Qui dit dossier spécial dans Bifrost dit guide de lecture dans la revue papier, et qui dit guide de lecture dit complément sur le blog, reprenant les précédentes critiques parues dans la revue… Au tour donc de Sabrina Calvo, à l'honneur du Bifrost 97 et que la revue a suivie, avec une assiduité disons fantasque, depuis les débuts de l'autrice avec Délius – une chanson d'été, roman récemment réédité chez Mnémos. C'est l'occasion de porter à nouveau un regard sur une œuvre mêlant avec un bonheur rare poésie et fantasy, cyberpunk et fantastique, d'une manière inimitable…
Délius,
une chanson d’été
Délius est un must. Si vous vous demandiez où voulait en venir Mnémos à travers toute cette production de Fantasy précieuse et alambiquée, lisez ce roman. Sabrina Calvo est une fois de plus une nouvelle autrice sur le marché, mais contrairement à la majorité, elle réussit totalement sa première œuvre.
Exploitant la veine rare du Merveilleux Victorien, Délius (inspiré d'une chanson de Kate Bush extraite de l'album Never for Ever et de plusieurs poèmes anglais) croise une enquête à la Sherlock Holmes avec l'album des Fées Séchées de Lady Cottington et une version parfumée du mythe de Jack l'Éventreur.
C'est une véritable débauche de sensations, de lumières, de poésie, additionnée d'une pointe de cruauté venimeuse à laquelle nous entraîne Bertrand Lacejambe, botaniste facétieux spécialiste de la fleur enchantée – et son Watson, Fenby, obsédé par les fées depuis qu'une rencontre avec celles-ci lui a fait perdre dix ans de sa vie. Le roman tout entier est une constellation de scènes marquantes, alternant l'ivresse du Bal de la Symphonie Fantastique avec un raid de ramoneurs à la Mary Poppins (en moins mignon), une expérience botanique tout droit sortie de La petite boutique des horreurs, ou encore cette affreuse vision du refuge abandonné des fées – sans oublier des vertiges à la Lewis Carroll et jusqu'à, même, un usage du chemin de fer typique des serials des années 20.
Et tout se tient, rien ne semble inutile. L'impression d'ensemble est parfaite et délicate, joyeusement caricaturale par instant et extraordinairement réussie. La couverture est remarquablement fidèle à ce sentiment.
Conclusion : à moins d'être allergique à la Fantasy Victorienne (et à la noirceur irrémédiable sous-jacente à ce monde rêves et d'enchantement), achetez Délius. Vous ne le regretterez pas.
D'une case à l'autre, le décor a changé. La souris a maintenant projeté sa brique, que le chat reçoit ; il y avait un mur, il y a des arbres. Ça n'a pas d'importance : le mur s'arrêtait au milieu de nulle part, sans plus de raison. Les années 20 : Georges Herriman dessine des planches où une souris tente de lancer des briques sur un chat amoureux d'elle, un chien policier défend le chat, seuls les éléments du décor nécessaires au gag persistent. La vérité du comics se concentre sur le triangle amoureux formé par la souris Ignatz, le chat Krazy Kat, le chien policier. Tout le reste est accessoire. La vie appréhendée par la focale de l'absurde, des questions sans réponse, des sentiments.
Sabrina Calvo place une autre mécanique au centre de son roman : celle du système solaire. La Lune tombe sur la Terre. Rien à faire. Une transgression a été commise, se commet, un meurtre ; Newton avait compris que le ballet des planètes pouvait se détraquer, les planètes ont des sentiments. Écoutez Holst, la Symphonie des Planètes. La puissance aveugle des sentiments, la spirale, le néant.
Pas d'absurde sans le néant.
Sabrina Calvo expérimente : donnez à vos personnages une durée de vie limitée par la fin du monde, laissez-les effleurer le sublime, anéantissez tout espoir de compréhension. Laissez-les courir, délirer, crever ; ces personnages, c'est un bout de vous-même. La fin du monde pour le roman, la fin de soi pour l'écrivaine.
