Clarissa ou le doux attrait du mal
Theodus Carroll - Terre de Brume, coll. « Terres fantastiques » - septembre 2021 (roman inédit traduit de l’anglais [US] par Jacques Finné - 206 pp. GdF. 18 euros)
Clarissa ou le doux attrait du mal fut fort discrètement publié en poche outre-Atlantique en 1975, et Jacques Finné, traducteur et postfacier, grand spécialiste du fantastique américain, ne tarit pas d’éloges sur ce roman présenté comme une variation modernisée du célébrissime Tour d’écrou. Mais si bon soit-il, et il l’est, il est toutefois bien loin de son modèle, l’un des plus grands chefs-d’œuvre de la littérature fantastique et psychologique. Cela justement parce que Le Tour d’écrou est presque pile poil sur la ligne de front séparant littérature de genres et littérature dite générale, ou psychologique. Tout le génie du Tour d’écrou tient dans son ambigüité entre psychologie et surnaturel. Henry James laisse la porte entrouverte, quand bien même le lecteur veut, bien sûr, toujours sa réponse, quitte à la donner lui-même. Libre à lui.
Où Hanry James est dans la littérature générale, Theodus Carroll s’inscrit davantage dans la littérature de genres, un point sur lequel Jacques Finné insiste dans sa postface. Lorsque l’on voit Clarissa quitter la foire en compagnie de deux enfants, ce pourrait être n’importe quels gosses réels, or ce sont implicitement des fantômes. Pourtant, quand Max meurt, il devrait être facile de distinguer entre une chute de plein pied sur le ballast et quelqu’un écrasé par un train, mais l’auteur laisse la confusion persister. Quant aux dessins obscènes découverts dans la chambre de l’héroïne, s’ils pourraient être son œuvre oubliée par un mécanisme de refoulement, l’explication n’est pas vraiment envisagée. N’oublions pas que tout au long du roman, l’attitude de Clarissa oscille entre ingénue et femme (déjà – elle n’a que treize ans) fatale. Le livre apparaît de fait plus subtil que Jacques Finné, qui veut y voir un roman explicitement fantastique, ne le laisse croire. Quand bien même, in fine, seule l’axe surnaturel répond à toutes les questions posées. L’interprétation psychologique est insuffisante, et il n’y a pas de lecture analytique possible.
Variation sur Le Tour d’écrou, en effet, cette histoire d’une jeune adolescente livrée à elle-même par des parents perpétuellement absents se révèle moins subtile, on l’a dit, que son modèle. La tendance actuelle est à l’explicitation, à la levée du doute, à la restauration de la croyance en la surnature et donc au fantastique. Publié voici près de cinquante ans, ce roman non dénué d’intérêt s’inscrit pleinement dans le réenchantement du monde contemporain.
Jean-Pierre Lion
Rythme de guerre — Les Archives de Roshar T.4
Brandon Sanderson - Le Livre de Poche - janvier & septembre 2021 (roman inédit en deux volumes traduits de l’anglais [US] par Mélanie Fazi - T1 : 736 pp ; T2 : 832 pp. Semi-poche. 22,90 euros chaque)
De ce côté-ci de l’Atlantique, on perçoit peut-être plus difficilement la stature de Brandon Sanderson. En mars 2022, ce stakhanoviste de l’écriture a annoncé, dans une vidéo publiée sur YouTube, avoir profité de ces deux années de misère covidesque et du temps gagné par l’absence de déplacements professionnels pour écrire – en toute discrétion – non pas un, non pas deux, mais cinq romans. Et quand on sait la taille habituelle des romans de Sanderson, il ne s’agit pas exactement de novellas. À la suite de cette vidéo, ce petit cachottier de Brandon a lancé une campagne de financement participatif sur Kickstarter, pour la publication de ces cinq romans. Campagne qui a explosé tous les records, avec plus de 40 millions de dollars récoltés.
Trois des romans que les heureux souscripteurs recevront s’inscrivent dans son univers du Cosmère, à l’instar d’Elantris, de Warbreaker et de « Fils-des-Brumes ». Du Cosmère toutefois, les « Archives de Roshar » constituent l’épine dorsale, et avec Rythme de guerre, Brandon Sanderson déploie le quatrième volet de cette épopée entamée voici dix ans par La Voie des rois. Ce cycle étant envisagé par son auteur en deux parties de cinq volumes, on approche donc logiquement de la fin de la première moitié.
Le décor en est Roshar, planète rocailleuse balayée par les vents, peuplée d’humains et d’une race humanoïde autochtone, les parshendis. Quand débute Rythme de guerre, un an s’est écoulé depuis les événements de Justicière (cf. Bifrost n°96) et une coalition incertaine de royaumes humains s’est embourbée dans un conflit contre des parshendis d’un genre spécial, les Fusionnés. Cette guerre n’est toutefois que l’écho de conflits entre des créatures d’ordre divin, dont l’une est morte (même si le cadavre bouge encore). Pour les protagonistes, l’un des enjeux est la défense de la gigantesque tour d’Urithiru, cruciale à plusieurs titres ; un autre est la compréhension fine de la magie qui imprègne ce monde ; un dernier est une tentative d’alliance avec les sprènes, ces créatures résidant sur un autre plan d’existence. Cela, sans omettre d’autres enjeux, plus vastes encore et impliquant le devenir de Roshar…
À la différence de J.R.R. Tolkien ou George R.R. Martin, entre autres créateurs d’univers et références de la fantasy, Brandon Sanderson écrit beaucoup. Vraiment beaucoup, et peut-être trop. Chaque tome des « Archives de Roshar » est plus long que le précédent, et avec Rythme de guerre, cette prolixité se mue en défaut : le roman s’avère hélas interminable et assez décousu. On aimerait être aussi enthousiaste que pour Justicière. Las, action et révélation y sont distillées au compte-goutte, tandis que les protagonistes s’agitent, sans que cela suscite ici beaucoup d’émotion. Plutôt de l’ennui, en fait. Si l’on retrouve sensiblement la même galerie de personnages que les volumes précédents, l’auteur prend soin ici d’en développer de nouveaux, notamment du côté parshendi, afin de détailler davantage leur culture et leur mode de pensée différent. La toute dernière partie du roman voit toutefois l’intérêt poindre de nouveau, et laisse augurer retournements de situation et tristes surprises pour nos héros. Réponse fin 2023, avec le tome suivant…
Erwann Perchoc
Valide
Chris Bergeron - Philippe Rey, coll. « Littérature française » - janvier 2022 (roman inédit de ce côté de l’Atlantique - 256 pp. GdF. 18 euros)
Publié en janvier 2022 par les éditions Philippe Rey, Valide de Chris Bergeron est paru initialement en mars 2021 aux éditions québécoises XYZ. Une double publication qui ajoute une dimension supplémentaire à ce « roman autobiographique de science-fiction », comme l’indique le sous-titre, mettant en scène le personnage de Chris, ayant également grandi entre France et au Québec.
