Le Bifrost 88 consacré à Greg Egan sort dans une poignée de jours. D'ici là, nous vous proposons, comme à l'accoutumée, ce guide de lecture bis, composé des critiques parues précédemment dans la revue : l'occasion de se rappeler qu'en Bifrosty on apprécie l'auteur d'Isolation et Axiomatique…
Axiomatique
Greg Egan (auteur australien découvert dans Interzone à la fin des années quatre-vingt, en France un peu plus tard dans les pages de CyberDreams et les publications DLM), il y a ceux qui adorent et… les autres. Et moi, très franchement, j'étais il y a encore un jour ou deux très clairement dans la seconde catégorie, celle des autres, ceux qui ont lu, ça et là, une ou deux nouvelles intéressantes et beaucoup de textes abscons. Ainsi, tout était simple, et lorsqu'on me parlait d'Egan, je me disais : « ah ouais, ce type aux idées souvent renversantes mais à la manière genre hard-science cryptique dont je comprends qu'un mot sur trois ». C'est alors qu'arriva Axiomatique, un petit recueil de quatre nouvelles (premier volet d'un ensemble quadripartite à venir, me semble-t-il), un bouquin qui, affirmons le d'emblée, allait radicalement chambouler mon jugement. Et depuis plus rien n'est simple, évidemment…
Après cette petite introduction passablement nombriliste, passons donc aux choses réellement dignes d'intérêt, à savoir « Axiomatique », nouvelle d'ouverture au titre éponyme à celui du recueil. L'histoire est basique : celle d'un homme déchiré (entre son désir de venger sa femme assassinée lors d'un braquage, et sa morale qui lui souffle combien tuer un être humain est un acte ignoble. Pourtant la solution est là, dans ces implants neuraux à même de profondément modifier la personnalité, de changer l'introverti timide en gagnant grande gueule sûr de lui, l'athée en fanatique religieux ou encore le veuf en meurtrier. On avale le texte à toute allure, véritablement saisi par une écriture limpide, extrêmement vivante, une nouvelle ou plane le vaste problème de l'intégrité humaine de notre identité en tant qu'être pensant. Le ton est donné, et de bien belle manière.
Charpentée sur la même thématique, celle de l'identité de l'individu, « Le coffre-fort » nous plonge dans les affres d'un personnage voué à une existence pour le moins curieuse, une vie fractionnée, morcelée, celle de toutes les personnes dans la peau desquelles notre héros se réveille, jour après jour. Il ne sait pas quel corps il habite, quelles sont les habitudes de ce type dont il voit le visage dans le miroir, quelle est cette femme, là, dans le lit, et qui visiblement semble avoir des intentions douteuses. Et c'est comme ça tous les jours depuis quarante ans (il y a là un petit côté Code Quantum, non ?). Second texte et second coup de poing, le tout ponctué par une rationalisation finale vertigineuse. Surprenant ! Avec « Le Tout-P'tit », Egan aborde les domaines mouvants des manipulations génétiques par le biais, non moins hasardeux, de l'affectif. Un Tout-P'tit, c'est une créature vivante, un véritable bébé en fait, un mioche qu'il vous faudra accoucher (si vous êtes de sexe masculin, pas de problème, la science est capable de tout !), langer, nourrir, bref, élever. Seul hic : il est programmé pour mourir à quatre ans. Et puis vous savez, les gosses, mêmes fabriqués, on s'y attache, alors… Encore un texte riche de réflexions, aussi dérangeant que les deux premiers, et peut-être plus encore, une nouvelle qui vous fera regarder une certaine brebis d'un drôle d'œil, sans parler du tamagotchi de votre petit cousin…
C'est à « La caresse » qu'incombe la lourde charge de clôturer Axiomatique. Le texte, comme les trois autres, est écrit à la première personne du singulier. C'est de loin le plus long et, aussi, sans doute, le plus fou. L'intrigue tourne autour d'un tableau, La caresse de Fernand Khnopff (excellente initiative que celle de l'éditeur d'avoir repris le dit tableau en couverture), une œuvre où l'un des personnages représentés est une créature hybride, tête de femme, corps de panthère. Un sphinx, quoi. Tout commence au moment ou le narrateur, flic bio amélioré, découvre semblable aberration, et bien vivante qui plus est, dans le sous-sol d'une maison ou un meurtre a été commis. Pourquoi avoir créé une telle horreur ? L'enquête est ouverte. « La caresse » est une nouvelle superbe et palpitante, porteuse, à l'instar de tous les autres textes d'Axiomatique de questions éthiques profondes auxquelles il faudra bien se résoudre à répondre, des réponses qui modifieront irréversiblement notre proche futur…
Bref et on l'aura compris, ici, rien n'est à jeter (dans la mesure bien sûr où on oublie quelques imperfections de maquette, découpages et césures lourdingues, pages mal cadrées et absence de sommaire). Chacun des quatre textes justifie à lui seul (presque) l'achat du recueil. Alors si vous aimez les projections prospectives, que le génie génétique et les nanotechnologies vous fascinent : c'est sûr, faut pas hésiter, courez, d'autant que d'ici que vous acquériez Axiomatique ce sera peut-être plus de la Science-Fiction… Après tout, c'est déjà demain, non ?
Sur l'île artificielle d'Anarchia, située en plein Océan pacifique, se déroule un colloque durant lequel doit être présentée la Théorie du Tout, censée décrire et expliquer l'Univers à l'aide d'outils mathématiques. Un journaliste scientifique, envoyé pour couvrir l'événement, va se retrouver mêlé à une intrigue d'une grande complexité, riche en considérations philosophiques et métaphysiques, qui débouche, comme toujours chez Greg Egan, sur une vision mécaniste, une sorte de « behaviorisme quantique » aux implications vertigineuses.
Les quelques lignes qui précèdent le laissent sans doute deviner, il est impossible de résumer un tel livre, où chaque phrase, ou presque, possède une importance. Je ne m'avancerai pas non plus à essayer de donner une idée de la surprenante Théorie du Tout, par crainte d'en trahir le sens. L'Énigme de l'univers atteint par endroits un tel niveau d'abstraction que l'on peut se demander si l'on est encore en présence d'un roman, ou de quelque ovni scientifico-fictionnel.
Incontestablement, Greg Egan a su ouvrir une nouvelle voie dans le domaine de la hard science. Comme les écrivains gonzo évoqués dans la rubrique des « Rebonds » de notre dernier numéro, il fait feu de tout bois pour créer une véritable pyrotechnie imaginative, mais sans jamais s'écarter du cadre d'une stricte rationalité ; point de transcendance chez cet auteur1. J'avoue sans honte qu'une ou deux pages – au moins – du livre me sont largement passées au-dessus de la tête, malgré plusieurs relectures attentives ; cela dit, cela ne pose à mon sens aucun problème dans le cadre d'une œuvre de S-F, où l'on est prié de laisser son incrédulité au vestiaire. La hard science est un domaine où le lecteur, faute de posséder les connaissances nécessaires, se retrouve tôt ou tard obligé d'admettre que l'auteur a raison, point à la ligne. Chez Greg Egan, ce phénomène devient paroxystique, ce qui me paraît typique d'une attitude avant-gardiste.
