Celui qui prêchait dans le désert, un entretien avec Frank Herbert

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itw-frank-herbert-une.jpgEn complément au dossier Frank Herbert du numéro 63 de Bifrost, le blog vous propose une longue interview de l'auteur de Dune, publiée à l'origine en 1981 dans Mother Earth News, un magazine américain dédié tout à la fois au bricolage, à l'agriculture alternative, aux énergies renouvelables et à l'écologie — des préoccupations proches de celles de Herbert, tant dans ses romans que dans son mode de vie. Une interview où il est donc question de science comme de fiction, de souvenirs d'enfance et de visions d'avenir, par un auteur culte qui refusait qu'on l'érige en messie…

M. Herbert, mon petit doigt me répète que bien des lecteurs du Mother Earth News se demanderont sûrement pourquoi notre magazine de bricolage à tendance écolo interviewe un grand écrivain de science-fiction.

Qui ça, moi ? Un écrivain de SF ? Je me suis toujours considéré comme journaliste de presse à sensation. Comme les meilleurs des infâmes journalistes de ce milieu, je pose des questions que les autres ne posent pas, et je mène bon nombre d’enquêtes dans le monde qui m’entoure. Alors, même quand j’essaye d’écrire des histoires divertissantes, tournées vers le futur, mes livres renferment toujours des messages qui, je crois, ont un rapport avec la situation actuelle.

Vos récits de SF servent donc à commenter les problèmes contemporains ?

Oui, mais ne pensez pas que c’est mon seul but lorsque j’écris… Les gens n’achètent pas mes livres parce qu’ils pensent y apprendre quelque chose. Si vous dites à une personne : « Écoute, je vais t’enseigner une leçon tellement importante qu’elle pourrait même changer ta vie », cet individu pourrait répondre, « Oh la la ! allez-y ! » Mais si vous vous mettez alors à instruire cette personne, comme vous l’avez promis — et sans aller plus loin — elle pourrait vous en vouloir. Alors j’essaye d’apporter à mes lecteurs un vrai divertissement ainsi que mon point de vue… Et ils peuvent s’accommoder de l’un ou de l’autre, ou des deux !

Comment avez-vous débuté votre carrière en tant que « auteur à message » ?

Déjà enfant, je savais ce que je voulais faire de ma vie. En fait, lors de mon huitième anniversaire, j’ai dit à ma famille : « Je vais devenir écrivain ».

Ils ont dû être tentés de prendre cela à la rigolade.

On m’a pas mal charrié suite à cette annonce, mais — en vérité — je ne me suis jamais vraiment éloigné de ce but. J’ai été journaliste de presse pendant des années, et j’ai accepté ce boulot parce que je voyais le domaine autant comme un terrain d’entraînement que comme un support financier de mes propres écrits, avec l’opportunité d’utiliser les outils de ma profession. De plus, j’ai été commentateur télévisé et radiophonique. Et j’ai accompli de nombreux travaux de photojournalisme… J’ai été directeur du service photo pendant quelques années au San Francisco Examiner.

Est-ce dans la couverture médiatique des événements actuels que vous avez puisé les « thèmes des messages » de vos fictions ?

Oh, non. J’ai développé mes idées fondamentales pendant mon enfance à la ferme familiale.

Vous étiez un garçon de la campagne ?

J’ai trait les vaches — à la main — pendant plus de la moitié de ma jeunesse dans une petite ferme de subsistance dans le Comté de Kitsap, dans le Washington. Et croyez-le ou non, je suis toujours capable de traire.

Vous avez dû avoir d’autres corvées aussi.

Oh, oui. Il y avait des cochons à nourrir, et je devais biner le maïs, entre autres. Une fois, j’ai même élevé et mis en conserve cinq cents poulets pour le projet d’un club 4-H . Nous avons cultivé notre propre nourriture, alors — même si j’ai grandi pendant la Dépression — je n’ai jamais eu à me soucier de ne pas pouvoir manger à ma faim. En fait, je me souviens de ces « années noires » comme des années merveilleuses, parce que je les ai passées en compagnie d’une sorte de famille élargie. Mon père avait six frères, alors je n’ai jamais vécu loin de mes oncles et tantes… et j’avais des cousins dans le coin. De l’enfance, j’ai appris que les expériences familiales peuvent être très importantes pour l’individu. La vie de famille enseigne à une personne à endosser sa part de responsabilités. C’est aussi vraiment une structure de soutien, qui peut générer des rituels auxquels tout le monde participe. Un enfant peut développer un sentiment d’autonomie et d’amour-propre via son implication dans de telles activités.

Avez-vous développé vos projets pour devenir « auteur » durant ces années à la ferme ?

Oui, j’écrivais des poèmes affreux et des histoires enfantines rudimentaires. Malgré tout, j’ai eu le meilleur des entraînements de conteur en tenant le rôle de tisseur de trame pour tous mes cousins. À chaque fois que la famille toute entière se retrouvait, nous, les plus jeunes, on s’éloignait. Les autres enfants trouvaient un titre — par exemple, « Le Sang et le Serment » — et je racontais un conte à partir de cela… une histoire qui, le plus souvent, devait leur coller une trouille monstre.

