Neil Gaiman, guide de lecture rêvé

Guide de lecture |

Bifrost n'a pas attendu d'avoir vingt ans pour s'intéresser à Neil Gaiman. Le père du Sandman et de Coraline est un auteur que l'on suit avec attention depuis Neverwhere. Aussi, en complément du guide de lecture du Bifrost n° 82, voici donc un autre guide, rassemblant les critiques des romans de Gaiman parues au fil des numéros… (Lisez Gaiman !)

La critique de Neverwhere par André-François Ruaud, parue dans le Bifrost n° 10 est à lire sur nooSFère.

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gaiman-gdl-miroirs.jpgMiroirs et fumées

Gaiman a une fascination pour les magi­ciens, leurs trucs et astuces, leurs jeux de miroirs, leurs effets de fumées. Et, en vrai bon fan, à force de fasci­nation, il en est devenu un. Tout simple­ment. Un magicien. Voilà ce qu'il est. Rares sont les auteurs à avoir acquis aussi rapidement — ou, plus précisément, à travers aussi peu d'œuvres — une réputation telle que la sienne.

Car après tout, en France, que connaît-on de Neil Gaiman ? Principalement son travail de scénariste de comics, sur Sandman (trois tomes au Téméraire, coll. « Vertigo ») ou bien encore Death (deux tomes, également au Téméraire et toujours en « Vertigo »), voire, peut-être, pour certains d'entre vous, son troublant roman graphi­que, Mr. Punch, mis en images par Dave McKean et publié en France en 1997 chez Reporter. Il y a aussi l'amusant roman, co-écrit avec la star britannique Terry Pratchett, De Bons présages (J'ai Lu — 1995). Puis, bien sûr, NeverWhere (cf. interview de Gaiman in Bifrost 11), un formidable roman de fantasy urbaine dans la collection « Millénaires ». On ajoutera, pour la mesu­re, une poignée de nouvelles publiées ça et là (à commencer par « Chevalerie », dans le Dossier Fantasy de la revue thématique Yellow Submarine, rééditée ici sans aucune mention de la part de l'éditeur, ce qui fait toujours plaisir…). Bref, et en résumé : voici un auteur dont on a lu deux romans, quel­ques nouvelles et des scénars de BD. Pas grand chose, donc, mais rien que du bon, voire de l'excellent.

Nous attendions ce recueil en J'ai Lu « Millénaires ». Marion Mazauric ayant quit­té le groupe Flammarion pour fonder sa propre maison d'édition, c'est d'Au diable vauvert qu'il nous arrive. Qu'importe. La couverture a changé (elle n'est d'ailleurs pas plus folichonne que ce que nous pro­pose habituellement la collection « Millénaires ») mais le contenu demeure le même : à savoir un recueil non pas artifi­ciellement réuni mais pensé, imaginé, réa­lisé et présenté par l'auteur lui-même. Ce dernier point est fondamental. Car Miroirs et fumée n'est pas qu'un excellent recueil, c'est avant tout un état, une compilation représentative du travail fort particulier et personnel d'un écrivain, de ses premiers pas dans le métier, au début des années 80, jusqu'à 1998, date à laquelle Gaiman a rassemblé ces textes.

Gaiman est un auteur à la palette extrê­mement étendue, tant au niveau de ses vecteurs d'expressions (la BD, la littérature, le cinéma, la télévision) que des genres, des traitements et des sujets. Miroirs et fumée se fait tout naturellement l'écho de cette diversité. Science-fiction, fantastique, fantasy, le tout pour aborder des sujets aussi divers que le sexe, la créativité, la maladie, la mort, la religion… autant de sujets eux-mêmes abordés dans des traités différents, nouvelles en proses ou en vers, poèmes, pastiches, contes, etc. C'est un flo­rilège magnétique, accaparant (magique ?), servi par une écriture légère et un sens du mot remarquable (on saluera à ce propos l'excellente traduction de Patrick Marcel). Gaiman est de ces auteurs capables, en deux lignes pleines de nostalgie, de vous faire décrocher le téléphone afin d'appeler votre grand mère pour le simple plaisir d'entendre sa voix, chose que vous n'aviez pas faite depuis des semaines…

Miroirs et fumée est un recueil à se procurer d'urgence. Ceux qui connaissent déjà Gaiman ne se feront pas prier. Les autres découvriront un auteur riche et magique, qu'ils auront tôt fait de placer aux côtés d'autres illusionnistes magiciens, qu'ils se nomment Tim Burton ou Clive Barker, par exemple.

