Cette nouvelle de Poul Anderson, au sommaire du premier volume de l'intégrale de La Patrouille du temps, traduite par Bruno Martin et harmonisée par Pierre-Paul Durastanti, vous est proposée gratuitement à la lecture et au téléchargement du 15 février au 31 mars 2016. Retrouvez chaque mois (ou peu s'en faut) une nouvelle gratuite dans la rubrique Interstyles.
Illustration © Caza
1.
ON DEMANDE HOMMES, 21-40, de préf. célib., exp. mil. ou tech., bonne cond. phys., pour travail bien rémunéré av. voyages à l’étranger. Bureau d’Ingénierie sa, 305 E. 45, 9-12 & 2-6.
« Vous comprenez qu’il s’agit d’un travail assez inhabituel, dit Mr. Gordon. Et confidentiel. J’imagine que vous savez garder un secret ?
– En temps normal, répondit Manse Everard. Et tout dépend du secret. »
Mr. Gordon sourit – d’un sourire bizarre, une courbe des lèvres serrées telle qu’Everard n’en avait jamais vue. Il parlait un américain courant et portait un complet banal, mais il dégageait une étrangeté qui ne venait pas seulement de son teint bistre, de ses joues imberbes ou de l’incongruité de ses yeux mongols, effilés de part et d’autre de son nez mince et caucasien. C’était difficile à définir.
« Nous ne sommes pas des espions, si c’est ce que vous pensez », dit-il.
Everard sourit. « Excusez-moi. Ne croyez pas que je me laisse gagner par l’espionnite, comme tout le reste du pays. De toute façon, je n’ai jamais eu accès à des données confidentielles. Mais votre annonce parle d’outre-mer et, dans la situation actuelle… Je tiens à conserver mon passeport, vous comprenez. »
C’était un homme de haute taille, aux épaules carrées, et au visage marqué sous ses cheveux bruns en brosse. Il avait ses papiers devant lui : sa feuille de démobilisation, des certificats d’employeur où il apparaissait comme ingénieur mécanicien. Mr. Gordon avait à peine semblé les effleurer du regard.
La pièce était simple, un bureau et deux fauteuils, un classeur et une porte donnant sur l’arrière. La fenêtre ouvrait sur la bruyante circulation de New York six étages plus bas.
« Esprit d’indépendance, dit l’homme installé au bureau. Ça me plaît. Trop de gens viennent ici en rampant, comme prêts à recevoir un coup de pied et à en éprouver de la gratitude. Bien sûr, avec votre formation, tous les espoirs vous sont permis. Vous pouvez encore trouver du travail, même en… euh… je crois que le terme usité actuellement est : période de réadaptation générale.
– Votre annonce m’a intéressé. Comme vous pouvez le voir, j’ai travaillé à l’étranger et j’aimerais me remettre à voyager. Mais franchement, je n’ai aucune idée de vos activités.
– Elles sont multiples. Voyons… vous vous êtes battu. En France et en Allemagne. » Everard cilla ; une liste de ses citations figurait parmi ses papiers, mais il aurait juré que l’autre n’avait pas eu le temps de la parcourir. « Hum… ça ne vous ferait rien de saisir ces poignées sur les bras de votre fauteuil ? Merci. À présent… quelles sont vos réactions devant un danger d’ordre physique ? »
Everard se hérissa. « Écoutez… »
Mr. Gordon jeta un bref coup d’œil sur un instrument posé sur son bureau, un simple boîtier avec une aiguille et deux cadrans. « Peu importe. Quelle est votre opinion de l’internationalisme ?
– Dites donc…
– Du communisme ? Du fascisme ? Des femmes ? Quelles sont vos ambitions personnelles ?… Ce sera tout. Vous n’êtes pas obligé de répondre.
– De quoi diable s’agit-il ? s’écria Everard.
– Un petit test psychologique. N’y pensez plus. Je ne m’intéresse en rien à vos opinions, sauf dans ce qu’elles révèlent de votre orientation émotionnelle. » Mr. Gordon se rencogna dans son siège en joignant le bout des doigts. « Très encourageant jusqu’à présent. Bon, voici de quoi il s’agit. Nous accomplissons des tâches très confidentielles, comme je vous l’ai déjà dit. On… euh… prévoit de surprendre nos concurrents. » Il eut un petit rire. « Allez-y, signalez-moi au fbi si vous voulez. On nous a déjà soumis à une enquête et nous sommes au-dessus de tout soupçon. Vous apprendrez qu’on s’occupe réellement de finance et d’ingénierie dans le monde entier. Mais pour l’autre facette de notre travail, il nous faut des hommes. Je vous propose cent dollars pour passer dans la pièce de derrière et subir une batterie de tests. Il y en a pour à peu près trois heures. Si vous ne convenez pas, on en reste là. Si ça marche, on vous engage, on vous expose la situation et on entame sur-le-champ votre formation. Ça vous va ? »
Everard hésita. Il avait l’impression qu’on le bousculait. Cette entreprise, c’était plus que ce bureau et cet étranger inodore. Pourtant…
Il prit sa décision. « Je ne signe qu’après avoir été mis au courant de tout.
– Comme vous voudrez. » Mr. Gordon haussa les épaules. « D’ailleurs, les tests indiqueront la décision que vous prendrez. Nous utilisons des méthodes très avancées. »
Ça, en tout cas, c’était bien vrai. Everard avait des notions de psychologie moderne : encéphalogrammes, tests d’associations, esquisses de personnalité. Une fois dans la pièce voisine, aucune des machines bâchées qui ronronnaient et clignotaient autour de lui ne lui sembla pourtant familière. Les questions que lui posait l’assistant – d’âge imprécis, la peau blanche, le crâne chauve, avec un accent prononcé et une physionomie impassible – lui paraissaient incohérentes. Et qu’est-ce que c’était que ce casque de métal sur sa tête ? Où en aboutissaient les fils ?
Il étudia les cadrans à la dérobée, mais les lettres et les chiffres lui étaient inconnus. Ni de l’anglais, ni du français, ni du russe, ni du grec ou du chinois… rien qui appartienne à l’an 1954. Il commençait peut-être à entrevoir la vérité.
Tandis que les tests s’enchaînaient, il se découvrait, d’une étrange manière. Manson Emmert Everard, trente ans, ancien lieutenant du génie de l’armée américaine, travaux d’ingénieur en Amérique, en Suède, en Arabie ; toujours célibataire, bien que pensant de plus en plus souvent avec une certaine nostalgie à ses amis mariés ; pas de liaison, ni d’attaches d’aucune sorte ; bibliophile, joueur de poker entêté, amateur de voile, d’équitation, de tir, campeur et pêcheur à ses heures de loisir… Il le savait déjà, bien sûr, mais sous la forme de traits distincts. Curieux : il se voyait soudain comme un organisme intégré, où chaque élément composait une facette unique et inévitable d’un ensemble donné.
Il sortit des tests épuisé, trempé de sueur. Mr. Gordon lui offrit une cigarette et parcourut la liasse de feuillets codés que lui avait remis l’assistant. Parfois, il marmonnait quelques mots : « Zeth-20 cortical… estimation indifférenciée ici… réaction psychique à l’antitoxine… faiblesse de la coordination centrale… » Il se laissait aller à un accent, un chantonnement, une prononciation des voyelles qui ne ressemblait à rien de ce qu’Everard avait pu connaître au cours d’une carrière où il avait entendu massacrer l’anglais de toutes les façons possibles.
Il se passa une demi-heure avant qu’il relève les yeux. Everard commençait à s’agiter et à s’irriter de ces façons cavalières, mais la curiosité le poussait à se tenir tranquille sur son siège. Mr. Gordon découvrit des dents d’une blancheur insolite en un large sourire de satisfaction. « Ah, enfin ! Vous savez, j’ai déjà dû repousser vingt-quatre candidatures ? Mais vous ferez l’affaire. Sans conteste.
– L’affaire pour quoi ? » Everard se pencha ; il sentit son pouls s’accélérer.
« Pour la Patrouille. Vous allez devenir une sorte de policier.
– Ouais ? Où ça ?
– Partout. Et en tout temps. Préparez-vous à une surprise.
» Voyez-vous, notre société, quoique légale, ne constitue qu’une façade… et une source de fonds. Notre vraie fonction, c’est de patrouiller le temps. »
2.
L’Académie se situait dans l’ouest de l’Amérique. Elle se situait aussi à l’Oligocène, une époque chaude de forêts et de prairies, où les tristes ancêtres de l’homme détalaient en trottinant au passage des mammifères géants. On l’avait bâtie mille ans plus tôt et on l’entretiendrait un demi-million d’années — le temps de former autant d’individus qu’il en fallait à la Patrouille – puis on la démolirait avec soin pour qu’il n’en reste aucune trace. Plus tard viendraient les glaciers, puis les hommes et, en l’an 19352 après Jésus-Christ (7841e année du Triomphe de Moren), ces hommes découvriraient le voyage dans le temps et remonteraient jusqu’à l’Oligocène pour fonder l’Académie.
Structure complexe de bâtiments longs et bas, aux courbes souples et aux couleurs changeantes, elle s’étalait dans une clairière au milieu d’arbres énormes et très anciens. Au-delà, des collines boisées se déroulaient jusqu’à la rive d’une grande rivière brunâtre et, la nuit, on entendait parfois beugler les brontothères ou rugir au loin les tigres à dents de sabre.
Everard sortit de la navette temporelle, une grande boîte en métal sans traits distinctifs, la gorge sèche. Il avait la même impression qu’à son premier jour de régiment, douze ans plus tôt – ou quinze à vingt millions d’années dans le futur, si l’on veut. Il se sentait seul, impuissant, et désireux de trouver un moyen honorable de rentrer chez lui. Ce n’était qu’une maigre consolation de voir les autres navettes débarquer un contingent d’une cinquantaine de jeunes hommes et femmes. Les recrues se rassemblèrent peu à peu, mal à l’aise. Au début, on ne se parlait pas ; on se contentait de s’entre-regarder. Everard reconnut un col dur et un haut-de-forme ; vêtements et coiffures montraient la succession des modes jusqu’en 1954 et au-delà. D’où venait la fille à la culotte collante et iridescente, avec ses lèvres vertes et ses cheveux jaunes aux ondulations fantastiques ? Ou plutôt… de quand ?
Un homme d’environ vingt-cinq ans se tenait par hasard auprès de lui – un Anglais, de toute évidence, à voir son tweed usé jusqu’à la trame et son visage long et maigre. Il semblait dissimuler, sous une apparence étudiée et maniérée, une virulente amertume. « Bonjour, lui dit Everard. Autant faire connaissance. » Et il déclina son nom et son origine.
« Charles Whitcomb, Londres, 1947, répondit timidement l’autre. Je venais d’être démobilisé… de la raf… et ceci m’a semblé une bonne opportunité. À présent, je m’interroge.
– Ça peut l’être », dit Everard qui pensait au salaire. Quinze mille dollars par an pour commencer ! Mais comment comptaient-ils les années ? Sans doute en fonction du sentiment individuel de la durée réelle.
Un homme s’avança dans leur direction. Jeune, mince, vêtu d’un uniforme collant de couleur grise et d’une cape bleu roi qui paraissait scintiller, comme cousue d’étoiles, il arborait une expression aimable, joviale, et s’exprimait avec cordialité, d’un accent neutre. « Bonjour à tous ! Bienvenue à l’Académie. Je suppose que vous comprenez tous l’anglais ? » Everard remarqua un individu portant les vestiges d’un uniforme allemand, un Hindou et d’autres individus originaires de divers pays étrangers.
« On utilisera donc l’anglais, jusqu’à ce que vous ayez appris le temporel. » Le nouveau venu adopta une posture décontractée, les mains sur les hanches. « Je m’appelle Dard Kelm. Je suis né en… voyons… 9573 de l’ère chrétienne, mais je me spécialise dans votre période. Laquelle, à propos, va de 1850 à 2000, ce qui signifie que vous provenez tous d’une époque située entre ces deux dates. Je suis votre mur des lamentations officiel, si quelque chose cloche.