À mon sens, toute littérature, tout courant de pensée a besoin d'une avant-garde pour ne point péricliter, et il est naturel que celle-ci ait recours à l'excès pour affirmer sa spécificité. L'exemple des cyberpunks est présent dans toutes les mémoires ; nul ne saurait aujourd'hui contester l'apport des neuromantiques à la thématique S-F. Et, bien que Greg Egan constitue à l'évidence une nouvelle tendance à lui tout seul, on peut néanmoins le rattacher au bouillonnement imaginatif agitant depuis quelques années la revue britannique Interzone, et plus généralement la S-F d'outre-Manche – bouillonnement qui n'est pas sans rappeler celui qui s'est emparé durant les années 60 d'un autre magazine insulaire, je veux bien entendu parler du New Worlds de Michael Moorcock. Au-delà des différences entre les acteurs de ce mouvement – et du fait qu'ils s'inscrivent dans une optique littéraire, alors qu'Egan n'accorde que peu d'importance à la forme –, tous partagent en effet le désir d'expérimenter de nouvelles manières d'aborder la S-F, de faire briller d'autres facettes du genre. Pour ne citer qu'un exemple, on pourrait être tenté d'opposer le matérialisme et le souci de plausibilité de Greg Egan aux envolées psychédéliques de Jeff Noon dans Vurt (chez Flammarion), alors qu'une mise en parallèle des deux démarches révèle une parenté plus proche que l'on pourrait le penser. Chez ces deux auteurs – ainsi que, par exemple, chez Paul J. McAuley, Eric Brown ou encore Iain M. Banks –, on trouve avant tout le désir d'aller plus loin, de repousser limites et possibilités du genre. Bien qu'Australien, Egan participe à cette formidable agitation de neurones, et si ses pairs admirent ses excès sans chercher à les imiter, nul doute qu'ils sont en train d'en tirer la leçon, et que l'influence de cet auteur est appelée à grandir au cours des années à venir.
Note :
1. Plutôt que de les paraphraser, je vous renvoie à l'interview de Greg Egan, ainsi qu'à l'article que lui consacre Sylvie Denis dans Galaxies n°6.
Pour quelle mystérieuse raison l'Humanité a-t-elle été subitement coupée du reste de l'Univers le 15 novembre 2034 ? La réponse se trouve bien évidemment dans la physique quantique, comme on pourrait s'y attendre chez Greg Egan, qui soulève une fois de plus un problème aux dimensions métaphysiques pour lui donner une solution relevant de la logique matérialiste qui lui est chère – et que l'on a pu voir portée à son paroxysme dans L'Énigme de l'univers (Laffont). Sur une idée de base voisine de celle de « L'Assassin infini » (in Étoiles Vives n°8), mais aussi de « La Fin du Big Bang » de Claude Ecken (Escales 2001, Fleuve Noir), l'énigmatique fer de lance australien de la SF anglo-saxonne mène peu à peu le lecteur vers un dénouement d'une logique implacable qui n'est pas sans évoquer les doutes et vertiges d'un Philip K. Dick subitement frappé d'athéisme militant.
Néanmoins, avant d'y parvenir, Egan passe une bonne partie du roman à noyer le poisson sous une profusions de détails et d'inventions science-fictives dont la modernité ne fait aucun doute et demeure toujours aussi flagrante alors que l'édition originale de ce livre date de 1992. Ainsi, une place considérable est accordée aux mods – des structures implantées à l'aide de nanomachines qui permettent de modifier la personnalité d'un individu, et dont le narrateur, ancien policier, possède toute une panoplie – et à leurs implications psychologiques ; dans cet ordre d'idées, la manière dont plusieurs personnages triomphent du mod de fidélité qu'on leur a imposé constitue un véritable tour de force. C'est également sur ce plan que s'exprime le Greg Egan soucieux de considérations morales : un individu à la conscience modifiée artificiellement peut-il raisonnablement estimer être encore lui-même ? C'est la question du libre-arbitre qui est ici soulevée, et elle trouvera une réponse étonnante.
Après trois romans et un quinzaine de nouvelles, Greg Egan s'est imposé comme l'auteur le plus important des années 90. Et avec des textes tels que « Cocons » (in CyberDreams 04), « Océanique » (in Bifrost 20), « Les Tapis de Wang » (Galaxies n°6) ou « Vif Argent » (Bifrost 11), son talent de nouvelliste n'est plus à prouver. En revanche, les romans sont davantage controversés. Leur sont reprochés froideur, complexité et manque de force narrative, et ce en dépit de spéculations scientifiques et éthiques de très haut vol. Leur public semble devoir rester partagé.
Avec Téranésie, on revient sur l'idée centrale de L'Échelle de Darwin de Greg Bear – paru l'été passé dans la même collection. D'étranges événements génétiques adviennent soudain, sans être ni fortuits ni aléatoires. Où Bear nous propose une modification de l'Homme, Egan met en scène des évolutions spontanées au sein de la faune de certaines îles du Sud.
La première moitié du roman n'a que peu à voir avec la S-F. La vie d'un garçon de neuf ans sur une île déserte ; la guerre ethnique en Indonésie ; la rencontre forcée du jeune garçon en question avec la cousine de sa mère, intellectuelle extrémiste new age et politiquement correcte ; quelques années plus tard, son homosexualité ; et en toile de fond la présence de sa petite sœur, Madhusree… Rien d'ardu là-dedans, ni de très passionnant. Ça se laisse plutôt bien lire, mais on en vient vite à ronger son frein. Ce n'est pas parce que le lecteur du XXIe siècle ne se satisfait plus de la S-F en fer blanc de grand papa, de ses personnages stéréotypés, qu'il faut se payer du travers inverse. La moitié du roman rien que pour camper le personnage, c'est un peu lourd, surtout qu'avec la réputation de l'auteur, on est en droit d'attendre un minimum de spéculation. On nous l'a promis, mais ça ne vient guère…
Madhusree, devenue étudiante en biologie, à la suite de ses parents, décide de retourner dans l'archipel de son enfance où les plus étranges espèces continuent d'émerger. Prabir, en parfait pot de colle, l'y suit. Ou plutôt retourne en Téranésie affronter les fantômes de son passé.
Après avoir noté l'importance prise par la biologie dans la S-F contemporaine, où s'inscrit Téranésie, il faudra admettre que ce roman n'a rien de génial. Greg Egan n'a ici ni le souffle d'un véritable romancier, ni la force dont il fait preuve en tant que nouvelliste. Si son écriture froide et distanciée est tout à fait propice à la mise en relief de problématiques socio-affectives engendrées par les progrès de la technologie, elle ne convient guère aux ambitions mainstream qui président à Téranésie. Le roman tourne autour du lien à la sœur, aux parents, à la guerre, à la culpabilité. Mais l'aspect biologique n'y relève que de l'épiphénomène.
Finissant en queue de poisson, mais plus accessible et facile à lire que l'on pouvait s'y attendre, on se demande si, finalement, on n'a pas placé la barre de nos attentes trop haut pour que Téranésie ne déçoive pas quelque peu.
Depuis une douzaine d'années, Gre Egan jouit en France d'une excellente réputation, surtout de nouvelliste. Aussi peut-on s'étonner qu'Axiomatique, dont la VO date de 1995, n'ait été que partiellement édité à ce jour. Les mystères de l'édition sont insondables, et ce recueil était bien parti pour devenir un livre maudit. Mais enfin le voilà, lui et bientôt deux autres volumes, toujours au Bélial'.
