La joyeuse complexité de la vie : rencontre avec John Vance

Rencontres |

Ce 28 août 2016, Jack Vance aurait fêté ses cent ans. À cette occasion, nous vous proposons de découvrir une interview de John Vance, son fils. Originellement parue dans le numéro 61 du fanzine allemand Phantastisch, cette entrevue est l'occasion de découvrir l'auteur du cycle de Tschaï sous un jour plus intime, et d'en apprendre davantage sur les projets de John Vance au sujet de l'œuvre de son père.

Né en 1916 à San Francisco, juste un an avant le décollage du premier aéroplane intégralement métallique, Jack Vance est décédé en 2013 à Oakland, tandis qu’un engin nommé Curiosity arpentait la surface de Mars à la recherche de vie. On ne peut qu’être d’accord avec lui quand il écrit dans son autobiographie qu’il a « eu la chance de vivre une période riches en événements intéressants. » Une époque qui, entre autres choses, a vu l’émergence de ce nouveau genre littéraire, la science-fiction, dans lequel Vance s’est illustré, en dépit de la rareté de ses apparitions publiques.

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Tenter d’appréhender l’influence de l’œuvre de Vance sur la SF et la fantasy modernes dépasse de loin l’ambition de cet article, et ça n’est de toute façon pas le sujet. Il suffit de dire ceci : la liste des auteurs qui remercient Jack Vance pour ses « livres merveilleux » et pour son inspiration dans leurs propres œuvres est longue, et en révèle davantage que bon nombre des articles parus ces dernières années. Une liste qui inclut des noms tels qu’Ursula K. Le Guin, George R.R. Martin, Neil Gaiman, Dan Simmons, Tanith Lee, Robert Silverberg, Lucius Shepard, Mike Resnick, Terry Dowling, Dean Koontz – juste pour en citer quelques-uns.

La période littéraire de Jack Vance – en prenant en compte son autobiographie, publiée en 2009 – s’est étalée sur près de 65 années, durant lesquelles notre auteur a publié plus de soixante romans et pas loin de quatre-vingt œuvres plus courtes. Parmi les romans, les plus connus sont les récits légendaires de la « Terre mourante », la trilogie de « Lyonesse » et la « Geste des Princes-Démons ». Mais des textes tels que Un monde d’azur, Emphyrio ou La Planète géante comptent au rang des classiques du genre et sont d’excellents exemples de ce sense of wonder si souvent invoqué.

Du côté des nouvelles – à côté de textes couronnés par les prix Hugo ou Nebula « Les Maîtres des dragons » et « Le Dernier Château » – figure aussi « Papillon de lune », superbe nouvelle considérée par beaucoup pour être la meilleure de tous les temps.

« Le gars qui a écrit tous ces trucs pendant si longtemps… on dirait quelqu’un d’autre », disait Jack Vance en 2009, à l’âge de quatre-vingt-douze ans. Et quand on lui demandait s’il reprendrait la plume : « Je n’ai plus d’histoires en moi. Seulement celle qui dit que j’arrive à la fin de la mienne. »

Sa dernière histoire, son autobiographie titrée This is me, Jack Vance!, avec sa truculence et son sens de l’aventure, ses élégances stylistiques typiquement vanciennes et son attitude très terre à terre, peut être mentionnée dans la liste de ses meilleurs récits. Celui-ci nous montre un Vance aux multiples facettes, tour à tour artisan, jazzman, ingénieur, marin, bon vivant, organisateur de grosses fêtes, ayant sa famille à cœur et qui – il oublie presque de le mentionner – est aussi écrivain.

Longtemps avant qu’il ne commence à écrire, Vance avait envisagé un système pour voyager à travers le monde et vivre dans chacun de « ces lieux éloignés aux noms si doux » une vie d’écrivain-voyageur. « Et par un incroyable concours de chance, ça a marché. »

La liberté et les nombreuses expériences liées à son style de vie, combinées à une imagination débordante, ont trouvé un chemin direct jusqu’au cœur de son œuvre. Si vous ajoutez à cela un œil acéré pour décrire les gens et les lieux, un sens de l’humour imparable et un talent expressif – qui lui a valu, et pas seulement parmi ses fans, le surnom de « Shakespeare de la science-fiction » –, vous pouvez comprendre qui était Jack Vance l’écrivain.

J’espère toutefois en apprendre davantage sur lui auprès de son fils John (né en 1961), qui réside dans la maison familiale et qui m’a aimablement accordé une entrevue.

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Jack et John en Volkswagen, 1969

Salut, John. Penses-tu que ton père aurait cessé d’écrire s’il avait percé en tant que jazzman ?