Estimer que le titre, Wonderful, relèverait d'une ironie cruelle ne tient pas. La haine, le vertige, l'autrice les transcende par de l'amour, tout l'amour contenu dans les fibres de son cœur qu'elle presse… De l'amour pour ses personnages, de l'amour pour le sacrifié, de l'amour pour ses lecteurs.
Elle sait que ses personnages vont mourir de sa main, que la Sabrina Calvo qui a écrit ce roman ne lui survivra pas, que les lecteurs, la dernière page lue, poseront Wonderful. Dans un cartoon, les créatures folles de Tex Avery tutoient la mort sans jamais en faire l'expérience, tout au plus subissent-elles un expression graphique de leur déconfiture, les carottes ne sont cuites que lorsque surgit That's all, folks !, l'annonce du néant.
Résumer un tel livre tient de la gageure la plus totale : on a affaire ici à un « Objet Littéraire Non Identifié », fruit de la conjonction des talents de deux frappadingues, Fabrice Colin et Sabrina Calvo. Pour ceux qui souhaiteraient néanmoins connaître un semblant d'intrigue, on leur dira que l'histoire commence dans le parc de Kensington Garden, à Londres, où deux personnes, Kelvo et Collins, s'amusent à faire le poirier au milieu d'écureuils. Plus tard, ils iront surfer sur l'onde de choc produite par l'explosion de la bombe atomique en plein désert du Nevada. On parlera aussi, pêle-mêle, d'extraterrestres attachants, d'un grand constructeur de jeux vidéo et de rats. Bien sûr, il se trouvera des lecteurs qui ne supporteront pas ce bric-à-brac intenable. À ceux-là, les auteurs ont prévu de fournir une réponse, qui tient dans le titre du deuxième chapitre : « On vous emmerde ». Ou, en d'autres termes moins directs, ne cherchez pas à retrouver une histoire linéaire et classique. Mieux vaut que vous laissiez tomber dès la première page toutes vos facultés d'analyse et de rationalisation, et savouriez simplement l'humour des personnages, l'extravagance des situations, et le côté joyeusement bordélique de l'ensemble.
Dans ce triptyque (dont la première partie avait été publiée dans Jour de l'an 2000, aux éditions Nestiveqnen), il y a également des tonnes de références à la culture, sans distinction entre celle dite « officielle » et la « populaire ». La quatrième de couverture présente ce livre comme « un Fantasia post-moderne mis en musique par Marylin Manson et filmé par Terry Gilliam sous speed ». Cette description est encore trop réductrice – voire fausse, la bande-son empruntant par exemple aussi bien aux années 80 (qui se souvient encore de Den Harrow ?) et aux années 90 (Neil Hannon et Divine Comedy). Les auteurs citent entre autres Shakespeare, les préraphaélites, Walt Disney, Richard Brautigan, artistes qu'ils apprécient tout particulièrement. Et ce livre de se transformer en œuvre très personnelle, qui expose une certaine philosophie de la vie, entre tolérance et volonté affirmée de conserver une âme d'enfant prompte à s'émerveiller. Reste à savoir comment s'est articulée l'écriture de ce texte à quatre mains : Fabrice Colin s'est-il chargé des seuls passages dont le narrateur est successivement Collins, Nik et Ko, laissant à Sabrina Calvo la paternité des passages signés Kelvo, Valk et Ka ? Ou la situation est-elle plus complexe ? Qu'importe, au fond, puisque cette dichotomie est le moteur du livre, et lui confère son énergie vitale.
Bref, ce court roman est un régal à savourer immodérément, une vision totalement disjonctée et jouissive de l'imaginaire de deux auteurs qui n'ont pas fini de nous surprendre. Kwak.
Partons du principe que vous connaissez déjà Sabrina Calvo, car si ce n'est pas le cas, vous avez d'ores et déjà raté quelques-uns des événements éditoriaux marquants de ces dernières années.
