Introduction à la Culture

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Voici un article signé AK, qui ouvre L'Essence de l'art de Iain M. Banks, paru il y a peu au Bélial'. Plus qu'une introduction au recueil, c'est une porte d'entrée vers ce qui est sans aucun doute l'un des grands cycles de space opera d'aujourd'hui, à la fois archétype du genre et à la marge de celui-ci. Parce qu'il revient brièvement sur chaque volume du cycle pour le replacer dans son contexte, tout en dégageant les grandes thématiques qui sous-tendent l'oeuvre de Banks, il conviendra aussi bien au néophyte avide de découvrir l'oeuvre de Banks qu'à l'habitué soucieux de se remettre dans le bain. Enfin parce qu'il est clair, concis, et complet, il sera le compagnon idéal de celui qui veut briller dans les soirées huppées de la SF parisienne sans avoir jamais lu un seul livre de Banks.

La Culture et l'Empire

L'Homme des jeux  (The Player of Games - 1988), roman traditionnellement considéré comme une bonne porte d'entrée à l'œuvre de l'Écossais Iain M. Banks, relate le séjour diplomatique de Jernau Gurgeh, expert du jeu sous toutes ses formes, dans l'Empire d'Azad afin d'y représenter la Culture dans un tournoi. Cette mission atypique, dont la mise est l'adhésion de cet Empire à la Culture, caractérise pourtant l'un des fondements de cette dernière : le loisir.

Civilisation galactique humanoïde (mais d'origine non terrienne) et avancée (mais pas encore sublimée), la Culture est une transposition dans un décor de space opera de la société contemporaine, et de sa propension à ériger la culture du loisir en système d'épanouissement humain et social. À l'instar des Eloïs de H. G. Wells, les habitants de la Culture vivent dans une oisiveté permanente, surprotégés par des institutions leur offrant la vie éternelle et l'alternance sexuelle. La classe ouvrière des Morlocks a disparu, elle a été supplantée par une classe d'Intelligences Artificielles non-humaines, mais douées de raison, gouvernée elle-même par une super-classe - les Mentaux.

L'un des moteurs de cette civilisation idyllique et théoriquement pacifique consiste à en amener d'autres, considérées comme plus primitives, à les rejoindre. En bon anglo-saxon, Banks anime la Culture des mêmes intentions que l'Empire britannique : conglomérer des nations pour leur bien, et surtout pour le bien de la nation mère. Dans son déroulé, l'intrigue de L'Homme des jeux emprunte alors celle d'un roman d'espionnage ayant pour cadre une colonie lointaine du Commonwealth - l'écart entre notre réalité et celle de la Culture demeurant, en principe, que, celle-ci offrant un cadre de vie idéal, il n'y a aucune raison de refuser leur proposition.

La Culture reste idéale dans le mode de pensée humanisé des Mentaux ; cependant, pour d'autres civilisations, le mode de vie proposé présente peu d'intérêt. Aussi, ironiquement, pour illustrer cette mésentente naturelle, Banks oppose à la Culture une civilisation inversée dont le jeu - et par extension le loisir - n'est pas une fin mais un moyen, un élément central de la structure sociale. Dans l'Empire d'Azad, la répartition des classes s'organise en fonction de la réussite des citoyens lors de leurs participations au jeu national.

L'œuvre de Banks fait suite à la Révolution Culturelle et bé-néficie des impacts de celle-ci sur le milieu de la science-fiction, de l'élargissement de son champ d'action ; paradoxalement, c'est cette civilisation de la culture qu'il place au centre de son discours.

Le point de vue de la bombe

Le discours de Iain M. Banks est, de façon insolite et systématique, délivré suivant l'angle de vision d'un héros marginal ou extérieur à la Culture. Ainsi Jernau Gurgeh reste un insatisfait de la Culture ; il se sent étranger dans le mode de vie par trop libertaire de ses compatriotes - il ne pratique notamment pas le changement de sexe.

