À un coin de table avec Christopher Priest

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Pour fêter la parution toute récente de L'Été de l'infini, nous vous invitons à replonger dans les archives de Bifrost. Voici une douzaine d'années, Christopher Priest avait accordé un entretien à Claude Ecken, entretien paru dans le numéro 39 de la revue, à l'occasion de la parution en France de La Séparation, superbe uchronie couronnée par de nombreux prix.

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Bifrost : On imagine aisément que La Séparation a nécessité un gros travail de documentation, aussi bien sur la Seconde Guerre mondiale que pour tous les détails sur l’aviation et l’aviron…

Christopher Priest : Je ne dirai pas un « gros travail ». Il est facile de se documenter sur la Deuxième Guerre mondiale, car de nombreux livres et émissions de télévision existent sur le sujet. Le véritable problème, c’est de savoir s’arrêter ! En ce qui concerne l’aviation, j’avais lu un grand nombre de bouquins à ce propos quand j’étais adolescent et, quoique j’aie oublié une bonne partie des détails entre temps, le sujet m’était assez familier. Pour l’aviron, je devais trouver un sport a) que personne ne connaissait très bien, et b) qui se pratiquait en équipes de deux. Les « deux de pointe sans barreur » constituaient la solution évidente… quoique j’aie aussi été inspiré par The Last Enemy de Richard Hillary (de superbes mémoires romantiques de la Deuxième Guerre mondiale). Hillary était pilote de chasse pendant la Bataille d’Angleterre ; il a été abattu, horriblement brûlé, et il en a fait un livre. Avant la guerre, il était allé faire de l’aviron en Allemagne, si bien que j’ai utilisé une partie des détails de cet épisode.

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B. : Est-ce qu’il n’y a pas une certaine provocation à montrer Churchill beaucoup plus belliciste que Hitler ?

C. P. : Je ne suis pas sûr de le montrer comme plus belliciste ! Hitler était un agresseur. Churchill n’a jamais eu peur de se battre pour ses convictions. Je ne crois pas que ce soit la même chose. Ce qui compte, à propos de Churchill, c’est qu’on se rappelle essentiellement de lui aujourd’hui pour ce qu’il a fait entre 40 et 45. Mais il faisait de la politique depuis le début du siècle, et il avait été extrêmement critiqué (sa biographie vaut vraiment le coup d’être lue). Aux environs de 1930, il était presque complètement discrédité, en raison d’événements comme Gallipoli et la Grève Générale. Il était passionnément opposé à l’indépendance de l’Inde, et ses arguments avaient fini par l’acculer dans un angle terriblement idiosyncrasique et obsessif, où les gens avaient cessé de l’écouter. On lui reprochait énormément d’être un va-t-en-guerre, ou du moins quelqu’un qui n’était heureux que pendant les guerres. Il l’a d’ailleurs confirmé dans son autobiographie : « Je vis pour la guerre. » Les années 1930 étaient une période pacifiste de l’histoire britannique, si bien que Churchill était à contre-courant. Sa cause célèbre suivante a été une campagne contre le réarmement de l’Allemagne, tout aussi impopulaire. Il ne voulait pas, en fait, arrêter l’Allemagne, il voulait que l’Angleterre se réarme plus vite qu’Hitler ! A l’époque, de nombreux politiciens ont pensé qu’il devenait fou. Personne d’autre ne voulait entendre parler de ça en Angleterre, mais Churchill n’arrêtait pas d’y revenir. Il est impossible de savoir s’il a réellement prévu l’avenir ou s’il a juste eu de la chance, mais en tout cas, après la débâcle de Munich en 1938 et les invasions de la Tchécoslovaquie et de la Pologne en 1939, il est devenu le seul homme politique britannique à pouvoir dire : « Je vous avais prévenus. » Malgré cela, en 1940, lorsqu’il était premier ministre, une de ses tâches politiques les plus ardues a été d’amener les gens à travailler avec lui au sein de son gouvernement. La plupart des membres de son propre parti ne lui faisaient plus confiance. Vers la fin de 1940, il a réussi à se débarrasser de l’essentiel de ses ennemis politiques et a nommé un cabinet composé d’individus auxquels il pouvait se fier (à savoir : qui disaient oui quand on le leur ordonnait).