L'autrice de La Nuit des labyrinthes (J'ai Lu), de Wonderful (Bragelonne), d'Atomic Bomb (le Bélial' – coécrit avec Fabrice Colin), la scénariste folle de Kaarib (Dargaud – avec Krassinsky) nous revient ici avec un premier recueil de nouvelles, rassemblant une majorité d'inédits et quelques textes retravaillés en profondeur. Mais ce qu'est Acide organique ne peut être exprimé par une énumération, descriptive et critique, des textes qui le composent. Je choisis donc la voie de l'analyse globale : Acide organique est une œuvre d'art. Acide organique rend malade. Acide organique est un Manifeste déguisé en fictions.
Certes, il y a d'abord la plume de Calvo, vive, acide, inimitable, capable de brasser du réalisme exacerbé à la poésie la plus échevelée, apte à s'affranchir, comme en un acte de rébellion brutale, des règles les plus élémentaires de l'orthographe et de la grammaire (ce qui ne dédouane pas l'éditeur des « vraies » fautes qui émaillent le texte, soyons clairs…), « cette science des cons », écrit-elle pour mieux nous provoquer. Mais il y a ensuite le support iconographique, très riche, qui accompagne, rehausse et magnifie chaque texte. Du coup, nos émotions jaillissent, incontrôlables, en commençant par la couverture qui provoque tout à la fois dégoût et amusement. Enfin, il y a les jeux sur la typographie et la mise en page, délibérément changeantes, voulues par l'auteur et l'éditeur, complices dans le souci de nous troubler. Les titres se mêlent aux conclusions, les slogans aux exergues. C'est sans doute, en termes d'art, l'ouvrage le plus contemporain qu'il m'ait jamais été donné d'ouvrir.
Ce livre rend malade. Vous devez y être préparés. Son but est de brouiller les frontières entre le réel et la fiction, et Sabrina Calvo s'y emploie par tous les moyens. C'est sa manière à elle d'écrire de la fiction. Non pas de vous amener en des mondes différents, mais de rendre celui que vous croyez connaître étranger. Et mou. Fuyant. Écœurant. Il creuse le réel, à grandes pelles de lucidité, jusqu'à la trame, qui s'avère grise et souillée. Ce recueil véhicule une tristesse, une douleur rarement égalées. Les motifs apparents qui sautent à l'esprit du lecteur sont l'échec, la souffrance, la solitude, la rancœur. En livre atrabilaire, il déborde de fluides infectés et d'humeurs suspectes. Il pue, comme la Jabule. Mais cette puanteur n'est pas gratuite. Rien de ce qu'écrit Sabrina Calvo ne l'est. Et les prises de conscience de se succéder : « Ambient otaku », qui finit en carnage dans une boîte à copies, « Acide organique », qui se clôt en une plongée irréversible dans la féerie la plus végétale, « Still », qui revisite de l'intérieur le mythe de l'amour immortel et sert en définitive de déclencheur à quelque chose de très différent de la noirceur qui semble imprégner le recueil…
Car ce livre est un Manifeste qui instrumentalise les fictions qui le composent. Ce livre est un cri d'une sincérité, d'une audace, d'une transparence qui confinent à la folie. Soudain, le souvenir illuminé de Wonderful rejaillit, amplifié par le changement de siècle de référence. Car ce n'est plus aux paradigmes et aux mythes du XIXe siècle que s'intéresse Sabrina Calvo, mais aux renoncements terribles du XXe. En dépit de l'égotisme forcené, de l'auto mutilation qui se ressent dans chaque page, ce que lance Sabrina Calvo, c'est un appel à l'Absolu. Et à l'espoir de renouer avec cet absolu, à trente ans, au moment où tout peut encore basculer, grâce aux questions que l'on pose à la Jabule et qui vous répond, en séchant vos larmes : « Tu verras, demain, il fera beau ». (« Trente questions posées à la Jabule ») Car il est possible de retrouver, au plus profond de nous, sous les abandons qu'entraîne la socialisation, la magie