Où l'on s'intéresse à Yragaël, collaboration entre Michel Demuth et Philippe Druillet : l'auteur des Galaxiales et le père de Lone Sloane mettent en commun leurs talents visionnaires pour une œuvre qui explose les limites de la BD… au risque de perdre au passage les thuriféraires de la ligne claire amateurs et les amateurs d'histoires linéaires…
Yragaël, Philippe Druillet (dessins) & Michel Demuth (scénario). Albin Michel, 2001 [1974]. GdF. 62 pp.
On connaît surtout Philippe Druillet pour sa série « Lone Sloane », dont votre serviteur a pu vous chanter les louanges dans le Bifrost hors-série BD & SF ; on connaît surtout Michel Demuth pour son activité de traducteur (Dune de Frank Herbert, c’est lui) et d’écrivain, en particulier avec son cycle inachevé des « Galaxiales » (que le Bélial’ prévoit de rééditer dans un futur moins lointain qu’on ne voudrait l’imaginer). Voici une quarantaine d’année, le dessinateur et l’écrivain ont uni leur talent sur Yragaël ou la fin des temps.
Autant l’avouer d’emblée, j’ai quelques difficultés à lire la prose de Michel Demuth : je ne trouve guère de points d’accroche avec ses univers, et je ne comprends rien aux textes les plus tardifs dans son œuvre. Et ce n’est pas le présent Yragaël qui va me réconcilier avec son œuvre : le scénario est proprement incompréhensible ! Mais on va y revenir un peu plus bas.
« Imaginez cet œil de lumière crevé aux cils d’hydrogène
Ce suint de soleils sur l’iris en fusion »
Druillet… La découverte de son adaptation de Salammbô a représenté un choc esthétique pour moi – et je ne suis sûrement pas le seul. Un souffle et une ambition démente parcourent son œuvre dessinée, et les aventures de « Lone Sloane » ont vu Druillet atomiser les cases bien ordonnées de la BD franco-belge pour imposer à la place des planches, de véritables tableaux par moment, fourmillant de détails, à lire en tournant l’album à 90° ou -90°… Dans l’effervescence des 70s, le dessinateur a pour ainsi dire réinventé le médium.
Publié après Délirius mais avant Salammbô, Yragaël n’entretient donc aucun lien avec Lone Sloane, le chien aux yeux rouges (même si le personnage d’Yragaël ressemble passablement à Sloane) et s’inscrit en réalité dans la trame des « Galaxiales », cette histoire du futur imaginée par Michel Demuth mais laissée inachevée. Dans cet ensemble de nouvelles brossant la fresque des mille et quelques prochaines années, la présente bande dessinée se situe plutôt en toute fin (le sous-titre ne ment pas). D’ailleurs, il s’agit à l’origine d’une nouvelle, « Yragaël ou la Fin des temps », parue en 1965 dans le fanzine Mercury, réimprimée dans le Lunatique spécial Demuth paru en 2007.
Certes, entre Délirius et Salammbô, Druillet a publié plusieurs autres albums : les deux tomes de Vuzz, le punkissime La Nuit, le déprimé & déprimant Gail, mais Yragaël tient surtout de ces deux albums. Druillet retient de Délirius la démesure graphique, et préfigure de six ans le travail sur les textes et les typographies entrepris sur Salammbô. (L’album omet de le préciser : les lettrages ne sont pas de Druillet mais, comme pour l’adaptation du roman de Flaubert, de Dom, alias Dominique Amat.) Ici, la lisibilité en prend souvent un coup… On ne compte pas les pages où il faut déchiffrer les caractères stylisés dans cette graphie gothico-cyrillique. Il n’empêche : l’ensemble de la BD est portée par un souffle dément, et tant pis si on ne capte pas grand-chose à l’histoire.
« Ceci est l’histoire de la chute du tout dernier empire sur la Terre, de l’ultime domaine à porter encore l’empreinte des dieux créateurs qui assistèrent à l’éclosion de l’univers.
(…)
Ceci est l’histoire d’Yragaël, porteur de la vision, héritier du trône de Sharaïn et de sa lutte effrayante et triste contre son frère-fou Saber d’Irismonde.
Ceci est la ballade du plus fragile et terrifiant amour que jamais un mâle noble porta à une magicienne.
Et ceci est aussi le récit de la fin des hommes. »
Une longue introduction où la prose succincte et enfiévrée de Demuth se conjugue avec les illustrations pleine page de Druillet où se succèdent des scènes folles, un héros qui n’apparaît qu’à la moitié de l’album, une intrigue impossible à raconter tant elle est élusive et elliptique. Grosso-modo, il y est question d’un monde futuriste barbare, dans lequel Yragaël, leader parmi les hommes, tente de trouver l’élue de son cœur. Grosso-modo, on est d’accord. L’intérêt se situe moins dans l’histoire elle-même que dans les visions hallucinées du dessinateur et les textes insanes de l’écrivain. Surtout, Yragaël envoie valser les canons de la bande dessinée : sur la soixantaine de pages, à peine une demi-demi-douzaine relève d’une forme classique, avec ses cases carrées/rectangulaire placées dans un ordre de lecture conventionnel, et ses sages bulles de dialogue. Le reste consiste en du pur Druillet psychédélique, un imaginaire violent, baroque, étouffant, fourmillant de détails, un style catégorique auquel on adhère ou pas.
Bref, lire Yragaël tient de l’expérience. Pour notre part, on adore. À vous de voir…
Dommage que Albin Michel n’ait pas choisi de ressortir cet album lors de la réédition des Lone Sloane consécutive à la parution deDélirius 2 (BD médiocre au demeurant). De fait, la dernière édition remonte à 2001 (concomittante à la sortie de Chaos, décevante résurrection de Lone Sloane).