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B. : À propos de La Séparation, vous avez parlé dans une interview d’uchronie passive. Qu’est-ce que vous entendez exactement par là ?

C. P. : La plupart des uchronies sont actives : elles dépeignent une scène ou un incident qui provoque ou crée la ligne temporelle alternative. Dans La Séparation, il y a une division similaire de la ligne temporelle, mais il est difficile de pointer ou d’identifier ce qui la provoque exactement. Je désirais que le lecteur réfléchisse au processus, plutôt que de le laisser simplement m’observer le décrire.

B. : La guerre est très souvent présente dans votre œuvre, mais rarement au premier plan. En parallèle, un conflit individuel est souvent l’origine de vos récits. Pourquoi cette démarche ?

C. P. : La fiction, c’est le drame. Le drame, c’est le conflit. Le conflit met en jeu des différences entre les gens.

B. : Le dérapage du réel est l’illustration ou la résultante de conflits individuels. Pourquoi ? Est-ce une manière d’extérioriser la subjectivité du personnage ?

C. P. : Euh… oui.

B. : Le thème du double, de la gémellité, est lui aussi récurrent dans votre œuvre. Mais il n’est pas traité dans le sens de la fusion, plutôt du conflit et de la séparation, comme si celle-ci n’est pas seulement inévitable mais nécessaire. Pourquoi ce conflit perpétuel ? Et pourquoi cette obsession ?

C. P. : Je ne suis pas sûr que ce soit une obsession. Les jumeaux et les doubles sont des sujets que je juge intrigants et qui m’apportent de nombreuses possibilités d’histoires intelligentes et complexes.

B. : Dans vos romans, il n’y a donc jamais de modification du réel, seulement un changement de perception de la part de l’observateur ?

C. P. : Non, on ne peut pas dire ça. Il y a parfois une modification du réel, mais pas toujours celle que les personnages ou les lecteurs attendent.

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B. : Vos romans sont très autobiographiques ?

C. P. : Non, ils le sont assez peu. Ma vie personnelle n’a rien d’extraordinaire. J’ai eu une enfance conventionnelle et bourgeoise. J’ai grandi dans une famille unitaire ; nous n’avons jamais été riches mais jamais pauvres non plus. Si vous voulez un exemple, John Lennon est presque exactement mon égal, socialement, quoique les origines de nos familles soient légèrement différentes. Nous avions à peu près le même âge. Je crois qu’il avait un an ou deux de plus que moi. Après avoir quitté l’école, j’ai pris un travail ennuyeux, mais seulement parce que j’y ai été obligé. Depuis l’adolescence, la seule chose que j’ai eu envie de faire, c’est devenir écrivain. Donc, dès que j’ai pu quitter mon travail ennuyeux et me mettre à écrire, je l’ai fait. Et j’ai continué jusqu’à ce jour. Depuis 1968 — donc environ 37 ans. J’ai passé l’essentiel de ce temps assis devant un bureau. En conséquence, en matière d’événements, ma vie ne me fournit pas grand-chose que je puisse utiliser dans une fiction. Je dis parfois que le seul élément autobiographique de mes livres est que lorsqu’un problème se profile pour un de mes personnages, je me demande toujours : « Bon, qu’est-ce que je ferais pour me sortir d’un truc pareil, moi ? »

B. : On trouve pourtant des correspondances entre votre vie et vos fictions (divorce, jumeaux) qui ne semblent pas fortuites…

C. P. : Mes jumeaux constituent une coïncidence. Déjà, ils ne sont nés qu’en 1989, alors que je me suis passionné pour le phénomène des vrais jumeaux en 1980, quand j’ai pris connaissance des expériences menées sur des jumeaux séparés par l’Université du Minnesota. Mon intérêt premier pour le sujet était en rapport avec le déterminisme : les recherches semblaient révéler que nos vies sont planifiées à l’avance, que la chance ou les coïncidences n’existent pas. Cela m’a donné à réfléchir et je n’ai depuis jamais cessé de travailler sur cette idée.