Dans L'Usage des armes (The Use of Weapons - 1990), le roman de Banks formellement le plus abouti, la Culture remplace ses cartes de diplomatie par des petits soldats, multipliant les actions militaires de tous types pour combler sa soif d'extension : assassinat, commando, mission suicide - ses agents sont au mieux régénérés, au pire reconstitués à partir de leur sauvegarde.

L'ambassadeur aux mains propres cède sa place à un mercenaire employé par la section  Circonstances Spéciales de Contact - l'équivalent du bras armé du ministère des affaires étrangères de la Culture. L'Usage des armes oscille entre roman d'aventures et roman d'espionnage à tendance guerrière ; il se construit autour de tranches de vie d'un mercenaire, Chéradénine Zalkalwe, un homme au passé trouble, psychologiquement brisé, définitivement coupé des préoccupations de la Culture, et ne vivant plus que pour l'accomplissement de ses tâches.

Gurgeh et Zakalwe sont tous deux non informés des combines de Contact ; leurs missions jouent un rôle précis dans un écheveau complexe qu'ils ne connaissent pas. Ce renforcement de leur positionnement excentré initial favorise leur rôle d'observateurs de la Culture et de ses agissements. Ils deviennent des témoins privilégiés des enjeux et de l'équilibre moral sans cesse posé par les interférences de la Culture sur d'autres civilisations - c'est depuis ses frontières qu'on comprend mieux le monde.

C'est donc à travers leurs héros que se posent les questions d'ordre éthique soulevées par les romans de Banks. Celui-ci pousse plus loin la réflexion en amenant ses héros à questionner les effets des actions initiées par Contact, et par conséquent à s'interroger sur leurs finalités : leur condition de pions, poussés par une main indifférente, et leur condition de héros. À partir du super-guerrier emblématique, invulnérable et fascinant qu'est Chéradénine Zakalwe, son créateur met en perspective le devenir du héros de space opera, et au-delà la justification de toute figure héroïque dans la littérature et la société moderne.

Chez Banks, cet effet miroir, ce recul conduisent alors le héros à aller au-delà de sa façade d'invincibilité vers des problématiques humaines et intimistes. Là réside l'une des grandes forces du cycle de la Culture, celle d'amener ses protagonistes vers une prise de conscience de ce qu'ils sont, du passage d'un archétype à un individu responsable, fragile et simplement humain.

La mort en direct

Il arrive parfois que la Culture se retrouve face à des reflets d'elle-même, à des civilisations dont le leitmotiv consiste à convertir le reste de la galaxie à leurs valeurs. Face à de tels adversaires de pensée, la diplomatie et l'action militaire de faible envergure se révèlent vite insuffisantes et s'effacent au profit de la plus efficace des techniques de conversion : la guerre.

La conversion par la force d'un peuple à l'idéologie d'un autre constitue le sujet de  Une Forme de guerre (Consider Phlebas - 1987), dont l'intrigue prend place au cœur de la guerre Idirans-Culture, un confit démesuré qui s'étalera sur plusieurs décennies et causera plusieurs milliards de pertes civiles.

Comme à son habitude, le héros, le mercenaire métamorphe Horza Gobuchul, est extérieur à la Culture ; il nourrit même dans ce cas une haine farouche envers celle-ci. L'intrigue, très linéaire, suit les péripéties d'Horza, mandaté par les Idirans, à la recherche d'un Mental accidenté sur une planète lointaine et pouvant détenir la clé du conflit. Feuilletonesque, Une Forme de guerre   est un space opera aux décors disproportionnés et aux scènes spectaculaires allant de poursuites de vaisseaux à l'intérieur de méga-vaisseaux, à la destruction d'une orbitale (l'un des gigantesques habitats spatiaux artificiels en forme d'anneau qui font partie de l'imagerie de la Culture).

Si, à travers ce feu d'artifice, Banks livre un véritable hommage aux récits de science-fiction  pulps, son art de la démesure et la théâtralisation de ses chapitres sont mis au service d'une thématique peu joyeuse : la mort.