» Cet endroit est régi par des règles sans doute différentes de ce que vous attendiez. On ne forme pas nos hommes en masse, et on n’a donc pas besoin de la discipline complexe d’une école ou d’une armée. Chacun d’entre vous recevra un enseignement personnel en dehors de l’instruction générale. Il ne nous est pas nécessaire de sanctionner l’échec dans les études, car les tests préliminaires nous garantissent qu’il n’y en aura pas… et ne prédisent que peu de chances d’échec dans le travail proprement dit. Chacun de vous possède un quotient de maturité d’esprit élevé au sein de sa propre culture. Toutefois, la variabilité des aptitudes signifie que, pour pousser chaque individu au maximum de son potentiel, on doit le guider personnellement.
» Peu de formalités ici, en dehors de la courtoisie élémentaire. Vous aurez l’occasion de vous distraire comme d’étudier. On n’attend jamais plus de votre part que vous ne pouvez fournir. J’ajoute que la pêche et la chasse sont assez intéressantes dans les environs immédiats, et deviennent fantastiques à quelques centaines de kilomètres de vol.
» Si personne n’a de questions, veuillez me suivre ; je vais vous présenter la maison. »
Dard Kelm leur fit la démonstration des appareils en usage dans une pièce modèle, d’un type qu’on se serait attendu à voir, par exemple, en l’an 2000 ; un mobilier discret, adapté d’avance pour un confort parfait, des distributeurs de rafraîchissements, des écrans reliés à une immense bibliothèque audiovisuelle. Rien de trop futuriste jusqu’à présent. Chaque étudiant avait sa propre chambre dans le bâtiment « dortoir » ; on prenait les repas dans un réfectoire central, mais on pouvait organiser des réunions privées. Everard sentit sa tension refluer.
Le banquet de bienvenue offrit un menu classique, servi en silence par des machines qui l’étaient beaucoup moins. Il y avait du vin en abondance, de la bière et du tabac. Peut-être avait-on ajouté quelque chose dans la nourriture, car Everard éprouva, comme tous, un sentiment d’euphorie. Il finit par jouer un boogie endiablé au piano, tandis que six ou sept autres emplissaient l’air de leurs chants discordants.
Seul Charles Whitcomb se tenait sur la réserve, sirotant un verre d’une mine maussade, à l’écart dans son coin. Dard Kelm s’abstint avec tact de s’efforcer de l’attirer parmi les autres.
Everard se dit que ça allait lui plaire. Toutefois, le travail, l’organisation et le but poursuivi demeuraient encore brumeux.
« On a découvert le voyage temporel vers la fin de l’Hérésiarchie Chorite, expliqua Kelm dans la salle de conférences. Vous en étudierez les détails par la suite. Pour le moment, croyez-moi sur parole : c’était une époque turbulente où les rivalités commerciales et raciales engendraient des luttes féroces entre de gigantesques combinats, où tous les moyens étaient bons, où les gouvernements n’étaient qu’autant de pions sur l’échiquier galactique. L’effet temporel résulta par hasard des recherches entreprises pour trouver un moyen de transport instantané, dont certains d’entre vous comprendront que la description exigerait des fonctions mathématiques discontinues à l’infini… de même que pour les voyages dans le passé. Je ne traiterai pas cet aspect théorique, car on vous en donnera une idée au cours de physique, mais je tiens à vous dire qu’il met en jeu le concept de relations à valeurs infinies dans un continuum à 4N dimensions, où N représente le nombre total des particules de l’Univers.
» Évidemment, le groupe qui effectua cette découverte, les Neuf, se rendait compte de ses possibilités commerciales… négoce, exploitation minière et toute autre transaction que vous pouvez imaginer… mais aussi techniques : porter à ses ennemis un coup mortel. Voyez-vous, le temps est variable ; on peut changer le passé…
– Une question ! » lança la fille de 1972, Elisabeth Gray, jeune physicienne d’avenir dans sa période.
« Je vous en prie, répondit poliment Kelm.
– Je trouve que vous décrivez une situation logiquement impossible. Je vous accorde la possibilité de voyager dans le temps, puisque nous sommes ici, mais un événement ne peut pas à la fois avoir et ne pas avoir eu lieu.
– La logique aristotélicienne ne s’applique pas à de telles situations. Voilà ce qui se passe : imaginez que je remonte le temps et que j’empêche votre père de rencontrer votre mère. Vous ne seriez jamais venue au monde. Cette portion de l’histoire universelle ne serait plus la même ; elle aurait toujours été différente, bien que je doive garder le souvenir de la situation “originelle”.
– Et si vous en faisiez autant pour vous-même ? Vous cesseriez d’exister ?
– Non, parce que j’appartiendrais au secteur de l’histoire antérieur à mon intervention. Appliquons l’exemple à vous. Si vous retourniez en, disons, 1946, et que vous vous efforciez d’empêcher le mariage de vos parents en 1947, vous n’en auriez pas moins existé cette année-là ; vous ne cesseriez pas d’exister du seul fait que vous auriez influé sur le cours des événements. Ce serait valable même si vous n’étiez apparue en 1946 qu’une microseconde avant de tuer l’homme qui serait autrement devenu votre père.
– Mais alors j’existerais sans… sans origine ! protesta-t-elle. J’aurais la vie, des souvenirs… tout… et pourtant rien ne les aurait causés. »
Kelm haussa les épaules. « Et alors ? Vous prétendez que la loi de causalité ou, à proprement parler, la loi de conservation de l’énergie, n’implique que des fonctions continues. En réalité, la discontinuité est tout à fait possible. » Il rit et s’appuya à son pupitre. « Bien entendu, il subsiste des impossibilités. Vous ne pourriez pas être votre propre mère, par exemple, à cause de la génétique. Si vous retourniez épouser votre ancien père, les enfants seraient différents, aucun ne serait vous, car chacun n’aurait que la moitié de vos chromosomes. »
Il s’éclaircit la gorge. « Ne nous écartons pas du sujet. Vous apprendrez les détails dans d’autres cours. Je ne donne que l’idée d’ensemble. Je continue : les Neuf entrevirent la possibilité de remonter le temps et d’empêcher leurs ennemis d’avoir commencé leurs activités, et même d’être nés. Mais alors apparurent les Danelliens. »
Pour la première fois, il se départit de son attitude débonnaire et narquoise, et il se tint comme un homme nu et seul face à l’inconnaissable. Il reprit d’une voix posée : « Les Danelliens appartiennent à l’avenir… notre avenir, plus d’un million d’années après mon époque. À force d’évolution, l’homme a adopté une forme… impossible à décrire. Vous ne rencontrerez sans doute jamais de Danellien. Dans le cas contraire, cela vous causera… un choc. Ils n’ont rien de malveillant… ni de bienveillant. Ils sont aussi étrangers à nos connaissances ou sentiments que nous le sommes à ces insectivores qui vont être nos ancêtres. Il n’est pas souhaitable de se trouver nez à nez avec ce genre de créatures.
» Ils n’avaient d’autre souci que de protéger leur propre existence. À leur apparition, l’exploration du temps était déjà ancienne, chez nous ; les sots, les avides, les fous avaient eu des occasions innombrables de remonter le cours de l’histoire et de la mettre sens dessus dessous. Les Danelliens ne souhaitaient pas interdire le voyage temporel, qui participait du système aboutissant à eux, mais ils devaient le réglementer. Les Neuf se virent empêchés de mener à bien leurs complots. Et on fonda la Patrouille pour faire la police sur les pistes du temps.
» Votre travail s’effectuera surtout dans le cadre de votre propre époque, à moins que vous n’atteigniez le grade de non-attaché. Dans l’ensemble, vous mènerez une vie ordinaire, avec une famille et des amis comme de coutume. Sa part secrète comprendra un bon salaire, une protection efficace, des vacances occasionnelles dans des lieux fort intéressants et un labeur suprêmement utile. Mais vous serez toujours de service. Parfois, vous aiderez des voyageurs temporels en difficulté d’une manière ou d’une autre. Parfois, on vous confiera des missions, comme l’appréhension d’ambitieux conquistadores de la politique, de la guerre ou du commerce. Parfois, la Patrouille devra s’incliner devant les dégâts déjà causés et travailler au contraire, au cours de périodes postérieures, à contrebalancer les influences pour remettre l’histoire sur la voie désirée.
» Je vous souhaite à tous bonne chance. »
La première partie de l’instruction était physique et psychologique. Everard ne s’était jamais rendu compte à quel point son mode de vie avait diminué son être, de corps et d’esprit ; il n’était que la moitié de l’homme qu’il aurait dû être. Il souffrit, mais il eut enfin la joie de se sentir pleinement maître de ses muscles, d’éprouver des émotions renforcées du fait de leur discipline, d’avoir une pensée consciente, rapide et précise.
En cours de route, on le conditionna ; devant une personne non autorisée, il ne devait rien révéler de la Patrouille, pas même faire allusion à son existence. Quelque influence qu’on exerce sur lui, ça lui était impossible, aussi impossible que de sauter jusqu’à la lune. Il découvrit aussi dans leurs moindres détails les traits de sa personne publique du xxe siècle.
On lui enseigna le temporel, cette langue artificielle qui permettait aux Patrouilleurs de toutes les époques de communiquer entre eux sans être compris des étrangers, miracle d’expression logique et organisée.
Il croyait connaître le métier de combattant, mais il lui fallut maîtriser les stratagèmes et l’usage des armes de cinquante millénaires, du glaive de l’Âge de Bronze jusqu’à la charge cyclique capable d’anéantir un continent. À son retour dans sa propre période, on lui remettrait un arsenal restreint, mais, comme il se pouvait qu’on l’envoie à d’autres époques, il fallait, autant que possible, éviter l’anachronisme évident.
Il étudia l’histoire, la science, l’art, la philosophie, les dialectes, les mœurs. Ces derniers sujets ne concernaient que la période 1850-2000 ; si d’aventure on l’envoyait ailleurs, il recevrait un enseignement spécifique d’un conditionneur hypnotique. C’étaient de telles machines qui permettaient d’achever la formation des recrues en trois mois.
Il apprit l’organisation de la Patrouille. Dans l’avenir au-delà d’elle résidait le mystère que constituait la civilisation danellienne, mais on n’avait que peu de contacts directs avec celle-ci. La Patrouille se calquait sur le mode paramilitaire, avec des grades mais sans formalisme particulier. On divisait l’histoire en divers Milieux, avec un bureau central sis dans une ville importante pour une période de vingt ans (sous couvert d’une activité légitime, comme le commerce), ainsi que divers bureaux secondaires. Son époque comptait trois Milieux : le monde occidental, avec siège à Londres ; la Russie, à Moscou ; l’Asie, à Peiping. Ces qg se situaient dans les années faciles de 1890 à 1910, où on avait moins de mal à se dissimuler que par la suite, des bureaux moins importants, tel celui de Gordon, contrôlant les décennies ultérieures. L’attaché ordinaire, souvent nanti d’une occupation légitime, vivait dans son propre temps. Les communications entre années se faisaient par des navettes-robots minuscules ou par courriers, avec des dérivations automatiques pour que les messages n’affluent pas en trop grand nombre au même instant.
L’organisation était si vaste qu’Everard ne parvenait pas à en appréhender l’ampleur. Il avait rejoint un projet nouveau et passionnant, voilà tout ce qu’il comprenait pleinement… pour l’heure.
Ses instructeurs se montraient bienveillants, toujours prêts à bavarder. Le vétéran grisonnant qui lui apprit à manœuvrer plusieurs vaisseaux spatiaux avait combattu sur Mars en 3890. « Vous autres, vous pigez rapidement, dit-il, mais c’est l’enfer d’instruire ceux des ères préindustrielles. On n’essaie même plus de leur inculquer les premiers rudiments. J’ai eu un Romain, de l’époque de César, un garçon assez brillant, d’ailleurs, qui n’a jamais pu se fourrer dans le crâne qu’on ne traite pas une machine comme un cheval. Quant aux Babyloniens, le voyage dans le temps échappait tout simplement à leur conception du monde. On a dû leur fourguer une histoire de bataille des dieux.
– Quelle histoire est-ce que vous nous fourguez, à nous ? » demanda Whitcomb.
L’astronaute le regarda de près. « La vérité, finit-il par dire. Tout ce que vous pouvez en assimiler.
