Une fois n'est pas coutume, on s'intéresse à un roman d'espionnage : Le Dossier 51 de Gilles Perrault. Une forme expérimentale pour un résultat formant l'antithèse de James Bond, Jason Bourne, Jack Bauer et consorts…
Une fois n'est pas coutume, on s'intéresse à un roman d'espionnage : Le Dossier 51 de Gilles Perrault. Une forme expérimentale pour un résultat formant l'antithèse de James Bond, Jason Bourne, Jack Bauer et consorts…
Supposons un axe. À l’une des extrémités, on trouve James Bond, Jason Bourne ou Jack Bauer ; en se décalant, on croise les romans de John Le Carré. Et à l’autre extrémité, il y a Le Dossier 51.
Roman d’espionnage des plus particuliers, Le Dossier 51 se présente comme une succession de documents échangés par des gens entre l’automne 1967 et l’automne 68. Qui sont-ils ? On sait seulement qu’ils se désignent par des noms de code : Mercure, Minerve, Jupiter… Ils font appels à des intervenants extérieurs, surnommés Pâris, Ménélas ou tout simplement par un numéro — 5353, 8047, etc. Chacun se différencie par une typographie différente dans ses courriers : une didone pour Mercure, une mécane pour Minerve, une fine linéale pour Jupiter. On comprend peu à peu que chacun de ces noms ne désignent pas une personne en particulier mais plus vraisemblablement un service, au sein d’une organisation anonyme. Au fil du temps, on finit néanmoins par déceler des embryons de personnalités : Minerve, pète-sec ; Mercure, défiant envers sa supérieure Minerve, envers qui il s’ingénie à se montrer des plus tatillons ; Esculape, le psy blasé… Que veulent-ils ? En savoir davantage sur le remplaçant de Jean de Malarielle à la tête de l’O.V.R.A. (non, pas cette Ovra de triste mémoire), un certain Dominique Auphal. Le mémo est clair :
« 1°) Recueillir tous les éléments d’information sur Dominique Auphal.
(…)
6°) Auphal sera désigné par le chiffre 51. » (P. 4)
Culture du secret oblige, rien n’est dit sur l’organisation qui enquête sur 51. Quelques hypothèses se font jour : il s’agit peut-être des services secrets d’un pays d’Afrique, à en juger par les indices traînant çà et là au fil des échanges. Comment savoir ?
Fouille de portefeuille, lecture de correspondance intime, entrevues avec les proches de 51 et 52, soudoyage de la bonne 56 : tout est mis en œuvre par Minerve pour trouver la faille qui permettra « d’exploiter » Dominique Auphal. Le retourner, non, mais juste un moyen de pression sur lui. Le décryptage de la personnalité de 51 se base sur un tableau d’un peintre méconnu, Félix Labisse : Mythomécanique. Le web dit peu de choses au sujet de Labisse, et la plupart des références renvoient au film (dont il sera question plus loin dans ce billet), au point que j’ai cru un instant à une invention de la part de Perrault. Bref, diplomate carriériste, 51 est marié à 52, dont il a deux enfants, 53 et 54. Une famille modèle telle que requise par la diplomatie française. Évidemment, les choses ne sont pas aussi simples, et l’on comprend peu à peu mieux la personnalité de 51 — du moins, via le prisme des investigations de l’organisation mystère. Le type est entier, volontiers raciste (mais est-ce si étonnant dans la diplomatie ?), a eu une enfance compliquée avec un père qui ressentait de l’aversion pour lui et une mère trop aimante (choses qui trouvent leur explication de sombres heures de la Seconde Guerre mondiale), et, surtout, sa sexualité fait l’objet d’une enquête approfondie. L’organisation semble en effet porter une importance quasi obsessive aux rapports sexuels « complets et satisfaisants ». En fin de compte, les conclusions d’Esculape et ses suggestions provoqueront le drame, après un indécent travail de fouille et de mise à nue du sujet (casser des œufs ne donne pas forcément une omelette).
En somme, Le Dossier 51 forme un contrepoint à Ian Fleming, en présentant ce qui pourrait bien être l’anti-thèse de James Bond. Pas de héros, un personnage — 51 — sujet du roman mais à qui est quasiment déniée toute possibité de s’exprimer (si ce n’est par des documents dérobés), pas vraiment d’espions, une intrigue tortueuse dont les enjeux sont obscurs — et ne concernent certainement pas l’équilibre du monde. Le livre pousse dans ses derniers retranchements la notion de roman : bien que fictive, cette accumulation de mémos et de documents forme-t-elle un roman à proprement parler ? Oui : disons que, en dépit de l’absence de texte narratif, l’intrigue et ses personnages forme une histoire romanesque. Reste à déterminer (comme pour tout found footage) qui a réuni cette collection de documents et pourquoi. Bref, la lecture du livre, a priori aride, s’avère prenante en fin de compte. Les documents présentés sont d’une grande variété, et afin de varier les plaisirs, les échanges les plus anodins (données factuelles sur la généalogie de 51 et 52) sont suivis de textes plus consistants : des retranscriptions de conversations, des lettres diverses, un poème (raté) et une nouvelle (plus réussie) de 51… Sans oublier les bisbilles et ratées au sein de l’organisation. Au lecteur de faire travailler sa matière grise et de tirer certaines conclusions — notamment face à l’ultime mémo.
On pourra regretter une fin abrupte, quoique éminemment logique dans la forme. Mais c’est chipoter. Passons.
En 1978, Le Dossier 51 a bénéficié d’une adaptation au cinéma, par Michel Deville. Comment rendre à l’écran le texte de Perrault ? Et (à l’époque) que fallait-il attendre d’un cinéaste ayant à son actif des films tels que À cause, à cause d'une femme (1963), Benjamin ou les Mémoires d'un puceau (1968) ou encore Raphaël ou le Débauché (1971) ? (Notons que Deville réalisera en 1999 une autre adaptation, celle de La Maladie de Sachs de Martin Wincker.)
En dépit de quelques différences mineures (en vrac, l’action est déplacée de 1967 à 1977, et se déroule à Luxembourg au lieu d’une ville-mystère ; l’OVRA devient ODENS (Organisation pour le Développement des Échanges Nord-Sud) ; Mercure cède la place à Mars), Le Dossier 51 ne trahit pas l’œuvre de base, et opte pour un rigoureux dispositif filmique, légèrement différent que celui du roman : les mémos sont remplacés par des séquences filmées en caméra subjective, des dialogues entre les membres de l’organisation (sans qu’aucun n’apparaisse à l’écran) sur fond de télex crépitants, de diaporamas… Aride, mais intrigant, et peut-être plus frappant encore que le roman dans la présentation de l’absence de scrupule de Minerve, Mercure, Mars pour trouver le moyen de pression sur 51 : les fouilles, les entrevues avec les proches de 51 pour en soutirer les informations quitte à abuser des mensonges et de la tromperie… — la rencontre avec la mère de 51 est révélatrice à ce titre. Le spectateur se voit ainsi devenir voyeur, à son corps défendant.
Une œuvre glaçante sans équivalent, et éminemment recommandable.
Introuvable : oui
Illisible : pas vraiment
Inoubliable : oui