Olivier Girard
Critique parue in Bifrost n° 22

 

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gaiman-gdl-stardust.jpgStardust

La première erreur du jeune Tristran Thorn aura été de tomber amoureux. Et qui plus est de cette petite salope de Victoria Forester, une vraie garce qui, pour prix d'un baiser, lui demande d'aller chercher une étoile filante (et pourquoi pas décrocher la Lune, hein ?). Étoile qui a la mauvaise idée de tomber de l'autre côté du Mur, cette frontière qui sépare le paisible petit village de Wall du monde étrange et merveilleux du Pays des Fées. Une frontière gardée nuit et jour par les villageois, et qui n'entrouvre ses portes que tous les neuf ans à l'occasion de la Foire des Fées, un marché fabuleux qui se tient juste de l'autre côté du Mur. Mais qu'importe le Mur et ses gardes. L'amour ne connaît aucune frontière. Tristran Thorn ira jusqu'au bout de sa quête, jusqu'au bout de son destin, quitte à affronter tous les mystères de la Faërie…

Bienvenue de l'autre côté du miroir, au pays des merveilles perpétuelles. Et croyez bien qu'avec un guide comme Neil Gaiman, le voyage promet des chatoiements.

Stardust se présente en fait comme l'exemple même d'une fantasy puisée à ses sources, ni plus ni moins qu'un conte de fées. Et en matière de contes de fées, Gaiman, en maître raconteur, connaît ses gammes sur le bout des doigts. Tous les grands poncifs du domaine sont là : la quête, l'amour, le mythe de la frontière, l'enfant volé, le pays fantastique et ses êtres magiques, la reine des sorcières, les morts-vivants, l'accession au pouvoir, l'initiation… Et cette manière toute gaimanienne d'instiller au récit, avec un air de ne pas y toucher, comme un goût de cruauté diffus et prégnant tout à la fois. On frissonne, on vibre, on s'émerveille et savoure : bref, on se divertit. Et ce même si cette histoire, profondément ancrée dans le substrat folklorique anglais, doit avoir, on l'imagine aisément, une saveur toute particulière pour le lecteur anglo-saxon (les références sont nombreuses et il ne fait pas de doute que nous, public nourri au lait de la francophonie, en ratons en certain nombre).

Un regret, toutefois : l'absence des magnifiques illustrations de l'édition originale signées Charles Vess (édition américaine, chez DC Comics « Vertigo »). Ç'eût été plus cher, évidemment, mais ô combien plus beau  !

Las ! Le texte se suffit à lui-même et s'apprécie en tant que tel. Gaiman démontre une nouvelle fois cette force narrative qui en fait un des auteurs les plus exceptionnels de ces dernières années.

On achèvera sur une dernière précision, un souvenir qu'on se remémorera, plutôt… l'évocation, par Gaiman lui-même, dans son interview publiée dans le Bifrost 11, d'une suite à Stardust, ou plus exactement d'une autre histoire mais qui se passerait dans le même univers et chronologiquement après les événements narrés dans le présent roman, une histoire qu'il aurait déjà commencé à écrire et qui s'intitulerait Wall. Vivement !

Olivier Girard
Critique parue in Bifrost n° 24

 

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gaiman-gdl-americangods.jpgAmerican Gods

Ombre a payé sa dette à la société. Condamné à six ans, libéré au bout de trois, il sort de prison avec de solides projets de réinsertion. Aussi, c'est en pensant tourner définitivement cette page sombre de son existence qu'il prend l'avion pour rejoindre son épouse. Il ne sait pas encore à quel point sa vie et sa conception du monde vont bientôt être irrémédiablement bouleversées. Plus que le décès et la résurrection de sa femme — événement déjà peu banal s'il en est — , c'est cette rencontre, pas tout à fait fortuite, avec un borgne très mystérieux qui, telle Alice, le fait basculer de l'autre côté du miroir. Bientôt, il comprend que l'Amérique est en réalité bien plus étrange qu'il ne le pensait. Mais après tout, quel mortel pourrait soupçonner ce dont est faite la vie des dieux ?