La mort marque en effet le roman d'un filigrane constant : le contexte meurtrier du conflit Idirans-Culture, l'appartenance de Horza à une race en voie d'extinction, le culte à la mort voué par plusieurs peuplades qu'il croisera sur sa route… ; chaque épisode de la quête de Horza est une fable sur la mort, sur la vanité et la vacuité de tout acte de domination. Outre la révélation de leur statut de pions, les héros de Banks réalisent qu'à l'échelle de la galaxie leurs actions n'importent pas ; elles n'ont de sens qu'au travers de leur exécution. Ce constat fait de Une Forme de guerre le roman le plus triste et le plus désespéré de la Culture.

Les space opera de Iain M. Banks, tout aussi débridés qu'ils soient, portent en eux leur propre malédiction : la perte de sens. S'inscrivant dans la continuité d'écrivains de la New Wave tels M. John Harrison qui, via des anti-space opera comme  La Mécanique du Centaure, dénonçaient l'impasse du genre, Banks dépasse cet état de fait et, en partant justement de la constata-tion de ce cul-de-sac, propose de nouvelles voies.

La guerre en tant qu'acte manqué

Cultivant l'ambivalence du space opera classique dans son exécution, et moderne dans sa réflexion, Iain M. Banks, s'il déplore tout acte guerrier, reste néanmoins ambigu quant à la pesée des motivations et des justifications de cet acte.

Une scène clef d'Une Forme de guerre montre Horza tuer par mégarde une minuscule créature des glaces en voulant la prendre dans sa main - sa chaleur corporelle la foudroyant sur-le-champ. Une volonté louable préside à cette tentative de contact (le nom du service Contact n'est pas innocent) ; les objectifs de la Culture n'apparaissent alors pas comme méprisables, puisqu'ils relèvent du besoin d'aller vers l'autre.

Dans La Plage de verre (Against a Dark Background - 1993), roman hors-Culture mais très ancré dans les thématiques de ce cycle, Banks déroule une intrigue similaire (une énième mercenaire, Sharrow, à la recherche d'un énième artefact) dans le système de Golter qui, à l'inverse de la Culture, demeure totalement isolé du reste de la galaxie. Axé autour de cette crainte de la solitude, le récit renvoie à la peur de la Culture de rester seule, à sa volonté de se joindre à d'autres civilisations et, en ce sens, de justifier son existence au travers de ce geste même de  contact.

À travers les luttes de conviction qui parsèment le roman, Banks exprime dans La Plage de verre    son ras-le-bol du principe guerrier qui, même s'il est motivé par des causes nobles, ne semble conduire qu'au désastre.

Œuvre très noire, et finalement très anarchiste (l'anarchie qui régit le système de Golter est à mettre en opposition à l'uniformisation prônée par la Culture), mise à plat du  space opera  (il n'y a rien au-delà des étoiles), La Plage de verre est un récit sur le renoncement.

Toujours dans l'optique de mettre son héros face à ce qu'il est, Banks confronte son héroïne à sa propre brutalité, à la violence qui guide ses actes. Sharrow incarne toute l'impossible cohabitation entre la volonté humaine de faire la paix et celle de laisser libre cours à la violence - dualité représentative de la politique expansionniste de la Culture. Face à ce dilemme, Sharrow choisit la voie du renoncement : le pire adversaire du héros étant ses propres pouvoirs, c'est dans l'abandon de ceux-ci qu'il dépassera le stade enfantin de la belligérance.

Ce quatrième roman clôt la phase sombre et pessimiste de l'œuvre de Banks. Dans les romans suivants, il n'y aura plus de héros unique, uniquement des déclinaisons de Gurgeh, Zakalwe, Horza et Sharrow. Banks a déjà en quelque sorte tout dit sur la propension à la guerre de la Culture, et par extension de l'humanité.

Une extravagante singularité

L'œuvre de Iain M. Banks porte en elle-même un parfum de folie. Souvent légère, et déclinée sous divers degrés de lecture, cette extravagance culmine dans La Plage de verre, qui se veut également une parodie de fantasy improbable et délirante (à titre d'exemple, on citera la longue interrogation des protagonistes devant les étranges écritures ornant un artefact ancien, avant que l'un d'entre eux réalise qu'il s'agit là d'un code-barre…) - un exercice qui rappelle celui, toujours hors-Culture, des passages à la Conan le Barbare de  Entrefer ( The Bridge - 1986) où le barbare analphabète en question est assisté dans sa quête d'un missile-couteau (l'arme ultime en vogue dans la Culture).

