Piret, Dan Dastier ou Robert Murcie, si Pierre Barbet (qui a parfois des idées intéressantes noyées dans un style négligé et des constructions brouillonnes), Robert Clauzel (capable de dresser des décors et d'évoquer des atmosphères bien sentis) ou Paul Béra (qui a donné à la S-F ses meilleurs ouvrages sous le nom d'Yves Dermèze) ne se hissent jamais bien haut dans le firmament de la littérature, s'il est encore difficile de juger un G.J. Arnaud (surtout connu comme auteur de policiers et d'espionnages), un Jacques Hoven, un Alphonse Brutsche, qui n'ont donné chacun que 3 ou 4 romans, d'assez bonne tenue toutefois, d'autres se signalent davantage à notre attention, comme Louis Thirion, d'inspiration presque surréalisante et capable de brosser de vigoureux tableaux (Sterga la noire, n° 456 ou Métrocéan, n° 2031, n° 590) ou Jan de Fast, attaché à la construction tenace d'un univers dompté par l'humanité et où œuvre un médecin spatial sympathique. Ce dernier auteur n'a pas, croyons-nous, donné encore son entière mesure, et doit donc en principe nous réserver de bonnes surprises. En cette attente, les meilleurs auteurs de la période moderne restent J. et D. Le May (apparus en 1966) et Pierre Suragne (débarqué en 72). Le couple Le May se distingue par une écriture très travaillée, et le cadre galactique lointain où il inscrit des épopées colorées débordant parfois vers le domaine de l'heroic-fantasy. Suragne (qui a débuté dans le roman-western sous son vrai nom : Pierre Pelot[5]) est plus attiré vers les sombres perspectives de l'avenir proche, qu'il recrée à l'ombre de ses maîtres : Sturgeon et Dick.

Si ces quatre derniers noms cités peuvent valoir à la collection Anticipation des années 70 une mention très honorable, il lui manque sans doute quelques coups de folie, l'introduction ponctuelle d'auteurs, de romans qui, tout en restant dans un moule accessible au plus grand nombre, secoueraient un peu le cocotier. À ce titre, la collection ne peut présenter qu'un exemple unique et comme égaré : La vermine du lion (n° 310, premier trimestre 67), un roman dû à Francis Carsac dont l'introduction au Fleuve fut purement accidentelle, et nécessitée par la cessation de parution du « Rayon Fantastique » où il publiait d'ordinaire ses ouvrages.

Cependant, il ne faut pas désespérer ; les mutations, ça existe.

 

Repère III : Les 3 meilleurs auteurs de la période moderne.

Jean et Doris LE MAY : Cisèlent de livre en livre un univers galactique clinquant, pittoresque, précieux, gothique, décrit dans un style répondant aux mêmes adjectifs. Surprenant, mais à la longue, tout de même, lassant.

Œuvres : Les landes d'Achernar, n° 462, Les fruits du Métaxylia, n° 524, Les trésors de Chrysoréade, n° 581, etc.

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Jan de FAST : Construit lui aussi, de roman en roman, un Empire Galactique cohérent, mais avec une rigueur scientifique qui fait de l'auteur le seul représentant français de ce nouveau courant de S-F anglo-saxonne post-campbellien : la Hard-Science. On lui doit aussi la création d'un des rares héros spatiaux délibérément pacifique, un médecin et biologiste itinérant, dont les enquêtes et interventions forment le fil d'Ariane de l'ensemble.

Œuvres : Infection focale, n° 539, Cancer dans le cosmos, n° 593, Les hordes de Céphée, n° 661, etc.

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Pierre SURAGNE : Âgé de 29 ans[6], se lance à travers tous les thèmes explorés par ses aînés avec une fougue juvénile et une ardeur de néophyte. Parfois ça rate, mais souvent la variation est originale, et bien enlevée par un style violent, rugueux, imagé, et très efficace.

Œuvres : La septième saison, n° 505 (une planète se venge « Écologiquement » d'une invasion humaine), La nef des dieux, n° 549 (Le retour des Atlantes), Mais si les papillons trichent…, n° 612 (interpénétration de deux univers mentaux).

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Arrivé au bout de ce parcours fluvial, le lecteur conviendra qu'il est toujours aussi malaisé de donner une opinion tranchée et globale sur la production du Fleuve Noir – Anticipation. Pourtant cette collection suscite, plus qu'aucune autre, des réactions passionnées, voire pathologiques. Pour les uns, elle est la collection-martyre par excellence, qui malgré la qualité du produit est scandaleusement sous­estimée ou bafouée, et doit être l'objet d'un culte permanent de réhabilitation. Pour d'autres, et en vertu d'un effet bien ordonné de dialectique, elle compte effectivement pour moins que rien, et nous connaissons certains critiques qui préféreraient se faire briller les doigts plutôt que d'avoir à parler d'elle – en général d'ailleurs parce qu'ils ne la lisent pas et ne veulent pas la lire, reproduisant ainsi en mineur le schéma de ceux qui dénigrent la science-fiction en général sans en connaître ne fût-ce que l'A de l'ABC.

