A-t-on besoin de « bleep-bleep » et de bons synthés analogiques à tout crin pour faire de la musique et de la SF ? Avec sa suite Metropolis, la chanteuse américain Janelle Monáe prouve que, non, pas forcément. Et, contrairement à l’accoutumée, il sera donc moins question d’electro inécoutable dans ce billet que de soul et de funk.
Metropolis: The Chase Suite, Janelle Monáe (Bad Boy Entertainment, 2007, 2008 pour la réédition). 26 minutes, 7 chansons.
The Archandroid, Janelle Monáe (Bad Boy Entertainment, 2010). 68 minutes, 18 chansons.
The Electric Lady, Janelle Monáe (Bad Boy Entertainment, 2013). 69 minutes, 19 chansons.
A-t-on besoin de « bleep-bleep » et de bons synthés analogiques à tout crin pour faire de la musique et de la SF ? Avec sa suite Metropolis, la chanteuse américain Janelle Monáe prouve que, non, pas forcément. Et, contrairement à l’accoutumée, il sera donc moins question d’electro inécoutable dans ce billet que de soul et de funk.
« I imagined many moons in the sky, lighting the way to freedom » (Cindi Mayweather)
Chanteuse, Janelle Monáe est également actrice, et on l'a notamment vue en 2016 dans Moonlight de Barry Jenkins et Les Figures de l’ombre de Theodore Melfi, consacré aux femmes ayant contribué au programme spatiale américain. Et il semble que la jeune femme soit annoncée au casting de la future série anthologique Philip K. Dick’s Electric Dreams, tirée des nouvelles de vous-savez-qui, dirigée par Ronald D. Moore – à qui l’on doit le reboot de Battlestar Galactica –, et prévue sur Amazon Prime. Mais revenons à nos moutons (ha).
La suite Metropolis est un ensemble de disques, débutée voici dix ans. La carrière de Janelle Monáe a débuté cependant dès 2003 avec The Audition, un album jamais sorti mais comprenant une chanson intitulée « Metropolis », ritournelle soul où se trouvent en germe ce qui suivra – des androïdes au rang d’esclaves, la romance impossible et des items (le personnage d’Anthony Greendown, le Droid Control, etc.). Quatre ans plus tard, l’EPMetropolis: The Chase Suite (ou bien Metropolis Suite I: The Chase) marque cependant l’acte de naissance officiel de l’œuvre musicale Janelle Monáe. Cinq titres dont deux interludes, et une référence évidente au classique cinématographique de Fritz Lang…
Metropolis: The Chase Suite débute par « March of the Wolfmasters », introduction martiale aux tonalités inquiétantes où une speakerine annonce d’une voix enjouée que l’androïde 57821, modèle Alpha Platinum 9000, alias Cindi Mayweather (personnage dont l’origine remonte également à The Audition, où la chanteuse évoque ce double fictif – mais pas encore robotique – dans la chanson éponyme), est tombée amoureuse d’un humain, Anthony Greendown. La peine pour cette infraction est le désassemblage. La chasse est ouverte : c’est « Violet Stars Happy Hunting » et son rythme rigide mais enjoué.
« I'm a cybergirl without a face a heart or a mind
(a product of the man, I'm a product of the man) »
La chanson s’enchaîne sur « Many Moons ». Son clip, petit court-métrage de plus de six minutes, se présente comme la vente aux enchères annuelles d'androïdes. Différents clones de Janelle Monae défilent ainsi, avant que son principal avatar, Cindi Mayweather, ne se libère de sa programmation au travers de sa chanson. Une chanson au demeurant catchy, aux synthés acidulés, qui se termine par une litanie débitée d'un ton mécanique, balançant clichés et termes oppressifs, où les luttes des Noirs rejoignent celles des androïdes. Mais la réalité rattrape Cindi Mayweather, et la voilà plongée dans le « Cybertronic Purgatory », un interlude aérien où plane la voix vocodorisée de l’androïde. Suit « Sincerely Jane », chanson aux cuivres vigoureux et au rythme syncopé, conclusion et appel au réveil des consciences.
La réédition de l’EP contient deux chansons supplémentaires : « Mr President », complainte adressée invitant quelque chef d’État à prendre soin de ses administrés – sinon, gare –, et « Smile », chanson co-écrite par Charlie Chaplin pour son film Les Temps modernes. Deux chansons quelque peu accessoires quoique pas dénuée d’à propos, qui déparent de l’unité formée par les cinq premiers titres du disque.
La pochette de l’EP Metropolis: The Chase Suite nous montre un androïde en cours d’assemblage – ou est-ce l’inverse ? (On pourra d’ailleurs remarquer que la pochette de la réédition diffère : l’androïde 57821 est encore plus démembré, réduit à une tête, un buste et un bras.) Surtout, quatre cercles au bas de la pochette précise la complétion du projet envisagé notre chanteuse : un sur quatre (un et demi sur quatre pour la réédition). De fait, Janelle Monáe revient en 2010 avec The Archandroid, alias les suites II et III de Metropolis – non plus un EP mais bien un disque complet. L’illustration du disque présente une androïde à un stade plus avancé, portant une ville – Metropolis – en guise de coiffe très Art Deco.