Egan a détrôné William Gibson comme auteur emblématique de l'époque. Sylvie Denis et Francis Valéry d'abord, puis Gérard Klein, Gilles Dumay, Olivier Girard et Quarante-Deux ont entrepris de révéler Egan au public francophone. C'est dans la forme courte que cet Australien donne sa pleine mesure. Ses romans n'ont pas la même force, Téranésie étant même franchement quelconque. Le souffle épique, le sens du romanesque sont des qualités dont Greg Egan n'est que parcimonieusement pourvu ; par contre, c'est un authentique visionnaire. Personne mieux que lui ne sait mettre en scène l'impact social et humain des nouvelles technologies, et tout particulièrement des avancées médicales. Il est la vivante illustration de la science-fiction considérée comme une littérature d'idées. Parce que d'idées, il en regorge. Malgré cela, jusqu'à présent, qui voulait lire les nouvelles d'Egan s'engageait dans un véritable parcours du combattant : outre les deux courts recueil parus naguère chez DLM et depuis très épuisés, Notre-Dame de Tchernobyl et Axiomatique (contenant quatre nouvelles reprises ici – 4, 6, 7 et 13), il lui fallait les chercher ici et là en revue, et dans diverses anthologies. Il aura fallu pas moins de dix ans et de trois tentatives éditoriales pour que ce recueil voie enfin le jour en français dans son intégralité. Tout vient à point à qui sait attendre, mais tout de même…
1 – « L'Assassin infini » nous montre à l'œuvre un tueur omniprésent dans quantité d'univers parallèles et chargé de liquider les incarnations de drogués engendrées par l'usage d'une substance qui leur permet de voyager entre les univers tout en les déstabilisant de plus en plus. Ce texte n'est pas typique de la manière Egan, mais c'est un des récits les plus actifs.
2 – « Lumière des événements ». Un astronome a découvert des galaxies à temporalité inversée. C'est-à-dire qu'au lieu que les photons provenant du fond de l'espace frappent le télescope, ils le quittent pour plonger dans le passé et rejoindre l'étoile, à rebours. Grâce à de gigantesques jeux de miroirs spatiaux, on parvient à envoyer ainsi des messages dans le passé et, donc, à connaître l'avenir. La science va-t-elle triompher du libre-arbitre ou pourra-t-on faire mentir les massages venus du futur ?
3 – « Eugène ». Dans cet avenir où l'on achète quasiment sa progéniture en kit, si l'on a gagné à la loterie, on peut s'offrir l'enfant le plus merveilleux dont on puisse rêver. Ne se pourrait-il pas que la mariée soit trop belle ? Que l'enfant ne soit TROP parfait ? Que les Pygmalion soient pris à leur propre jeu ?
4 – « La Caresse » évoque les rapports malsains, quasi incestueux, que l'Art et l'Argent entretiennent. Pouvoir de l'Art, pouvoir pour l'Art qui ouvre sur un hédonisme par-delà bien et mal, qui échappe à la morale et, donc, à l'humain. Le créateur, l'artiste en vient à s'investir d'un pouvoir tel qu'il s'apparente au surhomme nietzschéen, s'élève et élève l'Art au-dessus du jugement. Un texte fort.
5 – « Sœurs de sang » est cependant mon préféré et j'aimerais connaître l'avis d'un professionnel de la santé et de la fiction tel que Martin Winckler à son sujet. C'est un récit à la fois dur et touchant. Deux jumelles : l'une meurt en Afrique, l'autre vit en Amérique. Pour tester un médicament, l'industrie pharmaceutique l'administre à l'une, et à l'autre un simple placebo. Ça fait réfléchir et donne froid dans le dos.
6 – « Axiomatique », qui prête son titre au recueil, est l'archétype de la nouvelle eganienne. En plein dans le motif central de l'œuvre de l'Australien. Les états de conscience, les choix moraux ne sont-ils que des axiomes que l'on peut altérer avec des implants cérébraux ? Par exemple, pour acquérir le mépris de la vie humaine nécessaire à un homicide quand on n'est pas un tueur né ? Mais dès lors que l'humanité ne vaut plus rien, à quoi bon la venger ?
7 – « Le Coffre-fort » reste l'un des points faibles du recueil. Un enfant martyr a acquis l'étrange pouvoir de migrer chaque nuit, durant son sommeil, d'un corps à un autre, sans contrôle. Eviter de trop perturber la vie de son hôte d'un jour et se forger néanmoins une identité n'est pas si facile que ça…
8 – « Le Point de vue du plafond » est l'un des textes les plus étranges de ce recueil, où le personnage vit une expérience de décorporation. Il se voit du plafond, comme s'il y était, regardant son corps en contrebas, mais reçoit les informations par le truchement de son corps réel. En fin de compte, l'histoire, qui se conclut par l'exploitation médiatique de la situation, nous laisse sur notre faim.
9 – « L'Enlèvement » est peut-être un peu moins surprenant mais bien mieux réussi. Quand on saura créer de véritables copies conformes d'un être humain, pour l'immortaliser par exemple, ne suffira-t-il pas simplement d'un rapt virtuel ? Menacer de faire souffrir une copie dont on se sera emparé aura-t-il la même influence qu'un rapt réel en permettant d'obtenir tout aussi bien une rançon. Egan livre là son récit le plus psychologique mais pas le moins intéressant.
10 – « En apprenant à être moi » nous fait découvrir le dispositif Ndoli. Un cristal de réseaux neuraux imite parfaitement le cerveau. Quand ce dernier vient à se dégrader avec l'âge, le cristal prend le relais pour l'éternité… Egan pose une fois encore sa question favorite, celle qui l'intéresse vraiment et donne une teinte philosophique à son œuvre : Et ça, c'est humain ?
11 – « Les Douves ». Très beau texte, simple, parlant et fort, avec la mise en abîme du racisme primaire, avoué et revendiqué, de pauvres qui redoutent la concurrence de plus pauvres et désespérés qu'eux et celui, discret, secret, de la classe dominante, qui s'affranchit de son humanité même pour créer une frontière plus infranchissable qu'aucun mur. Ceux qui réclament un mur et ceux qui édifient un mur génétique pour, de classe, se constituer en espèce, pire, en une forme de vie alternative et dominante. Des douves, jolie métaphore…
12 – « La Marche ». Le moins bon à mon sens. Un tueur conduit sa victime à travers bois et échange avec elle son point de vue. Point de vue que des implants peuvent modifier. Du pur Egan.
13 – « Le P'tit mignon ». Parmi les thèmes favoris de Greg Egan, on compte tout ce qui touche de près ou de loin à l'identité sexuelle. Comment la technique va-t-elle fournir au Marché le moyen de répondre – ici à la demande d'un homme d'avoir lui-même un enfant – et avec quel questionnement éthique ? Quelles seront les conséquences émotionnelles de faire les choses à moitié ? Il y a quelques risques à vouloir un super tamagoshi.
14 – « Vers les ténèbres » est une nouvelle moins spéculative, plus imaginaire… Des trous de vers apparaissent çà et là, arbitrairement, capturent des gens dans un labyrinthe où il est impossible de revenir en arrière, même pour la lumière, et où donc, de fait, on avance dans le noir total. Des « pompiers » y pénètrent pour essayer de sauver ces prisonniers en les menant au centre dans le temps imparti.