Par ailleurs, ce n’est pas ma faute si un scénariste de comics minable des USA s’est mis à signer « Christopher Priest » et fait passer son travail pour le mien depuis dix ans. (Quoiqu’en un sens, j’imagine que je suis le candidat idéal pour ce genre de mésaventure !) Une histoire similaire est arrivée à Graham Greene, qui appelait son double « l’Autre ». Cet homme suivait Greene partout, et donnait en son nom des interviews aux journaux, mais ils ne se sont jamais rencontrés.

B. : On dirait que le fait d’écrire sur le réel le modifie. Dans La Fontaine pétrifiante, la décision du narrateur de raconter sa vie fait basculer le réel ; dans La Séparation, c’est la juxtaposition de témoignages qui fait apparaître des divergences donnant à voir deux réalités distinctes. L’écriture transforme-t-elle le réel ? Ou bien est-elle ce qui met en évidence la divergence ?

C. P. : L’écriture elle-même ne transforme pas le réel. La vie le peut peut-être. Mais dans un livre, l’écriture est la vie, alors j’estime toujours qu’il est juste d’écrire de manière à ce qu’à la fois le fait que j’écrive et celui que le lecteur lise puissent avoir une influence maligne sur la « réalité » de la fiction.

B. : Le héros priestien est-il ancré dans le réel ? On le dirait plutôt déconnecté du monde, évoluant dans un univers parallèle.

C. P. : Il n’y a pas de héros dans mes livres. Il y a des gens à qui il arrive des choses !

B. : On a aussi l’impression que le personnage priestien oscille entre paranoïa et schizophrénie. Il se demande souvent s’il n’est pas fou. Est-ce un thème qui vous préoccupe ?

C. P. : Il m’arrive de m’inquiéter un peu pour ma santé mentale, mais plus on vieillit, plus on réalise qu’en fait, c’est le monde qui devient fou autour de nous. Vraiment.

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B. : Qu’est-ce pour vous que l’Archipel du rêve ? Un univers personnel, une perception particulière de la réalité ? Une mise en scène de celle-ci ?

C. P. : Je le vois comme une tapisserie, une scène de théâtre, une feuille blanche. Il existe à mi-chemin entre la réalité et le fantasme, et grâce à cette tension, il me permet d’imaginer des métaphores que j’estime intéressantes.

B. : Quelle est la perception de votre œuvre dans les pays anglo-saxons ? E n France, vous n’êtes pas considéré comme un auteur facile. Qu’en est-il ailleurs ?

C. P. : Je n’en ai aucune idée. Mes livres sont souvent qualifiés de « challenging » [N.d.T. : stimulant ; qui représente un défi] par les critiques anglais. Les critiques américains ignorent jusqu’à mon existence, donc ils ne m’ennuient pas plus que je ne les ennuie. Au début, j’ai pris ce « challenging » comme un compliment, car je pense que la bonne fiction doit proposer un défi au lecteur, ne serait-ce qu’un petit peu. Mais j’ai fini par m’apercevoir qu’en jargon de critiques, ce mot signifie « salement difficile » ou « Mais qu’est-ce qu’il nous raconte, lui, bordel ? ». En d’autres termes, il est utilisé pour décourager le lecteur. Je trouve cela décevant et déprimant. J’ai toujours estimé que le véritable intérêt de la science-fiction et du fantastique provenait d’une qualité double. 1) L’œuvre doit être distrayante. Elle doit être amusante, représenter une grande évasion du monde ordinaire de la réalité ennuyeuse. Mais 2) elle doit faire réfléchir le lecteur. Et réfléchir encore. Et continuer de réfléchir. Réfléchir pour lui-même, veux-je dire, pas essayer de comprendre ce que l’auteur a bien voulu dire. En d’autres termes, la science-fiction devrait présenter des idées intéressantes de manière distrayante, et c’est ce que j’ai toujours essayé de faire depuis le début. Si certaines personnes estiment que c’est « difficile », je n’ai qu’une réponse à leur apporter : « Pas de pot. Essayez de réfléchir, pour changer un peu. Se divertir ne consiste pas uniquement à regarder des émissions de télé-réalité. » Je trouve d’une tristesse sans borne la piètre qualité de la plupart des best-sellers : mal racontés, peu convaincants, bourrés de détails sans objet, de clichés, ainsi que d’intrigues et de personnages stéréotypés. Est-ce cela que veulent vraiment les gens quand ils lisent un livre ? J’estime que c’est terriblement décourageant.