Comment avez-vous développé les concepts qui sont devenus les messages « cachés » dans vos histoires ?

Tout d’abord, mon enfance m’a donnée quelques idées fermes sur la façon dont les gens devraient vivre ensemble. Pour exposer simplement mon opinion : on devrait être loyaux avec nos amis, être honnêtes, soutenir les membres de notre famille, et nous secourir directement les uns les autres plutôt que de déléguer nos bonnes actions aux institutions. Je n’aime pas l’aide gouvernementale, ou n’importe quel autre type de système public de charité, parce que très tôt j’ai appris que nos institutions affaiblissent souvent l’indépendance des gens et endommagent aussi les liens familiaux. Prenez l’éducation, par exemple. L’enseignement chez nos jeunes devrait être délégué à parties égales entre la famille, qui préparerait le terrain pour les apprentissages de l’enfant, et les professionnels, qui transmettent des connaissances pas forcément détenues par les parents. Aujourd’hui pourtant, une école ou un collège doit assumer le fait que la famille ne sache pas ce dont ses propres membres ont besoin ou ce qu’ils veulent. Le résultat est un échec classique… et un système institutionnalisé qui fait plus de mal que de bien. Savez-vous qu’en réponse à ce problème précis, ma propre famille a quitté les États-Unis à deux reprises ? À chaque fois, on est partis vivre à Mexico, parce qu’on ne me considérait pas aux USA comme suffisamment « qualifié » pour enseigner à mes enfants. Mais, à Mexico, je pouvais leur faire l’école à la maison. Nos plus jeunes enfants ont reçu l’enseignement scolaire à la maison quand ils étaient petits, et ils n’en ont pas souffert le moins du monde.

Donc, vous estimez que, aux USA, les méthodes d’instructions sont très fortement liées à la destruction de nombre de valeurs familiales ?

Tout à fait. Avec trois ou quatre générations de gens à qui l’on inculque de ne pas croire en leur famille et en leurs savoirs, on peut vraiment se retrouver coupés de nos racines. En conséquence, on se sent comme des voyageurs égarés, incapables de penser à jouer un autre rôle que celui de notre métier… Une déformation totale de ce que « être en vie » signifie. Une des autres leçons que j’ai apprise enfant, est que les actes des gens sont au moins aussi importants — si ce n’est plus — que leurs paroles. J’ai eu une fantastique leçon de choses dans la différence qui réside entre les mots et les actes quand j’étais en CM1. À ce moment-là, l’école m’ennuyait à mourir, alors j’étais souvent turbulent. Un jour, notre prof, une grande bonne femme qui portait des lunettes comme des culs-de-bouteille, m’a attrapé en plein milieu d’une farce particulièrement ignoble. Elle m’a demandé de rester après la classe et a ajouté : « Je ne sais vraiment pas ce que je vais faire de toi. » Bien sûr, j’imaginais toutes sortes de sanctions horribles… Un châtiment corporel dans le genre falaka , ou pire ! Mais une fois la classe terminée, elle m’a simplement fait asseoir et m’a laissé là alors qu’elle vaquait à ses affaires. Après une éternité, elle m’a fait venir à son bureau, m’a dévisagé pendant un moment — j’ai pu sentir le feu de son regard me transpercer — et puis elle a finalement repris son travail.

Vous avez dû être terrifié.

Oh, oui ! Finalement, elle a posé son crayon et m’a dit : « Je ne sais vraiment pas ce que je vais faire de toi ». Eh bien, tout ça, c’était trop pour moi. J’ai commencé à pleurer. Elle a mis son visage bien en face du mien et l’a répété encore ! « Je ne sais vraiment pas ce que je vais faire de toi ». Et j’ai dit, à travers mes sanglots : « Pourquoi vous êtes en colère contre moi ? » Après ça, elle m’a attrapé par les épaules, m’a secoué comme un cocotier en criant : « Je ne suis pas en colère contre toi, je ne suis pas en colère contre toi ! ». Je sais aujourd’hui que les professeurs, durant leur formation, ont de longues conférences sur l’importance de garder leur sang-froid avec leurs étudiants. J’avais donc dit exactement ce qu’il ne fallait pas à cette femme. Je ne l’ai peut-être pas compris à ce moment-là, mais je n’ai pas eu de mal à deviner que mon professeur était pratiquement folle de rage. Cet incident m’a appris cette leçon : ce que les gens disent est parfois en désaccord avec ce qu’ils font en réalité. Et cette découverte a joué un grand rôle pour le façonnage de ma pensée et de mon comportement.

Avez-vous alors essayé, au cours de votre existence, de garder un lien important entre les mots et les actes ?

En effet. J’ai déjà dit que les liens familiaux étaient très importants pour moi, et que nous avons quitté le pays afin d’assurer nous-mêmes l’éducation de nos propres enfants. Il y a également eu une époque — quand ils étaient encore assez petits — où Bev, ma femme, était la principale source de revenus de la famille. Elle allait au bureau et rapportait le chèque de sa paie, pendant que je restais à la maison, à faire la cuisine, la lessive, le ménage, à prendre soin des enfants, et à travailler sur mes textes. Nos enfants sont grands aujourd’hui, mais je participe toujours aux rituels familiaux. En fait, ma nièce m’a appelé hier soir, et j’ai dû déplacer un rendez-vous déjà fixé pour me rendre à Eugene, Oregon, parce qu’elle vient d’obtenir son diplôme universitaire là-bas. J’ai la ferme conviction, selon laquelle j’agis, qu’on doit prendre nous-mêmes des mesures pour être davantage autonomes et pour réduire notre impact sur l’environnement.