15 – « Un Amour approprié » est la toute première nouvelle d'Egan que nous ayons pu lire en français sous le titre « Baby Brain ». La technique et le droit. Encore et déjà. Liée par un contrat d'assurance avec des clauses en petits caractères, une femme doit accepter de porter dans son utérus le cerveau de son mari victime d'un accident, le temps de lui cloner un nouveau corps ou de renoncer à le sauver.
16 – « La Morale et le virologue ». Un biologiste fou de Dieu entend « améliorer » l'œuvre du Tout Puissant, créateur du sida, en produisant une nouvelle souche virale plus performante, religieusement parlant, qui parvienne à tuer tous les impies, homosexuels, partenaires multiples, femmes allaitant… Sinistre.
17 – « Plus près de toi ». Grâce au dispositif Ndoli, toutes sortes d'expériences deviennent possibles : échanger corps et sexes, avoir le même sexe que son partenaire et inversement. Devenir l'autre. Absolument identique. Tout connaître de lui, d'elle, à la perfection. Mais attention, une fois qu'il n'y a plus de mystère, quel échange reste encore possible ? Egan aime présenter les revers de médaille. Dans tout marché, il y a ce que l'on reçoit mais aussi ce que l'on donne. La technique le permet, mais qu'y gagne-t-on au final ?
18 – « Orbite instable dans la sphère des illusions » rappelle davantage la S-F des années 70 et aussi l'univers de Roland C. Wagner et sa fameuse Psychosphère. Un beau jour, les croyances ont créé des attracteurs, géographiquement parlant, qui, dès que l'on s'en approche, vous convertissent à la croyance génératrice dudit attracteur. Une minorité continue d'évoluer librement aux marges des zones attractrices, à moins que ces marges ne soient en fait, elles aussi, qu'un attracteur quelque peu différent ? Une idée marginale chez Greg Egan pour conclure comme on avait commencé.
Véritable monument de la S-F des années 90, Axiomatique est le recueil à ne manquer sous aucun prétexte, à découvrir absolument. Greg Egan propose une science-fiction crédible et éprise de questionnements éthiques. Il ne cesse d'interroger le progrès technique et surtout médical. Ni technophobe ni technophile, il envisage le pour et le contre des demandes que notre époque adresse au proche futur. La question de l'immortalité et, sans aller si loin, de la prolongation de la vie. La science et la technique avancent, mais la loi, dans son esprit comme dans sa lettre, reste ce que nous connaissons. C'est à cette aune-là qu'il faut peser les réponses qu'il propose.
Chez Egan, l'action est bien souvent réduite à la portion congrue. Sa prose est froide, et si son faisceau thématique est plus étroit que celui de Ted Chiang, ces deux auteurs sont bel et bien comparables. Si La Tour de Babylone, le recueil de Chiang (Denoël « Lunes d'Encre » – cf. critique et interview de l'auteur dans le Bifrost n°42), vous a laissé de marbre, gageons qu'Axiomatique aura le même effet. En revanche, si le recueil de l'Américain vous a enthousiasmé, il y a toutes les chances pour celui de l'Australien fasse de même. On a ici droit à une science-fiction très intériorisée, où l'essentiel est dans les interrogations de personnages qui n'ont rien d'extraordinaires. Ce pourrait être moi ou vous, et c'est bien sûr ce qui fait tout l'intérêt de la chose.
Je donne certains textes pour meilleurs, d'autres pour moins bons. Il faut comprendre que c'est relativement les uns aux autres. L'ensemble est de très haute tenue, même si les meilleurs textes d'Egan qu'il m'ait été donné de lire ne sont pas au sommaire de ce recueil. « Mortelles ritournelles », « Fidélité », « Vif Argent », « Cocon » ou « Les Tapis de Wang » devraient figurer dans les deux autres recueils prévus au Belial'. Malgré cela, Axiomatique est le seul recueil à pouvoir rivaliser avec La Tour de Babylone. Deux comme ça suffisent amplement à faire de 2006 un excellent millésime. Maintenant, si vous préférez la hache et le blaster…
Voici donc, un an après Axiomatique, le second volume de l'intégrale raisonnée des nouvelles de Greg Egan. Passons d'emblée sur une illustration de couverture dont on ne doute pas qu'elle fera débat, même si elle s'inscrit bien dans le ton du recueil, pour nous attaquer au fond, à savoir, les textes.
« Paille au vent » nous entraîne à la suite du « personnage narrateur standard » dans une Amazonie où el Nido, fief des cocaleros reconvertis dans les biotechnologies, s'apparente au château de la Belle au Bois Dormant et à sa forêt d'épines. Y pénétrer est une chose, en ressortir, une autre. Parce que lorsque la drogue cesse d'être un vulgaire psychotrope pour devenir le moyen de recâbler son cerveau de manière à devenir juste et très exactement ce que l'on veut en faisant abstraction de tout contexte, tout a changé. Ce thème va revenir au fil du recueil.
Avec « L'Éve mitochondriale », le « narrateur standard » est confronté à un autre centre d'intérêt majeur de Greg Egan : l'évolution des rapports sociaux en fonction de l'impact de la technique sur le sexe ou le genre. La question ici posée étant de savoir si tous les hommes (et femmes) sont frères ou à tout le moins cousins en partageant une unique ancêtre commune à toute l'humanité. Cela débouche sur une sorte de religion unificatrice et matérialiste mais, si en fin de compte tout ceci n'était que du flan ?
« Radieux », à l'instar des « Tapis de Wang » (in revue Galaxies n°6), appartient à une veine plus cosmique et plus rare de l'œuvre de Greg Egan bien qu'il la traite ici selon son habitude tout en se rapprochant à la fois de Ted Chiang et de Stephen Baxter. Des mathématiciens découvrent qu'une zone lointaine des très très grands nombres ne répondraient plus aux règles de l'arithmétique, lesquelles ne seraient donc plus absolues, mais relatives aux nombres auxquels on voudraient les appliquer. Qui plus est, cette frontière serait mouvante et fractale. La société Industrial Algébra envisage d'exploiter cette discontinuité à des fins pragmatiques pour le moins triviales. Aussi, les chercheurs à l'origine de la découverte envisagent-ils de détruire leurs travaux en espérant que leur commanditaire s'avérera incapable de marcher sur les traces de leur œuvre brisée ou, de manière plus radicale, d'éradiquer la discontinuité au moyen de l'ordinateur photonique « Radieux ». Cependant, des intelligences autres la défendent en modifiant l'espace mathématique avec une subtilité telle qu'ils agissent directement sur l'état mental des protagonistes. On reste pantois devant ce texte génial qui commence comme du cyberpunk bien noir et cloue le bec de quiconque penserait la S-F désormais incapable de se renouveler.
Avec « Monsieur Volition », on redescend de quelques étages pour en revenir au thème de « Paille au vent » mais en ayant cette fois recours à un implant. C'est à nouveau la quête d'un moi absolu, d'une essence intrinsèque de l'être. Bien qu'intéressant, ce texte constitue le point (relativement) faible du recueil.