Thomas, tout d’abord merci pour cette interview.

Mon père aurait probablement abandonné l’écriture. Heureusement (pour nous !), écrire s’est avéré un meilleur moyen de payer les factures.

Mais la musique ne l’a jamais quitté : il m’a décrit plusieurs morceaux complexes qu’il avait composés en rêve.

Tu gères l’héritage littéraire de ton père, le site web jackvance.com et tu as conçu les vidéos pour la chaîne YouTube Spatterlight. Dans le même temps, tu restes en contact avec les fans et tu donnes des interviews telles que celle-ci. As-tu le temps pour d’autres choses ?

Nous sommes plus occupés que jamais depuis que nous nous sommes séparés de notre agent littéraire. Cette responsabilité nous donne satisfaction puisque nous pouvons répondre plus rapidement, de manière plus flexible, aux opportunités, grandes ou petites, qui se présentent. Dans les années à venir, nous pourrons faire davantage pour Vance, en tant qu’indépendants, que nous n’avons pu le faire par le passé.

Heureusement, je ne travaille pas seul. Koen Vyverman s’occupe de l’Europe, et nous collaborons avec des amis : Arjen Broeze, Menno van der Leden, Chris Wood, Steve Sherman, Rob Friefeld, Wil Ceron, Andreas Irle, Patrick Dusoulier, Joel Anderson, Howard Kistler et bien d’autres.

Travailler autour de Jack Vance est un projet familial, que j’apprécie.

Deux ans[1] après le décès de ton père, tu reçois toujours beaucoup de mots d’adieu sur la page Foreverness de ton site. Comment se fait-il que ses lecteurs soient aussi proches de lui ? Quel est le portrait-type du fan de Jack Vance ?

Les amateurs de Vance sont imaginatifs, intelligents, ont le sens pratique ainsi que des talents et des compétences particulières. Ce sont des voyageurs, des ingénieurs, des scientifiques, des artistes, des écrivains, etc. Ils ont soif de vivre, ils mènent une existence hors du commun, et s’intéresse à Vance parce qu’ils s’y reconnaissent. Voilà comment je perçois, de manière on ne peut plus théorique, ses fans !

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Dans les années 90, le projet de la Vance Integral Edition a été mis au point par les fans, avec ton soutien et celui de ta famille. Les œuvres complètes de Jack Vance ont été republiées sous leur forme originale. Peux-tu nous dire quelques mois sur ce projet et la version allemande dirigée par Andreas Irle. Et y a-t-il d’autres entreprises menées par des fans, en cours ou en projet ?

Le meilleur moyen d’explorer la VIE est de lire Cosmopolis, la newsletter, qu’on peut en lire en ligne, avec d’autres choses en lien avec la VIE, sur www.integralarchive.org[2].

Au fil des ans, les éditeurs et les correcteurs ont altéré les histoires de différentes façons, parfois de manière significative, souvent avec des maladresses. Entre autres buts, la VIE voulait ramener ces récits à leur état original. Paul Rhoads a rêvé de ce projet et a fourni l’élan et l’inspiration pour un grand nombre de bénévoles. Ces restaurations se sont basées sur les manuscrits originaux, la correspondance entre mon père et ses éditeurs, et la consultation de mes deux parents. Il a fallu des années pour accomplir ce travail, et en fin de compte, celui-ci a impliqué plusieurs centaines de collaborateurs à travers le monde et le Web. Ma tâche a été de superviser l’aspect légal des choses, de m’occuper de la gestion bancaire et de la comptabilité.

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La VIE a été l’un des premiers exemples de « crowdsourcing » – si ce n’est le premier au vu de sa taille. La publication se répartit sur quarante-quatre volumes, imprimés de deux manière : l’édition « Reader’s » et l’édition Deluxe, reliée en cuir. La seule œuvre qui n’a pas été incluse dans la VIE est This is me, Jack Vance! – l’autobiographie, que mon père n’avait pas encore rédigée. Nous en avons vendu 650 exemplaires – un bon investissement, car ces livres sont maintenant recherchés avec ardeur par les collectionneurs de Vance de par le monde, et leur valeur a doublé.

Un autre résultat de la VIE a été son versant numérique, un ensemble de fichiers qui englobait toutes les histoires restaurées avec passion. Chaque nouvelle publication en anglais (et chaque nouvelle traduction, telles que celles d’Andreas Irle – dont les hardcovers d’excellente qualité ont inspiré la VIE pour la taille et la forme) s’est basée sur ces fichiers. La VIE est un événement-pivot au sein des publications récentes de l’œuvre de mon père.