Comment accordez-vous votre vie à ce credo ?

Avez-vous vu le capteur solaire qui se trouve sur l’un des côtés de notre maison ? C’est ce qui chauffe notre foyer. Bon, je ne me suis pas dit que j’attendrais jusqu’à ce que nous puissions obtenir continuellement toute notre chaleur de l’énergie solaire, ni que poser un capteur solaire gâcherait la belle silhouette de cette maison, ou que je ne construirais pas un appareil de chauffage jusqu’à ce que nous trouvions un moyen de stocker la chaleur. J’ai simplement décidé de fabriquer un capteur peu coûteux (les « anneaux » capteurs solaires de cet appareil sont fabriqués à partir de cannettes de bière recyclées) afin d’utiliser la chaleur solaire quand je le peux. Vous voyez, les gens cherchent sans cesse une solution définitive, attendent souvent avant d’utiliser une technologie alternative, jusqu’à pouvoir construire une maison écologique du sol au plafond, alors qu’il y a tellement d’autres possibilités qui s’offrent à nous. Bev et moi faisons aussi pousser tous nos légumes. Nous vivons dans une zone qui a été classée par le Département de l’agriculture américain comme ayant un « sol pauvre ». Alors, quand nous avons emménagé ici, il y a huit ans, j’ai déboursé 200 dollars pour qu’on me livre par camion de la tourbe et qu’on me la déverse sur les terrasses de pierre derrière la maison. Nos voisins se sont moqués de nous pour avoir investi tant d’argent dans de la tourbe… mais les récoltes de ces légumes cultivés sur ces parterres de pierre ont remboursé cet investissement en un an et demi à peine. J’ai aussi une serre annexe à la maison. Lentement mais sûrement, je fais l’isolation thermique de toutes les fenêtres de la maison. J’ai l’intention d’ajouter un capteur solaire sur le toit de notre piscine pour en chauffer l’eau. Pendant quelques temps, j’ai même élevé des poulets afin de produire du fumier pour mes expériences sur le méthane. En outre, mon ami John Ottenheimer et moi-même avons inventé une machine à vent. Notre machine se dresse sur un axe vertical — une caractéristique qui nous permet de transmettre assez aisément l’énergie du vent jusqu’au sol, et qui empêche la machine d’être tordue ou couchée par de soudaines rafales. Elle peut supporter une bourrasque allant jusqu’à 100 nœuds, et cependant, on peut la construire en plastique, en bois, ou dans n’importe quel autre type de matériau peu coûteux.

Commercialisez-vous cette centrale à vent ?

Pas encore, mais on en a l’intention. On la teste toujours et on en peaufine la conception. Cela fait cinq ans qu’on bosse dessus. L’une des autres voies que j’essaye d’emprunter pour l’écologie et les styles de vie alternatifs serait de faire venir ici des « grosses pointures » — des hommes et des femmes comme les responsables de l’industrie papetière Weyerhaeuser — pour qu’ils voient l’endroit où l’on vit. Il est essentiel de toucher les gens qui prennent les décisions affectant nos vie, et de leur montrer que vous n’avez pas à être un « excentrique qui vit sous un tipi » — cette image décrit leur façon de penser, non pas la mienne — pour s’investir dans la production d’une partie de votre énergie et de votre nourriture. Alors j’essaye d’exprimer mon inquiétude vis-à-vis des valeurs familiales, sociales et environnementales dans ma vie aussi bien que dans mon écriture.

Je suis très d’accord sur l’importance d’observer une cohérence entre ses actions et ses mots. Mais quand vous parlez d’exprimer de telles valeurs dans votre œuvre littéraire, vous parlez de votre travail plus récent comme écrivain de SF, et non pas de vos travaux plus anciens, strictement journalistiques, n’est-ce pas ?