Et avec « Cocon », ça repart de plus belle. Derrière un récit d'enquête sur un attentat plutôt mieux fichue qu'à l'ordinaire – mais c'est la cerise sur le gâteau – c'est de nouveau une problématique d'ordre sexuel qu'Egan aborde ici. Une firme met au point un filtre capable de protéger le fœtus des influences néfastes de la mère, qu'elle soit alcoolique ou infectée par le VIH, etc. Mais aussi de l'influence du stress qui serait responsable de l'orientation sexuelle future. La question étant, pour la communauté homo qui a enfin gagné le droit d'être et à laquelle appartient cette fois le « narrateur standard », de savoir si sa disparition est acceptable ou criminelle et de choisir entre une fatalité induite par les contingences de la vie et un choix fait par autrui. Cette disparition programmée de la « culture gay » est-elle ou non comparable à une sorte de génocide ? Encore un texte très fort qui pose des questions fondamentales sur la fantasmatique technicienne. Voilà qui donne à réfléchir.
Dans « Rêves de transition » revient le thème de la transcendance qui avait déjà été visité dans le précédent recueil. Quand la technique permet de numériser intégralement la mémoire et de l'implanter dans un robot, a-t-on enfin gagné l'immortalité ou, au contraire, est-on tout simplement mort en laissant une sorte de portrait animé derrière soi ? Une nouvelle en léger retrait.
Le « Vif Argent » est une sorte de fièvre hémorragique cruelle qui ressemble plus ou moins à l'ébola mais se transmet par simple contact épidermique et non par contact avec le sang. La virulence du vif argent est telle que les porteurs meurent trop vite pour que s'instaure une véritable pandémie mais voilà que soudain, ça change. Une sorte de culte écolo-new age extrémiste, délirant, masochiste, technophobe et fondamentalement anti-humaniste se répand dans le dessein de « défaire » la culture technicienne occidentale. Une perspective qui fait frémir…
Le « narrateur standard » de « Des raisons d'être heureux » est atteint d'une tumeur cérébrale dont un effet secondaire lui booste un moral d'acier. Un traitement viral lui sauve la vie mais le plonge dans une terrible et incurable dépression car ce sont les réseaux neuraux liés au plaisir qui on été détruit en même temps que les cellules cancéreuses. Des lustres plus tard, un nouveau traitement le tire de sa dépression mais il apprécie désormais indifféremment tout ce qu'appréciaient individuellement chacun des 4000 hommes morts qui ont servi de modèles pour les réseaux neuraux synthétiques dont on vient de le pourvoir pour restaurer son cerveau. Il apprendra à calibrer ses sensations mais resteront les aléas de la vie…
« Notre-Dame de Tchernobyl » ramène Egan vers une thématique qui lui tient à cœur : la place de l'art dans l'avenir technologique et, à travers lui, la place de la spiritualité. Il est à cet égard intéressant de croiser « Notre-Dame » et « Vif Argent ». À défaut d'une spiritualité authentique, on risque de se retrouver avec des superstitions aussi abracadabrantes que dangereuses. Nouvelle enquête et quête d'une icône néo-orthodoxe, symbole d'une religion où Dieu n'est pas chair mais information. Si cette nouvelle n'est pas la plus éblouissante du recueil, elle est certainement la plus touchante.
Enfin, avec « La Plongée de Planck », Greg Egan nous entraîne dans l'exploration d'un trou noir au travers d'une science-fiction eschatologique, proche du Stephen Baxter de Temps, aux frontières de l'astrophysique et de la physique quantique. Quand la hard science fiction atteint ce niveau-là, ne peut-on y voir l'émergence d'une nouvelle forme poétique ? Après tout, des nombres quantiques ne se sont-ils pas vu attribuer les noms d' « Étrangeté » et de « charme » ? Si le gros de l'œuvre de Greg Egan peut contribuer, sinon à l'édification des masses, du moins à aider tout un chacun à s'interroger sur notre avenir technologique, on peut se demander pour qui est cette pyrotechnie finale…
La science-fiction offre cette particularité qu'il n'est nul besoin d'être un grand styliste pour être un écrivain majeur et absolument passionnant. Greg Egan s'inscrit ainsi dans la continuité d'auteurs tels que Arthur C. Clarke ou Philip K. Dick dont les propos se suffisent amplement à eux-mêmes. Des fioritures stylistiques pourraient même grever la force des textes. Les nouvelles d'Egan sont construites autour d'un « narrateur standard », qui s'incarne à la première personne, un « Je » mimétique. Une sorte de Monsieur-tout-le-monde qui est en situation de se poser les questions que se pose Greg Egan et qu'il nous invite à partager. Comme chez Dick, ses personnages ne sont jamais des héros mais servent simplement de révélateurs.
Par ailleurs, la plupart des nouvelles d'Egan contiennent un ou plusieurs paragraphes d'exposition de la technique qui va soulever le problème. Egan ne sacrifie guère au principe du « montrer, ne pas dire ». Il dit. Assez longuement et non sans lourdeur mais c'est indispensable. S'il le fait beaucoup, c'est néanmoins a minima ; jamais trop. Ces défauts sont ceux de ses qualités et passent sans difficultés aucune dans ses nouvelles tandis qu'ils se font sentir sur la distance du roman.
Greg Egan nous interpelle avec une pertinence unique à ce jour sur nos divers fantasmes technologiques. Il a cette capacité à formuler les interrogations éthiques sur la société et la civilisation en devenir. C'est la raison d'être d'un écrivain à défaut de quoi il ne se démarque en rien d'un bateleur de foire. Et c'est ce qui légitime la littérature. À lire l'ensemble, Egan fait apparaître que la spiritualité non seulement peut, mais doit et peut-être même va, faire bon ménage avec la technique, sans quoi il faut s'attendre à de méchants retour de bâton. Si l'on sait que « science sans conscience n'est que ruine de l'âme », conscience sans science ne saurait être que con(nerie). Non seulement Egan est passionnant mais il est surtout nécessaire et peut-être devrait-on commencer à lire « Cocon » dans les écoles. Incontournable.
Pour beaucoup d’auteurs de science-fiction, le lointain futur est un endroit bien pratique où ils peuvent situer des univers plus proches du beau royaume des désirs du cœur que du triste empire des informations que nous possédons sur le monde.
Après tout, si la S-F es une littérature extrapolative, c’est bien parce que, partant d’un point A, le présent selon l’auteur, on arrive à un point Z, le futur, toujours selon l’auteur, dont les choix ne peuvent que jeter une lumière singulière sur notre époque et sur la nature profonde de l’humanité.
Les événements racontés dans Incandescence se situent donc dans un bon million d’années, dans la ligne de l’univers décrit dans Diaspora, « Les Tapis de Wang » et « La Plongée de Planck ». En anglais, deux nouvelles, « Riding the Crocodile » et « Glory », situées dans l’univers de l’Amalgame, sont parues dans un recueil de quatre novellas, Dark Integers and other stories (Subterranean Books). Il vaut mieux selon moi avoir lu la première avant d’entamer le roman. D’abord parce que le couple héros de cette novella et leur découverte font référence 300 000 ans après pour les personnages d’Incandescence, et surtout parce qu’elle pose l’univers de manière beaucoup plus vivante que le début un peu pataud du roman.