Spatterlight Press a vu le jour en 2012 pour concevoir et vendre les livres de Vance sous forme numérique, d’après les textes de la VIE. La force motrice de ce projet est venue une nouvelle fois d’un fan – Arjen Broeze –, qui m’a écrit pour se proposer de prendre en charge le boulot de formatage. Une chose en amenant une autre, le boulot s’est vite fini.

Spatterlight Press a ensuite évolué pour devenir une entreprise, avec comme mission globale la publication de Vance ou d’aider d’autres personnes à le publier, en autant de langues et de formats, sur autant de territoires que l’on peut.

Les activités de fans sont toujours possibles. Ceux que cela intéresse devraient entrer en contact !

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Le recueil Chansons de la Terre mourante, publié en 2010, relève lui aussi d’une forme de « projet de fan » – mais de manière très spéciale. Ce sont des hommages à ton père émanant d’auteurs de SF et de fantasy bien connus, édités par George R.R. Martin et Gardner Dozois. Comment ce livre a-t-il vu le jour ? Et il y en aura-t-il une traduction allemande[3] ?

Je ne sais pas qui a conçu Chansons de la Terre mourante, mais je suis reconnaissant à tous les auteurs, en particulier à George Martin et Gardner Dozois pour avoir rendu le projet possible.

Au rang des contributeurs, on compte Dean Koontz, Robert Silverberg, Matt Hughes, Terry Dowling, Liz Williams, Mike Resnick, Walter Jon Williams, Paula Volsky, Jeff VanderMeer, Kage Baker, Phyllis Eisenstein, Elizabeth Moon, Lucius Shepard, Tad Williams, John C. Wright, Gleen Cook, Elizabeth Hand, Byron Tetrick, Tanith Lee, Dan Simmons, Howard Waldrop, Neil Gaiman, et Martin lui-même. Ce recueil est aussi riche que merveilleux, et constitue un formidable hommage à mon père – ce qu’il a profondément apprécié (même si, de manière caractéristique, il ne comprenait pourquoi les gens en faisaient tout un plat au sujet de son œuvre !).

Une édition allemande de Chansons… est possible ; il nous faut de bonnes traductions pour commencer.

Dans ces Chansons…, Jack Vance est une nouvelle fois surnommé le « Shakespeare de la science-fiction ». Ton père lisait-il Shakespeare ? Ou de la SF ?

Mon père a tout lu dans sa jeunesse, ce qui inclut Shakespeare, et la science-fiction de l’époque. Mais, pour autant que je sache, il n’en a pas relu une fois adulte.

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À Oakland, 1964

Lors d’une interview de 1976, Jack Vance expliquait qu’il lisait peu de SF et fantasy, bien qu’il y ait d’excellents auteurs comme Le Guin, Lem et Dick, actifs à cette époque. N’était-il pas intéressé de savoir ce que ses « concurrents » faisaient ? Ou bien se reposait-il sur sa propre vision, sans la moindre influence ?

Les auteurs qu’il a lus dans sa jeunesse l’ont influencé, mais il ne lisait pas les romans de ses contemporains. Il ne relisait pas non plus ses propres romans une fois qu’il les avait remis à son éditeur.

De nombreux auteurs ont tâché de faire la distinction entre la fantasy et la SF, parfois avec des résultats discutables. Il serait intéressant de savoir si ton père – dont l’œuvre est largement à même de miner ces efforts – a déjà parlé de ces distinctions en question. Comment décrivait-il son propre genre qui, faute d’un meilleur terme, a souvent été nommé « science-fantasy » ?

Il n’avait pas de réponse facile pour cette question, mais quand on la lui posait, il répondait « fantasy et science-fiction » – bien qu’il ait écrit aussi des romans policiers dignes d’attention.

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Jack Vance, 1979

Un thème récurrent dans les histoires de Jack Vance est que le coupable est vaincu avec intelligence et perspicacité. Un thème utilisé avec ironie dans les histoires mettant en scène Cugel, où les stratégies de ce dernier se retournent souvent contre lui. Ici, comme dans les récits plus sérieux, la punition du malfaiteur est parfois sévère, et la revanche joue un rôle important. Avez-vous idée d’une raison, dans le vécu de ton père, qui explique ceci ?

Sa jeunesse et le début de son âge adulte se sont déroulés dans le contexte de la Grande Dépression puis de la Seconde Guerre mondiale : une époque dramatique et difficile, sans le moindre doute. Ceux qui s’intéressent à sa vie devraient consulter son autobiographie, vraiment agréable à lire.

Les frasques de Cugel peuvent avoir été inspirées par les emplois fastidieux et désagréables occupés par mon père lors des années de vaches maigres de sa jeunesse. Quant aux revanches originales et les punitions exhaustives, on peut s’interroger !