De Lakeside, Wisconsin, à Las Vegas, Nevada, Neil Gaiman navigue sans cesse entre l'Amérique profonde et celle des guides touristiques. D'autres, beaucoup d'autres, l'ont précédé en ces territoires, cette forme particulière de régionalisme étant même devenue, depuis le succès de Stephen King, un poncif du fantastique à l'anglo-saxonne. Gaiman, pourtant, s'en tire haut la main, s'appuyant plus que jamais sur cet humanisme, ou plutôt cette humanité, dans laquelle il a toujours su tremper sa plume. Ses personnages ont en partage cette qualité rare, subtile et indéfinissable, qui transcende l'encre et le papier pour toucher le lecteur directement au cœur. Même lorsqu'il revisite — avec beaucoup de finesse, d'ailleurs — des archétypes fantastiques aussi usés que le dieu oublié marchant parmi les mortels ou la morte-vivante transie d'amour, Gaiman parvient, souvent en à peine quelques paragraphes, à produire de la vie, de la réalité. Sans doute cette impression provient-elle également — paradoxe intéressant — de cette distance bienveillante et doucement ironique dont il pétrit sa narration. Un humour à l'anglaise, qui opère un décalage contrôlé — et diablement efficace — avec les thèmes, les personnages et les décors de son roman : l'Amérique, les Américains, leur histoire et leurs légendes.

Les lecteurs qui connaissent et apprécient le travail de Gaiman en bande dessinée retrouveront dans American Gods, plus encore que dans ses précédents romans, tout ce qui fait le charme de sa magistrale série Sandman. Il puise en effet de nouveau très largement à ce vivier inépuisable que sont la religion, la mythologie et le folklore. Force est d'ailleurs de constater que depuis Sandman, il a beaucoup progressé dans la maîtrise de ce périlleux exercice. Là où la bande dessinée renvoyait parfois l'image d'une mosaïque quelque peu anarchique, American Gods, qui troque le royaume onirique de Morpheus contre une Amérique peuplée de divinités oubliées, séduit par l'exploitation beaucoup plus raisonnée de ces personnages mythologiques. Sans doute est-ce parce qu'il a aujourd'hui bien plus de métier qu'à l'époque où il écrivait les scénarios de Sandman, mais on peut également penser que la bande dessinée lui a permis de raffiner son approche syncrétique du folklore mondial.

Un sens aigu du dialogue, une attention particulière portée au quotidien de ses personnages, à ces petits détails qui le rendent si vivant, une maîtrise rare de l'enchevêtrement harmonieux du naturel, du surnaturel et du merveilleux, un humour tout en finesse et en nuances, marquent la maturité d'un auteur dont on ne peut qu'espérer qu'il porte encore en lui plusieurs romans du calibre de ce très enthousiasmant American Gods.

John Scipion
Critique parue in Bifrost n° 27

 

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gaiman-gdl-coraline.jpgCoraline

Coraline vient d'emménager dans sa nouvelle maison avec ses parents. Elle part à la découverte de son nouveau monde et rencontre ses étranges voisins — deux anciennes actrices de théâtre et un vieux monsieur éleveur de rats — qui ne cessent de l'appeler Caroline. Elle explore les moindres recoins, mais son sujet d'étude favori, celui qui monopolise bientôt toute son attention, est une porte condamnée dans son salon. Et surtout ce qu'il y a derrière…

Derrière, elle découvre un appartement presque identique au sien. Et dans lequel vivent ses parents. Enfin, ses autres parents…

C'est par le biais du livre pour enfants que nous revient Neil Gaiman. Vu son talent à susciter notre émerveillement (souvenez-vous de Neverwhere), cela n'a rien de surprenant. Il nous livre ici une version sombre d'Alice au pays des merveilles, livre auquel se réfère du reste la quatrième de couverture. Il est vrai que les ressemblances sont frappantes : une jeune protagoniste guidée par un chat qui découvre un monde qu'elle ne soupçonnait pas et passe de l'autre côté du miroir. Mais l'embêtant, c'est que ce nouveau monde serait presque plus sympathique que le sien : dans sa réalité, ses parents, très occupés, n'ont pas de temps à lui consacrer. Tout le monde se trompe dans son prénom, et les couleurs sont maussades. Dans l'autre appartement, les teintes les plus joyeuses sont de mise, ses voisins — décalcomanies de ceux du vrai monde — prononcent correctement « Coraline », et ses parents se mettent en quatre pour elle. Bref, s'il n'y avait les yeux de ces doubles, des yeux en forme de boutons noirs, elle serait très contente…