Dans le lointain futur, la civilisation de l’Amalgame occupe le disque de la galaxie. Les problèmes qui assaillent l’humanité ont été résolus depuis si longtemps qu’on en parle même plus : les citoyens de l’Amalgame, qu’ils soient nés des processus naturels de l’évolution ou qu’ils aient été créés artificiellement, ont accès à tout, peuvent tout et possèdent tout, y compris changer d’enveloppe corporelle, modifier leur personnalité et leur esprit, posséder des copies de secours d’eux-mêmes, vivre ou non dans des réalités virtuelles, et ainsi de suite. Il va sans dire qu’ils sont pratiquement immortels. Cela s’accompagne pourtant de problèmes existentiels, surtout au sein d’une civilisation qui a catalogué et décrit jusqu’à la moindre molécule de l’univers.
Leila et Jasim, les deux héros de « Riding the Crocodile », ont vécu ensemble pendant 10 309 ans, ils ont fait tout ce qu’il est possible de faire dans leur civilisation, il ne leur reste plus qu’à partir en beauté, d’une mort qui soit un couronnement significatif de leur vie et qui se caractérise par une découverte. Il existe en effet un mystère dont l’Amalgame n’est jamais venu à bout. Le centre de la galaxie est occupé par une civilisation dénommée « the Aloof », les Lointains, et pour cause : en un million d’années, ils n’ont jamais daigné communiquer et ont systématiquement repoussé toute tentative de s’introduire dans leur domaine. Leila et Jasim choisissent donc d’observer le centre de la Galaxie et finissent, après quelques milliers d’années de travail, et tout en redéfinissant leur relation, par pouvoir s’enregistrer et s’envoyer dans le réseau de communication de ces énigmatiques voisins.
Pour Rakesh, 300 00 ans après, Leila et Jasim sont des références. Le malheureux traîne son ennui dans un « scape » à l’intérieur d’un node, « quelques mètres cubes de processeurs dérivant dans l’espace interstellaire…», lorsqu’il rencontre Lahl, à qui les Aloof ont permis d’examiner un météore contenant de mystérieuses traces d’ADN. Ayant trouvé ce qu’il cherchait pour que sa vie prenne enfin un sens, Rakesh décide de suivre la piste indiquée. Ce qui signifie ni plus ni moins quitter tout ce qu’il a connu jusqu’alors – dans l’univers de l’Amalgame, on ne voyage pas plus vite que la lu-mière : visiter les autres mondes signifie donc voyager dans le futur sans espoir de retour.
Cependant, à l’intérieur d’un petit monde de roche transparente baignant dans un flux nommé l’« Incandescence », Roi, une citoyenne presque ordinaire, est recrutée par Zak. Zak est un solitaire qui tente de découvrir pourquoi et comment on change de poids quand on voyage d’un bout à l’autre de leur monde. Il éveille la curiosité de Roi et la détourne de son équipe d’agriculteurs. Le roman est donc bâti, de manière fort classique, sur deux lignes narratives : d’un côté Rakesh et Parantham tentent de retrouver le peuple qui a laissé des traces d’ADN qui intriguent les « Aloof », de l’autre Roi et Zak s’efforcent de comprendre la nature de leur monde et de ses lois.
Le plus étonnant est qu’au début, on est plus intéressé par Roi que par Rakesh : d’une part parce que les premiers chapitres ne sont pas d’une lecture aussi agréable que « Riding the Crocodile », qui décrit la civilisation de l’Amalgame de manière bien plus vivante et détaillée, d’autre part parce que Roi est une héroïne selon le cœur d’un amateur de S-F : une créature un peu en marge de sa société, dans un environnement délicieusement exotique lancée dans une quête pour la compréhension et la connaissance. Bizarrement, et alors que je ne suis pas très sûre d’avoir tout compris des expériences de Zak, c’est parce que j’avais envie de savoir ce qu’il allait arriver à Roi que j’ai persisté dans la lecture d’un début de roman somme toute laborieux. Peut-être un coup d’œil au site de l’auteur aidera-t-il les lecteurs plus à l’aise que moi en physique ou en mathématiques (ce n’est pas difficile !) à comprendre ces chapitres. L’article intitulé « The Big Idea », paru en juillet sur le blog de John Scalzi a le mérite d’éclaircir parfaitement les choses : « Incandescence est né de l’idée selon laquelle la théorie de la relativité générale, qui de manière générale est considérée comme l’un des sommets de la réussite intellectuelle de l’humanité, aurait pu être découverte par une civilisation préindustrielle ne possédant ni machines à vapeur, ni lumières électrique, ni postes de radio, et absolument aucune tradition astronomique. » Les chapitres pas vraiment digestes du début montrent donc nos héros en train de réinventer Newton et Einstein avec des cailloux et des bouts de ficelles. Personnellement, l’idée m’amuse beaucoup même si je suis incapable de suivre le détail des expériences.
Mais passé ce début, et une fois dans le livre, on a, comme Rackesh, envie de savoir qui étaient les ancêtres de Roi et comment leur petit astéroïde s’est retrouvé en orbite autour d’un trou noir. Les choses se corsent de manière délicieuse lorsque Roi et Zak comprennent que le sort de leur peuple dépend de leurs recherches. Voir des créatures à six pattes tenter d’empêcher leur monde de disparaître tout en réinventant les lois de la physique est un plaisir dont on ne saurait se passer.
Car si les héros des deux intrigues ne se rencontrent pas à la manière que l’on attendrait, ils ont des points communs évidents. Pour des gens comme Rakesh, la connaissance et la découverte de la nouveauté sont tout ce qu’il reste à des êtres qui ont résolu l’ensemble des problèmes de la survie immédiate. Pour Roi, Zak et leurs équipiers, la survie tout court dépend de leurs recherches, et la curiosité intellectuelle de Roi, qui l’encombrait avant sa rencontre avec Zak, s’avère vitale. Je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer que dans un cas comme dans l’autre, on assiste, ni vu ni connu, à la disparition du politique au sens large : dans la civilisation de l’Amalgame, l’abondance des biens et des connaissances permet à tout individu de vivre la vie qu’il désire en toute liberté sans avoir à participer aux intrigues et aux querelles de palais qui remplissent des dizaines de romans. Pour les créatures du Splinter, c’est la biologie qui détermine les structures de base de la société et qui dirige ses mœurs : les intrigues de palais n’y ont probablement jamais existé, et l’action collective est rapide, y compris lorsqu’un changement radical s’avère nécessaire. Comme souvent chez Greg Egan, le lecteur est libre d’en tirer les conclusions qu’il désire.
Et ledit lecteur peut passer outre un début de roman plutôt maladroit et peu digeste en sachant qu’en fin de compte, il pourra vivre une aventure de l’esprit autour du thème de la connaissance et une aventure spatiale mouvementée autour d’un trou noir – par ces temps de disette science-fictive, c’est un plaisir qu’on ne saurait bouder.
Les mathématiques et la littérature ont toujours fait bon ménage, comme l'avait déjà démontré en son temps Alexandre Dumas avec Les Trois mousquetaires, qui étaient quatre. Ce troisième recueil de l'intégrale raisonnée des nouvelles de Greg Egan, précédemment annoncé comme le dernier, sera finalement suivi d'un autre, incluant ses plus récents écrits, du fait de l'insertion ici de textes qui ne figurent pas dans son équivalent en langue anglaise. À défaut d'être normal, c'est au moins logique dans la mesure où les nouvelles retenues découlent parfois l'une de l'autre ou ont des thématiques parentes qu'on retrouve, déclinées sur des modes apportant des éclairages différents. « Les Entiers sombres » fait même directement suite à « Radieux », dans le précédent volume.
