Quand Lucius Shepard s'essaie au roman de zombies, que cela donne-t-il ? C'est l'occasion de s'intéresser au premier roman de l'auteur, Les Yeux électriques, paru sous nos latitudes voici trente ans, et à sa suite, Dead Money, au sommaire du recueil Sous des cieux étrangers.
Les Yeux électriques [Green Eyes], roman de Lucius Shepard traduit de l’anglais [US] par Isabelle Delord. Robert Laffont, coll. « Ailleurs & Demain », 1987 [1984]. GdF, 280 pp.
Dead Money [id.], novella de Lucius Shepard traduite de l’anglais [US] par Jean-Daniel Brèque, in Sous des cieux étrangers, Le Bélial’, 2010. Pp. 111-198.
Parmi les genres les plus rebattus qui soient du côté du fantastique, il y le roman de zombies, à peu près au même titre que le roman de vampires, la faute à une déferlante de romans d’une qualité oubliée six pieds sous terre. En soi, la figure du zombie est certes digne d’intérêt, manière de métaphore des masses populaires décérébrées. Mais au-delà du simple affrontement morts contre vivants, où l’on redécouvre à chaque fois que, ô stupeur, les humains sont pires que leurs congénères assoiffés de cervelle, on tourne vite en rond. Pour son premier roman, Lucius Shepard s’est aventuré sur le terrain du roman de zombies… Mais en 1984, le genre était sûrement bien moins balisé que maintenant. Voyons cela de plus près…
Les « yeux électriques » du titre, ce sont ceux des zombies. Attention, il faut oublier ici le cliché de la créature amorphe avide de cervelles humaines. Ces cadavres – pas trop défraîchis s’il vous plaît – que l’on a ramené volontairement à la vie à l’aide d’une bactérie spécifique, que l’on trouve dans la terre des cimetières (et pourquoi pas). Une résurrection qui a trois effets secondaires : la première est une lueur vert électrique dans les yeux ; la seconde est l’apparition d’une nouvelle personnalité, effaçant l’originelle (une sorte d’expression incarnée du désir, à la Freud). Dernière conséquence, et pas la moindre : cette résurrection est temporaire, même si la durée est susceptible de varier de quelques heures à plusieurs mois. Ces zombies d’une nouvelle sorte sont l’œuvre du docteur Hidoki Ezawa, de l’université de Tulane à la Nouvelle-Orléans.
Jocundra Verret est thérapeute et travaille auprès du Dr Ezawa ; peu à peu, la voilà qui s’éprend de l’un de ses patients : le charismatique Donnell Harrison. Un poète, un écrivain. Et, accessoirement, un zombie. Bien vite, le couple improbable prend la fuite et quitte Tulane. Leur but : trouver un moyen de maintenir Donnell en vie. C’est le début d’une étrange errance, faite de rencontres improbables, dans les tréfonds de la Louisiane. Car Donnell possède un pouvoir, celui de guérir les gens : ses yeux si particuliers lui permettent de voir, en quelque sorte, les flux magnétiques des individus ; il lui suffit ensuite de les tisser de manière adéquate pour les soigner. Plus qu’un pouvoir, un don… Un don qui grandit et dans lequel se devinent les ombres des loas.
Les zombies des Yeux électriques diffèrent passablement des hordes de créatures affamées de cerveaux frais : Shepard donne une origine passablement vaudou à ses morts-vivants, tout en cherchant à trouver une vague explication scientifique (des bactéries, donc). L’intérêt, comme bien souvent avec l’auteur du Dragon Griaule, ne se situe pas du côté de la quincaillerie ou des mécanismes biologiques, mais bien dans la description des bayous et de leur population interlope. L’aspect (vaguement) scientifique s’efface bien vite derrière le vaudou, et l’on croise vite les ombres du Baron Samedi ou d’Ogoun Ferraille… L’ambiance se fait lourde, pesante, chargée de tensions.
Sur le papier, c’est impeccable. Néanmoins, le roman peine à passionner : trop longue, trop lente, l’intrigue peine à impliquer le lecteur (votre serviteur, du moins), qui suit de loin et avec indifférence les péripéties tour à tour violentes, amoureuses, de Jocundra et Donnell. Il s’agit certes là d’un premier roman ; lors de sa parution en mai 1984, Shepard n’avait alors publié qu’une poignée de nouvelles et il faudrait attendre décembre de cette même année pour lire la superbe nouvelle « L’Homme qui peignit le dragon Griaule » dans les pages de F&SF.
Près de vingt ans plus tard, Lucius Shepard est revenu à ses zombies aux yeux luminescents, avec la novella « Dead Money », parue originellement dans la revue Asimov’s au printemps 2007 et reprise au sein du recueil Sous des cieux étrangers. Les dead money du titre, ce sont ces joueurs de poker un peu trop sûrs d’eux et surtout destinés à perdre. Jack Lamb, le narrateur, croit en repérer un en la personne de Josey Pellerin, individu grossier qui ne quitte jamais ses lunettes de soleil et sa plantureuse compagne… qui n’est autre que Jocundra Verret. Si plusieurs années se sont écoulées depuis les événements des Yeux électriques, Jocundra n’a pas perdu son intérêt pour ces gens revenus d’entre les morts qui développent d’étranges compétences. Celle de Josey Pellerin, c’est précisément le poker : le type est imbattable. Accessoirement, c’est aussi une enflure de première classe, un caractère imbuvable dont Jack devra pourtant s’accomoder : son boss, Billy Pitch, veut que Pellerin dépouille l’un de ses rivaux lors d’une partie de poker Texas Hold’em en mode no limit. Les choses ne se dérouleront pas exactement comme prévu, à mesure que grandissent les pouvoirs de Pellerin et la tension amoureuse entre Jack et la belle Jocundra.
C’est là une histoire qui confirme ce que l’on savait déjà : un auteur bien plus à l’aise sur la distance de la novella. Shepard est à son aise pour décrire l’ambiance poisseuse de la Nouvelle-Orléans post-Katrina, celle, électrique, qui règne autour des tables de poker, sans oublier les relations humaines, de préférence troubles. À vrai dire, « Dead Money » se focalise moins sur Jack Lamb ou Josey Pellerin que sur l’ambiguë Jocundra Verret, qui aime peut-être un peu trop les zombies. À ce titre, la conclusion possède quelque chose d’intensément fataliste.
La fin de la vie, pour ce que nous en savons… n’est pas toujours la fin avec Shepard. À l’inverse des fantômes qui ponctuent ses récits (« Delta Sly Honey » et « Zone de feu émeraude » dans le recueil éponyme ou « Rose Street Attractors » dans Five Autobiographies and a Fiction) bloqués dans leur passé mortifère, les protagonistes de ces deux récits zombiesques se réinventent, une fois morts, en des personnes plus grandioses… quoique éphémèrement.
Quant à leur auteur, décédé au printemps 2014, espérons que lui et son œuvre passent à la postérité.
Introuvable : seulement d’occasion pour Les Yeux électriques
Illisible : non
Inoubliable : de peu s’en faut