Vous seriez surpris du nombre d’opinions que j’ai communiquées en tant que journaliste. J’étais connu pour être un rebelle étrange qui écrivait des choses sans détour, mais les gens lisaient ce que j’écrivais, et cela faisait vendre les journaux. Par exemple, j’ai été correspondant de guerre au Vietnam pendant un certain temps. Le commandement militaire là-bas m’a peu à peu dégoûté car il était évident, pour tous ceux qui étaient sur le terrain, que nos « dirigeants » mentaient aux correspondants et au public américain. Dans l’un de mes papiers, je me suis penché sur la lourde corruption au sein du gouvernement Thieu, qui coûtait aux contribuables américains des millions de dollars. En premier lieu, l’armée a commandé d’énormes quantités d’acier pour réparer nos vedettes. L’acier s’est avéré être de la mauvaise épaisseur pour nos vedettes mais — surprise ! — son usage était tout à fait approprié pour les bateaux en construction à l’usine de vedettes toute proche de la famille Thieu. Et, ça alors !, en un rien de temps cet acier s’est évaporé sans laisser de traces. Cette suite d’événements ne se serait jamais déroulée sans la présence de personnes dans notre armée qui en profitaient en cours de route. J’ai collecté des preuves sur ce cas de corruption comme sur d’autres, puis j’ai pris un avion pour Copenhague (à cette époque, vous n’aviez aucune envie d’être au Vietnam, lorsque vous envoyiez un article qui dénigrait les pouvoirs en place, de peur d’être victime d’un « accident » en zone de guerre) et j’ai envoyé un article complet de cette conspiration basée sur le mensonge et la cupidité. C’était un article dans le genre « gros coup » qui a fait la une dans chaque édition dominicale du Hearst de tout le pays. Or, il arriva que Bill Hearst Junior — qui tenait une rubrique périodique dans l’édition du dimanche — écrive lui aussi ce même jour un papier sur la guerre du Viêtnam. Seulement, lui dressait un portrait plus glorieux de notre effort de guerre que celui développé par moi quand j’étais sur le terrain. Pourtant, Bill pensait que c’était une bonne idée de confronter nos points de vue divergents, ensemble, à la une du journal… parce que la controverse en résultant a permis de doper les ventes.

Vous avez donc souvent pris vos distances avec ce genre de journalisme « sans vergogne » ?

Oui, essentiellement parce que j’écrivais bien — en permettant aux gens de comprendre ce que je leur disais — et avec sincérité, présentant mon parti pris avec honnêteté et franchise. De la sorte, je faisais état de ce dont j’avais été témoin.

Comment s’est éveillé votre intérêt pour la science-fiction ?

J’ai commencé par écrire des romans d’aventures, et à vrai dire, je me suis fait la main sur un bon nombre de fictions. Aujourd’hui encore, la SF m’attire car ce genre dispose d’une marge de manœuvre illimitée, qui me permet de créer n’importe quel genre de cadre pour n’importe laquelle des histoires que je veux raconter. Plus important encore, avec la SF, je peux travailler sur des histoires divertissantes et dramatiques en rapport avec la situation présente. Ainsi, je peux faire baisser la garde des gens et vraiment m’adresser à l’être humain fondamental en eux.

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L’une des choses que j’ai notées à la lecture de vos livres et en réfléchissant sur leur contenu, c’est que chaque société que vous décrivez présente des défauts manifestes, peu importe la noblesse des intentions de leurs fondateurs. Par exemple, le système social le plus positif que j’ai découvert dans vos travaux était la communauté décrite dans La Barrière Santaroga. À première vue, Santaroga semble être bien supérieure à la société américaine normale. Les gens y coopèrent, ils y vivent paisibles et heureux. Mais lorsque que j’ai atteint la fin du livre, j’ai perçu les failles de cette communauté, compromettant sérieusement ses vertus.

J’ai écrit La Barrière Santaroga avec l’espoir que la moitié des lecteurs du livre achèveraient sa lecture en disant « Oh ! quelle chouette société… j’aimerais vivre là-bas » et que l’autre moitié dirait : « Aucune chance que je laisse ma peau dans un endroit pareil ». Le message implicite, alors, était que l’utopie d’une personne est la contre-utopie d’une autre personne, ou le pire des mondes. Que chaque tentative de créer une société parfaite tombera dans le piège de se reconstituer uniquement à partir d’elle-même, et ignorera ces différences entre les gens, celles qui nous donnent des forces en tant qu’humains.

Ce n’est pas le genre de point de vue univoque qu’un lecteur puisse s’attendre à trouver dans l’œuvre d’un auteur qui déclare « prêcher » dans ses romans. Le Preneur d’âmes, comme La Barrière Santaroga, semble également faire des déclarations négatives convaincantes sur la société américaine. Dans ce livre, la seule alternative, pas complètement positive, réside dans la culture amérindienne, une société que nombre de gens considèrent comme étant — ou, du moins, ayant été — proche de la perfection.

Le Preneur d’âmes décrit un affrontement entre deux mythologies, celle des Amérindiens et celle de la culture européenne des immigrés. Et, en vérité, cet affrontement bien réel n’a pas encore atteint son processus d’achèvement. En effet, les deux sociétés nourrissent encore de grandes incompréhensions l’une à l’égard de l’autre. Beaucoup de gens, par exemple, pensent que les Indiens étaient les meilleurs écologistes que ce pays n’ait jamais vus. Ça n’est pas forcément vrai. Quelques-unes des cultures amérindiennes étaient en fait plutôt violentes envers leur environnement… Avec leur population moindre, ils étaient juste plus lents que les Blancs à l’endommager.

Vraiment ?

Certaines tribus pratiquaient plusieurs formes de mises à morts massives — comme pourchasser les buffles jusqu’à ce qu’ils se jettent du haut de falaises. Cela amélioraient sans aucun doute le sort des gens qui s’y prêtaient aux dépends des autres. Le taux des changements environnementaux résultant de tels actes étant toutefois trop bas pour être couvert par la conscience temporelle de la plupart des gens, beaucoup pensent que les Amérindiens auraient vécu pour toujours en harmonie avec leur environnement si on les avait laissées tranquilles.