– Comment en êtes-vous venu à faire ce travail ?
– Oh… on m’a abattu au large de Jupiter. Il ne restait pas grand-chose de moi. Ils m’ont recueilli, m’ont refait un corps tout neuf… et comme je n’avais plus de parents vivants, et que tout le monde me croyait mort, je n’ai pas vu la nécessité de rentrer chez moi. Ce n’est pas drôle de vivre sous la coupe du Corps Directeur. Alors j’ai accepté ce poste. Bonne compagnie, vie facile, permissions dans un tas d’époques. » Il sourit. « Attendez de voir la période décadente du Troisième Matriarcat ! Vous ne savez pas ce que c’est que de rigoler ! »
Everard n’émit aucun commentaire, fasciné qu’il était par le spectacle du globe énorme de la Terre roulant devant un fond d’étoiles.
Il se lia d’amitié avec les autres étudiants – aimables et, du fait qu’on les avait choisis pour la Patrouille, audacieux et intelligents par nature. Une ou deux idylles se nouèrent. Everard se rappela Le Portrait de Jennie, mais il n’y avait pas ici de malédiction. Le mariage était tout à fait possible, du moment que le couple choisissait l’année où s’installer. Il aimait lui-même beaucoup les filles, mais il ne perdait pas la tête.
Fait étrange, ce fut avec le taciturne et morose Whitcomb qu’il se retrouva le plus intime. Il y avait quelque chose d’attirant chez cet Anglais – si cultivé, si brave garçon et, cependant, comme perdu.
Un jour, ils partirent se promener ; les ancêtres lointains des chevaux qu’ils montaient se sauvaient à la vue de leurs gigantesques descendants. Everard avait pris un fusil dans l’espoir d’abattre un sanglier géant qu’il avait aperçu. Tous deux portaient l’uniforme de l’Académie, un habit gris clair, frais et soyeux sous le soleil jaune et chaud.
« Je m’étonne qu’on nous laisse chasser, observa l’Américain. Supposons que j’abatte un tigre à dents de sabre… en Asie, j’imagine… destiné sur la ligne temporelle d’origine à dévorer un de ces insectivores pré-humains. Ça ne change pas l’avenir entier ?
– Non. » Whitcomb avait progressé plus vite dans l’étude de la théorie du voyage temporel. « Tu vois, c’est comme si le continuum était un réseau de solides rubans de caoutchouc. Il n’est pas facile de le déformer, il tend toujours à reprendre sa forme “antérieure”. Un insectivore particulier n’a pas d’importance, c’est le réservoir génétique de son espèce qui a abouti à l’homme.
» De même, si je tuais un mouton au Moyen Âge, je ne supprimerais pas du coup toute sa descendance, voire tous les moutons de 1940. Ils seraient encore là, inchangés jusque dans leurs gènes, en dépit d’une ascendance différente : sur une aussi longue période, tous les moutons, ou tous les hommes, descendent de tous les premiers moutons ou hommes. En un point quelconque de la chaîne, un autre ancêtre fournit les gènes que tu croyais avoir éliminés. Une compensation.
» Dans le même ordre d’idées… tiens, imaginons que je revienne empêcher Booth de tuer Lincoln. À moins que je ne prenne des précautions extrêmes, il arriverait sans doute que quelqu’un d’autre tire le coup de feu et que Booth en soit tout de même accusé.
» C’est cette résistance du temps qui permet de s’y déplacer sans dommage. Si tu veux changer l’ordre des choses, il faut utiliser une méthode rigoureuse et se donner beaucoup de mal, d’ordinaire. » Il pinça les lèvres. « Endoctrinés, tous autant que nous sommes ! On nous serine qu’une intervention de notre part nous vaudra une punition. Je ne suis pas autorisé à retourner tuer ce salaud d’Hitler au berceau. Je suis censé le laisser évoluer comme il l’a fait, pour qu’il déclenche la guerre et qu’il tue ma fiancée. »
Everard chevaucha en silence pendant un moment. Il n’y avait d’autre bruit que le crissement du cuir des selles et le friselis des hautes herbes. « Oh… je suis navré, finit-il par dire. Tu veux qu’on en parle ?
– Oui. Mais il n’y a pas grand-chose à dire. Auxiliaire féminine des forces aériennes… Mary Nelson. On devait se marier après la guerre. Elle se trouvait à Londres en 1944. Le 17 novembre. Une date que je n’oublierai jamais. C’est un V1 qui l’a tuée. Elle était allée chez une voisine, à Streatham… Elle passait une permission auprès de sa mère. La maison a été pulvérisée, et son propre domicile n’a même pas été touché. »
Whitcomb était livide. Son regard se perdait devant lui. « Il me sera rudement difficile de ne pas… de ne pas revenir en arrière, de quelques années seulement, pour la revoir tout au moins. Juste la revoir… Non ! Je n’ose pas. »
Everard lui posa gauchement la main sur l’épaule, et ils poursuivirent leur chemin en silence.
La classe progressait, chacun à son allure, mais, les compensations jouant, ils obtinrent leur brevet tous ensemble. Ce fut une brève cérémonie, suivie d’une grande fête et de promesses d’ivrogne concernant des réunions futures. Puis ils repartirent pour les années d’où ils étaient venus, à l’heure près.
Everard reçut, outre les félicitations de Gordon, une liste des agents qui étaient ses contemporains (certains occupaient un poste dans les services secrets militaires, par exemple), puis il rentra chez lui. Plus tard, on lui trouverait peut-être quelque travail à un poste d’observation bien situé, mais sa tâche – derrière l’emploi de « conseiller spécial du Bureau d’Ingénierie, sa » qui justifiait ses revenus aux yeux des Impôts – ne consistait qu’à parcourir une douzaine de journaux par jour pour y relever les indices de voyages temporels qu’on lui avait appris à déceler, et se tenir prêt à répondre à tout appel.
Par hasard, ce fut lui qui dénicha sa première mission.
3.
C’était une impression bizarre que de lire les titres et de savoir dans une certaine mesure ce qui allait suivre. Cela supprimait la tension nerveuse, mais cela causait de la tristesse, car il s’agissait là d’une ère tragique. Il comprenait le désir de Whitcomb de revenir en arrière et de modifier l’histoire.
Un homme seul était, bien entendu, trop limité dans ses possibilités. Il ne pouvait pas changer favorablement le monde, sauf par un hasard extraordinaire ; plus vraisemblablement, il ne réussirait qu’à tout gâcher. Retourner tuer Hitler et les chefs japonais et soviétiques… pour que quelqu’un de plus rusé les remplace. Peut-être l’énergie atomique resterait-elle en jachère et la floraison merveilleuse de la Renaissance vénusienne n’aurait-elle jamais lieu. Du diable si on savait…
Il regarda par la fenêtre. Les lumières flamboyaient devant un ciel agité ; la rue grouillait de voitures et de passants pressés et anonymes ; il ne voyait pas les gratte-ciel de Manhattan, d’ici, mais il savait qu’ils se dressaient, orgueilleux, vers les nuées. Et tout cela n’était qu’un simple remous de ce fleuve au courant irrésistible qui se précipitait dans un bruit de tonnerre depuis le paisible paysage pré-humain où lui-même s’était trouvé jusqu’à l’inconcevable futur danellien. Combien de milliards et de trillions d’êtres humains devaient vivre, rire, pleurer, travailler, espérer et mourir dans ce courant bondissant !
Il soupira, bourra sa pipe et se retourna. Une longue promenade n’avait pas suffi à le calmer ; il avait l’esprit et le corps impatients de se mettre à l’œuvre. Mais il était tard et… Il s’approcha de l’étagère de livres, prit un volume plus ou moins au hasard et se mit à lire – un recueil de récits des époques victorienne et édouardienne.
Une mention le frappa, à propos d’une tragédie survenue à Addleton et de l’étrange contenu d’un tumulus breton antique. Rien de plus. Ah ! Voyage dans le temps ? Il sourit.
Pourtant…
Non , songea-t-il, c’est insensé.
Cela ne ferait cependant aucun mal de vérifier. L’incident remontait à 1894 en Angleterre. Il pouvait consulter les archives du Times de Londres. Rien d’autre à faire… C’était sans doute pour cette raison même qu’on lui avait confié ce morne travail de lecture des journaux : pour que son esprit, irrité à force d’ennui, s’aventure dans tous les coins imaginables.
Il se trouvait sur le perron de la bibliothèque publique lorsqu’elle ouvrit ses portes.
Le compte-rendu datait du 25 juin 1894 ; les articles continuaient les jours suivants. Addleton était un village du Kent, notable par son château du xvii e siècle appartenant à lord Wyndham et par un tumulus d’âge indéterminé. Le lord, archéologue amateur mais enthousiaste, y avait procédé à des fouilles, en compagnie d’un certain James Rotherhithe, spécialiste du British Museum qui se trouvait être son parent. Ils avaient mis au jour une chambre funéraire saxonne, sans grand intérêt : quelques objets artisanaux, presque tous pourris et rouillés, des ossements d’hommes et de chevaux. Il y avait aussi un coffre dans un état de conservation inattendu, renfermant des lingots d’un métal inconnu, qu’on présumait être un alliage de plomb ou d’argent. Mais lord Wyndham était tombé gravement malade en présentant les symptômes d’un empoisonnement mortel ; Rotherhithe, qui avait à peine jeté un coup d’œil dans le coffre, n’avait pas été affecté, et des preuves circonstancielles suggéraient qu’il avait fait absorber à son compagnon une dose d’un mystérieux poison oriental. Scotland Yard l’avait arrêté à la mort de lord Wyndham, survenue le 25. La famille de Rotherhithe avait engagé un détective privé bien connu qui était parvenu à démontrer, par un raisonnement très astucieux suivi d’expériences sur des animaux, l’innocence de l’accusé, l’agent de la mort étant une « Émanation nocive » provenue du coffre. On avait jeté la boîte et son contenu dans la Manche. Félicitations mutuelles. Et, en fondu, une fin satisfaisante.
Everard demeura assis dans la longue salle silencieuse. Le récit, avare de détails, restait très suggestif, à tout le moins.
Alors pourquoi le bureau victorien de la Patrouille n’avait-il pas enquêté ? Ou l’avait-il fait ? Sans doute. Il n’avait pas rendu ses découvertes publiques, bien entendu.
En tout cas, mieux valait envoyer un mémo.
De retour en son appartement, il prit l’une des petites navettes messagères qu’on lui avait remises, y déposa un rapport et régla les commandes pour le bureau de Londres au 25 juin 1894, jour du premier compte rendu dans le Times. Quand il eut pressé le dernier bouton, la boîte disparut dans un souffle d’air qui vint combler l’espace qu’elle avait occupé.
Elle revint presque instantanément. Everard l’ouvrit et en tira une feuille de papier mince couverte de caractères dactylographiés bien lisibles – oui, bien sûr, la machine à écrire était déjà inventée à cette époque. Il la parcourut avec la promptitude qu’on lui avait enseignée.
Cher Monsieur,
En réponse à votre lettre du 6 septembre 1954, nous tenons à vous en accuser réception et à vous féliciter de votre diligence. Cette affaire vient juste de commencer ici, mais nous sommes fort occupés à prévenir l’assassinat de Sa Majesté la Reine, ainsi que concernés par la question des Balkans, le commerce de l’opium avec la Chine, etc. Bien que nous puissions évidemment conclure les affaires courantes avant de revenir à celle-ci, il convient d’éviter les singularités telles que de se trouver en deux endroits en même temps, ce qui se pourrait remarquer. Nous apprécierions donc que vous-même, et un agent britannique qualifié, nous assistassiez. Sauf contrordre, nous vous attendons au 14B, Old Osborne Road, le 26 juin 1894, à minuit.
Veuillez croire, Monsieur, à nos sentiments les plus dévoués.
J. Mainwethering.
Suivait un tableau de coordonnées spatio-temporelles, d’un effet inattendu après ce style fleuri.
Everard appela Gordon, obtint son accord et réserva un sauteur temporel à l’entrepôt de la « société ». Il envoya ensuite une note à Charles Whitcomb en 1947, reçut une réponse d’un mot – « Volontiers » – et alla prendre livraison de l’engin.