Valide se situe dans un futur proche, au sein d’une ville de Montréal régie par une IA, David, entité supposément bienveillante envers ses citoyens et dont Christelle a participé à l’élaboration.
Lors du tout premier échange entre ces deux protagonistes, elle assène à l’IA cette déclaration : «Nous sommes des fictions qui ne sont pas écrites de notre main » , une clé de lecture en forme de réappropriation. Tout au long du roman, Christelle aura pour objectif de faire entendre à David sa vérité, son identité de femme trans – identité tenue cachée durant six années sous contrôle de cette figure patriarcale et intrusive.
C’est bien là où le sous-titre programmatique du roman prend son ampleur : l’autrice utilise l’outil science-fictif pour nous conter son vécu de femme trans, entre famille de sang et famille choisie, ponctué de remises en question, d’apprentissages doux-amers et d’une sororité aimante, puis d’un retour douloureux au placard d’une société standardisée.
L’utilisation du récit de soi est habile. Entrecoupé par les nombreux refus ou bugs de l’IA, il met habilement en perspective la voix de Christelle et la force de son histoire face au programme de David, extrapolation notable des normes sociales d’identité et de genre, refusant et dénonçant toute autre perspective. Au fur et à mesure de la confession (hors ligne) de Christelle se dessine une affirmation de soi et une quête de liberté qui s’organise à un niveau individuel, mais aussi collectivement et illégalement, au sein de ce système oppressif. En s’emparant de thèmes d’anticipation (société parfaite en vase clos, extrapolation des normes sanitaires pandémiques sur tous les hivers, isolement des individus, dissidence organisée et éparse…), le récit nous renvoie un reflet déformant d’une réalité contemporaine encore fortement assignée à des normes sociétales.
Certes, Valide comporte quelques travers de premiers romans sur une anticipation imprégnée du printemps 2020… mais c’est bien peu de chose face aux moments forts (notamment le manifeste repris en quatrième de couverture canadienne) dont le souffle et l’aspect biographique nous sont exposés avec un mélange de rage et de pudeur, sans omettre les joies ou les violences… et amène le récit à la révolution espérée par Christelle dès les premières pages.
Une suite est en cours et on retrouvera avec plaisir la plume de Chris Bergeron, de quelque côté de l’Atlantique que ce soit !
Éva Sinanian
L’Excuse
Luis Seabra - Rivages - janvier 2022 (roman inédit - 256 pp. GdF. 19 euros)<
La ville de Krasnoïarsk est brutalement frappée par une tempête d’une force telle qu’elle réduit en ruines tout le quartier ou réside Vassili. Celui-ci, après avoir mis en sécurité sa femme et son fils, décide d’aller chercher ses filles, des jumelles, que sa femme et lui avait confiées à leurs grands-parents. Mais arrivé sur place, la maison est vide, Vassili se blesse et devient la proie de visions de plus en plus étonnantes, dans lesquelles il a du mal à distinguer le réel du fantasmé, et où il croise deux hommes, Sergueï et Sacha, qui semblent autant s’opposer que se compléter… Tout en tentant de démêler le faux du vrai, notre protagoniste se verra confronté à ses propres souvenirs et son histoire personnelle dramatique. Roman déroutant, parfois foutraque, L’Excuse, pourtant signé d’un auteur français d’origine portugaise qui avait déjà publié chez Rivages deux ouvrages au titre énigmatique (F et S), brosse le tableau d’une Russie de la fin du XXe siècle, en empruntant à la littérature de ce pays un certain nombre de ses figures, comme la fratrie déjà mentionnée, et aussi le docteur Kotov, psychiatre, qui s’occupe de Vassili. Celui-ci a en effet vécu un événement traumatique, et Kotov, personnage inquiétant dont les méthodes sont tout sauf académiques (rituels chamaniques, psychotropes, cartomancie, voire trépanations…), tente de l’en sortir. L’ambiance du roman s’en ressent, très sombre, étouffante, entre faute originelle et manipulations mentales ; Seabra alterne et enchâsse les lignes de narration, les époques, plongeant son lecteur dans un labyrinthe déroutant au bout duquel la sortie ressemble à la folie de ses protagonistes. Le tout dans un style extrêmement riche, parfois trop, au risque de laisser le lecteur de côté, sachant que de pénétrer à nouveau dans le roman n’est pas chose aisée… Bref, lecture attentive obligatoire, sous peine de trouver tout cela hermétique. Ceux qui sauront faire preuve d’abnégation apprécieront toutefois la forte originalité de ce texte.
Bruno Para