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Jack Vance, 2009

Jack Vance a expliqué qu’il considérait les traditions culturelles comme étant extrêmement valables, car elles rendent la vie des gens bien plus complexe et intéressante. D’un autre côté, les protagonistes de ses romans sont généralement ceux qui détruisent les traditions et mettent à bas les carcans sociétaux. Une raison à cette apparente contradiction ?

Les traditions et les carcans sont défaits parce qu’ils sont injustes, répressifs ou exploitent les gens. La destruction survient comme préalable nécessaire à une nouvelle ère de paix et de liberté. Même Cugel ne cherche pas l’anarchie pour elle-même (certes, il la sème dans son sillage).

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Jack Vance au banjo, 1977

Ton père nourrissait un intérêt marqué pour des activités non-littéraires : les travaux manuels, les voyages au long cours, le jazz et tant d’autres. Il semble que son mode de vie ait rendu possible ses histoires en premier lieu. Les éléments exotiques de ses histoires paraissent authentiques parce que des expériences dépaysantes, de la vraie vie et en n’importe quel point du globe, les ont inspirés. La même chose est sûrement vraie pour les détails techniques ou le savoir-faire. Es-tu d’accord ? Si oui, quel est ton exemple favori ?

Les indices et les références à sa propre vie sont partout. Il avait pour habitude d’utiliser les noms de ses amis et connaissances dans des buts amusants, généralement flatteurs – mais pas toujours – en changeant l’orthographe ou des choses du genre, de temps à autres. J’apparais même quelque part – plus exactement, un de mes descendants de la cinquantième génération le fait. Il mentionnait fréquemment les menus et boissons, parce que la cuisine et les festivités demeurent éternellement fascinantes ; la navigation et les yachts spatiaux reflètent son intérêt constant pour les voyages en mer, pas seulement la mécanique mais aussi l’attirail et le rythme d’une vie bien entamée. Il appréciait fabriquer et faire voler des cerfs-volants, ce qui se remarque çà et là. Le travail de la céramique et du verre apparaît par endroit, ce qui provient d’une passion partagée avec ma mère. Et le sujet de l’architecture est un thème récurrent, sans aucun doute stimulé par ses années de charpenterie. Il a bâti de nombreuses choses, et la maison familiale demeure bien sûr ma favorite.

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À Tahiti, 1965
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À Tahiti toujours, 1965

Tu as participé à bon nombre des voyages évoqués plus haut, par exemple à Tahiti. Cette image d’écrire sous les palmiers, tandis que le reste de la famille explore le lagon dans une pirogue avant que n’arrivent un chef polynésien et son entourage pour faire la fête du siècle, est un indémodable fantasme d’écrivain. Je suppose que Hemingway ou Jack London auraient levé leur chapeau. Mais comment était la vie quotidienne, la vraie, sur la route ? Quels souvenirs gardes-tu de cette époque ?

Mes parents cherchaient des endroits pittoresques et bon marché pour y passer quelques semaines – voire des mois parfois. Quand j’ai eu quatorze ans, nous avions déjà vécu au moins deux ans outre-mer, dans des endroits comme Tahiti, l’Australie, l’Irlande, l’Espagne, la Grèce, Madère, l’Afrique du Sud, le Pakistan, le Cachemire et le Sri Lanka.

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Dans le house-boat, au Cachemire en 1974

Ce mode de vie ne m’a pas toujours plu : les amis et les animaux familiers que je laissais à la maison me manquaient, tout comme quitter les nouveaux amis avec qui je me liais à l’étranger. Mais, de manière générale, cette expérience unique a été merveilleuse, et m’a donné au cours des années un aperçu appréciable sur les gens et les modes de vie du monde.

Parmi les moments mémorables, les six mois que nous avons vécus en Irlande, lors de l’hiver 1969, dans un cottage sur les rives du Lough Corrib, nous ont profondément marqués. Je me souviens encore des paysages, de la météo, des gens, de la musique, de l’herbe verte et des pierres effritées, des eaux teintées de tourbe du lough lui-même. À y repenser, la nostalgie m’envahit – un sentiment doux-amer depuis le décès de mes deux parents.

Plusieurs des textes de ton père, parfois aussi les titres, ont été changés sans son accord voire contre sa volonté. L’intérêt commercial des éditeurs, à l’époque et encore maintenant, entrait souvent en contradiction avec la liberté artistique. Aujourd’hui, toutefois, il existe de meilleures options pour l’auteur afin de s’autopublier, par exemple les ebooks ou l’impression à la demande. Jack Vance a-t-il fait des commentaires sur ces méthodes alternatives de publication, depuis que ces médias existent ?