Il rappelait une moto, sans roues ni guidon. Il comportait deux selles et un élément propulseur anti-gravité. Everard régla les commandes sur l’époque de Whitcomb, effleura le bouton principal et se retrouva dans un autre entrepôt.
Londres, 1947. Il resta assis un moment, songeant qu’à ce même moment, il se trouvait lui-même, de sept ans plus jeune, à l’université, aux États-Unis. Puis Whitcomb apparut et lui serra la main. « Content de te revoir, mon vieux. » Son visage hagard s’illumina de cet étrange et attirant sourire qu’Everard avait appris à connaître. « Donc… chez Victoria, hein ?
– Exact. Monte. » Everard effectua un autre réglage. Cette fois, il arriverait dans un bureau. Un bureau intérieur, tout à fait privé.
La pièce se matérialisa autour de lui. Le mobilier de chêne, l’épais tapis, les manchons incandescents au gaz donnaient une sensation inattendue de lourdeur. Les lampes électriques existaient déjà, mais Dalhousie & Roberts était une firme réputée pour sa solidité et son esprit conservateur. Mainwethering en personne se leva de son fauteuil pour les accueillir. Homme corpulent, d’aspect pompeux, aux favoris en broussaille et portant monocle, il paraissait aussi tout de force rentrée. Son accent d’Oxford était si poussé qu’Everard avait du mal à le comprendre.
« Bonsoir, messieurs. J’espère que vous avez fait bon voyage ? Oh ! oui… pardon… vous êtes nouveaux dans le métier, n’est-ce pas ? C’est toujours un peu déconcertant au début. Je me rappelle ma surprise lors d’une visite au xxie siècle. Si peu anglais… C’est tout naturel, cependant, ce n’est qu’un autre aspect d’un univers toujours étonnant. Vous excuserez mon manque d’hospitalité, mais nous sommes vraiment très occupés. Un Teuton fanatique de 1917 a découvert le secret du voyage dans le temps, près d’un de nos agents imprudents ; il a volé une machine et gagné Londres pour assassiner Sa Majesté. Nous avons un mal du diable à le retrouver.
– Vous y parviendrez ? demanda Whitcomb.
– Certes. Mais c’est un fichu labeur, messieurs, surtout lorsqu’on est tenu d’opérer en secret. J’aimerais engager un enquêteur privé, mais le seul qui vaille la peine est beaucoup trop futé et risquerait de découvrir la vérité par déduction. Il opère selon le principe que lorsqu’on a éliminé l’impossible, tout ce qui reste, aussi improbable que ce soit, doit être la vérité absolue. Et le voyage temporel ne lui paraîtrait peut-être pas trop improbable.
– Je parie que c’est le même homme qui s’occupe de l’affaire d’Addleton ou s’en occupera demain, dit Everard. Peu importe ; nous savons qu’il prouvera l’innocence de Rotherhithe. Ce qui compte, c’est que, selon toute probabilité, on a là une trace d’un voyage temporel non réglementaire à l’époque bretonne.
– Saxonne, tu veux dire, corrigea Whitcomb qui avait vérifié les données. Bien des gens confondent les Bretons et les Saxons.
– Tout autant confondent les Saxons et les Jutes, dit Mainwethering d’un ton affable. Je crois savoir que les envahisseurs du Kent venaient du Jütland. Hum ! Voici des vêtements, messieurs, et de l’argent, et des papiers tout prêts à votre intention. Je pense parfois que vous autres, les agents de terrain, vous n’appréciez pas tout ce que les bureaux ont à fournir de travail pour l’opération même la plus infime. Hum ! Pardon. Avez-vous un plan de campagne ?
– Oui. » Everard ôtait ses vêtements du xxe siècle. « Je crois. On en sait tous les deux assez sur l’ère victorienne pour se débrouiller, mais il faudra que je reste américain… oui, je vois que vous en avez tenu compte pour mes papiers. »
Mainwethering prit un air chagrin. « Si l’incident du tumulus a trouvé place dans un ouvrage littéraire important, comme vous le dites, nous allons recevoir des centaines de notes à ce sujet, maintenant que nous entrons dans la période où il se déroule. Il appert que la vôtre est arrivée la première. J’en ai reçu deux autres depuis, de 1923 et 1960. Mon Dieu ! comme je voudrais qu’on m’autorise à avoir un secrétaire-robot ! »
Everard se débattait avec son costume inaccoutumé. Ce dernier lui allait assez bien, ses mesures étant déposées à ce bureau, mais il n’avait jamais encore apprécié à sa juste valeur le confort de la mode de son temps. Fichu gilet ! « Écoutez, reprit-il, il se peut que l’affaire soit sans danger de conséquences. En fait, puisqu’on est tous ici, elle a dû être sans suite. Hein ?
– Pour le moment, dit Mainwethering. Mais réfléchissez. Vous retournez tous deux à l’époque jute et vous découvrez le maraudeur. Mais vous échouez. Soit il vous tue avant que vous ayez eu le temps de tirer vous-même, soit il attire dans une embuscade ceux que nous envoyons à votre suite. Puis il entreprend sa révolution industrielle ou tout autre projet qu’il a en tête. L’histoire se modifie. Vous, vous trouvant là-bas avant le point de changement, vous existez encore… ne serait-ce qu’à l’état de cadavres… mais nous, ici, nous n’avons jamais existé. Cette conversation n’a jamais eu lieu. Comme dit Horace…
– Peu importe ! fit Whitcomb en riant. On va d’abord examiner le tumulus dans l’année présente, puis revenir ici pour décider de la suite. » Il se pencha pour transférer le contenu d’une valise du xxe siècle dans une monstruosité en étoffe fleurie, à la Gladstone : deux armes de poing, quelques appareils de physique et de chimie encore à inventer en son temps, et une radio minuscule pour appeler le bureau en cas d’ennuis.
Mainwethering consulta l’indicateur Bradshaw des chemins de fer. « Vous pouvez prendre le train de 8 h 23, à Charing Cross, demain matin. Comptez une demi-heure pour vous rendre d’ici à la gare.
– Vu. » Everard et Whitcomb enfourchèrent de nouveau leur machine pour sauter jusqu’au lendemain et disparurent. Mainwethering soupira, bâilla, laissa ses instructions à son employé et rentra chez lui. L’employé était présent quand le sauteur se matérialisa, à 7 h 45.
4.
Ce fut la première fois qu’Everard prit conscience de la réalité des voyages dans le temps. Il l’appréhendait auparavant, sur le plan intellectuel, et il en avait été frappé comme il se doit, mais, du point de vue émotif, elle lui était restée étrangère. Or, à parcourir dans un vrai cab (véhicule poussiéreux, abîmé, outil de travail au lieu de curiosité pour touristes) un Londres qu’il ignorait, à respirer un air qui renfermait davantage de fumée que celui du xxe siècle, quoique aucune vapeur d’essence, à voir fourmiller des hommes en melon et en haut de forme, des ouvriers couverts de suie, des femmes en jupe longue, non pas des figurants mais des êtres humains bien réels, rieurs ou sombres, qui parlaient, transpiraient, riaient, s’affairaient, il avait le sentiment brutal et violent d’être bien là.
En ce moment, sa mère n’était pas encore née, ses grands-parents étaient deux jeunes couples se préparant à leur union, Grover Cleveland était président des États-Unis, Victoria reine d’Angleterre, Kipling écrivait, les soulèvements ultimes des Indiens d’Amérique restaient à venir… Il crut recevoir un coup de massue.
Whitcomb acceptait la situation avec plus de calme, mais les yeux sans cesse en mouvement, comme pour absorber la gloire de l’Angleterre en ce jour. « Je commence à comprendre, souffla-t-il. On n’a jamais décidé si cette période constitue le triomphe des conventions rigides et sans naturel, ou la dernière fleur de la civilisation occidentale avant le début de sa flétrissure. Rien qu’à voir ces gens, je constate que c’était à la fois tout ce qu’on en a dit, le bon et le mauvais, car il ne s’agissait pas d’un simple fait qui concernait tout le monde, mais bien du produit de millions de vies individuelles.
– Oui. Et ce doit être vrai de chaque époque. »
L’aspect familier du train – guère différent des voitures de chemins de fer anglais de l’an 1954 – fournit à Whitcomb l’occasion de quelques observations sarcastiques sur l’inviolable tradition. Au bout de deux heures, il les déposa dans une gare de village endormie, parmi des jardins de fleurs soignés avec amour, où ils louèrent une voiture pour les conduire au château de Wyndham.
Un constable poli les introduisit après leur avoir posé quelques questions. Ils se faisaient passer pour des archéologues – Everard américain, et Whitcomb australien – fort désireux de rencontrer lord Wyndham et durement éprouvés de sa fin tragique. Mainwethering, qui semblait avoir des accointances dans tous les domaines, leur avait remis des lettres d’introduction signées d’une personnalité du British Museum bien connue. L’inspecteur de Scotland Yard consentit à leur laisser examiner le tumulus. « L’affaire est entendue, messieurs, car il n’y a plus d’indices, même si mon collègue n’est pas d’accord, ha ! » L’enquêteur privé, grand, mince, le visage aigu, et accompagné d’un individu trapu, à moustaches, boiteux, qui paraissait jouer le rôle d’acolyte, eut un sourire acide et les observa d’un œil acéré tandis qu’ils approchaient du monticule.
Le tumulus était long et haut, couvert d’herbe, sauf à l’endroit où une entaille à vif marquait l’entrée des fouilles jusqu’à la chambre funéraire, étayée de poteaux mal équarris, depuis longtemps écroulés ; il y avait encore, dans la poussière, des fragments de ce qui avait été autrefois du bois. « Les journaux ont parlé d’un coffre de métal, dit Everard. Je me demande si nous pourrions y jeter un coup d’œil ? »
L’inspecteur hocha la tête et les emmena dans une bâtisse extérieure où les principales trouvailles reposaient sur une table. À part la boîte, il n’y avait que des morceaux de métal corrodé et des ossements écrasés.
Le regard de Whitcomb était pensif en se posant sur la surface polie et nue du coffret qui brillait d’un éclat bleuté – quelque alliage à l’épreuve du temps, non encore inventé. « Tout à fait inusité, dit-il. Rien de primitif. On penserait presque que cela a été usiné, n’est-ce pas ? »
Everard s’approcha prudemment. Il avait une idée assez juste de ce qui se trouvait à l’intérieur, et faisait montre de la circonspection naturelle en pareil cas chez un citoyen de l’ère atomique. Il tira un compteur de son sac et le braqua sur la boîte. L’aiguille oscilla, pas beaucoup, mais…
« Drôle d’appareil, dit l’inspecteur. Puis-je vous demander ce que c’est ?
– Un électroscope expérimental », mentit Everard. Avec prudence, il releva le couvercle et tint le compteur au-dessus de la boîte.
Grand Dieu ! La radioactivité à l’intérieur vous tuerait dans la journée. Il entrevit à peine des lingots massifs, à l’éclat peu prononcé, avant de claquer le couvercle. « Prenez garde à ce matériau », dit-il en chevrotant. Grâce au Ciel, l’individu qui avait transporté ce fardeau mortel était venu d’une époque où l’on savait comment se protéger des radiations !
Le détective privé s’était approché sans bruit derrière eux. Son visage perspicace avait une expression de chasseur sur la piste. « Vous en identifiez le contenu, monsieur ? demanda-t-il d’une voix calme.
– Oui… je crois. » Everard se rappela que Becquerel ne découvrirait pas la radioactivité avant deux ans ; même les rayons X ne verraient le jour que dans un an. Il devait se montrer prudent. « C’est-à-dire… en pays indien, j’ai entendu parler d’un minerai qui serait un poison…
– Très intéressant. » Le détective bourrait une pipe à gros fourneau. « Tout comme les vapeurs de mercure, non ?
– Rotherhithe aura donc placé cette boîte dans la tombe, hein ? marmonna l’inspecteur.