Du côté des auteurs, la collection Anticipation est presque unanimement un but envié à atteindre, mais que souvent on n'ose approcher, par peur de se mouiller dans des eaux suspectes, ou alors en vertu de l'information fausse mais fort répandue qu'elle est inaccessible. Cette ferveur vient naturellement du fait que la collection paye relativement bien (en 1975, un Anticipation rapporte environ 7 000 F, avec sans doute un petit coup de pouce supplémentaire aux auteurs « historiques »), et qu'on peut théoriquement vivre d'elle si on y produit suffisamment. Nous avons en tout cas rencontré, au cours de cette enquête dans les eaux du Fleuve (et que nos lecteurs voudront bien considérer comme longue, patiente, et effectuée sans aucun a priori), plusieurs auteurs de S-F connus qui ont vainement tenté d'y accéder, d'autres qui y travaillent sous pseudonyme, et un nombre plus grand encore de « jeunes » qui en sont à leur quatrième ou sixième manuscrit refusé, mais qui ne se déclarent pas battus ! La preuve en est que le poisson est solidement ferré…

Un autre reproche, courant, est que la collection véhicule massivement des valeurs réactionnaires. Certes, la direction littéraire n'encourage guère les audaces, qu'elles soient stylistiques, politiques ou sexuelles (encore qu'un sous-genre comme l'heroic-fantasy ait commencé à y pénétrer par la plume de Barbet et des Le May), et ce blocage systématique ne favorise pas l'évolution de la S-F à la sauce Anticipation. Mais, quelle que soit son enveloppe, le message finit toujours par passer et, en Anticipation, le clivage entre « droite » et « gauche » n'est ni plus ni moins marqué que dans les hautes sphères de la S-F anglo-saxonne où l'on trouve bien, par exemple, Poul Anderson, Robert Heinlein ou Larry Niven aux côtés de John Brunner, Philip K. Dick ou Thomas M. Disch. Si l'éloge sans frein de la technologie et de la suprématie de l'homme, si la glorification du héros viril s'y trouvent bien (Scheer et Darlton, Randa, Guieu – ce dernier auteur s'étant fait récemment remarquer (cf. Manipulations psi, n° 647) par la hargne toute particulière avec laquelle il s'attaque aux contestataires chevelus amateurs de musique dégénérée et aux Arabes naturellement tous souteneurs et joueurs de couteau), l'humanisme des contacts pacifiques, la mise en avant des périls écologiques et de la civilisation technicienne y ont aussi leur place, avec Le May, Suragne, de Fast.

En vertu de tous ces facteurs divergents (mais néanmoins cohérents), nous considérons qu'on ne peut avoir, sur la collection Anticipation, qu'une opinion moyenne : ce qui ne veut nullement dire que nous sommes à son égard prudents, tièdes, ou que nous voulions ménager la chèvre et le choux. Il se trouve simplement qu'Anticipation renferme de bons et de mauvais livres, regroupe de bons et de mauvais auteurs, et que le lecteur préoccupé par des considérations idéologiques y trouvera en partage des messages réactionnaires et des messages progressistes. Ce qui veut dire en dernier ressort que le lecteur, en face d'Anticipation, est vraiment le roi, le maître : car c'est à lui et à lui seul, de faire un choix qui prouvera son indépendance.

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Repère IV : Un illustrateur.

Âgé aujourd'hui[7] de 72 ans, René Brantonne a tout fait, depuis le pavé publicitaire jusqu'à la bande dessinée. Mais son nom restera attaché aux couvertures d'Anticipation, au départ simples bariolages, mais qui ont atteint ces dernières années une beauté enviable. Brantonne est surtout célèbre par la galerie d'astronefs de toutes formes dont il s'est fait une spécialité, mais il illustre aussi avec un égal talent les cataclysmes, les robots, les cosmonautes, les villes ou paysages extra-terrestres. En fait, ne manquent à son exploration tâtonnante (car Brantonne ne lit pas les romans qu'il illustre, pas plus que la science-fiction en général !) des archétypes de la S-F, que les monstres d'outre-ciel : on s'en consolera devant cent autres merveilles, qui font du peintre un maître naïf en même temps qu'un prodigieux baroque. Cette collision hardie peut seule rendre compte de son sens chaviré de la composition et de son coin maniaque du détail, de la dureté minérale de ses lignes et de l'éclaboussure de ses couleurs. Brantonne, c'est la résolution des contradictions stylistiques, dans un bain de fraîcheur et de poésie.

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[1] La plupart du temps, Gaston de Sainte-Croix

[2] Jean Libert et Gaston Vandenpahuyse.

[3] Pseudonyme de René Bonnefoy. Signe aussi Roger Blondel.

[4] Pseudonyme de Pierre Pairault.

[5] En réalité, un autre pseudonyme.

[6] À la date de parution de l’article, au 3e trimestre 1975.

[7] En 1975. René Brantonne est décédé en 1979.

 

Article originellement paru dans Univers 02 sous le pseudonyme d'Italo et Tomaso Tomasini.

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