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J’ai toujours cru cela. Comment percevez-vous la relation qu’entretient le genre humain avec l’environnement de nos jours ?

Cette relation (à propos, toutes les intrusions de l’homme dans l’environnement sont des phénomènes des plus naturels) est un processus d’apprentissage continu sans absolu. Quoi qu’on fasse, on provoque des changements dans nos milieux, des bouleversements majeurs qui découlent de décisions mineures.

Une déclaration certainement étayée par les événements qui se déroulent dans le cycle de Dune. Le changement majeur effectué sur Dune a été d’apporter l’humidité dans le désert. Une idée séduisante.

Oui, Dune était si aride que la simple idée de l’eau qui coulerait du ciel ou dans les fleuves évoquait des visions paradisiaques. Mais une fois cet unique changement accompli, il se produisit toute une réaction en chaîne d’effets non-anticipées. Lorsque Dune atteint la phase décrite dans le quatrième tome — L’Empereur-dieu de Dune — les changements ont plutôt bien éliminé l’individualisme !

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Pourquoi avez-vous choisi de décrire les effets d’un changement en apparence si souhaitable et qui se révèle si désastreux ?

J’ai senti que les relations historiques entre les autochtones Fremen et leur planète désertique avaient créé l’équivalent d’une religion. Ils avaient appris à ne pas remettre en question leur manière d’appréhender leur environnement, mais plutôt à agir, d’une certaine façon, par foi. Ils étaient prisonniers de leur système. Même lorsque leur environnement a évolué, ils n’ont pas fait évoluer leur mythologie sociale, leurs valeurs, ou leur façon de se comporter les uns avec les autres.

En d’autres termes, ils ont échoué à modifier leur rôle dans l’écologie de la planète.

C’est vrai. Il existe des choses telles que l’écologie psychologique, l’écologie religieuse, l’écologie économique, etc., et aucune d’entre elles n’existe dans le vide. Elles sont liées les unes aux autres. À chaque fois que l’on prend des décisions et qu’on les met en œuvre, on devrait en examiner et en évaluer les conséquences potentielles. Les personnes dont je me méfie le plus sont celles qui veulent améliorer nos vies mais qui n’ont en tête qu’un seul moyen d’action.

Beaucoup de gens — y compris nombre de ceux qui se nomment eux-mêmes environnementalistes —ne sont sûrement pas du même avis sur la relation entre humains et écologie.

Oui, certainement. Il y a trop d’individus qui se sentent concernés par l’écologie et qui pensent que se débarrasser simplement de l’un des polluants nocifs résoudra tous nos problèmes — que ce « coupable » soit la puissance nucléaire, les pesticides du commerce, ou autre chose.

La majeure partie des écrivains de SF ne partagent pas vos préoccupations, non ?

La plupart (mais il y a quelques exceptions significatives) sont fortement impliqués dans ce que j’appelle le syndrome du joujou technologique. Les écrivains et les savants qui pensent que la technologie seule peut résoudre les problèmes font une erreur scientifique courante, à savoir la conviction que la science peut répondre à toutes les questions en des termes irréfutables, qu’il est possible de réduire un phénomène à une seule explication qui sera mise en pratique dans un vide. Ce n’est pas la façon dont l’univers m’apparaît, à moi. Comme, manifestement, à Albert Einstein ou Werner Heisenberg.

J’apprécie le fait que vous ne vous pliez pas aux solutions simplistes unilatérales, mais avez-vous une quelconque approche positive pour traiter nos problèmes ? À ma connaissance, vous ne décrivez dans vos livres aucun système, gouvernement ou dirigeant réellement prometteur.

Il y a une mise en garde implicite, sans aucun doute, dans nombre de mes textes, contre les grands gouvernements, et en particulier contre les dirigeants charismatiques. Après tout, de telles personnes — bien intentionnées ou non — sont des êtres humains qui feront des erreurs humaines. Et qu’arrive-t-il lorsque quelqu’un est capable de commettre des erreurs pour 200 millions de personnes ? Les erreurs deviennent sacrément importantes ! À mon avis, John Kennedy a été l’un des présidents les plus dangereux de ce pays. Les gens ne le remettaient jamais en question. Et à chaque fois que les citoyens sont prêts à donner un pouvoir sans limite à un dirigeant charismatique, comme Kennedy, ils ont tendance à en faire une espèce de demi-dieu… ou un dirigeant qui, plutôt de les avouer, étouffe ses erreurs et qui empire les choses. Richard Nixon nous a fait une faveur à tous.

Kennedy était dangereux pour le pays et Nixon, lui, a été bénéfique ?

Oui, Nixon nous a donné une sacrée leçon, merci. Il a fait en sorte que nous n’ayons plus confiance en nos dirigeants. On ne s’est pas méfié de Kennedy de la façon que Nixon, bien qu’on ait probablement eu d’aussi bonnes raisons de le faire. Mais la chute de Nixon est due à son manque de charisme. Il était vendu comme un paquet de céréales Wheaties , et les gens ont été déçus lorsqu’ils ont ouvert le paquet. Il est vital qu’on apprenne à se méfier de toutes les formes d’autorité puissante et centralisée. Les gros gouvernements tendent à créer un retard entre les signaux qui émanent des gens et les réponses des dirigeants. En voiture, imaginez qu’il y ait cinq minutes de délai entre le moment où vous tournez le volant et celui où les roues réagissent. Que se passerait-il ?