– Ne soyez pas ridicule ! répliqua le détective d’un ton sec. Je peux prouver de trois façons décisives la totale innocence de Rotherhithe. Ce qui m’intriguait, c’était la cause réelle de la mort de Sa Seigneurie. Mais si, comme ce monsieur le dit, il se trouvait un poison mortel enterré dans ce tumulus… pour écarter les pilleurs de tombe ? Je me demande pourtant comment les anciens Saxons ont pu se procurer un minerai américain. Peut-être y a-t-il du vrai dans ces théories selon lesquelles les Phéniciens auraient traversé l’Atlantique dans l’Antiquité. J’ai effectué moi-même quelques recherches à propos d’une de mes marottes, selon laquelle il y aurait des éléments de chaldéen dans la langue galloise et ceci paraît appuyer ma théorie. »
Everard éprouva un sentiment de culpabilité à l’idée du tort qu’il causait à l’archéologie. Oh ! et puis cette boîte finirait jetée dans la Manche et oubliée. Whitcomb et lui-même trouvèrent un prétexte pour partir au plus vite possible.
Durant le retour à Londres, en sûreté dans la solitude de leur compartiment, l’Anglais produisit un fragment de bois pourri. « Il provient du tumulus, où je l’ai glissé dans ma poche. Cela nous servira à établir une date. Passez-moi le compteur au radiocarbone, s’il vous plaît. » Il fourra le morceau dans l’appareil, tourna des boutons et lut la réponse tout haut. « Mille quatre cent trente ans, à dix près. On a donc érigé ce tumulus aux environs de l’an… voyons… 464, soit à l’époque où les Jutes commençaient à s’installer dans le Kent.
– Pour que ces lingots restent aussi brûlants, murmura Everard, qu’est-ce que ça devait être à l’origine ? Difficile de comprendre comment il subsiste une telle radioactivité, après une aussi longue demi-vie, mais il est vrai que, dans le futur, on est capable de faire avec l’atome des choses dont ma propre époque n’a jamais rêvé. »
Après avoir remis leur rapport à Mainwethering, ils jouèrent les touristes une journée entière tandis que l’agent local envoyait des messages dans le temps pour mettre en branle l’énorme machine de la Patrouille. Le Londres victorien fascina Everard et l’enchanta presque, malgré la pauvreté et la saleté. Whitcomb avait une expression lointaine dans le regard. « J’aurais aimé vivre ici, dit-il.
– Ouais… avec leur médecine et leurs dentistes ?
– Et sans bombardements aériens. » Il y avait du défi dans la réponse.
Mainwethering avait pris ses dispositions quand ils repassèrent au bureau. Tout en fumant un gros cigare, il arpentait la pièce, ses mains potelées jointes sous les basques de son habit, et leur dévidait les résultats.
« Métal identifié selon toute probabilité. Carburant isotopique des alentours du xxxe siècle. Les recherches indiquent qu’un marchand de l’Empire Ing a visité l’année 2987 pour échanger ses matières premières contre leur synthrope, dont le secret s’est perdu au cours de l’Interrègne. Naturellement, il a pris ses précautions, tâché de se faire passer pour un commerçant du système de Saturne, mais il a néanmoins disparu. De même que sa navette temporelle. Sans doute quelqu’un de 2987 a-t-il découvert qui il était et l’a-t-il tué pour lui prendre sa machine. La Patrouille a été alertée, mais aucune trace de la machine… Elle a finalement été retrouvée dans l’Angleterre du ve siècle par deux patrouilleurs nommés… hum… Everard et Whitcomb.
– Si on a déjà réussi, à quoi bon s’en faire ? » demanda l’Américain, tout sourire.
Mainwethering parut scandalisé. « Voyons, mon cher ami ! Vous n’avez pas déjà réussi. La tâche reste à accomplir, tant aux termes de votre sentiment de la durée que du mien. Et je vous prie de ne pas croire au succès, du seul fait que l’histoire l’a enregistré. Le temps n’a rien de rigide ; l’homme a son libre arbitre. Si vous échouez, l’histoire changera et n’aura jamais enregistré votre succès. Je ne vous en aurai jamais parlé. C’est sans doute ce qui est “arrivé”, si je puis dire, dans les rares cas où la Patrouille a connu l’échec. On continue de travailler sur ces cas, et si le succès vient enfin, l’histoire sera changée et il y aura “toujours” eu réussite. Tempus non nascitur, fit, si je puis me permettre cette petite variante.
– Bon, bon, je plaisantais, dit Everard. Allons-y, tempus fugit », ajouta-t-il avec une préméditation qui fit faire la grimace à Mainwethering.
La Patrouille elle-même se révéla mal connaître la période obscure où les Romains avaient quitté la Grande-Bretagne, la civilisation bretonne romanisée s’écroulait et les Saxons commençaient de survenir. Elle n’avait jamais paru importante. Le bureau de Londres de l’an 1000 envoya les documents dont il disposait, ainsi que des vêtements qui pourraient convenir. Everard et Whitcomb restèrent inconscients une heure sous les instructeurs hypnotiques, pour ressortir en pleine possession de la langue latine ainsi que de plusieurs dialectes saxons et jutes, et avec une connaissance adéquate des mœurs et coutumes de l’époque.
Les habits étaient malcommodes : un pantalon, une chemise et un manteau de laine grossière, une cape de cuir, et une infinité de lanières et de lacets. De longues perruques blond lin recouvraient leurs cheveux à la coupe moderne. On ne remarquerait pas qu’ils étaient rasés de près, même au ve siècle. Whitcomb portait une hache et Everard une épée toutes deux fabriquées sur mesure, d’acier à forte teneur en carbone, mais se fiaient davantage aux paralyseurs soniques du xxvie siècle dissimulés sous leurs manteaux. Ils n’avaient pas d’armure, mais l’une des sacoches du sauteur contenait des casques de moto : ils n’attireraient guère l’attention en cette époque d’artisanat au foyer, et ils étaient beaucoup plus résistants et confortables que l’article authentique. Tous deux emportaient aussi un pique-nique substantiel et quelques jarres pleines de bonne bière victorienne.
« Parfait. » Mainwethering consulta sa montre de gousset. « Je vous attends ici à… disons à quatre heures ? J’aurai des gardes armés au cas où vous amèneriez un prisonnier, et nous pourrons aller ensuite prendre le thé. » Il leur serra la main. « Bonne chasse ! »
Everard enfourcha le sauteur temporel, régla les commandes sur l’an 464, au tumulus d’Addleton, par une nuit d’été, à minuit, et mit le contact.
5.
C’était la pleine lune. Sous sa clarté, le pays dormait, vaste et désert, l’horizon borné par la noirceur d’une forêt. Quelque part, un loup hurlait. Le tumulus se trouvait déjà là – ils n’arrivaient pas assez tôt.
Après avoir pris de l’altitude grâce à l’anti-gravité, ils scrutèrent les denses ténèbres d’un bois. Un hameau s’élevait à environ un kilomètre du tombeau : un fort en rondins et un groupe de bâtiments plus petits, autour d’une cour. Baigné par la lune, le hameau était très calme.
« Des champs cultivés », observa Whitcomb, qui parlait à voix basse dans le silence. « Les Jutes et les Saxons étaient surtout des agriculteurs, venus ici à la recherche de terres. Songe que les Bretons ont pour ainsi dire disparu de la région depuis des années.
– Il faut se renseigner sur l’inhumation. Repartir pour localiser le moment de la construction du tumulus ? Non, il vaut peut-être mieux se renseigner à cette date ultérieure, où l’effervescence qui a pu régner ici s’est apaisée. Je propose demain matin. »
Whitcomb acquiesça ; Everard posa l’engin sous le couvert d’un taillis et sauta de cinq heures en avant. Le soleil brillait, aveuglant, au nord-est, la rosée restait accrochée aux longues herbes et les oiseaux faisaient un vacarme infernal. Descendus de machine, les Patrouilleurs expédièrent le sauteur à une altitude de quinze mille mètres, où il resterait suspendu en attendant qu’ils le rappellent à eux au moyen de la radio miniature cachée dans leur casque.
Ils s’approchèrent ouvertement du hameau, chassant du plat de l’épée et de la hache les chiens quasi-sauvages qui leur montraient les dents. La cour, plutôt que pavée, était couverte d’un épais tapis de boue et de fumier. Deux enfants nus aux cheveux en broussaille les regardaient du seuil d’une hutte de torchis. Une jeune fille assise dehors, occupée à traire une vache rabougrie, poussa un faible cri et un valet de ferme trapu, le front bas, qui donnait à manger aux porcs, saisit son javelot. Le nez pincé, Everard souhaita que certains fanatiques des vestiges et des traditions des Scandinaves en son propre siècle puissent visiter celui-ci.
Un homme à la barbe grise, une hache à la main, apparut à la porte du fort. Comme tous les individus de cette période, il était de quelques bons centimètres plus petit que la moyenne du xxe siècle. Il les examina avec prudence avant de leur souhaiter le bonjour.
Everard eut un sourire poli. « Je m’appelle Uffa Hundingsson, et voici mon frère Knubbi. Nous sommes des marchands du Jütland, venus ici commercer à Canterbury. » Il donna le nom de l’époque, Cant-wara-byrig. « Partis au hasard de la plage où nous avons hissé notre bateau, nous nous sommes égarés et, après avoir tourné en rond toute la nuit, nous avons aperçu vos maisons.
– Je m’appelle Wulfnoth, fils d’Ælfred, répondit le cultivateur. Entrez vous restaurer avec nous. »
La vaste salle, sombre, enfumée, regorgeait d’une foule bavarde : les fils de Wulfnoth, leurs épouses et leurs enfants, les serfs et leur famille. Le repas, servi dans de grandes écuelles de bois, consistait en viande de porc à demi cuite. Il ne fut pas difficile de lancer la conversation : ces gens étaient aussi potiniers que les paysans isolés de partout ailleurs. La difficulté était d’inventer des comptes-rendus vraisemblables sur ce qui se passait au Jütland. Wulfnoth, qui n’était pas sot, releva une fois ou deux des erreurs, mais Everard lui affirma : « On vous a raconté des choses fausses. Les nouvelles se déforment quand elles traversent la mer. » Il fut surpris d’apprendre combien il subsistait de rapports entre le vieux pays et le nouveau. Quant à la conversation sur le temps et les récoltes, elle ne différait guère de ce qu’il avait entendu dans le Middle-West, au xxe siècle.
Il dut patienter pour glisser une question au sujet du tumulus. Wulfnoth se rembrunit, et son épouse grassouillette et édentée esquissa un signe de protection dans la direction d’une grossière idole de bois. « Il n’est pas bon de parler de ces choses, murmura le Jute. Je regrette que le sorcier soit enterré sur mon domaine. Mais c’était un proche de mon père, mort désormais, et il n’a pas voulu se laisser dissuader.
– Le sorcier ? » Whitcomb dressa l’oreille. « Quelle histoire est-ce là ?
– Bah ! autant que vous le sachiez, grommela Wulfnoth. C’était un étranger appelé Stane, arrivé à Canterbury il y a six ans. Il devait venir de fort loin, car il ne parlait ni l’anglais ni les langues bretonnes, mais le roi Hengist l’accueillit et bientôt il apprit. Il donna au roi des présents étranges mais bénéfiques, et c’était un devin habile auquel le roi eut de plus en plus souvent recours. Nul n’osait le contrarier, car il possédait un bâton qui lançait la foudre… on l’avait vu fendre des roches… et une fois, dans une bataille contre les Bretons, il avait calciné des hommes. Si certains le prenaient pour Wotan, cela ne se peut, puisqu’il est mort.
– Ah bon ! dit Everard, intéressé. Et que fit-il encore de son vivant ?
– Oh… il donna au roi de sages conseils, comme je l’ai dit. C’était son idée que nous autres du Kent nous devions cesser de repousser les Bretons et de faire venir sans cesse nos parents en plus grand nombre du vieux pays ; au contraire, nous devions faire la paix. Il pensait qu’avec notre force et leur science romaine, nous pourrions constituer ensemble un puissant empire. Il avait peut-être raison, bien que, pour ma part, je ne voie guère l’utilité de tous ces livres et ces bains, sans parler de ce dieu bizarre en forme de croix qu’ils ont… En tout cas, il a été tué par deux messagers inconnus, il y a trois ans, et enterré ici avec des animaux sacrifiés et celles de ses possessions que ses ennemis n’avaient pas pillées. Nous lui offrons un sacrifice deux fois l’an et je dois avouer que son fantôme ne nous a pas causé d’ennuis. Mais cela continue à me déplaire.