innée de l'enfance. Celle qui permet de faire voler et atterrir un avion en le prenant entre ses doigts (« Aeroplane tonight »), celle qui peut transformer quelques cartons en château et des poèmes en lit de roses (« Ambient otaku »), celle que la publicité, ogre pédophile, ne devrait jamais atteindre, celle qui peut aussi transformer une cellule photo-électrique en véritable shotgun (« Scomark telesport 10 »). Mais naturellement, il y a un prix à payer, et c'est justement la perte de repères. Vue de l'extérieur, la quête de l'Enfance Perdue ressemble à s'y méprendre à l'inadaptation sociale…
Le dernier motif, psychologique et fictionnel, ne vient à vous que lorsque vous refermez le livre. Bien sûr, il vous crevait les yeux dès les premières pages. C'est ce texte magnifique, « Kei », qui en est la figure de proue. Car retrouver l'enfance, c'est aussi se tourner vers ceux qui ont participé à cette enfance, tant bien que mal. Dans la plupart des cas, lorsqu'on a trente ans, ils sont toujours là pour en témoigner. Ce recueil est un message d'amour aux parents. Ceux de « Kei » qui, jusqu'au bout, bâtiront pour ce rat unique en son genre un monde imaginaire délibérément anthropomorphique. Ceux évoqués dans « Archeodrome », vers lesquels le narrateur retourne, comme vers la seule île résistant encore à l'engloutissement du monde. Voilà le moment exploré par Sabrina Calvo. Celui des trentenaires qui rentrent chez eux. « Les mains des parents se posent sur mon visage pour me protéger », écrit le narrateur d'« Ambient otaku ». Cet espoir, serti dans la noirceur du recueil, est la marque d'une Sabrina Calvo qui a fait le lien entre son passé et son avenir, entre ses errances et ses expériences, et prouve qu'elle a accompli son projet : concilier un regard lucide et mature sur le monde et la liberté inconditionnelle de l'enfance. Ce qui viendra ensuite ne peut qu'être merveilleux, car l'ombre de Peter Pan protège l'une de nos écrivaines les plus authentiques.
Est-ce que Sunk coule ou est-ce l'eau qui monte, ou bien une combinaison des deux phénomènes ? C'est ce que vont tenter de découvrir deux frères accrocs au Picon-bière, deux branleurs même pas sympathiques prénommés Arnaud et Sébastien. Leur quête (désespérante de vacuité), se résumant à l'ascension chaotique d'une île qui se noie, se fera en compagnie d'un schizophrène aux deux identités identiques, d'une armure vivante et de moult autres personnages étonnants, mais ne servant la plupart du temps à rien. Le tout sous le regard un peu Big Brother de Sémaphore, autre personnage ne servant à rien, si ce n'est à permettre aux auteurs de nous parler quelques lignes durant de cette spécialité culinaire italienne fort appréciée qu'est la pizza.
Pour réussir à lire Sunk de Sabrina Calvo et Fabrice Colin, il faut à mon avis (liste non exhaustive) :
1/ En couvrir l'immonde couverture d'Arnaud Cremet avec un joli papier, si possible terne et n'attirant ni le regard des passants ni l'intérêt des mouettes rieuses.
2/ Ne prendre que cet ouvrage pour un long trajet (un Paris-Bangkok diurne avec escale technique de trois heures dans les Émirats Arabes Unis me semble parfait ; si votre voisin de siège est une vieille dame qui a quarante-trois petits-enfants et joue dans un des meilleurs clubs de bridge de la Sologne profonde, c'est encore mieux).
Pour lire Sunk, il faut aussi :
3/ Oublier que les auteurs de cet opuscule ont précédemment commis Atomic Bomb (œuvre littéraire hallucinée dont le premier tiers est à mon avis génial, le second tiers pas mal et le dernier tiers complètement foiré)
4/ Être définitivement nul en orthographe et grammaire, et n'avoir absolument aucun respect pour la langue française, ni la moindre notion de typographie pour faire bon poids.