Je suppose que je devrais conduire plutôt doucement.

Très, très doucement. Les gouvernements ont le même effet de réponse à retardement. Plus le gouvernement est gros, plus il réagit avec lenteur. Le meilleur des gouvernements est donc celui qui est le plus réactif aux besoins de ses citoyens. C’est le moindre, le plus relâché et le plus local des gouvernements.

Lors des dernières décennies, pourtant, le pouvoir semble avoir été de plus en plus concentré par de grandes entreprises et une autorité centralisée. On s’est clairement dirigés vers la direction opposée à celle que vous privilégiez.

Cela ne continuera pas ainsi, je pense. Comme les systèmes de communication s’améliorent (grâce aux nouveaux ordinateurs en constante amélioration), les informations vont se répandre comme une trainée de poudre — les gens seront moins dépendants, pour leurs sources d’informations, des reportages bien souvent partiaux diffusés par les médias. Les gens verront que l’on peut prendre le contrôle de quelques charges sociales aujourd’hui dirigées par le grand gouvernement, les écoles, les impôts, peu importe, et comprendront que l’idée « le plus gros et le plus fort est toujours le plus efficace », c’est du blabla. Alors je vois un mouvement évolutif vers un certain genre de fragmentation… et pas uniquement grâce aux progrès faits dans la communication.

Quels autres facteurs influenceront cette décentralisation, selon vous ?

Nous avons ouvert la boîte de Pandore de la technologie violente. On s’approche vite d’une époque où une seule personne pourra fabriquer et employer les instruments de violence semblables à ceux autrefois réservés uniquement à l’usage des grands gouvernements. Regardons les choses en face, notre société est tombée sur un os avec la technologie. On ne peut plus l’abandonner. On ne peut pas retourner à la ferme et être auto-suffisants. Déjà, parce qu’il n’y a pas assez de terre pour cela. De plus, nos attentes envers notre mode de vie ont évolué. On ne doit pas jouer à l’imbécile avec les attentes humaines. C’est une nouvelle façon de nous rallier à notre société et à ses outils dont on a besoin. C’était dans une tentative d’imaginer un tel changement que, il y a une quinzaine d’années, j’ai forgé le mot « techno-paysannerie ».

Comment définissez-vous cela ?

Cela implique de trouver un appui dans la technologie, mais avec imagination. On doit se poser cette question : « Quels éléments issus de la technologie devrais-je utiliser et comment devrais-je en faire l’usage ? » Un paysan sait quand et pourquoi il doit saisir une pelle ou une binette. De la même façon, on doit penser à nos propres relations avec l’environnement entier, nos propres valeurs et options technologiques… et prendre des décisions en connaissance de cause. Trop souvent aujourd’hui, on n’examine pas ou on ne remet pas en cause leurs idées fondamentales. Par exemple, j’ai donné autrefois à l’Université de Washington un cours intitulé Utopie/Contre-utopie, présenté comme une étude de l’état actuel de notre pays et de nos mythes d’une « vie meilleure ». J’ai cependant eu des problèmes à inciter mes étudiants à mener vraiment l’enquête sur leurs préconceptions sur la technologie et leur mode de vie. Alors j’ai eu l’idée de les emmener pour un long weekend de randonnée dans les montagnes Olympiques. Cela, au début du printemps, au moment où je savais que le temps allait être froid et pluvieux. J’ai seulement dit à ma classe: « On sera dehors, dans les montagnes Olympiques, pendant deux nuits. Il va pleuvoir. Prenez votre matériel, de la nourriture, du papier et des crayons. Rendez-vous au bout du sentier. » Dans les grands espaces sauvages, je suis du genre hédoniste : je possède un bon sac de couchage et une bonne tente pour une personne avec une moustiquaire, et mon sac à dos est très léger, rempli de provisions pour la randonnée, etc. Bien sûr, mon matériel est plutôt le fruit d’une technologie de pointe. Après avoir tous grimpé jusqu’au campement, au lieu-dit « les Flats », j’ai monté ma tente, creusé une tranchée d’écoulement, fait une provision de bois de chauffage sous l’auvent pour le matin, et aidé à organiser le repas de la soirée. On a dîné puis on s’est mis au lit… et il a plu. C’était plutôt sec et confortable sous ma tente, mais pas mal de mes étudiants n’étaient pas aussi bien préparés. Pendant la nuit, j’ai entendu des voix crier : « mon sac de couchage est tout mouillé ! » ou : « mon dieu, ça caille ! ». Je me suis simplement retourné dans mon sac et me suis rendormi. Le lendemain matin, je me suis réveillé tôt et j’ai fait un grand feu. Les étudiants, qui grelottaient, se sont vite rassemblés tout autour. On a cherché ensemble quelque chose à manger, et après cela, je leur ai demandé de prendre leur bloc-notes. Alors je leur ai dit : « Bon, la bombe vient juste d’être larguée et nous sommes les survivants. Quelles sont les technologies que nous allons tenter de refaire ? » Eh bien, ces jeunes transis qui avaient mangé un petit-déjeuner frugal ont regardé d’un peu plus près les technologies de notre société que lorsqu’ils étaient installés dans une confortable salle de classe de l’université. Les étudiants qui disaient des choses telles que « oh bien sûr, je pourrais me débrouiller sans tous ces trucs » commençaient à se poser des questions fondamentales, et à comprendre que la technologie n’est pas mauvaise en soi. Tout dépend de son usage.