Dans ce premier LP, l’aspect conceptuel de l’EP demeure présent : le disque se divise en deux parties de taille inégale, chacune débutant par un morceau orchestral, « Suite [II/III] Overture » ; les titres et les paroles convoquent des éléments posés dans l’EP The Chase – Sir Greendown, les rues de Neon Valley et ses aliens illégaux, et surtout le personnage de Cindi Mayweather, qui adopte un rôle messianique (sans compter quelques clins d’œil, l’interlude « Neon Gumbo » reprenant les synthés de « Many Moons »). Pour qui cherche l’histoire, celle-ci reste en retrait : pas question pour Janelle Monáe de se laisser étouffer par son concept.
L’album mélange les styles musicaux – en vrac, une influence générale afro-funk teintée de futurisme, à laquelle s’ajoute des passages franchement rock (« Come Alive (The War of the Roses) »), des ballades (« Oh, maker »), des berceuses inquiètes (« Sir Greendown »), des tubes instantanés (« Cold War »), des gospels (« Wondaland ») et des titres plus étranges (« Make The Bus », qui cite nommément Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques) –, avec un bonheur certain.
Après The Archandroid, un second album aurait dû conclure les suites Metropolis… mais entretemps, Janelle Monáe a revu ses ambitions à la hausse. En 2013 est donc sorti The Electric Lady — un titre qui évoque aussi bien Jimi Hendrix que Philip K. Dick –, album proposant les suites IV et V de Metropolis. Et le nombre de cercles au bas de la pochette de passer de quatre à sept.
Un Electric Lady qui débute fort, avec une succession de morceaux en collaboration – et pas des moindres : respectivement Prince, Erykah Badu et Solange « pas que la sœur de Beyoncé » Knowles. « Suite IV Electric Overture » annonce le retour de Cindi Mayweather à Metropolis ; « Electric Lady » enfonce le clou :
« A modern day Joan of a Arc or Mia Farrow
Classy, Sassy, put you in a razzle-dazzy
Her magnetic energy will have you coming home like Lassie »
Sur cet album lui aussi bi-partite, le concept reste toujours présent, une bonne moitié de chansons lui étant consacré. La chanson « Q.U.E.E.N. » évoque des rebelles utilisant le voyage temporel ; le clip présente les deux chanteuses Janelle Monáe et Erykah Badu dans un musée du futur consacré aux rebelles en question. Quant au langoureux (et un peu mièvre) slow « Primetime », il présente Cindi Mayweather en serveuse dans un night club de Metropolis. Quelques interludes radiophoniques (un peu agaçants) de DJ Crash Crash, un animateur « robotic, hypnotic, psychotic », délivrent quelques informations contextuelles.
Musicalement, The Electric Lady poursuit dans la lignée de The Archandroid, mêlant les genres : r’n’b, jazz, gospel, afro-funk, titres suaves et chansons aux rythmes enlevés (on retiendra l’irrésistible « Give Em What They Love » avec le regretté Prince)… Si l’on a apprécié les deux disques précédents, celui-ci ne devrait pas faire exception. À tout le moins pourra-t-on lui, comme au précédent, reprocher une durée un brin excessive – soixante-dix minutes, cela fait un disque roboratif.
Chez Janelle Monáe, l’androïde fonctionne en tant que métaphore : l’androïde, c’est l’autre, et le plus souvent la minorité. On pourra y voir les Afro-Américains aux USA ou encore les femmes – probablement les deux. Dans ce monde où l’amour humain-robot est considéré comme « queer » (« Our Favorite Fugitive »), Cindi Mayweather invite à la libération des mœurs comme à celle des androïdes. Et notre chanteuse d’interroger la position de chacune :
« We rising up now, you gotta deal you gotta cope
ill you be electric sheep?
Electric ladies, will you sleep?
Or will you preach? » (Q.U.E.E.N.)
Féministe, militante, Janelle Monáe ? Oui mais pas seulement. Pas question donc d’enfermer celle qui fait rimer Bernie Grundman, ingénieur du son, avec Harriet Tubman, militante anti-esclavage du XIXe siècle. Comme la chanteuse le dit :
« Categorize me, I defy every label » (Q.U.E.E.N.)
Et la composante SF des suites Metropolis n’est à négliger. En interview , Janelle Monáe évoque volontiers Isaac Asimov, Ray Kurzweil et Octavia Butler, sans oublier Fritz Lang – l’androïde Cindi Mayweather devient pareille à Maria, à savoir le cœur, médiateur entre la main et l’esprit. On pourra certes estimer que le concept science-fictif qui sous-tend les suites Metropolis est quelque peu suranné : les androïdes, c’est so 1927. Mais le titre de l’ensemble ne ment pas vraiment sur sa teneur, et l’Amérique trumpienne rappelle que les thématiques féministes et égalitaires abordées par Janelle Monáe sont malheureusement toujours d’actualité.
Un tract accompagnait les concerts de la chanteuse en tournée : The Ten Droids Commandments. On retiendra le sixième, qui invite à « abandonner [n]os attentes en matière d’art, de couleur de peau, de genre, de culture et de gravité. » Le premier commandement est : « Believe in the Archandroid ». Pourquoi pas. On attend donc les suites VI et VIII, qui viendraient conclure Metropolis.
Introuvable : non
Inécoutable : non
Inoubliable : oui