Est-ce que Sunk coule ou est-ce l'eau qui monte, ou bien une combinaison des deux phénomènes ? À dire vrai, on s'en fout… Et ce ne sont pas une phrase percutante de ci de là, une bonne idée à la Monthy Python perdue entre les dessins, qui sauvent l'ouvrage du naufrage. Quant à présenter Sunk comme une habile parabole du monde dans lequel nous vivons… c'est un peu comparer l'écrivaillon-journaliste PPDA à Jack London… Si parabole il y a, elle est satellite, couchée en chapeau chinois dans un des bidonvilles de Marseille et Sabrina Calvo – intoxiqué au THC – est caché dessous pour échapper aux CRS. Sunk aurait pu être un roman à la Terry Pratchett tout à fait réjouissant (genre Les Annales du Monde-qui-coule), mais il a été visiblement torché en deux semaines par deux branleurs sympathiques (que l'on sait par ailleurs forts talentueux, ce qui énerve d'autant plus). Résultat, c'est un Objet Littéraire Non Identifiable consternant de j'menfoutisme et d'auto complaisance assumés. Dommage.
Une dernière chose : si quelqu'un a un correcteur orthographique et grammatical qui traîne (genre Pro-Lexis), surtout qu'il s'empresse de l'envoyer aux Moutons électriques éditeur. Le leur est visiblement tombé en panne avant installation (hypothèse 1), a fondu lors de l'installation (hypothèse 2), ou a été kidnappé par les extraterrestres de la planète Larousse (hypothèse la plus probable)…
Alors voilà : le narrateur débarque à Los Angeles pour couvrir l'E3, la plus grosse convention de jeux vidéo du monde. L.A. : la Ville, là où il est né, où il va chercher un renouveau. L.A. : la non-ville, la fabrique à fictions, le royaume du faux, un décor remplis d'acteurs déchus, d'otakus névrosés, de hordes de jouets humains.
Comme une lente traversée du miroir (ou plutôt de l'écran), les premières pages annoncent la couleur : Minuscules flocons… sera un voyage initiatique au-delà du dicible, un roman sur la confusion du vrai et du faux, la dissolution du réel dans le virtuel (et inversement), l'immersion de la Kulture dans la Nature.
Dans un voyage initiatique, on trouve toujours un avant, un pendant, et un après.
Avant, il y a le narrateur, en phase de désincarnation accélérée, perdu dans un monde élargi à de multiples dimensions. Dimensions qui lui semblent autant de simulacres, d'illusions cathodiques, de parc à thèmes pour hommes régressés. Qui font qu'il se sent « l'objet d'un sinistre complot qu'on appelle réalité » ; lui-même participe de ce complot, « sa capacité à créer du faux [ayant dépassé] sa capacité à le détecter. » Raison pour quoi il espère secrètement un RESET terminal qui effacerait tous les artifices, tous les programmes ; il rêve d'un réenchantement du monde par le feu vitrificateur de la Bombe.
Pendant, il y a donc une sorte de croisade, de quête, ou d'enquête : lancé sur les traces de Vectracom, une société spécialisée dans le Jump, « le passage d'un monde virtuel à un autre, la complémentarité des univers, le transfert d'avatar », le narrateur en vient rapidement à oublier son but initial pour enchaîner des rencontres bizarres et des découvertes tordues. Qui était vraiment tonton Walt ? Quelles relations entretenait-il avec Tezuka, le papa d'Astroboy ? Quel était cet appareil volant non identifié aperçu dans la nuit du 25 février 1944 ? Quels enjeux poursuivent l'illuminé RAM et ses sbires, sectateurs d'un théâtre d'avant-garde nihiliste où on joue et rejoue en miniature le combat d'entités monstrueuses (Godzilla versus Goijira), la destruction de la civilisation ? Les extraterrestres ont-ils débarqué sur la Terre ? D'une réponse tronquée à l'autre, les errances du narrateur ne lui apportent (en fait de révélations) qu'un surcroît de confusion paranoïaque ainsi que des trips de plus en plus prégnants, de plus en plus cohérents. Il comprend néanmoins qu'il a un rôle à tenir dans cette histoire à dormir debout ; le décor halluciné de L.A. semble tout à coup dressé exprès pour lui et va devenir le lieu d'un passage, d'une transformation définitive. L'instrument de cette transformation, c'est la Grille. L'idée est qu'on ne peut plus appréhender le monde dans sa complexité, il nous faut des filtres. Pour le narrateur, la Grille permet d'abord de classifier le quotidien en chapitres pour ne pas perdre le fil de sa propre histoire ; puis d'encadrer, de quadriller, de décoder et enfin de sublimer la réalité, de renouer un lien entre les éléments isolés de cette norme mouvante, incertaine. Hollywood, les studios Disney de Burbanks et leur mystérieux souterrain, l'E3, et même le petit théâtre des horreurs, rien n'est là par hasard, car « il n'y a pas de hasard, l'ordre du monde est chaos ». Sur la carte des rues, piquée des petits points lumineux des néons, se superpose une autre réalité, une réalité immanente.