Internet, la publication en ligne, l’impression à la demande : ces technologies se sont répandues durant les dernières années de vie de mon père, alors qu’il était aveugle et donc peu en mesure d’apprécier ces médias. Donc, alors même que Spatterlight Press était fondée puis grandissait, il était incapable de saisir les implications de la technologie sur les affaires et l’industrie…

Aujourd’hui, de nombreux auteurs twittent avec leurs fans, et sont encouragés par leurs éditeurs à poursuivre, car cela se traduit par une hausse des ventes. Ton père avait un style plutôt à l’opposé. Il apparaissait rarement en public. Peu importe si cela est possible ou non aujourd’hui : estimes-tu que cette aura quelque peu mystérieuse de Jack Vance était plus un avantage ou un inconvénient à l’époque ?

Il aurait pu davantage capitaliser sur sa notoriété qu’il ne l’a fait, mais son retrait de la vie publique a eu, je pense, comme effet d’isoler son œuvre des caprices du style. C’est un avantage, sur le long terme.

Jack Vance a d’abord étudié la physique mais, à l’instar de ses camarades de classe, a assez vite trouvé le sujet ennuyeux. Dans la plupart de ses histoires, il s’intéresse peu aux détails techniques, les aspects scientifiques deviennent étranges et se teintent de magie. Cela reflète-t-il une relation ambiguë avec la science ? Une fascination pour le sujet d’un côté, mais un rejet de son formalisme aride de l’autre ?

Il ne rejetait pas la science ; en fait, il m’a incité autant qu’il a pu à étudier les maths, la physique et la chimie. Mais sa nature, son intuition – et peut-être son éducation – s’accordaient davantage avec les choses sociales que le monde physique. Cela se ressent dans son écriture.

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« Papillon de lune » est souvent considérée comme étant non seulement la meilleure nouvelle de Jack Vance mais aussi la meilleure nouvelle de SF tout court. Y a-t-il quelque chose de particulier à l’origine de cette histoire ? La remarque de ton père, comme quoi il était toujours content de recevoir une récompense même s’il avait parfois l’impression que ce n’était pas pour le bon texte, faisait-elle référence à « Papillon de lune », qui n’a rien récolté ?

Il ne m’a jamais parlé de son ressenti envers cette histoire, je ne peux donc pas vraiment répondre à cette question. Mais il reste vrai que si la reconnaissance a mis du temps à venir, elle est finalement arrivée – pas spécifiquement pour « Papillon de lune » mais pour son œuvre générale. Et cela lui faisait plaisir.

Ou bien on comprend aussitôt le sens de « il y a de la musique dans une histoire » ou bien on ne le saisit jamais. Dans les histoires de Vance, c’est sans aucun doute le cas, parfois littéralement lorsque ses personnages se comportent à la manière de musiciens de jazz qui, après exécuté un brillant solo et donné tout ce qu’ils avaient, laissent le morceau se terminer de façon peu spectaculaire. En d’autres termes, si une histoire a atteint un certain niveau de complexité ou est juste assez bizarre, Vance semble parfois perdre tout intérêt. Raison pour laquelle la fin de tel ou tel roman m’évoque plus la conclusion d’une jam que celle d’un roman. Ce n’est cependant rien que mon ressenti. Un commentaire ?

Je suppose qu’il y avait des moments où une histoire l’ennuyait, où il était impatient de commencer un nouveau roman, et il se dépêchait donc de conclure. Dans ses œuvres tardives, il s’est discipliné et a trouvé de meilleures fins.

La transition entre Escales dans les étoiles et Lurulu mérite un commentaire. Comme il me l’a expliqué à l’époque, Escales… était destiné à être un roman unique, mais il s’est étiré et mon père l’a divisé en deux, sans faire dans la dentelle. La fin du premier volume a reçu des avis peu élogieux, mais je pense que les gens devraient savoir que mon père se battait contre un diabète encore non diagnostiqué, et il était aveugle depuis des années déjà. À l’époque, les capacités de ma mère pour l’aider avaient aussi diminué de manière significative. Il a donc travaillé dans des circonstances très difficiles.

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Selon ses propres termes, Jack Vance estimait qu’il écrivait pour le mieux quand c’était pour son amusement personnel. Il prenait beaucoup de plaisir à imaginer les formulations les plus alambiquées. Quand on l’interrogeait sur son auteur favori, il mentionnait d’abord ceux dont il appréciait le plus le style, pas vraiment ceux qui mettaient l’accent sur des thèmes précis. Il semble qu’en premier chef – en tant que auteur et comme lecteur –, il privilégiait le son qui fait la musique. Es-tu d’accord ?