Neil Gaiman laisse finement de côté tout manichéisme, préférant jeter son héroïne — et son lecteur avec elle — dans le flou. Bien sûr, on n'est pas dupe longtemps, mais ce sentiment de marcher sur la corde raide fait beaucoup pour le plaisir du lecteur. Lequel se souvient en outre des longues journées passées à découvrir son environnement et à s'inventer des aventures extravagantes, de telle sorte qu'il n'a aucun mal à s'identifier au personnage de Coraline, même s'il n'a pas son âge. Enfin, au moment où l'on apprend que le prochain Harry Potter fera sans doute plus de sept cents pages, Neil Gaiman a le bon goût de nous livrer un court roman (cent cinquante pages écrit gros) qui se suffit à lui-même et qu'on viendra souvent relire, aussi bien en famille que seul.

Bruno Para
Critique parue in Bifrost n° 30

 

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gaiman-gdl-panique.jpgPas de panique !

Même s'il ne désirait pas n'être que l'auteur du Guide galactique, Douglas Adams aura été étiqueté comme tel, car disparu trop tôt pour avoir le temps de développer des œuvres aussi puissantes et remarquables que sa célèbre trilogie en cinq volumes. Il est vrai que celle-ci a été développée sur tant de supports, souvent assez succès mais aussi avec des échecs retentissants, qu'elle ne pouvait qu'éclipser ses autres écrits. Le détective Dirk Gently, après deux enquêtes saugrenues, était prometteur, mais sa carrière s'acheva en plein milieu du troisième opus.

Ce livre n'est pas une biographie de Douglas Adams (on se reportera pour cela au livre qui lui fait pendant, Fonds de tiroir, où, en vingt pages, Nicholas Wroe en dit plus sur le personnage que Gaiman sur 350 pages) mais l'histoire de la carrière mondiale du Guide Galactique, depuis les débuts artisanaux à la radio jusqu'aux éditions dans de nombreuses langues en passant par les adaptations télévisuelles, cinématographiques, CD-Rom et autres. On y voit un Adams soucieux de préserver l'unité de son univers, cherchant à intervenir à tous les niveaux, allant jusqu'à apprendre l'informatique (et perdre beaucoup de temps dans les jeux) pour adapter le jeu vidéo du Guide.

Pour mieux coller à l'esprit de l'œuvre, Neil Gaiman s'efforce d'adopter, quand le discours s'y prête, le même humour loufoque, ce qui permet de ne pas trop s'endormir dans les passages ennuyeux d'embrouilles de studios et de réunions de collaborateurs émaillant les péripéties de cette aventure galactique.

Cet ouvrage est avant tout destiné aux fans de la série, même si la genèse de l'œuvre ne manque pas de piquant. Adams savait perdre son temps : il s'adonnait à ses distractions et sa gadgétomanie avant de devoir travailler dans l'urgence, parfois enfermé dans un hôtel sous la surveillance d'un éditeur jusqu'à ce qu'il livre la mouture finale du projet en cours. On en retire l'impression d'un homme qui, pour pouvoir paresser, était sans cesse sous pression, un paradoxe qui convient parfaitement à l'auteur du Guide galactique !

Claude Ecken
Critique parue in Bifrost n° 35

 

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gaiman-gdl-anansiboys.jpgAnansi Boys