– Depuis trois ans, hein ? Je vois… » dit Whitcomb. Il leur fallut une bonne heure pour prendre congé et Wulfnoth insista pour envoyer un garçon les guider jusqu’à la rivière. Everard, qui n’avait pas envie d’aller si loin à pied, sourit et appela à terre le sauteur. Tandis qu’il l’enfourchait avec Whitcomb, il dit d’un ton grave à l’adolescent qui écarquillait les yeux : « Sache que tu as accueilli Wotan et Thunor qui préserveront désormais les tiens contre tout mal. » Puis il sauta de trois ans en arrière.
« Et voici le moment difficile », dit-il en observant le hameau de derrière le taillis. Le tumulus, cette fois, n’était pas là. Le sorcier Stane vivait encore. « Ce n’est pas bien difficile de mystifier un gamin, mais il nous faut maintenant extirper cet individu d’une ville solide et guerrière, où il est le bras droit du roi. Et il possède un désintégrateur.
– Apparemment, nous avons réussi… ou nous allons réussir, dit Whitcomb.
– Non. Tu sais que ça n’a rien d’obligatoire. Si on échoue, Wulfnoth nous racontera une autre histoire dans trois ans… et il est probable que Stane sera là ! Il pourrait nous tuer deux fois ! Et l’Angleterre, arrachée aux temps obscurs pour passer à une culture néoclassique, évoluera d’une manière qu’on ne risque guère de reconnaître en 1894… Je me demande où Stane veut en venir. »
Il fit prendre de la hauteur au sauteur et le dirigea vers Canterbury. Le vent de la nuit lui soufflait au visage, menaçant. Bientôt le bourg apparut ; Everard se posa dans un bosquet. La clarté blanche de la lune se reflétait sur les murs à demi ruinés de la Durovernum romaine, mouchetés de noir aux endroits que les Jutes avaient réparés avec du bois et de la terre. Nul n’avait le droit d’y pénétrer après le coucher du soleil.
De nouveau le sauteur les mena en plein jour – vers midi – et fut renvoyé dans le ciel. Le déjeuner qu’il avait pris deux heures plus tôt et trois ans plus tard pesait sur l’estomac d’Everard tandis qu’il se dirigeait vers une voie romaine en ruine, puis vers la ville. La circulation était assez intense, des cultivateurs, pour la plupart, qui menaient en chars à bœufs leurs produits au marché. Deux brutes à l’air farouche les arrêtèrent à la porte et s’enquirent de leurs intentions. Cette fois, Everard et Whitcomb étaient les représentants d’un négociant de Thanet qui les envoyait interroger divers artisans de l’endroit. Les gardes restèrent hargneux jusqu’au moment où Whitcomb leur glissa dans la main deux pièces romaines ; alors les javelots s’abaissèrent et ils poursuivirent leur chemin.
La ville s’agitait et bruissait autour d’eux, mais une fois de plus, c’était la vive puanteur qui frappait le plus Everard. Parmi les Jutes qui se bousculaient, il apercevait parfois un Breton romanisé qui se frayait un chemin dans la boue, l’air dédaigneux, en écartant sa tunique effrangée pour éviter tout contact avec ces sauvages. Ç’aurait pu être comique si ce n’avait été pathétique.
Il y avait une auberge extraordinairement sordide installée dans les ruines d’une ancienne maison de ville en marbre. Everard et Whitcomb découvrirent que leur argent avait une grande valeur ici, où les échanges se faisaient encore en nature dans la plupart des cas. En offrant quelques tournées générales, ils obtinrent tous les renseignements désirés. Le fort du roi Hengist s’élevait près du centre de la ville… pas vraiment un fort, mais un vieux bâtiment embelli de façon déplorable sous l’influence de cet étranger. Stane… non que notre roi bon et fort soit une fillette, ne vous méprenez pas, étranger… tenez, rien que le mois dernier… oui, Stane ! Il habite la maison voisine. Un homme bizarre, certains le qualifient de dieu… en tout cas, il sait choisir les filles… oui, on dit que c’est lui qui manigance toutes ces histoires de paix avec les Bretons. Il nous en arrive de plus en plus, de ces malins, au point qu’un honnête homme ne peut plus faire couler un peu de sang… bon, Stane est très sage, je ne voudrais rien dire contre lui, comprenez-moi bien, après tout, il peut lancer la foudre…
« Alors ? demanda Whitcomb quand ils eurent regagné leur chambre. On va l’arrêter ?
– Non… je doute que ce soit possible. J’ai un vague plan, mais il faudrait deviner ses intentions réelles. Voyons si nous pouvons obtenir audience. » En se levant de la paillasse qui lui servait de lit, Everard se grattait. « Diable ! Ce n’est pas de l’instruction qu’il faut à cette époque, c’est de la poudre insecticide ! »
La maison, sa façade blanche à colonnes d’une propreté presque pénible au milieu de toute cette saleté, avait été rénovée avec soin. Deux gardes, debout sur les degrés, se mirent sur la défensive à l’approche des Patrouilleurs. Everard leur donna de l’argent et leur raconta qu’il avait des nouvelles qui ne manqueraient pas d’intéresser le sorcier. « Dites-lui : “L’homme de demain”. C’est un mot de passe. Compris ?
– Ça ne veut rien dire, protesta le garde.
– Un mot de passe n’a aucun besoin de signifier quoi que ce soit », répondit Everard d’un ton hautain.
Le Jute s’éloigna dans un cliquetis métallique en secouant tristement la tête. Toutes ces idées nouvelles !
« Tu es sûr de ton coup ? demanda Whitcomb. Il va se tenir sur ses gardes, à présent.
– Un personnage important ne perdra pas son temps pour un inconnu quelconque. L’affaire presse, mon vieux ! Jusqu’à présent, il n’a rien accompli de permanent, pas même assez pour que sa légende se perpétue. Mais si le roi Hengist réalisait une véritable alliance avec les Bretons… »
Le garde revint, grogna quelque chose et les conduisit en haut des marches, puis à travers le péristyle. Au-delà se trouvait l’atrium, une pièce de bonne taille où des tapis modernes en peau d’ours contrastaient avec le marbre ébréché et la mosaïque décolorée. L’homme, debout devant un grossier lit de bois, leva la main à leur entrée. Everard aperçut le fin canon d’un désintégrateur du xxxe siècle.
« Gardez vos mains bien en vue et à l’écart de votre corps, suggéra l’autre. Sans quoi il me faudra sans doute vous anéantir en jouant les lanceurs de tonnerre. »
Whitcomb ravala une exclamation dépitée, mais Everard s’attendait assez à cette réception. Néanmoins, il se sentait l’estomac noué.
Stane le sorcier était un homme de petite taille, vêtu d’une belle tunique brodée qui devait provenir de quelque villa bretonne. Son corps mince était musclé, sa tête volumineuse et ses traits d’une laideur assez plaisante sous une masse de cheveux noirs. Un sourire pincé se dessinait sur ses lèvres.
« Fouille-les, Eadgar, ordonna-t-il. Prends tout ce qu’ils peuvent avoir dans leur vêture. »
Malgré la gaucherie de sa palpation, le Jute trouva les paralyseurs et les jeta sur le sol. « Tu peux partir, lui dit Stane.
– Vous ne risquez rien de leur part, maître ? » demanda le soldat.
Stane sourit plus largement. « Avec ceci dans ma main ? Non, va. » Eadgar s’éloigna en traînant les pieds. Au moins, on a encore l’épée et la hache, se dit Everard. Mais elles ne nous serviront à rien face à cette arme braquée sur nous.
« Ainsi vous venez de demain », murmura Stane. Une pellicule de sueur brilla soudain à son front. « Cela m’intriguait. Vous parlez l’anglais futur ? »
Whitcomb ouvrit la bouche, mais Everard le devança, en improvisant, car sa vie était en jeu. « Quelle langue voulez-vous dire ?
– Celle-ci. » Stane passa à un anglais accentué, mais reconnaissable à des oreilles du xxe siècle. « Je veux savoir d’où et quand vous venez, vos intentions et tout le reste. Dites-moi la vérité ou je vous réduis en cendres. »
Everard secoua la tête. « Non, répondit-il en jute. Je ne comprends pas. » Whitcomb lui jeta un coup d’œil mais se tut, prêt à suivre son exemple. L’esprit d’Everard fonctionnait activement, sous l’aiguillon du désespoir ; il comprenait que la mort le guettait à la première erreur. « À notre époque, on parlait ainsi. » Et il débita une tirade de jargon hispano-mexicain.
« Une langue latine ! » Stane avait les yeux brillants. Le désintégrateur tremblait dans sa main. « De quand venez-vous ?
– Du xxe siècle après Jésus-Christ. Notre pays s’appelle Lyonesse. Il se trouve de l’autre côté de la mer Occidentale…
– L’Amérique ! » C’était un soupir. « L’a-t-on jamais appelé Amérique ?
– Non. J’ignore de quoi vous parlez. »
Stane ne put réprimer un frisson. Il se domina. « Vous connaissez la langue romaine ? »
Everard opina du chef.
Stane éclata d’un rire nerveux. « Dans ce cas, utilisons-la. Si vous saviez combien je suis écœuré de ce langage de porcs qu’est le saxon ! » Son latin était un peu décadent, appris en ce siècle, de toute évidence, mais assez courant. Il agita son arme. « Pardonnez mon manque de courtoisie. Mais je dois me montrer prudent.
– Bien sûr, dit Everard. Ah… je m’appelle Mencius et mon ami Iuvelanis. Nous venons du futur, comme vous l’avez deviné. Nous sommes historiens, et notre époque vient juste d’inventer le voyage temporel.
– À proprement parler, moi, je suis Rozher Schtein, de l’année 2987. Vous avez… entendu parler de moi ?
– Question superflue ! dit Everard. Nous sommes revenus à la recherche de ce mystérieux Stane qui paraît être l’un des personnages essentiels de l’histoire. Nous soupçonnions que ce pouvait être un… peregrinator temporis. À présent, nous le savons.
– Trois ans. » Schtein se mit à arpenter fiévreusement la pièce, les bras ballants, mais trop loin pour qu’Everard lui saute dessus. « Trois ans que je suis ici. Si vous saviez combien de fois j’ai connu l’insomnie, à me demander si j’allais réussir… Dites-moi, votre monde est-il uni ?
– Le monde et les planètes, dit Everard. Depuis longtemps. » Il dissimula un frisson. Sa vie dépendait de son habileté à deviner les plans de Schtein.
« Et vous êtes un peuple libre ?
– Nous le sommes. C’est-à-dire que l’empereur préside, mais c’est le Sénat qui fait les lois, et il est élu par le peuple. »
Le visage de gnome affichait une ferveur sacrée qui le transfigurait. « Tel que je l’ai rêvé, murmura-t-il. Merci.
– Vous êtes donc venu de votre époque pour… créer l’histoire ?
– Non, dit Schtein. Pour la changer. »
Les paroles lui venaient, précipitées, comme s’il souhaitait parler depuis de nombreuses années sans jamais l’oser. « J’étais historien, moi aussi. Par hasard, j’ai croisé un homme qui se prétendait commerçant et venu des lunes de Saturne, mais comme j’y avais moi-même séjourné, je l’ai percé à jour. En faisant des recherches, j’ai appris la vérité. C’était un voyageur temporel venu de très loin dans l’avenir.
» Il vous faut comprendre que l’époque où je vivais était atroce et, en tant qu’historien psychographe, je me rendais bien compte que la guerre, la misère et la tyrannie qui nous accablaient ne provenaient pas d’un mal inné chez l’homme, mais de la simple loi de causalité. Il y avait eu des périodes de paix, même assez prolongées : mais le mal était trop profondément enraciné, l’état de conflit faisait partie de notre civilisation même. Un raid vénusien avait anéanti ma famille. Je n’avais rien à perdre. J’ai pris la machine temporelle après avoir… disposé de son propriétaire.