Les artifices – ces sujets amusants un moment mais peu durables – ne l’intéressaient pas. Et il dédaignait ouvertement la mode, quelle qu’elle soit – qu’il s’agisse des vêtements ou des idées. Derrière les apparences de chaque situation humaine, il percevait les motifs et les conditions, basiques et communs à travers les époques, susceptibles d’être bien sûr modifiés ou distordus mais demeurant reconnaissables et constants. Ces caractéristiques étaient « réelles » pour lui, tout le reste n’étant que poudre aux yeux.

Ses goûts en matière de lecture l’amenaient vers des auteurs utilisant des thèmes immémoriaux, écrivant avec un style authentique, sans prétention ni vanité. Vers la fin de sa vie, il a dressé une liste d’auteurs favoris et respectés, qui révèle ses goûts romanesques généraux : Margery Allingham, Robert Barnard, L. Frank Baum, M. C. Beaton, Rhys Bowen, Max Brand, Edgar Rice Burroughs, John Dixon Carr, Robert Chambers, Raymond Chandler, Agatha Christie, Philip Craig, A. B. Cunningham, Jeffrey Farnol, E. X. Ferrars, Dick Francis, Erle Stanley Gardner, E. X. Giroux, Sue Grafton, Zane Grey, Victoria Holt, Ngaio Marsh, Daphne du Maurier, Lawrence Sanders, Dorothy Sayers, Clark Ashton Smith, Mary Stewart, Rex Stout, Jules Vernes, Patricia Wentworth, et par-dessous tout P. G. Wodehouse.

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L’un de mes personnages favoris dans les récits de ton père est Cugel l’Astucieux, un personnage retors. Si l’on compare les deux histoires le mettant en scène, en 1966 et 1983, on remarque que son attitude a changé dans le récit le plus récent : il est plus souvent la victime que le criminel. Ton père t’en a-t-il parlé ? Y a-t-il une raison spécifique pour ce changement ?

Avec l’âge, mon père a gagné en assurance dans son écriture et en confort dans sa vie. Les intrigues se sont enrichies et adoucies, les thèmes plus complets et moins acerbes. Cugel est devenu moins caricatural et, peut-être, plus humain ? L’humour s’est glissé là où il y en avait peu auparavant, et les malheurs de Cugel ont évolué : plus compliqués, plus poignants quoique avec humour.

Y a-t-il un personnage dans les histoires de ton père dont la personnalité est similaire à la sienne ?

Mon père était un homme pratique, passionné, imaginatif, généreux et sociable, parfois inconstant, un peu canaille. À mon sens, il avait davantage en commun avec des personnages complexes comme Treesong et Cugel que les héros conventionnels comme Gersen ou Reith.

Peux-tu nous parler de son processus d’écriture ? Et le rôle de ta mère, Norma ? À quoi ressemblait une journée typique d’écriture ? Enfant, devais-tu être silencieux quand le drapeau blanc était hissé ?

Mon père prenait des notes sur des bouts de papier, parfois des carnets. Il écrivait le premier jet au stylo à plume, sur des feuilles de papier pliées en deux, afin de faire des livrets de quatre pages. Chacun était numéroté, avec les faces externes étiquetées A ou B ; il se servait de l’intérieur pour développer ou réécrire un paragraphe, prendre des notes, lister des idées.

Sa graphie était un gribouillis, nécessitant de l’expérience pour être déchiffrée ; décoder certains mots ou phrases posaient parfois problème à ma mère même, la plus sagace des lectrices. Mon père faisait de la calligraphie à l’occasion, et faisait souvent de petits dessins. Il s’amusait à utiliser des encres de couleurs différentes. Certains de ses manuscrits sont un régal à l’œil, rien que pour leurs qualités esthétiques.

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Page de manuscrit de L'Homme sans visage
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Page de manuscrit de « Morréion », in Rhialto le merveilleux

Lorsqu’il a travaillé comme charpentier, il écrivait en soirée et la nuit. De retour à la maison, il prenait un bain, se mettait à l’aise en enfilant son pyjama et son peignoir, s’asseyait en calant ses pieds, posait un coussin sur ses genoux et un bloc-notes par-dessus – généralement avec un verre d’alcool à portée de main.

Ma mère lisait et tapait les premiers jets, en corrigeait l’orthographe et les petites incohérences. Ses premières machines à écrire étaient manuelles, bien sûr, et ça a été un grand jour quand elle a eu sa machine à écrire électrique, une IBM Selectric. Lors des voyages, elle transportait une petite machine manuelle.