Du haut de ses 46 piges et en une poignée de bouquins (cinq romans « adultes » dont une coécriture avec Pratchett, sans oublier un recueil de nouvelles, auxquels on ajoutera l'excellent Coraline paru dans la non moins excellente collection jeunesse « Wiz » d'Albin Michel), Neil Gaiman, auteur de BD culte, s'est imposé en une petite dizaine d'années comme l'un des romanciers anglo-saxons les plus originaux, les plus novateurs, les plus trans-genres, bref, les plus doués, quelque part entre Christopher Moore et Clive Barker, c'est dire… Un statut en rien usurpé, pour peu qu'on se souvienne du remarquable roman de fantasy urbaine Neverwhere, ou encore, plus récemment, d'American Gods (tous les bouquins de Gaiman sont disponibles en poche chez J'ai Lu, et ils ont tous, ou peut s'en faut, été critiqués dans Bifrost : à vous de chercher). Aussi, lorsqu'un nouveau Gaiman arrive chez notre dealer préféré, sommes-nous nombreux à nous ruer sur l'objet, quand bien même il est doté d'une couverture aussi repoussante que dans le cas présent, assurés qu'on est de passer un bon moment au cœur d'un univers dans lequel on se sent comme chez soi…

Gros Charlie travaille à Londres, un petit boulot peinard dans une agence qui gère la carrière et les actifs de quelques célébrités. Gros Charlie est un gars consciencieux, timide, foncièrement honnête. Gros Charlie va bientôt se marier à Rosie, dont la maman, madame Noah, est comme il se doit une vraie peau de vache. Gros Charlie a un papa. Et son papa est un dieu, Anansi, un dieu roublard et farceur, le propriétaire de toutes les histoires. Un dieu qui vient de mourir. Mais les dieux peuvent-ils mourir ? Enfin, Gros Charlie à un frère, et ça, Gros Charlie ne le savait pas. Un frère du genre encombrant, du genre à avoir hérité de tous les pouvoirs divins paternels, un type cool, une rock star en puissance, un mec à qui tout réussi parce qu'après tout, ben ouais, c'est un demi-dieu. Et quand un demi-dieu débarque dans votre vie bien pépère, forcément, ça fout le bordel…

Que ce soit clair, et contrairement à ce qu'on a pu lire çà et là, Anansi Boys n'est pas la suite d'American Gods. Il se passe probablement dans le même univers, ce monde où les dieux, faute de croyants, se sont incarnés pour vivre sous une humaine condition aux quatre coins de l'Amérique, mais la filiation s'arrête là — ici, point d'immersion dans une géographie fantasmée de l'Amérique et, en soi, mythologique, point de réflexion sur le statut du divin et l'opposition entre permanence et impermanence, point de personnages aux profondeurs abyssales et à l'âme sillonnée par les écorchures de la vie, aucun discours sur la modernité et ses errances. Autre évidence : Gaiman s'est fait plaisir. Pas de doute possible, l'auteur est Anansi, le dieu tisseur d'histoires : drôle, malin, touchant, sûr de son talent. En immense professionnel de l'écriture, Gaiman livre un roman remarquablement goupillé de bout en bout, construit aux petits oignons, mêlant les lignes de narrations pour, telle la toile de l'araignée Anansi, ficeler le lecteur dans une intrigue mince mais efficace car portée par des personnages, comme toujours chez lui, d'une remarquable dimension humaine. On ne s'ennuie pas, non, on sourit même beaucoup (Pratchett n'est pas loin) et… on achève le livre. Voilà, oui, c'était bien. Et alors ? Anansi Boys appartient à cette famille bizarre des livres trop bien faits. Non pas qu'on s'y ennuie, loin de là, mais il est sans aspérité aucune, d'un excellent niveau global mais dénué de scènes véritablement fortes, curieusement dépourvu de toute vibration. Bref, on se dit que oui, décidemment, ce Gaiman est vraiment fort, qu'Anansi Boys est un pur livre plaisir (plaisir de l'auteur à l'avoir écrit, c'est flagrant, plaisir de lecture pour celui qu'y s'y plonge, c'est tout aussi évident), mais qu'on est loin de l'âpreté et de la dimension proprement mythologique d'American Gods, de l'émerveillement teinté d'angoisse de Neverwhere, ou de l'étrangeté douceâtre et inquiétante de Coraline. Ainsi referme-t-on l'ouvrage à la fois curieusement satisfait par le « système Gaiman » et pour autant aucunement rassasié, dans l'attente d'un écrivain qui remettrait le couvert en nous proposant le vrai plat de résistance. Alors, maître Gaiman, la choucroute, c'est pour quand ?