» La grande erreur, me disais-je, remontait aux siècles obscurs. Rome avait unifié un vaste empire qui connaissait la paix, et de la paix peut toujours naître la justice. Mais Rome s’était épuisée dans l’effort et désagrégée. Les barbares nouveaux venus étaient vigoureux, ils avaient beaucoup de possibilités, mais ils ne tardèrent pas à se corrompre.
» Mais prenons l’Angleterre, isolée de l’influence délétère de la société romaine. Les Germains entrent en scène ; ce sont des paresseux dégoûtants, mais ils sont forts et ne demandent pas mieux que de s’instruire. Dans mon histoire, ils avaient simplement anéanti la civilisation bretonne puis, intellectuellement impuissants, s’étaient fait absorber par la nouvelle… et maléfique… civilisation qualifiée d’occidentale. Je désirais qu’il arrive quelque chose de meilleur.
» Cela n’a pas été facile. Vous seriez surpris de la difficulté qu’on éprouve à vivre à une époque différente, avant d’avoir appris à s’acclimater, même si on dispose d’armes modernes et de présents pour le roi. Mais je me suis assuré le respect de Hengist, et je gagne de plus en plus la confiance des Bretons. Je peux unir les deux peuples dans une guerre commune contre les Pictes. L’Angleterre deviendra un royaume unique, riche de la force saxonne et des connaissances romaines, assez puissant pour repousser tous les envahisseurs. Bien entendu, le christianisme est inévitable, mais je ferai en sorte que ce soit le bon, celui qui instruira et civilisera les hommes sans entraver leur esprit.
» Un jour ou l’autre, l’Angleterre sera en mesure de prendre la direction des événements sur le continent. Enfin, un monde uni. Je resterai ici assez longtemps pour assurer l’alliance contre les Pictes, puis je disparaîtrai en promettant de revenir plus tard. Si je reparais, disons à des intervalles de cinquante ans pendant les quelques siècles à venir, je deviendrai une légende, un dieu, qui pourra veiller à ce que ces gens restent dans le droit chemin.
– J’ai beaucoup lu au sujet de saint Stanius, dit lentement Everard.
– J’ai donc gagné ! s’écria Schtein. J’ai donné la paix au monde ! » Les larmes lui coulaient sur les joues.
Everard se rapprocha. Schtein lui braqua son arme sur le ventre, encore méfiant. Everard tourna autour de lui, d’un air détaché, et Schtein pivota pour le couvrir. Mais, troublé par la preuve apparente de son succès, il en oubliait la présence de Whitcomb. Everard adressa un regard à l’Anglais.
Whitcomb lança sa hache. Everard s’aplatit sur le sol. Schtein hurla et le désintégrateur cracha. La hache lui avait fendu l’épaule. Whitcomb bondit et lui empoigna la main qui tenait l’arme. Schtein cria, en s’efforçant de redresser celle-ci. Everard sauta dans la mêlée. La confusion s’ensuivit.
Puis le désintégrateur cracha une nouvelle fois et Schtein ne fut plus qu’un poids inerte dans leurs bras. Le sang qui s’écoulait de l’affreuse blessure ouverte dans sa poitrine se répandit sur leurs vêtements.
Les deux gardes accoururent. Everard s’empara de son paralyseur toujours au sol et le régla sur l’intensité maximale. Un javelot lui effleura le bras. Il tira par deux fois et les brutes s’abattirent, assommées pour des heures.
Accroupi, il tendit l’oreille. Un cri de femme jaillit des pièces intérieures, mais personne ne se présentait à la porte. « Je crois qu’on a réussi, haleta-t-il.
– Oui. » Whitcomb contemplait d’un air sombre le cadavre étendu à ses pieds et qui paraissait pitoyablement petit.
« Je ne désirais pas sa mort, dit Everard. Mais le moment était… difficile. C’était écrit, sans doute.
– Cela vaut mieux pour lui que le tribunal de la Patrouille et la planète d’exil.
– D’un point de vue pratique, c’était un voleur et un meurtrier. Mais il avait un bien beau rêve.
– Un rêve que nous avons brisé.
– L’histoire en aurait fait autant. Sans doute. Un seul homme ne saurait être assez puissant ni assez sage. Je pense que la plus grande part de la misère humaine vient de fanatiques bien intentionnés comme celui-ci.
– Par conséquent, nous nous en lavons les mains et nous acceptons la suite.
– Pense à tous tes amis de 1947. Ils n’auraient même jamais existé. »
Whitcomb ôta son manteau et tenta d’essuyer le sang qui avait coulé sur ses vêtements.
« En route », dit Everard. Il franchit la porte de derrière d’un pas pressé. Une concubine effrayée le fixait de ses grands yeux.
Il dut fracasser la serrure d’une porte intérieure. La pièce au-delà contenait la navette temporelle de l’époque Ing, des livres et des caisses d’armes et d’approvisionnements. Everard chargea le tout sur la navette, sauf le coffre de combustible radioactif. Ce dernier devait en effet rester sur place afin que lui, Manse Evrard, apprenne son existence dans le futur et revienne détruire l’homme qui voulait être Dieu.
« Tu devrais livrer le tout au dépôt de 1894, dit-il. Je ramène notre sauteur et je te retrouve au bureau. »
Whitcomb lui décocha un long regard. Il avait les traits tirés. Sous les yeux de son compagnon, son expression se fit résolue.
« D’accord, mon vieux. » L’Anglais sourit avec un peu de tristesse et serra la main d’Everard. « Adieu, et bonne chance. »
Everard le regarda s’installer dans le grand cylindre d’acier. Drôle de salut, si l’on songeait que dans deux heures ils prendraient le thé ensemble, en 1894.
Un souci le rongeait quand il sortit de la maison pour se mêler à la foule. Charlie était un original…
Personne ne s’occupa de lui quand il sortit de la ville et pénétra dans le bosquet. Il rappela le sauteur temporel et, en dépit de la nécessité de se hâter au cas où un curieux se serait approché pour voir cet oiseau géant au sol, il ouvrit une cruche de bière. Il en avait grand besoin. Puis, après un dernier regard à la Vieille Angleterre, il bondit en 1894.
Mainwethering était là, avec ses gardes, comme promis. Il eut l’air inquiet en voyant arriver un seul homme aux vêtements tachés de sang. Mais Everard le rassura.
Il lui fallut un moment pour se laver et se changer, avant de dicter un rapport détaillé au secrétaire. Whitcomb aurait déjà dû arriver en cab, or il n’en était rien. Mainwethering appela le dépôt par radio et revint, les sourcils froncés. « Il n’est pas encore là, dit-il. Un incident mécanique, peut-être ?
– J’en doute fort. Ces machines sont à l’épreuve des pannes. » Everard se mordit la lèvre. « Je ne sais pas ce qui se passe. Il aura peut-être mal compris et sera reparti en 1947. »
Un échange de notes révéla que Whitcomb ne s’était pas présenté là-bas non plus. Everard et Mainwethering sortirent prendre le thé. Whitcomb n’avait toujours pas donné signe de vie à leur retour.
« Il vaut mieux que j’informe le service de terrain, dit Mainwethering. Qu’en pensez-vous ? Ils devraient réussir à le retrouver.
– Non… attendez. » Everard réfléchit un instant. Une pensée le travaillait depuis un moment. Elle était terrible.
« Vous avez une idée ?
– Oui… un germe. » Il entreprit de se débarrasser de son attirail victorien. « Demandez mes vêtements du xxe siècle, s’il vous plaît. Je le retrouverai peut-être tout seul.
– La Patrouille va réclamer un rapport préliminaire sur votre idée et vos intentions, lui rappela Mainwethering.
– Au diable la Patrouille. »
6.
Londres, 1944. La nuit d’hiver était tombée tôt. Un vent froid et coupant soufflait dans les tunnels ténébreux des rues. Quelque part retentit une explosion assourdie ; un incendie dressait de grandes bannières rouges au-dessus des toits.
Everard laissa son sauteur sur le trottoir – nul ne se risquait dehors quand il pleuvait des V1 – et se faufila dans l’obscurité. Le 17 novembre ; sa mémoire entraînée avait bien retenu la date. Mary Nelson était morte aujourd’hui.
Il trouva une cabine téléphonique au coin de la rue et consulta l’annuaire. Il y avait des tas de Nelson, mais une seule Mary pour la région de Streatham. Ce devait être la mère – il lui fallait supposer que la fille portait le même nom. Il ne savait pas à quelle heure tomberait la bombe, mais il existait des moyens de le découvrir.
Le feu et le tonnerre se précipitèrent en grondant sur lui quand il ressortit. Il se jeta à plat ventre tandis que des débris de verre passaient en sifflant au-dessus de lui. Le 17 novembre 1944. Manse Everard, de dix ans plus jeune, lieutenant du génie de l’armée des États-Unis, était quelque part de l’autre côté de la Manche, à portée des canons allemands.
Il ne parvenait pas à se rappeler où exactement, à ce moment précis, et il ne s’y efforça guère. Pas d’importance. Il savait qu’il survivrait à ce péril -là.
Le nouvel incendie dansait, rouge et sinistre derrière lui, quand il fonça vers sa machine, l’enfourcha et décolla. À haute altitude au-dessus de Londres, il ne distingua que de vastes ténèbres mouchetées de flammes. La nuit de Walpurgis et l’enfer tout entier déchaîné sur la terre !
Il se rappelait bien Streatham, une triste étendue de brique habitée par de petits employés, des épiciers, des mécaniciens, la toute petite bourgeoisie qui s’était levée pour bloquer la puissance qui avait conquis l’Europe. Une jeune fille qu’il avait connue y avait vécu, en 1943… Par la suite, elle avait épousé quelqu’un d’autre.
En volant bas, il essaya de trouver l’adresse. Il y eut à proximité comme une éruption de volcan. Sa machine se cabra et il faillit se laisser désarçonner. Il se hâta vers l’endroit et vit une maison écroulée, détruite, en flammes. Il arrivait trop tard.
Non ! Il regarda l’heure – 10 h 30 précises – et il sauta de deux heures en arrière. C’était déjà la nuit, mais la maison se dressait solidement dans l’ombre. Pendant un bref instant, il caressa l’idée d’avertir tous ses occupants. Mais non… à travers le monde, des millions d’êtres mouraient. Il n’était pas Schtein pour se charger du fardeau de l’histoire.
Il grimaça un sourire froid, descendit et franchit la grille. Il n’était pas non plus un de ces sacrés Danelliens. Il frappa à la porte qui s’ouvrit. Une femme d’âge moyen le dévisagea dans l’ombre et il comprit qu’elle trouvait bizarre de voir un Américain en civil à ce moment.
« Je vous demande pardon, dit-il, connaîtriez-vous Miss Mary Nelson ?
– Mais… oui. » Une pause. « Elle habite tout près. Elle ne va pas tarder. Vous êtes un ami ?
– C’est elle qui m’envoie vous porter un message, Mrs… ?
– Enderby.
– Ah oui ! Mrs Enderby. J’ai une très mauvaise mémoire. Écoutez, Miss Nelson désire vous faire savoir qu’elle regrette beaucoup, mais qu’elle ne pourra pas venir. Toutefois, elle voudrait que vous alliez, au contraire, chez elle avec toute votre famille avant 10 h 30.
– Nous tous, monsieur ? Mais les enfants…
– Je vous en prie, les enfants aussi. Tous. Elle a préparé une surprise tout à fait spéciale, quelque chose qu’elle ne peut vous montrer qu’à ce moment-là. Il faut que vous y soyez tous.
– Eh bien, entendu, monsieur, puisqu’elle le demande.
– Tout le monde, avant 10 h 30 sans faute. Je vous reverrai à cette heure-là, Mrs Enderby. » Everard hocha la tête et repartit dans la rue.
Il avait fait son possible. Ensuite venait la maison des Nelson. Il trouva l’adresse à deux rues plus loin, gara son engin à l’entrée d’une impasse sombre et s’approcha de la maison. Il était coupable, lui aussi, à présent. Aussi coupable que Schtein. Il se demanda à quoi ressemblait la planète d’exil.
Aucune trace de la navette Ing, pourtant trop grande pour qu’on la cache. Charlie n’était donc pas encore arrivé. Il allait devoir improviser en attendant.