La techno-paysannerie implique donc que les gens remettent en question leurs idées de bases pour prendre des décisions pertinentes sur leur usage de la technologie ?

Pas tout à fait. Il y a d’autres aspects de la remise en question de notre usage de la technologie. Par exemple, pour la plupart d’entre nous, on vit aujourd’hui dans une société de « l’interrupteur » où on n’a pas de rapport véritable avec les outils qu’on utilise. Si l’ampoule claque, on va appeler le concierge du bâtiment pour qu’il vienne la changer. Le savoir est devenu institutionnalisé dans les spécialités, et plus ça va, moins on a de pouvoir sur notre propre vie. On doit utiliser les technologies différemment pour que l’on comprenne nos outils. Ainsi, on reprendra contact avec le monde normal. En fait, l’une des choses dont notre société a désespérément besoin, c’est d’un moyen pour nous inciter à toucher nous-mêmes la terre et à acquérir la force restauratrice qui vient avec le pelletage ou le désherbage. Qui vient lorsqu’on se salit vraiment les mains. On a besoin de moyens par lesquels voir les résultats directs de nos efforts.

La techno-paysannerie aide à développer un sentiment d’estime de soi chez l’individu, c’est cela ?

Oui, mais pas seulement. On doit apprendre à reconnaître que l’on peut toujours commettre des erreurs, et, sachant cela, on ne devrait pas lier carrières et estime de soi à des décisions qui se révèleraient plus tard mauvaises. On doit être capables de dire en toute liberté : « Finalement, ceci n’est pas une si bonne idée que cela. Mieux vaudrait ne pas recommencer. »

Plus vous décrivez ce concept, plus il englobe de choses ! Vous proposez que les gens apprennent à juger consciemment leurs outils, à utiliser des technologies qu’ils contrôlent et non pas celles qui les contrôlent, et à évaluer et réévaluer toutes les ramifications dans l’emploi de chaque technologie spécifique. Franchement, l’idée que les humains puissent un jour être capables de prendre autant de décisions raisonnables ressemble à une utopie.

Ça ne se passera pas du jour au lendemain. À moins que nous ne connaissions un désastre cataclysmique — comme une catastrophe naturelle ou une guerre atomique des plus destructives —, ce qui requiert la nécessité de prendre de nouvelles directions telles que nous puissions survivre.

Dans l’hypothèse que nous ne serons pas forcés d’envisager de nouveaux modes de comportement à cause d’une catastrophe, comment percevez-vous ce changement ?

Comme résultat d’une évolution sociale. Lorsque les individus commenceront à faire des choix de techno-paysan — comme convertir un grenier de centre-ville en serre — et à démontrer que procéder ainsi peut être à la fois une récompense personnelle et plutôt efficace, de plus en plus de gens agiront de la sorte.

Le dynamisme individuel pour atteindre l’autosuffisance est donc catalyseur d’un mouvement vers la techno-paysannerie ?

Attendez un peu ! Oui, des individus nous guideront vers une société de techno-paysans, mais je n’ai jamais dit que les gens devaient lutter pour une indépendance absolue. Une relative liberté par rapport à la dépendance, voilà qui devrait être notre but. On doit tous, bien sûr, être prudents par rapport aux systèmes — comme la roue de secours que propose le système de protection sociale tout entier — qui induisent une dépendance croissante, mais il faut aussi nous rappeler une vérité essentielle sur le genre humain : nous sommes interdépendants. Je ne tente pas, je n’ai jamais tenté moi-même de vivre dans une ferme en autosuffisance totale. L’isolement ne fait pas partie de la base de ma philosophie. Le fait est qu’on n’a pas nécessairement besoin d’être dépendants dans nos manières d’être. Cependant, les liens d’une personne doivent être plus forts avec sa communauté locale qu’avec des communautés plus grandes. En fait, il n’y a pour moi pas de doute sur le fait que le niveau de vie moyen nord-américain augmenterait si notre société se basait davantage sur la communauté. Si, disons, des villes comme Seattle ou le petit Port Townsend par ici développaient des relations symbiotiques avec les terres agricoles environnantes. Alors, par exemple, les eaux usées d’une communauté urbaine pourraient devenir un outil pour entretenir la fertilité des terres suburbaines. Une région si imbriquée en elle-même serait capable d’établir un cycle d’autarcie et n’aurait pas à gaspiller d’énergie pour amener de loin et par camions de la nourriture et des engrais.

L’accroissement de l’autonomie locale est-elle inévitable dans notre avenir ?