Olivier Girard
Critique parue in Bifrost n° 43

 

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gaiman-gdl-fragiles.jpgL’Île au trésor

Après l'indispensable Miroirs et fumée, Neil Gaiman, que l'on ne présente plus, nous revient aujourd'hui avec un second recueil de nouvelles, poèmes et autres expérimentations diverses et variées, dont bon nombre de textes primés. Et l'auteur britannique, à n'en pas douter, a choisi pour son ouvrage à la fois dense et volumineux le meilleur des titres. Ce sont bien, en effet, « des choses fragiles » que ces trente-deux textes de taille variable, et bien souvent des « merveilles ». Une succession d'instants précieux, de petites histoires enchâssées les unes dans les autres, de fragments plus ou moins hermétiques, de saynètes tantôt drôles, tantôt cauchemardesques, alternant gravité et légèreté, quelque part entre l'enfance de tous les possibles et les tristes réalités de l'âge adulte. Des petits bijoux, camées fourmillant de détails, gravés avec délicatesse et méticulosité. La confirmation, s'il en était besoin, de l'art de l'auteur, tout particulièrement pour ce qui est de la forme courte.

Difficile, ceci étant, d'en dire beaucoup plus : dans bien des cas, en dire quelques mots, c'est déjà en dire trop. Et détailler par le menu ce recueil confinerait à l'absurde…

Il faudra donc bien se contenter ici d'impressions, de survol, de souvenirs plus particulièrement saillants : évoquer par exemple la confrontation des univers de Lovecraft et de Conan Doyle dans « Une étude en vert », la nouvelle qui ouvre ce recueil (prix Hugo 2004).

Ou mentionner parallèlement la novella (on préférera ce terme à celui de « court roman » employé un peu abusivement par la quatrième de couverture…) intitulée « Le Monarque de la vallée », qui clôt le volume et rappelle à notre bon souvenir Ombre, le héros du roman sur-primé American Gods ; Ombre, ici amené à participer à d'étranges festivités au cœur de l'Ecosse la plus embrumée et la moins touristique, où il croisera les inquiétants et fascinants personnages que sont Smith et son employeur M. Alice, que l'on avait déjà suivis auparavant dans « Souvenirs et trésors », une nouvelle particulièrement glauque.

C'est qu'il y eut, entre temps, bien des « nouvelles et merveilles », expérimentations plus ou moins anecdotiques, poèmes épars et, surtout, petits bijoux de nouvelles. « La Présidence d'Octobre », par exemple (prix Locus 2003) ; ou « Amères moutures » et ses filles-café ; ou « Les Bons garçons méritent des récompenses » et son merveilleux souvenir d'enfance ; ou encore « L'Oiseau-soleil », avec ses fins gourmets en quête du plus précieux des repas… Mais on pourrait en citer bien d'autres : « La Vérité sur le cas du départ de Mlle Finch », « Comment parler aux filles pendant les fêtes »…

Il y eut aussi, régulièrement, des univers accaparés et/ou revisités (dont, dans un sens, celui de Matrix avec « Goliath »), des histoires et archétypes renouvelés, de Boucles d'or à Arlequin. Un texte de jeunesse au titre à coucher dehors, également (« Les Épouses interdites des esclaves sans visage dans le manoir secret de la nuit du désir redoutable »). Et nombre de bizarreries souvent savoureuses, et en tout cas largement rétives à la classification comme au commentaire.

Bien des choses, tout ce qui, en somme, fait de Neil Gaiman un des meilleurs auteurs du genre, a fortiori en tant que nouvelliste. Ce n'est sûrement pas un hasard si le volume est dédié à Ray Bradbury, Harlan Ellison et Robert Sheckley, « grands maîtres de l'art ». Et le fait est qu'il se montre ici à son meilleur, particulièrement convaincant quand il se livre au travail de précision. Des choses fragiles le confirme, s'il en était encore besoin après Miroirs et fumée : Neil Gaiman est bel et bien un des meilleurs nouvellistes de sa génération.