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Jack et Norma, 1952

Quand mon père récupérait le tapuscrit, il l’examinait de près, le désassemblait, le réassemblait, le réécrivait, l’étendait, le compressait, le distillait. Il ne faisait pas de compromis sur la clarté et l’économie de l’expression, à l’aise côté vocabulaire mais peu enclin à utiliser un terme rare quand un mot simple était suffisant. Il avait du détachement envers son travail, et retirait des paragraphes de texte sans en souffrir s’il estimait que son histoire n’était pas optimale.

Ma mère tapait à la machine un deuxième jet, qui nécessitait moins de travail éditorial, même si de gros changements demeuraient encore possibles, et pas rares, avant l’état final.

Le troisième tapuscrit était vérifié et corrigé une dernière fois. Des paragraphes, des sections pouvaient être biffés ou réécrits. L’éditeur recevait cette copie en général.

Dans les années 80, avec l’aide et l’encouragement de notre ami David Alexander, mon père a acquis son premier logiciel de traitement de texte, et il n’a pas fallu longtemps avant que ma mère s’en équipe aussi. Les claquements de la machine à écrire ont été remplacés par le bourdonnement de l’imprimante. Le processus est resté le même, mais avec des outils différents, et les manuscrits recouverts de gribouillis colorés ont dès lors appartenu au passé.

Alors que sa vue se détériorait, mon père s’est de plus en plus remis à un logiciel de synthèse vocale appelé Accent ; impossible pour moi d’oublier sa voix électronique. Accent n’était au départ qu’une béquille, tandis que mon père utilisait des polices de caractère de plus en plus grandes à l’écran – en utilisant le logiciel BigEd, fourni par notre ami Kim Kokkonen – mais il a fini par acquérir peu à peu un rôle prépondérant. Puis l’écran est devenu superflu, même si j’ai conservé un petit moniteur cathodique pour la maintenance du système, la restauration des fichiers, etc.

Il n’a jamais réussi à utiliser une interface graphique ou une souris, donc on employait le DOS. Il se servait beaucoup de SmartKey pour les raccourcis clavier (des mots à rallonge comme « Schwatzendale » étaient plus simple à taper via une macro !). Tenir à jour les définitions relevait de mes responsabilités.

Les améliorations pour son travail et son lieu de travail comprenaient des bureaux, des étagères, des tablettes pour les écrans avec des étagères pour clavier suspendues à des solives au-dessus, des plateformes à roulette pour mettre facilement sa chaise en place : j’ai construit tout cela sur ses indications. J’ai collé des matériaux à son clavier pour améliorer la navigation par les sensations, ce que nous appelions « architecture » ; sans ces petits morceaux bizarres et anodins de mousse, de métal, de balsa, de plastique et de toile émeri, il était incapable de travailler.

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Jack Vance et sa petite-fille Alison, 2009

Après Lurulu, il n’a utilisé le PC que pour organiser son index de jazz et y conserver les numéros de téléphone de ses amis (il a dicté This Is Me! à Jeremy Cavaterra, qui l’a transcrit). Vers la fin, il allumait rarement son ordinateur, les numéros étant aussi conservés dans le répertoire de ses téléphones – qui ont été aussi beaucoup « architecturalisés ».

Voilà comment les choses se sont passées au fil des années. Enfant, j’étais plutôt tranquille, il n’était donc pas utile de me dire de me taire – même si parfois…

Y a-t-il déjà eu une interview avec Jack Vance, ou au sujet de lui, dans laquelle son house-boat n’a pas été évoqué ? Probablement non. Si je me devais d’être original, je ne poserais pas la question, mais je ne peux y résister. L’idée que Vance, Poul Anderson et Frank Herbert ont construit un bateau ensemble et navigué avec, voilà qui est fascinant pour le lecteur de SF. Tu devais avoir sept ans quand le navire a été bâti : que t’en souviens-tu ? As-tu vogué dessus ?

Mes parents étaient socialement actifs à l’époque. Des écrivains, des professeurs, des mécanos, des musiciens, des plombiers, les voisins : toute sorte de gens passaient à la maison prendre un peu de bon temps, discuter, apprécier la bonne bouffe et boire, écouter de la musique et jammer.

Mon père connaissait bien la région du delta de la rivière Sacramento, qui était chère à son cœur, et il a pensé que ce serait génial d’en profiter avec un bateau, à voguer ou bien rattaché à la berge, parmi les roseaux. Frank et Poul ont été convaincus et s’est ainsi que le projet est né.