La première thématique récurrente tourne autour des désirs transhumains déjà à l'œuvre dans une grande partie de l'œuvre : les désirs de perfection et d'immortalité permettent à nouveau de vertigineuses interrogations philosophiques et métaphysique, que Sylvie Denis avait déjà mis en lumière dans son excellent article sur « Greg Egan, un moraliste à l'heure du choix ». Ainsi, dans « Fidélité », un couple désire figer leurs neurones pour toujours éprouver ce bonheur d'être ensemble. Mais le simple fait d'envisager cette intervention n'est-elle pas un début de flétrissure de leur amour ? Et d'ailleurs, à quel moment précis convient-il de verrouiller leur esprit : après l'amour ou dans le désir né de l'attente, dans le plaisir d'activités menées en commun ou la joie de retrouvailles ? De même, « LAMA », langage immersif d'analyse et de manipulation d'affect, utile aux réalités virtuelles, doit-il être implanté aux enfants, si malléables ? Il condense et traduit parfaitement les expériences humaines, jusqu'à générer une force suggestive qu'on dit meurtrière. Mais l'apprentissage de n'importe quel langage est un formatage et lavage de cerveau. L'enquête et la réflexion sur le langage, les expériences réelles et virtuelles, est proprement fascinante. D'autres innovations technologiques à des fins commerciales se révèlent néfastes : « Mortelles Ritournelles » présente les mélodies assurées de s'incruster dans l'esprit des gens pour y délivrer leur message publicitaire, au risque de rendre fou ; « Yeyuka » met en scène un médecin humanitaire à la santé protégée par le dernier cri technologique, dont ne disposent pas les cancéreux qu'il soigne en Ouganda : autour du pillage de savoir parmi les populations pauvres, de l'absence de recherche des maladies peu rentables, de l'absence d'imagination des bénévoles à trouver des solutions, cette intrigue, si elle manque de force, reste une dénonciation des comportements occidentaux face aux plus démunis qui pousse à réfléchir.
Au-delà de la question de la maladie se profile celle liée à l'immortalité. Dans « Le Réserviste », elle se base sur les greffes d'organes de clones cultivés à cet effet, au cortex atrophié, des êtres moins évolués qu'un mammifère afin de ne pas contrevenir aux lois éthiques ; ce sujet classique est doublé avec celui de la transplantation du cerveau et des difficultés d'appropriation d'un corps qui n'a jamais bougé, regardé, parlé. « Poussière » constitue l'étape suivante : avec la numérisation de l'individu, le récit pose la question de la numérisation du monde, du rapport au temps dans un espace virtuel qui ne présente plus de continuité (la conscience se « réveille » à chaque allumage) et donc de la causalité. Cette nouvelle, qui a inspiré le roman La Cité des Permutants, pointe des interrogations qu'on retrouve dans « Gardes-frontières », qui ouvre le recueil sur une stupéfiante partie de football quantique dans un autre univers numérique où violence et mort sont bannies. « La mort n'a jamais donné un sens à la vie : ça a toujours été l'inverse », y lit-on.
Et c'est peut-être pour cette raison que la recherche de la vie, voire la création de vie nouvelle, occupe une part non négligeable dans ces récits : les immortels, robots ou copies numériques des humains restés sur Terre, voyagent dans l'espace à la recherche d'une vie extraterrestre, qu'ils découvrent dans « Les Tapis de Wang ». Dans « Océanique », il est question de la création d'un nouvel écosystème, une écopoïèse, par les humains exilés sur un nouveau monde, et d'ailleurs sensiblement modifiés. Autre création dans « Singleton », un ordinateur quantique s'incarne dans une enveloppe physique. S'agit-il d'une vraie personne ? Les questions existentielles se compliquent par le fait que le couple de chercheurs comble avec l'iada un désir d'enfant inassouvi. Cette nouvelle découle de « Oracle », où la question d'enfants issus d'Intelligence Artificielle est évoquée. Mais les deux nouvelles reposent surtout sur les univers multiples que les mathématiques permettent d'envisager, qui débouchent sur des vies cachées dans des univers parallèles : ici, une visiteuse d'un futur parallèle vient sauver la mise au protagoniste ; dans « Le Continent perdu », un jeune homme originaire du Khurossan, équivalant à notre Afghanistan, est projeté dans un monde où des militaires qui fleurent bon les USA le traitent, comme d'autres, avec une cruelle indifférence. Les entités de l'univers parallèle évoqué dans « Les Entiers sombres » restent, elles, invisibles, ce qui ne les empêche pas, en se livrant à la démonstration de lois mathématiques, de mener une guerre dans notre univers.
Car c'est bien de mathématiques qu'il est tout le temps question à travers l'ensemble du recueil : la numérisation, le calcul, autorisent ces dérives transhumaines, on pourrait dire ces transhumances vers une décorporation totale. La plupart des personnages sont des matheux. Mais le fondement même des mathématiques comme description et interprétation du réel est interrogé à maintes reprises dans une perspective métaphysique : « il n'existe pas de processus physique qui ne fasse pas d'arithmétique sous une forme ou une autre », est-il dit dans « Les Tapis de Wang ». Et si elles cessaient d'être exactes à un certain niveau, que leur précision devenait floue comme le sont la matière et l'énergie dans la théorie des quanta, quel univers en résulterait-il ? C'est l'idée fascinante déjà développée dans « Radieux » que reprend Greg Egan dans « Les Entiers sombres » autour d'une guerre à laquelle se livrent les entités d'un univers miroir à coups de démonstrations mathématiques modifiant le curseur des lois physiques à leur avantage. Les effets de la discontinuité sont aussi évoqués dans « Poussière » où le vieux principe de causalité s'efface au profit des motifs permettant une meilleure appréhension du réel. Le mathématicien devient un démiurge faustien aux yeux du philosophe croyant, ce qui débouche, dans « Oracle », à une superbe dispute métaphysique autour du théorème d'incomplétude de Gödel. La question de la foi avait déjà été abordée au détour de maints récits : elle est au centre d' « Océanique », où celle en Béatrice qu'adorent les Océaniens suscite chez le narrateur un doute croissant, celle-ci pouvant également être expliquée chimiquement. Des mathématiques différentes sont ici aussi évoquées, qui engendreraient des mondes différents.
Dédoublements, miroirs, récursivités, discontinuités, les interrogations de Greg Egan à partir des mathématiques débouchent sur des intrigues d'autant plus passionnantes que les interprétations du réel sont toujours examinées à l'aune de l'humain, quand bien même celui-ci ne serait plus que pur esprit ou évoluant dans un décor numérique. Egan développe des intrigues s'adressant à l'intellect et qui culminent à des hauteurs métaphysiques proprement fascinantes, comme le laisse entendre la magnifique couverture de Nicolas Fructus. Un seul reproche, mineur : l'ordre des nouvelles aurait dû être revu de façon à ne pas rebuter d'emblée le lecteur peu familier de son œuvre. Suivre l'ordre chronologique de publication en s'aidant de la bibliographie, au moins pour les quatre premiers textes, permettrait de s'embarquer avec plus de sérénité en compagnie de cet auteur décidément magistral.