Bertrand Bonnet
Critique parue in Bifrost n° 55

 

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gaiman-gdl-cthulhu.jpgMoi, Cthulhu

Plus proche de nous, Neil Gaiman, grand amateur du corpus lovecraftien, auquel il a souvent rendu hommage (comme nous le rappelle Patrick Marcel dans son introduction), nous propose un « Moi, Cthulhu  » plus drôle que le texticule de Clarke, malin (il faut une sacrée culture lovecraftienne pour tout comprendre), et par conséquent nettement plus convaincant. L’introduction suscitée, une lettre de Neil Gaiman et un gros appareil de notes complètent ce « Moi, Cthulhu » qu’on recommandera aux fans de Gaiman, à ceux de Lovecraft et aussi aux joueurs de L’Appel de Chtulhu — ce qui fait du monde…

Pour commander ces livres, une seule adresse ; on paye par PayPal, c’est simple, sûr et pratique.

Thomas Day
Critique parue in Bifrost n° 69

 

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gaiman-gdl-ocean.jpgL’Océan au bout du chemin

Alors qu’il revient dans la ville qui l’a connu enfant, un homme se souvient de ce qu’il y vécut à l’âge de sept ans…

Ses parents louent une chambre à un vendeur de passage ; celui-ci, un homme inquiétant qui écrase le chat du garçon, vole un jour une voiture. Lorsque le véhicule est signalé stationnant sur une route de campagne, le narrateur s’y rend avec son père pour y découvrir que le voleur s’est suicidé dans le véhicule. Le garçon est alors emmené loin des lieux par une de ses voisines, une fille à peine plus âgée prénommée Lettie, qui le ramène chez elle. Il y fait la rencontre de sa mère et sa grand-mère, qui semblent connaître la nature des événements sans y avoir assisté. Elles parlent également de la mare derrière leur ferme, qui serait un océan vers un autre monde… Au contact de Lettie, le garçonnet découvre progressivement l’existence non seulement d’une certaine forme de magie, mais aussi de menaces bien réelles… qui semblent s’incarner dans la personne d’Ursula Monkton, la nouvelle locataire de la chambre de sa maison.

Neil Gaiman a confié avoir écrit ce livre pour sa compagne, la chanteuse Amanda Palmer ; en partie autobiographique (l’anecdote sur le suicide est issue de ses souvenirs), L’Océan au bord du chemin était censé être une novella avant que Gaiman ne se rende compte qu’il venait d’écrire un roman… Un livre qui aurait bien pu obtenir le prix Hugo si son auteur ne l’avait pas déclaré inéligible — pour laisser leur chance aux autres, et parce qu’il s’agit plus de fantasy que de science-fiction (ce qui l’a pas empêché d’obtenir le prix Locus et d’être élu Book of the Year au Royaume-Uni).

Premier livre pour adultes de Gaiman depuis près de dix ans, L’Océan… démarre très fort avec la noirceur des premières pages (la mort du chat, le suicide), puis la scène chez la famille Hempstock, où les trois générations de femme évoquent bien sûr des divinités mythologiques, manières de Parques déformées. Et la légende qui fait d’une simple mare un océan menant vers un autre monde est splendidement suggérée, attisant la curiosité du lecteur. Sauf que très vite, le livre retrouve l’habillage habituel des romans jeunesse de l’écrivain : des protagonistes enfants confrontés à des menaces incarnées par des êtres proches, et auxquelles ils vont s’opposer par la force de leurs convictions enfantines, qui céderont par là même la place à des considérations plus adultes. Et le roman, qui s’annonçait comme un renouveau dans l’œuvre de l’auteur, de basculer peu à peu dans la redite de ses livres précédents, notamment Coraline. Certes, Gaiman reviendra in extremis vers des rivages adultes, puisque le roman est un grand flash-back sur ces événements formateurs, mais il sera passé avant cela par un certain nombre de figures imposées qu’on croirait sorties de ses œuvres antérieures. Ce n’est pas désagréable, bien sûr — Gaiman a un vrai talent pour nous faire ressentir les émotions contradictoires vécues par ses protagonistes, et son imagination est toujours aussi débordante —, mais on ne peut s’empêcher de penser que le romancier est tout doucement en train de se mettre à radoter, voire à s’auto-parodier, ce qui est d’autant plus dommage pour un livre qu’il nous « vend » comme des plus personnels. Signé par un autre, L’Océan au bout du chemin aurait fait office de très bonne surprise. Sauf qu’on est en droit d’attendre plus surprenant, plus innovant, de la part de quelqu’un du calibre de Neil Gaiman.

Bruno Para
Critique parue in Bifrost n° 77

 

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