Et après ? De l'autre côté de l'écran, au cœur même de cet espace primordial, on meurt ou on renaît. Ici, le robot humain peut échapper au programme, reprendre les commandes, devenir « administrateur ». Mais l'autre côté est une matrice froide de flux, d'informations, de formes ; une réalité pour tout dire inhumaine, où seule peut se mouvoir la volonté démiurgique du narrateur, faux nouveau prophète d'une ère nouvelle : faux car dans ce roman nous sommes tous nos propres prophètes, il n'y a après tout que votre représentation de l'univers, vos règles, vos repères.
Le quatrième de couverture n'a retenu que les aspects les plus racoleurs du roman : Godzilla, TRON, Walt Disney, Tezuka, la secte, les ET, la nanotechnologie, le virtuel qui déborde et les pixels qui neigent. Mais le propos de Calvo est en fait bien plus abstrait – bien plus ambitieux aussi. Sa grande réussite tient à la façon dont la S-F est appréhendée, sous l'angle original de la culture, ou plutôt du symbole : en rapprochant les symboles culturels de l'imaginaire dominant sur Los Angeles, la pop musique, les jeux vidéo, les cartoons, les performers, la télé réalité, les ovnis, Hollywood, il tire quelques idées maîtresses visuellement très fortes (L.A. comme constellation, la Grille, les hélicoptères) qui nous valent des moments de fulgurances poétiques, de grâce mélancolique. Demeure cependant un sentiment d'inachèvement, de ratage partiel. Car Calvo est beaucoup moins convaincant sur plusieurs autres points.
Premier point : le style, encore trop abscons, verbeux, à la limite de l'illisible.
Second point : une structure mal maîtrisée, confuse.
Troisième point : l'introduction d'éléments qui n'apportent rien au récit (les complots, les extraterrestres, les nanomachines).
Quatrième point : des personnages sans relief et dont au final on comprend mal les motivations. Ainsi du narrateur : fustigeant le principe de pixellisation du monde, son obsession du contrôle tisse pourtant une grille de lecture qui finit par encadrer les possibles ; il circule sur ce dessin total, en dégage des lignes de fuite et les perspectives, cherche à comprendre puis se dépasse ; sauf qu'on a l'impression que tout est décidé d'avance, que sa trajectoire est téléguidée. Fatalement, on a du mal à croire au deus ex machina final et à l'illusion de liberté subséquente.
Cinquième point enfin : sous l'angle hardcore, c'est-à-dire scientifique et philosophique, le roman ne tient pas les promesses que l'entame avait laissées espérer. Certes, la réflexion que Calvo développe sur la structure imaginaire du monde, de nos mondes, ouvre des pistes vertigineuses. Il raconte avec habileté le glissement d'un réel qui absorbe peu à peu le sens de tout ce qui nous entoure et nous renvoie nos rêves à la tronche en barquette sous cellophane. Mais l'apogée de cette réflexion est vite atteinte, et le reste tourne à vide, le dernier chapitre enfonçant le clou, dans le mauvais sens du terme.