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Jack Vance et Frank Herbert bossent sur le house-boat

Le bateau était une simple construction sur pontons, et a été fait rapidement. On a assemblé la charpente pour les pontons sur l’allée de la maison, mais l’ensemble a vite été transporté à Point Molate, un endroit sans prétention un peu en amont du pont de Richmond-San-Rafael, sur la rive est de la baie de San Fransisco. Finalement, le navire a été amarré dans une marina à côté de Moore’s Riverboat, sur Brannan Island.

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Le fameux house-boat, avec Frank Herbert et Poul Anderson à son bord

On s’est souvent amusés là-bas, avec les Herbert, les Anderson, la famille de Albert Hall et bien d’autres. Il y a eu une jam-session ou deux à bord du bateau. Cette époque a pris fin quand nous avons recommencé à voyager, et mon père a donné la péniche à Ali Szantho, un Hongrois incroyable, fan de football, qui s’en est servi pour pêcher. Finalement, lors d’une tempête, le bateau est parti à la dérive, a heurté des rochers et a coulé… pour la deuxième fois (mais c’est une autre histoire).

À un moment, mon père a commencé à bâtir un trimaran dans notre allée, avec lequel il espérait naviguer dans le Pacifique Sud. Il a fini la coque centrale, fort jolie ; mais quand Arthur Piver, le constructeur de navire, a disparu dans le Pacifique en 1968 à bord d’une embarcation semblable, mon père a estimé qu’un monocoque plus grand était nécessaire. Il a vendu la coque et a continué à rêver.

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Jack Vance, Frank Herbert et Manfred Funk

En dépit des histoires cosmiques et de l’exotisme extraterrestre, ce sont les beautés de notre propre monde que nous célébrons en fiction. Même l’humanité – quoique malhonnête et égoïste… jusqu’à la tombée du jour – mérite un peu de compassion, ne serait-ce que pour ses personnalités excentriques et ses traditions bizarres. Serait-ce tiré par les cheveux de percevoir l’œuvre de ton père comme l’expression de son amour pour les merveilles de la nature et la complexité de la coexistence humaine ?

La conscience – peut-être subliminale – de l’étrangeté et de l’improbabilité de l’existence n’était jamais loin de son esprit. Il avait un sens de l’émerveillement au sujet de l’univers, et de la place qu’il y occupait, qui rôdait toujours dans sa tête. L’humanité n’avait rien de spécial ou de sacré ; nos bizarreries, nos faiblesses et nos marottes étaient tristement amusantes, sans amertume ou cynisme. Il acceptait simplement l’humanité pour ce qu’elle était, bonne et mauvaise, et il jouait son rôle, sans offense ni déférence. Il vénérait la beauté, tant qu’elle durait. Sa dynamique intérieure et sa détermination, depuis un âge précoce, était de croquer la vie à pleine dent.

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Jack Vance à Stonehenge, , en 1952

Que faire de son œuvre, à chacun de décider pour soi. Mais ses sensibilités sont tissées partout.

En comparaison avec d’autres auteurs à succès de SFF, Jack Vance possède une communauté de fans inhabituellement loyale mais quelque peu réduite. Certains critiques supposent que le gros succès commercial lui a échappé faute d’une œuvre majeure, à l’inverse de Tolkien ou Asimov. À lire This Is Me!, on se rend compte que la vie de Vance était son œuvre principale, et qu’il n’a pas manqué de lui apporter une fin. Penses-tu que ton père aurait apprécié cette interprétation.

Sûrement !

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Y a-t-il des projets, des demandes concernant l’adaptation en film d’une histoire de Vance ? La « Terre mourante » par exemple ? Quelqu’un a suggéré l’idée de Johnny Depp jouant Cugel, et je dois avouer que c’est assez alléchant…

Une option a été posée sur la « Geste des Princes-Démons » pour un épisode-pilote sur le câble, l’idée étant d’en faire une série. On verra si cela se concrétise. « Tschaï » a éveillé l’intérêt aussi.

Johnny Depp serait pas mal en Cugel, mais cet acteur ne serait pas mon premier choix. Je choisirai plutôt quelqu’un de talentueux mais de relativement inconnu.

Et si seulement Peter Jackson pouvait adapter la « Terre mourante » !

Thomas, merci pour cette interview et ta patience à la mener. J’espère que nous verrons prochainement du Vance !

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John Vance et son fils Jack, 2016

 

 

[1] Au moment de l’interview. (NdT)

[2] Lien inactif à présent. (NdT)

[3] En France, le projet a été publié aux deux-tiers par les éditions ActuSF.

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Interview originellement parue dans le numéro 61 de Phantastisch, reproduite avec l'accord de John Vance, et traduite de l'anglais par Erwann Perchoc.
Photos © John Vance.

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