Sans l’ombre d’un doute, les petites régions devront devenir plus indépendantes. Regardez l’énergie, par exemple. Il y a un mouvement croissant vers les carburants alternatifs, et les pays de l’OPEP ne peuvent en rien y mettre un terme. D’accord, la plus attirante des nouvelles sources d’énergies que je voie à l’horizon est l’hydrogène. L’hydrogène brûle proprement (le sous-produit de sa combustion est l’eau), avec un avantage de rapport énergie/masse d’à peu près six pour un en comparaison du meilleur carburant pour avion à réaction conventionnel. De plus, on a déjà la technologie nécessaire à la fabrication de l’hydrogène, sous sa forme d’hydrure, plus sûr à manier que l’essence.

Où trouverait-on l’énergie nécessaire à la production d’un tel carburant ?

On a le vent, la force des vagues, les écarts de température dans l’océan… Tout un tas d’énergies inexploitées. Et la véritable importance de cette diversité de ressources énergétiques sera que les communautés seront capables de fabriquer leur propre carburant. Reconnaissons que tout changement qui rendra les petites régions plus indépendantes aura à la fois de bons et de mauvais côtés. Après tout, on a des choses à dire à propos du ciment qui nous maintient tous en tant que société.

Attendez un peu… vous avez passé une grande partie du temps à condamner les gros gouvernements et à faire l’éloge de l’indépendance. Quelles valeurs voyez-vous dans les grandes sociétés centralisées ?

Souvenez-vous qu’on est interdépendants. Donc si vous chamboulez ce qui a généré le ciment d’interdépendance sociale, vous devrez instituer des forces adhésives alternatives pour nous agglomérer tous. Voyez cela ainsi : il est fort possible que, dans les quinze prochaines années, une petite communauté telle que Port Townsend puisse être en position de menacer le gouvernement fédéral.

De quelle manière un petit groupe pourrait constituer une telle menace. Avec de l’énergie atomique ?

Peuh ! Il existe des armes bien plus dangereuses que le nucléaire, comme les maladies contagieuses incurables, ou les substances qui peuvent être glissées dans les chaînes d’approvisionnement de nourriture ou d’eau, afin de stériliser des populations entières. Et ce concept archi-rabâché que le gouvernement mondial ne pourrait en aucun cas faire face à une telle forme de terrorisme, parce que ce rêve particulier souffre de ce qui doit être sans doute l’une des lois les plus immuables de l’univers. La vérité fondamentale que, plus vous essayez de contrôler, plus il y a de choses à contrôler.

Alors comment l’humanité peut-elle gérer les menaces représentées par ces groupes petits mais puissants ?

Il faut instaurer des évaluations très sérieuses sur la manière dont nous inculquons la morale à nos enfants. Sur la façon dont on aide les gens en les amenant à penser que tous les humains sont des créatures semblables et que le monde se portera bien mieux si, tous, nous essayons de vivre selon une loi comme l’éthique de réciprocité . Et nous découvrirons probablement alors — peut-être seulement après avoir subi une certaine souffrance — que la seule façon de disséminer de telles valeurs est tout naturellement de les répandre dans la communauté et à notre niveau individuel. Au bout du compte, je pense que l’individualité acquerra une importance croissante dans ce monde et que la société de collectivité touche bientôt à sa fin. Mais, souvenez-vous que je parle du genre d’individus qui ont été menés à peser les conséquences de leurs actions, pas uniquement pour eux-mêmes, mais aussi pour les autres. Si on ne parvient pas à créer de tels citoyens pensants et moralisés, on va probablement rater notre coup.

Vous semblez quand même plutôt certain que l’humanité sera capable d’opérer les changements nécessaires.

On y sera forcé. Oh, on commettra quelques erreurs. On aura probablement nombre de dirigeants fanatiques et autres à gérer dans les années à venir. Je ne vois pas le futur comme quelque chose de tout sucre tout miel, de toute façon. Apprendre de ses erreurs est un processus très lent. Cela pourrait nous prendre 20 000 ou 25 000 ans pour aller là où nous devons aller, je crois.

Pourtant, vous pensez toujours que l’humanité survivra… et s’améliorera dans ce processus.

Oui. À mon avis, dans un futur lointain, le genre humain se sera dispersé en sociétés distinctes sur de nombreuses planètes lointaines. N’oubliez pas, pourtant, lorsque vous m’entendez annoncer de telles choses, que cette prédiction est une mythologie sans fondement. Pourquoi, d’ailleurs, l’idée même qu’il existe une chose telle que le futur est un tas de non-sens sémantiques, parce qu’il y aura toujours des changements et des événements nouveaux impossibles à anticiper.

Alors je devrais prendre toutes vos prévisions sur ce qui arrivera à l’humanité avec scepticisme.

Bien sûr.

Vous m’avez fait une prédiction puis m’avez finalement dit de ne pas y croire. En effet, tout au long de cet entretien, il a été absolument impossible de vous étiqueter avec des idées toutes faites. Votre concept de techno-paysannerie semble essentiellement demander aux gens d’adopter un état d’esprit de remise en question qui évite délibérément de donner des solutions toutes faites. Je peux penser que nombre des hommes et des femmes qui lisent vos livres ou écoutent vos idées préféreraient recevoir un plan simple et clair auquel ils pourraient s’adapter.

Très certainement, mais je ne crois pas aux réponses simples.

Propos recueilli par Pat Stone pour le Mother Earth News, mai/juin 1981. Traduction d'Eleonore Neri.

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