Le roman pose en fait deux questions, la deuxième découlant de la première. La première porte sur la représentation de la réalité, d'un réel élargi – notion qui d'ailleurs aurait mérité d'être éclaircie. Est-ce un programme ? Un artifice ? Une norme ? Peut-on la représenter autrement que par les moyens dont la nature et l'expérience nous ont dotés ? Et peut-on s'affranchir des sens, des outils qui permettent de la délimiter, des écrans, des réseaux, des cartes, des grilles ? Comment donc en circonscrire les multiples dimensions ? L'auteur tente une approche phénoménologique, se réclame d'une réalité fragmentée, fractale, en mouvement perpétuel, et qu'on ne peut saisir qu'en excédant les sens et en annihilant le sens, pour faire réapparaître le point de vue. Autrement dit, abolir la fiction pour faire resurgir une manière de Verbe (mais contrefait), un acte fondateur, créateur. Le corollaire de ce soudain éblouissement est d'être rattrapé par un sentiment d'absurdité. Dans la réalité immanente du roman, nous ne serions que ça : des fractales ; des flux ; de l'information ; 0 et 1, 1 et 0. Le Philosophe dit que la fiction protège du Vide, et que le Vide aspire naturellement à s'actualiser en fictions. C'est dans ce rapport que gît sans doute la véritable richesse du propos de Calvo, même s'il ne l'exploite pas assez : non pas la virtualisation du monde, mais sa totale mise en fiction. Il met dans la bouche d'un personnage cette phrase étrange : « La fiction ne guérit plus du réel, elle agonise et le réel la soigne. » Qu'est-ce que le réel cependant, sinon un gigantesque emboîtement de constructions intellectuelles, de concepts, en somme de fictions (dont Internet, les jeux vidéo, et même les fractales, les flux, ne sont que des facettes) ? Partant, une fiction peut-elle en soigner – ou en détruire – une autre ? Sans doute, car leur nature veut qu'elles s'influencent, s'interpénètrent. Elles se livrent une guerre invisible dont seuls les vainqueurs sont immortalisés par notre culture, notre histoire. Comme les gens ou les civilisations, certaines triomphent, d'autres disparaissent. La seconde question que pose le roman est donc celle de la place de l'homme au milieu d'un tel enchevêtrement, puisque de plus en plus il devient un simple vecteur des fictions qu'il a créées, un relais. C'est le mythe éternel du créateur dépassé par ses créations : Frankenstein revisité ; Prométhée brûlé par les hommes à qui il a donné le feu. De tout temps, la technique ne cesse de poser des questions auxquelles la fiction apporte des réponses. Mais le monde systémique, hypercomplexe, dans lequel nous vivons, tend vers la prolifération des fictions (intimes ou globales), qui parasitent la capacité de réflexion de l'individu sans apporter aucune réponse. À la manière d'un virus, les fictions les plus aptes se propagent jusqu'à se convertir en norme ; de sorte que le sujet de Calvo aurait pu se résumer à cette alternative : imposer sa fiction ou se voir imposé des fictions. Peut-être faut-il y voir la véritable problématique d'un roman inégal mais passionnant, tendant au Réel un miroir chatoyant d'inquiétants reflets : pas seulement ceux d'un monde vendu au matérialisme (donc au diable), mais aussi d'un monde sans merveilleux, sans absolu. Nietzsche aurait dit : le monde d'après la mort de Dieu.
Le Néant… C’est un peu ce qu’on se dit en regardant la couverture du livre. Les goûts et les couleurs ne se discutent pas, mais ce pauvre orange mitigé blanc, euh… bof. Surtout quand on a fini de lire le roman, et qu’on se dit : mais bon sang, avec autant d’imprégnation marine, pourquoi ne pas l’avoir faite bleue !
Passées ces considérations esthétiques, le texte résiste, lui, à toute classification. Il appartient aux œuvres qui font débat, parce que « j’adore/je déteste ». Personnellement, j’adore. Une écriture totalement décalée, un personnage barjo, voire une lecture sous LSD (non, pas moi, hein…), mais une œuvre parfaitement maîtrisée. Quand un auteur gère quatre voix au moins en même temps, on s’incline.
Munissez-vous de votre Mallarmé (qui ne s’offusquera pas de l’usage de son Ptyx), ainsi que d’un bon bagage de culture générale, sinon, vous serez aussi perdu que dans un volume de Terry Pratchett. Lequel, d’ailleurs, serait sans doute amusé de voir des tortues discuter entre elles, au lieu de soutenir le Disque-Monde. Vous n’avez qu’à admettre que les tortues parlent, que les fées existent, et que votre pensionnat de jeunesse était géré par de gentil doux-dingues. Une fois cela fait, vous pouvez admettre qu’un Français expatrié en Islande deviendra le maître du Néant.