Dans Excession (1996), l'extravagance s'avère encore de mise, ce qui confirme que Banks est là aussi pour s'amuser - cette parenthèse absurde s'avérant nécessaire après la noirceur dominante des précédents opus de la Culture. En digne successeur de John Sladek, Kurt Vonnegut et Raphaël Lafferty, Banks met la Culture face, là encore, à une chose inversée, un corps inconnu, une sphère étrangère et impénétrable débarquant dans la galaxie - une singularité attirant toutes les convoitises. Par ce biais, il met la science-fiction face à de nouvelles problé-matiques - il tord les conventions du genre.

Comme dans Tous à Estrevin de Lafferty, les héros d'Excession ne sont pas les humains, en l'occurrence des héros hamiltoniens à la triste figure, mais des Intelligences Artificielles. Banks développe l'organisation et la mentalité de ces fameux Mentaux gouvernant la Culture, allant jusqu'à retranscrire leurs querelles par forums interposés - façon de les rendre en somme humains dans leurs actes, et de légitimer a posteriori leurs actes manqués.

Roman très drôle et pourtant parfaitement vain, Excession a aussi pour but de désacraliser la Culture (et donc la science-fiction) : non seulement elle n'est pas sublimée, mais elle est peu de chose en regard des civilisations initiatrices de cette singula-rité - manière de rendre sa mission de colonisation obsolète.

De l'ingérence, entre autres choses

Après cette pause récréative, Iain M. Banks revient à la Culture, non pour ressasser ce qu'il a déjà dit, mais pour conclure les réflexions menées dans les précédents romans.

Première des deux étapes de cette conclusion, Inversions (1998) semble se dérouler dans un premier temps en dehors de la Culture, sur une planète isolée et féodale, et relate en parallèle le quotidien d'un garde du corps, DeWar, et celui d'une femme médecin du roi, Vosill - chacun travaillant pour un empire en guerre avec l'autre. Mais, par petites touches, l'auteur fait comprendre au lecteur que ces deux personnages possèdent des liens passés ou présents avec Circonstances Spéciales.

Dans ce roman, Banks a délaissé l'ampleur du space opera au profit de la narration intimiste de la vie de Vosill et DeWar. Son principe coutumier d'inversion, qui donne son titre à cet opus, est alors complet : positionnement hors-Culture et narration anti-spectaculaire. Il peut alors développer de façon très fine les questions d'ordre moral posées par l'interventionnisme d'une civilisation plus avancée sur une autre - rejoignant défi-nitivement dans cette démarche celle de Ursula K. Le Guin dans son cycle de  L'Ekumen. Ce développement se double d'une réflexion sur la place de la femme dans la société contemporaine (étude déjà amorcée au travers des figures féminines d' Excession et de l'altérité sexuelle des habitants de la Culture).

Récit mélancolique et contemplatif, Inversions est peut-être le plus abouti des romans de Banks dans les réflexions qu'il induit, car celles-ci sont constamment ramenées à un niveau humain. L'adolescent sévère des premiers romans de la Culture a cédé la place à un homme plus posé, qui sait que rien n'est simple, ni évident dans les problématiques d'ingérence.

Dans une conclusion empreinte d'une sagesse étonnante en regard d'Excession paru deux ans plus tôt, Banks réitère son envie de voir baisser les armes et prône un retour à la Terre et un désengagement de la Culture. Cette retraite conduit le roman vers des problématiques plus personnelles, et au final se désintéresse du sort des deux empires pour se concentrer sur les destinées de DeWar et Vosill.