Le dernier roman traduit de Greg Egan suit la trajectoire de deux personnages : en 2012, Nasim Golestani, Iranienne exilée aux Etats-Unis, travaille sur le PCH, un projet de cartographie des cerveaux, et Martin Seymour, journaliste à Téhéran au moment où un scandale politique entraîne la fin du régime des ayatollahs. La cartographie pourrait permettre de lire les pensées, voire de dupliquer une personnalité : le lecteur qui a La Cité des permutants en tête attend de voir dans quelle direction se développera l’histoire ; le petit air de déjà vu est compensé par une étude plus fouillée des difficultés, qui ne sont pas que technologiques ou éthiques mais aussi financières. Greg Egan fournit ici une description assez réaliste et décourageante des arcanes des milieux scientifiques.
Contre toute attente, le roman s’attache pourtant à la trajectoire de Martin, lequel tombe amoureux de la culture iranienne en même temps que de Mahnoosh, une opposante au régime des mollahs avec qui il refait sa vie et a un enfant, Jareed. La seconde partie, qui occupe les deux tiers du roman et se déroule quinze ans après la révolution, dans un proche futur, donc, s’ouvre sur un drame qui va opérer le lien entre les deux intrigues : Nasim, parente de Mahnoosh, est retournée en Iran après la révolution et développe un système de jeu d’immersion virtuelle, Zendegi, dont le principal avantage est la fluidité et le haut degré de réalisme, jeu dans lequel elle injecte ses travaux sur le PCH en réalisant des personnages virtuels quasi autonomes. Martin sait que son fils sera appelé à vivre avec la famille d’Omar, ami de longue date, mais n’est pas persuadé que ce dernier lui transmettra les valeurs auxquelles il est attaché. D’où le projet fou de l’éduquer jusqu’à sa majorité en se scannant le cerveau pour devenir un partenaire de jeu dans Zendegi. C’est donc une course contre la montre qui commence, encore contrariée par des factions réclamant l’autonomie des logiciels conscients, et des sabotages destinés à ruiner Zendegi dont il faut rapidement trouver les auteurs.
Si les vertigineuses interrogations métaphysiques sont bien évoquées, elles sont à peine approfondies, au risque de désarçonner le lecteur. L’auteur privilégie clairement la dimension humaine du récit, réellement poignante. L’impression de dispersion qui résulte d’une intrigue apparaissant tardivement donne à la charpente du roman la colonne vertébrale d’une girafe, avec les apparentes digressions, pourtant nécessaires, de la première partie, étirant le roman jusqu’au démarrage effectif à mi-chemin du livre. En réalité, c’est avec brio que l’auteur déjoue les attentes de son lectorat sans cesser de spéculer sur les mêmes thèmes, à un niveau plus profond, de façon moins spectaculaire sans doute, mais assurément plus subtile. Dès le départ, l’auteur annonce la couleur : exit les facilités de la culture dominante, Martin bazarde ses disques rock, qu’il troque pour des versions numériques nettoyées au résultat, et c’est un indice, finalement décevant, tandis que les classiques intrigues de numérisation de cerveaux sont contrariées par les manques de budget. A la place, il propose une plongée dans la culture de la Perse antique, avec de fascinants jeux de miroirs où réel et virtuel s’interpénètrent (car c’est une adaptation d’un célèbre poème épique de l’an mil, le Shâh Nâmeh, qu’on découvre dans Zendegi), les décors orientaux devenant les fractales exotiques répétant les motifs récurrents du récit, chacun éclairant l’autre de façon fascinante. En mariant davantage spéculations audacieuses et intrigue intimiste, Greg Egan devient accessible à un plus grand nombre de lecteurs, mais sa virtuosité est intacte. Ajoutons que le roman, écrit avant les révolutions arabes, présente un Iran mal connu mais réaliste, l’auteur ayant fait le voyage pour s’imprégner de sa culture.
Cérès et Vesta, les deux plus gros astéroïdes de la Ceinture, entre Mars et Jupiter. Vesta est un gros rocher, Cérès une boule de glace. Chacun est riche de ce dont l’autre manque ; chacun doit donc échanger pour pouvoir exister. Différentes géologiquement, les deux entités le sont aussi sur le plan politique. Alors que Cérès abrite une société libérale et tolérante, Vesta, qui l’a aussi longtemps été, a cédé depuis à un populisme revanchard et anti-intellectuel qui martèle comme une évidence l’existence d’une dette fondatrice qu’aurait une partie de la population envers les autres parties. Le trouble agite Vesta, entre tensions « racistes », « terrorisme » à bas bruit, contestation de la discrimination, ou soumission à celle-ci dans l’espoir d’un solde de tout compte. Rien d’étonnant alors si des milliers de réfugiés fuient Vesta pour Cérès, un voyage de plusieurs années, long et dangereux, qui emprunte les mêmes voies de communication que le commerce interastéroïde. Sur Cérès, on accueille bien volontiers ces réfugiés, même si on les connaît peu. Le temps et la bonne volonté permettent de donner nom et visage à ceux qui n’avaient qu’un statut. Mais voilà qu’un jour, Vesta, pour récupérer des ennemis politiques embarqués sur un vaisseau à destination de Cérès, menace de provoquer la mort de tous les réfugiés en transit, bien plus nombreux. Bluff ou pas ? Et si c’est vrai, que faire ? Comment choisir entre les 4000 et les 800 ?
Avec ce texte, finaliste aux prix Sturgeon et Hugo 2015, Egan ne peut pas être davantage dans l’actualité. La ressemblance entre la situation décrite au-dessus et celle de notre monde est criante. C’est donc un texte politique que livre Egan, auteur originaire d’un pays qui gère par l’éloignement son problème de réfugiés. Il pourra peut-être ainsi toucher des lecteurs qui ne liraient pas de textes contemporains sur la question et montrer que la SF prend position dans le débat public.
Egan remet aussi au goût du jour un classique de l’éthique : le dilemme du tramway. Il se formule ainsi : si un tramway n’a que deux choix, continuer sur sa voie et écraser dix hommes, ou dévier pour aller sur une autre voie où ne se trouve qu’un seul homme, que doit faire le conducteur ? Expérience de pensée qui est motif à discussions sans fin (et qui revient en force avec les choix que devront faire les voitures autonomes), le dilemme a une solution utilitariste simple : mieux vaut tuer un que dix. Il se raffine à l’infini si on suppose des individus de valeurs différentes, la première des questions étant celle de la possibilité d’une évaluation éthique de la valeur individuelle, et met en évidence les apories d’une pensée utilitariste pure. C’est à ce dilemme qu’est confrontée Anna, responsable du port de Cérès, en raison du chantage exercé par les Vestiens. S’y mêle l’incertitude sur la réalité de la menace et les propres sentiments d’Anna à l’endroit des réfugiés vestians. Nul n’aimerait être à sa place ; il faudra pourtant décider…
Ce texte riche est, comme toujours chez le brillant Greg Egan, une vraie nourriture pour l’esprit. On pourra néanmoins regretter que les personnages n’aient pas plus de temps pour prendre chair, en dépit de tentatives méritoires de l’auteur pour aller dans ce sens. Il y manque quelques pages.