Plus sérieusement, le héros est d’une touchante fragilité. On sent même chez l’auteur une sorte de crise existentielle, qui le rapproche de Defoe dans Robinson Crusoe. Le plan prénatal, sexuel, et tout ce qui s’ensuit, est au rendez-vous.
De manière plus profonde, la recherche d’une démiurgie, parfaitement explicitée et développée dans la folie qu’elle implique, constitue l’axe principal du texte. Plus on avance dans le roman, et plus il faut accepter de lâcher prise, comme le héros. Pris dans le tourbillon du texte (enfin, l’éruption du volcan, dans le cas présent), il est impossible de refermer le livre avant la dernière page. Avec un seul regret : la fin est un peu trop facile, devant ce que l’on pouvait attendre. Nous exigeons toujours plus, c’est vrai, mais avec de telles ambitions et de telles capacités, on se sent un peu déçus.
On regrettera quelques longueurs dans la dernière partie du livre, largement compensées par une réelle réflexion philosophique qui manque trop souvent aux textes « commerciaux ». On regrettera également des fautes de frappe non corrigées, qui font vraiment désordre…
En bref : pour tous les désaxés, on se jette dessus tout droit (avec de quoi trouver toutes les références culturelles, ce qui fera du travail !). Pour ceux qui ne se posent aucune question, mieux vaudra passer sa route devant une œuvre aussi déroutante.
Le problème avec Sabrina Calvo, c’est qu’on voudrait toujours en lire plus alors qu’elle ne nous en donne jamais assez. À sa décharge, elle n’en est pas moins une hyperactive de la création en collaborant à plus d’une douzaine de jeux vidéo depuis 2012, année de son extraordinaire roman Eliott du néant, et aussi en continuant à faire vivre son web-comic Song of Beulah. Autant dire que la sortie d’un nouveau roman de cette méta-poétesse donne à la vie des atours de fête dont les afters peuvent se prolonger longtemps après la lecture, tant celle-ci illumine le cœur, réveille les sens et enchante l’esprit.
Avec Sous la colline, Sabrina Calvo met à exécution une grande idée : emmener ses lecteurs séjourner dans l’immeuble du Corbusier, à Marseille. En effet, qu’il s’agisse de la ville de Marseille ou de Charles-Edouard Jeanneret-Gris, dit « Le Corbusier », un réajustement de la qualité de l’image semblait plus que nécessaire : Marseille, la cité phocéenne, ne peut aucunement se résumer à un club de football, à une zone fatalement interlope ou à l’image aussi floue que fausse qu’en donnait un Pagnol très épinalisant. Calvo rend ses lettres de noblesse à une terre où la culture est riche, l’héritage antique et la modernité, naturellement, omniprésente. En 1952, cette modernité se traduit du haut de ses cinquante-six mètres par l’inauguration de « La maison du fada ». Et ici, la mise au point nécessaire était double : tout d’abord, distinguer Le Corbusier de son œuvre (oublier les travers de l’homme pour apprécier la singularité de sa création), puis distinguer son œuvre de ses avatars vérolés auxquels elle a donné naissance (et savoir faire la différence entre une Unité d’Habitation et une horrible barre de HLM).
Le pari est réussi et l’objectif dépassé. De page en page, le lecteur découvre « Le Corbu » de l’intérieur, son génie de conception et le bonheur qu’il apporte à ses occupants dans une aventure mystique où les mythes fondateurs de Marseille se réveillent et se font menaçants.
Bien d’autres surprises, et pas des moindres, en termes de profondeur thématique, font de la lecture de Sous la colline un véritable délice qui oblige le chroniqueur à sortir de sa réserve habituelle pour s’écrier : « Vas-y mon gars et surtout ne t’arrête pas : tu es comme une lumière dans la nuit noire. »