Le point de vue de la victime

Seconde étape du renoncement à la Culture, Le Sens du vent (Look to Windward - 2000) se focalise également sur le thème de l'interventionnisme : celui subi par la civilisation chelgrienne - excepté que cette fois Iain M. Banks se place après l'intervention. Et, pas de chance, ce qui d'après les études probabilistes des Mentaux ne devait être qu'une annexion pacifique a échappé au contrôle de la Culture, engendrant une guerre civile meurtrière et amenant un peuple à la ruine.

Le personnage déclencheur du Sens du vent, roman sans aucun héros, est un Mental, gouverneur d'une orbitale où s'est réfugié un compositeur chelgrien de renom. Cette Intelligence Artificielle suprême, qui a joué un rôle des siècles auparavant dans le conflit Culture-Idirans, lui demande de composer un opéra symphonique en commémoration de celui-ci.

À travers les conséquences d'une colonisation forcée et de la menace terroriste latente qui s'ensuit, Banks dépeint le quotidien d'êtres que la guerre a brisés. En reprenant le contexte du plus dramatique de ses romans, Une Forme de guerre, Banks livre une œuvre définitivement intimiste, un roman mettant les protagonistes face à la réalité de leurs actes et de leurs existences, un geste qui fait table rase du space opera et pose les questions de l'après.

Comme Inversions, et malgré sa thématique dramatique, Le Sens du vent   n'est pas noir - en tout cas pas autant que les premiers romans de Banks -, il s'agit d'un roman résigné et quelque part apaisé, marqué par la nostalgie d'un rêve après que celui-ci s'est dispersé dans la réalité. Ses protagonistes passifs sont les témoins de la prise de conscience d'un Mental que malgré ses capacités surhumaines, et en dépit de la sincérité de son idéal, la Culture demeure une civilisation parmi d'autres, et qu'à ce titre, elle doit accepter de s'éteindre à son tour.

De la matière, avant toutes choses

Iain M. Banks ayant en quelque sorte tout dit, ses incursions suivantes dans la science-fiction, plus espacées, ne posséderont plus la même force. L'absence relative de la Culture dans l'intrigue de Trames  ( Matter - 2008) est révélatrice de cette fin de parcours.

Que ce soit dans ce dernier ou, hors-Culture, dans L'Algébriste (2004), Banks revient au plaisir simple d'écrire un space opera, preuve que s'il veut pousser le genre hors de ses limites, il ne le dénigre pas pour autant. Ces deux romans, très extravagants mais poussifs, valent surtout pour le divertissement qu'ils procurent et la galerie de héros qu'ils présentent.

Ainsi, dans Trames, où des peuples, des races et des civilisations se chamaillent autour d'un mystérieux artefact découvert dans le monde gigogne de Sursamen, Banks dévoile tour à tour une brochette de personnages passionnants : Djan Seriy Anaplian, une mercenaire de Circonstances Spéciales à laquelle les super-pouvoirs sont retirés ; Xide Hyrlis, un ancien agent qui a préféré quitter la Culture pour servir de maître de guerre auprès d'une race joueuse ; tyl Loesp, un régent bien décidé à gouverner sans partage son peuple pour le bien de tous ; Ferbin, un prince libertin obligé de devenir un héros ; Oramen, un jeune premier coincé dans son rôle de pion à la cour royale.

Ces différents protagonistes permettent à Banks de mettre à nouveau en réflexion les propriétés et le devenir du héros dans la littérature moderne. Si Trames reste en première lecture un space opera très théâtral et enlevé, il permet surtout à son auteur de boucler la mise en perspective de ses personnages.

Là où Trames s'avère plus complet que ses prédécesseurs, c'est dans l'acceptation par chacun des personnages de son statut de héros qui ne doit pas se contenter d'être sans questionner son origine et son rôle, et, ce rôle étant acquis, il doit l'assumer, car ainsi il pourra le dominer. De façon assez significative, le personnage se tirant le mieux de l'histoire, le serviteur de Ferbin, le dévoué Cherbin Holse, décide au final de s'engager dans la politique - manière pour Banks de rappeler que les héros ne sont que des instruments d'un écrivain, de la matière malléable, de l'information véhiculée, et que tout divertissement sans enga-gement n'a pas, comme les actes de Zakalwe, de finalité au-delà de son exécution.