B. : On peut donc en déduire que votre écriture n’est pas « typiquement » anglaise, si le succès n’est pas au rendez-vous dans votre pays. Votre sensibilité n’est elle pas plus largement européenne, française ou espagnole ? Quels sont les pays qui vous réservent le meilleur accueil ?

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C. P. : Je me suis toujours considéré comme un écrivain « britannique », empli des vertus et des vices des Rosbifs. On ne peut pas se débarrasser de ses origines. Mais dans l’ensemble, j’ai découvert qu’on n’est jamais prophète en son pays, et la plupart du temps, je me sens gravement sous-estimé et très peu respecté. La plupart des Anglais, même parmi les grands lecteurs, n’ont jamais entendu parler de moi. Cela dit, la situation est bien meilleure dans les autres pays européens. La France et l’Espagne, oui, mais aussi les Pays-Bas, l’Italie, l’Allemagne et le Portugal. En outre, j’ai eu plus de livres traduits en russe qu’Arthur C. Clarke ! J’ai été interdit en Afrique du Sud ! Parodié en Australie ! Pourtant, dans le récent Cambridge Guide to Science Fiction (qui vient d’être édité par les Presses Universitaires de Cambridge, et qui se veut l’étude universitaire définitive sur le sujet, d’ores et déjà largement cité et utilisé comme une « référence »), je ne suis pas mentionné. Je ne veux pas dire que j’y suis mentionné au détour d’un paragraphe. Mon nom n’y figure pas du tout. Dans cet univers-là, je n’existe pas, tout simplement.

Voilà pourquoi j’aime venir en France ! Parce que les gens savent qui je suis et ont lu mes livres. Ils prennent mon travail au sérieux. Presque tous sont des êtres intelligents, à la vie bien remplie, qui posent des questions difficiles ou délicates mais font preuve d’un véritable enthousiasme et apprécient réellement ce que je fais. Comme je l’ai dit à ma femme en rentrant de Paris et de Toulouse il y a quinze jours : « Si seulement la vraie vie pouvait ressembler à ça. » Donc, pour répondre à la question, je suppose que cela signifie que je possède une sorte de gène « européen » et qu’il se manifeste quand j’écris d’une manière que je ne soupçonne pas et suis incapable de réellement contrôler.

B. : Le rythme de vos romans est souvent lent, et accorde une large part au voyage, à la flânerie (la géographie de l’Archipel du rêve, les promenades touristiques dans le sud de la France dans Le Don, etc.). La S-F présente des technologies permettant d’aller plus vite dans tous les domaines, un désir de vitesse qu’on ne perçoit pas chez vous. Quelle est votre conception du temps ?

C. P. : Que cette interview touche à sa fin.

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B. : Curieusement, l’espace est davantage considéré dans votre œuvre en termes de durée (le temps passé à explorer un lieu ; c’est d’ailleurs le premier problème évoqué dans l’exploration de l’univers virtuel de Futur intérieur, celui du corps restant trop longtemps dans son caisson) que de spatialisation, alors que le temps est vu comme un espace (Le Monde inverti, La Machine à explorer l’espace). Peut-on affirmer que chez vous l’espace et le temps sont intervertis ? Ou que vous vous amusez à inverser leurs valeurs pour mieux observer la façon dont ils sont liés ?

C. P. : Oui, exactement. C’est H.G. Wells qui a suggéré pour la première fois que « le temps » et « l’espace » constituent deux expressions différentes du même phénomène et sont fondamentalement inséparables.

B. : Curieusement, aussi, c’est dans les univers imaginaires comme l’Archipel du rêve qu’on s’affranchit de la durée (l’immortalité de la Fontaine pétrifiante). Avez-vous des commentaires à faire sur le sujet ?

C. P. : Pas vraiment, sinon pour dire de l’impulsion de ralentir ou de figer le temps est très forte en de nombreuses personnes (dont moi), et qu’une grande partie du plaisir qu’inspirent les histoires situées dans l’Archipel du rêve, vient pour moi de la sensation d’absence de temps qui passe. On est stationnaire, on reste en place et on regarde autour de soi.

Propos recueillis par Claude Ecken et traduits par Michel Pagel.
Interview parue dans le numéro 39 de Bifrost.
Merci à Pascal Thomas.

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