Avec Trames, Banks parachève ainsi son œuvre de méta-fiction sur la science-fiction.

L'essence de l'art

Il convient de distinguer deux angles dans la démarche de Iain M. Banks : l'un hérité de ses prédécesseurs, l'autre très personnel.

Son engagement à pousser la science-fiction au-delà de ses frontières fait suite aux revendications de la  New Wave et aux apports au genre d'auteurs protéiformes comme Alfred Bester, Samuel Delany, John Sladek, Cordwainer Smith ou M. John Harrison (dont le cycle de Viriconiumfait figure de lointain ancêtre de la Culture). Il en découle aujourd'hui une science-fiction plus mature qui passe, dans le cas de Banks - et c'est là où son apport au genre est intéressant -, par une mise en abîme des archétypes héroïques. Cette science-fiction moderne à laquelle se rattache Banks, mais à laquelle on pourra associer des auteurs comme James Morrow, Ian McDonald, John Var ley, Robert Reed ou Richard Canal, est à différencier de la mouvance du Nouveau Space Opera, qui repose, elle, sur une modernisation technique et narrative de la science-fiction. Ces deux approches ne sont pas incompatibles, elles sont même complémentaires, mais la première s'avère essentielle pour l'avenir du genre, là où la seconde vit dans l'instant présent. Cette science-fiction moderne est primordiale car, en ouvrant de nouvelles voies, elle contribue à la richesse du genre, et  in fine à sa survie.

Banks utilise ces nouvelles voies pour traiter des thèmes politiques et humains qui lui tiennent à cœur, tout en partageant un amour du genre avec une ampleur et une maîtrise littéraire peu égalées. Ses contemporains traiteront d'autres thèmes, et ses successeurs encore d'autres. L'influence conjuguée d'écrivains comme Banks ne se fera pas sentir de façon immédiate, car ce ne sera pas dans les thématiques qu'elle s'opérera, mais dans cette démarche d'amener la science-fiction vers une maturité littéraire qu'elle peine à trouver.

Si, demain, la science-fiction quitte son ghetto, et que la tâche entreprise par H. G. Wells il y a plus d'un siècle et relayée par plusieurs générations de penseurs et d'innovateurs trouve enfin la reconnaissance qu'elle mérite, ce sera grâce à des auteurs qui n'auront pas hésité à questionner ses fondements et à lui faire emprunter des chemins inconnus.

L'art de la Culture

Avec sa mise en orbite de l'Empire britannique, cette civilisation du loisir gouvernée par des IA joueuses en proie à la nostalgie, qu'il place systématiquement en situation de décalage, qu'il étudie depuis ses frontières au travers de personnages marginaux, Banks a réussi sa mise en perspective des enjeux du  space opera  moderne, et plus largement de la science-fiction. Ce faisant, il aborde les sujets éthiques le préoccupant: l'enga-gement militaire et l'ingérence politique. Sa force repose dans le regard souvent intime porté sur les événements ; le propos de Banks ne se positionne pas au niveau géopolitique ou économique, il est centré sur les conséquences civiles et humaines des actes de conquête (économique, spirituelle ou guerrière). Même si ces actes viennent d'une volonté louable de contact, ils sont condamnés à l'échec. Il ressort de ses livres une tonalité souvent morbide et mélancolique, compensée par un humour permanent, marqué par l'absurde, l'exubérance et l'ironie. Les romans de Banks ne sont pas que des pamphlets moroses et anarchistes sur l'échec et la perte de sens d'un système moderne et d'un genre littéraire, mais avant tout des ouvrages de science-fiction débridés et intelligents, spectaculaires et intimistes, aptes à satisfaire, enchanter et émouvoir les lecteurs les plus exigeants.

Si l'ouverture au monde de la science-fiction échoue, il restera au moins de Iain M. Banks de très bons bouquins de science-fiction à lire.

À commencer par celui-ci.

A. K.

Image de une : illustration de Manchu pour L'Essence de l'art (détail).

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