En frappant à la porte, il se demandait quels effets aurait le sauvetage de la famille Enderby. Ces enfants grandiraient, auraient à leur tour des enfants – des Britanniques tout à fait insignifiants, de la classe moyenne, sans aucun doute. Mais à un moment quelconque dans les siècles à venir, un homme important pourrait naître ou ne pas naître. Bon, le temps n’était pas trop inflexible. Sauf en de rares cas, l’hérédité précise n’avait pas d’importance, seul comptait le vaste réservoir des gènes humains et de la société humaine. Pourtant, ce serait peut-être un de ces rares cas.
Une jeune fille lui ouvrit la porte. Elle était jolie, sans ostentation, mais plaisante sous son uniforme bien repassé. « Miss Nelson ?
– Oui ?
– Je m’appelle Everard. Je suis un ami de Charlie Whitcomb. Puis-je entrer ? J’ai des nouvelles assez surprenantes à vous communiquer.
– J’étais sur le point de sortir, dit-elle comme en s’excusant.
– Mais non. » Une erreur : elle se raidit d’indignation. « Pardonnez-moi. Je vous en prie, permettez-moi de m’expliquer. »
Elle le conduisit dans un salon triste et encombré. « Asseyez-vous donc, Mr. Everard. Je vous prierai de ne pas parler trop fort. Toute la famille dort. Ils se lèvent tôt. »
Everard s’installa confortablement. Mary se posa au bord d’un divan et ouvrit de grands yeux. Il se demanda si Wulfnoth et Eadgar comptaient parmi ses ancêtres. Oui… sans aucun doute, après tous ces siècles écoulés. Peut-être Schtein, aussi.
« Vous appartenez aux Forces aériennes ? C’est là que vous avez connu Charlie ?
– Non, je suis dans les Services de renseignement, ce qui explique ma tenue civile. Puis-je vous demander quand vous l’avez vu pour la dernière fois ?
– Oh… il y a des semaines. Il est en France pour le moment. J’espère que la guerre finira bientôt. C’est idiot de leur part de continuer alors qu’ils doivent bien savoir que c’est la fin, n’est-ce pas ? » Elle inclina la tête d’un air intrigué. « Mais quelles sont ces nouvelles ?
– Je vais y venir dans un moment. »
Il se mit à bavarder autant qu’il l’osait, évoquant la situation de l’autre côté de la Manche. C’était étrange de parler à un fantôme. Et son conditionnement l’empêchait de dire la vérité. Il le désirait, mais quand il essayait, sa langue s’immobilisait.
« Et ce que coûte une simple bouteille de vin rouge…
– Je vous en prie, coupa-t-elle impatiemment, voulez-vous en venir au fait ? J’ai ma soirée prise.
– Oh ! je suis vraiment navré. Voyez-vous, c’est… »
Un coup à la porte le délivra. « Excusez-moi », murmura-t-elle avant de se glisser sous les rideaux sombres du black-out pour ouvrir. Everard la suivit à pas de loup.
Elle recula en trébuchant et poussa un cri : « Charlie ! »
Whitcomb la serra dans ses bras, sans prendre garde au sang encore humide qui venait d’éclabousser dix siècles plus tôt ses vêtements saxons. Everard parut dans l’entrée et l’Anglais le regarda avec une expression horrifiée. « Toi ! »
Il voulut saisir son paralyseur, mais Everard braquait déjà le sien. « Ne fais pas l’idiot, dit l’Américain, je suis ton ami. Je veux t’aider. Quel plan insensé as-tu conçu, hein ?
– Je… la garde ici… pour l’empêcher d’aller…
– Et tu crois qu’ils n’ont pas les moyens de te repérer ? » Everard passa au temporel, seule langue utilisable en la présence de Mary apeurée. « Quand j’ai quitté Mainwethering en 1894, il commençait à nourrir de vilains soupçons. Si on s’y prend mal, toutes les unités de la Patrouille seront alertées. On rectifiera l’erreur, sans doute en tuant Mary, et on te condamnera à l’exil.
– Je… » Whitcomb déglutit. Son visage était un masque de terreur. « Tu… ne la laisserais tout de même pas mourir ?
– Non, mais il faut s’y prendre avec plus de soin.
– Nous allons fuir… trouver une période loin de tout… retourner à l’âge des dinosaures, s’il le faut. »
Mary s’écarta de lui. Elle avait la bouche ouverte, prête à crier. « Taisez-vous ! lui dit Everard en anglais. Votre vie est en danger et nous nous efforçons de vous sauver. Si vous n’avez pas confiance en moi, faites au moins confiance à Charlie. » Il reprit en temporel, à l’adresse de l’autre : « Écoute, mon vieux, il n’y a pas d’endroit ni d’époque où vous puissiez vous cacher. Mary Nelson est morte ce soir, un fait historique. Elle n’était pas là en 1947, autre fait historique. Moi, je me suis déjà fourré dans le pétrin… la famille à laquelle elle allait rendre visite ne sera pas dans sa maison quand la bombe tombera. Si tu essayes de t’enfuir avec elle, on vous retrouvera. C’est une chance incroyable qu’un agent de la Patrouille ne soit pas déjà là. »
L’autre se força au calme. « Et si je sautais en 1948 avec elle ? Comment savoir qu’elle n’a pas soudain reparu en 1948 ? Ça appartient peut-être aussi à l’histoire.
– Tu ne peux pas, mon vieux. Essaie. Vas-y, dis-lui que tu l’amènes quatre ans dans l’avenir. »
Whitcomb gémit. « Ce serait me trahir… et je suis conditionné…
– Ouais. Tu as tout juste la possibilité de lui apparaître comme à l’instant, mais si tu devais lui en parler, tu devrais mentir faute de pouvoir faire autrement. D’ailleurs, comment expliquerais-tu son existence ? Si elle reste Mary Nelson, elle aura déserté des Auxiliaires féminines des forces aériennes. Si elle change de nom, où sont son acte de naissance, son livret de famille, ses tickets de rationnement, tous ces morceaux de papier que les gouvernements du xxe siècle révèrent à un si haut point ? C’est sans espoir, mon vieux.
– Alors, que peut-on faire ?
– Affronter la Patrouille et nous défendre. Attends là une minute. » Everard était d’un calme glacial. Il n’avait pas le temps de s’effrayer ni de s’étonner de son comportement.
Dans la rue, il retrouva son sauteur et le régla de façon à l’expédier cinq ans plus tard, en plein midi, à Picadilly Circus. Il appuya sur le disjoncteur principal, vit disparaître la machine, puis rentra dans la maison. Mary, frissonnante et en larmes, était dans les bras de Whitcomb. Ces malheureux enfants perdus !
« C’est bon. » Everard les ramena dans le salon et s’assit l’arme au poing. « Maintenant, attendons. »
Cela ne dura guère. Un sauteur apparut, avec à bord deux hommes en gris de la Patrouille, armés. Everard les balaya d’un rayon paralysant à basse tension. « Aide-moi à les ficeler, Charlie », dit-il.
Mary, sans voix, se tassait dans un coin.
Quand les hommes reprirent leurs esprits, Everard se pencha sur eux avec un sourire froid. « De quoi nous accuse-t-on, les gars ? demanda-t-il en temporel.
– Je pense que vous le savez, énonça l’un des prisonniers. Le bureau central nous a chargés de vous retrouver. En étudiant la semaine prochaine, on a vu que vous avez fait évacuer une famille qui devait disparaître dans un bombardement. Le dossier de Whitcomb nous a indiqué que vous aviez dû venir ici pour l’aider à sauver cette femme qui devait mourir ce soir. Vous devriez nous relâcher, ou ça aggravera encore votre cas.
– Je n’ai pas transformé l’histoire, dit Everard. Les Danelliens sont toujours là-bas, n’est-ce pas ?
– Oui, naturellement, mais…
– Comment saviez-vous que la famille Enderby devait périr ?
– Leur maison a été touchée et ils ont dit qu’ils ne l’avaient quittée que…
– Oui, mais le fait est : ils l’ont quittée. C’est écrit. Et c’est vous qui tentez de changer le passé, à présent.
– Mais la femme que voici…
– Vous êtes sûrs qu’il n’y a pas eu une Mary Nelson qui s’est établie… à Londres, disons, en 1850… pour mourir de vieillesse autour de 1900 ? »
L’autre sourit grand. « On se donne du mal, hein ? Ça ne marchera jamais. Vous ne pouvez pas lutter contre toute la Patrouille.
– Ah bon ? Je peux vous abandonner ici, où les Enderby vous retrouveront dans deux heures. J’ai réglé mon sauteur pour qu’il apparaisse en un lieu public à un moment que je suis seul à connaître. Quel effet cela aura-t-il sur l’histoire ?
– La Patrouille prendra des mesures correctives pour renverser la vapeur, comme vous-même l’avez fait au ve siècle.
– Peut-être ! Mais je peux lui faciliter drôlement le travail, si on consent à écouter ma requête. Je veux un Danellien.
– Quoi ?
– Vous m’avez bien entendu. S’il le faut, j’enfourche votre propre sauteur et j’avance d’un million d’années. Je leur exposerai à quel point la situation sera simplifiée s’ils nous accordent une chance. »
Ce ne sera pas nécessaire.
Everard pivota, le souffle coupé. Le paralyseur lui tomba des mains.
Il ne pouvait pas regarder la silhouette qui brillait devant lui. Il avait des sanglots dans la gorge en reculant.
Votre requête a été examinée, dit la voix silencieuse. Elle était connue et pesée des millénaires avant votre naissance. Mais vous demeuriez néanmoins un maillon indispensable dans la chaîne du temps. Si vous aviez échoué ce soir, il n’y aurait pas eu de pitié.
Pour nous, il était déjà écrit qu’un certain Charles et une certaine Mary Whitcomb vivaient en Angleterre victorienne. Il était également écrit que Mary Nelson était morte avec la famille à laquelle elle avait rendu visite en 1944, et que Charles Whitcomb avait vécu célibataire pour finir par mourir en service commandé dans la Patrouille. On avait pris note de cette anomalie, et comme le plus infime paradoxe constitue une faille dans la trame de l’espace-temps, nous devions le rectifier en éliminant du cours des choses l’un ou l’autre de ces faits. Vous avez décidé de celui qu’on éliminerait.
Everard sut dans un coin de son esprit ébranlé que les deux Patrouilleurs étaient soudain libérés. Il sut que son sauteur avait été… était… serait subtilisé à l’instant même de sa matérialisation. Il sut que l’histoire se lisait à présent ainsi : Mary Nelson, Auxiliaire féminine des forces aériennes, disparue, présumée tuée par la chute d’une bombe près du foyer des Enderby, qui se trouvaient tous chez elle quand leur propre maison avait été détruite ; Charles Whitcomb, disparu en 1947, présumé noyé accidentellement. Il sut qu’on expliquait la vérité à Mary, avant de la conditionner pour qu’elle ne la révèle jamais, et qu’on l’envoyait en 1850 avec Charlie. Ils mèneraient leur existence dans la classe moyenne, sans se trouver jamais très à l’aise sous le règne de Victoria, et Charlie aurait souvent la nostalgie de la Patrouille… puis il se tournerait vers son épouse, ses enfants, et se dirait qu’après tout le sacrifice n’était pas si considérable.
Il sut tout cela, puis le Danellien disparut. Quand les tourbillons ténébreux s’apaisèrent dans sa tête et que sa vue s’éclaircit, révélant les deux Patrouilleurs libérés, il ignorait cependant ce que serait son propre destin.
« Venez, dit le premier. Partons d’ici avant que quelqu’un se réveille dans la maison. On vous ramène à votre année. 1954, c’est ça ?
– Et ensuite ? » demanda Everard, étonné.
L’autre haussa les épaules. Son air dégagé cachait mal le choc qui l’avait saisi en présence du Danellien. « Présentez-vous à votre chef de secteur. Vous avez démontré à l’évidence qu’on ne peut vous employer régulièrement.
– Donc… je suis viré ?
– On se calme. Vous vous croyez unique, en un million d’années de travail de la Patrouille ? Le règlement en tient compte. Il vous faudra un complément de formation, bien sûr. Ce qui convient à votre personnalité, c’est le statut de non-attaché : n’importe quelle ère, n’importe quel endroit, où et quand on pourra avoir besoin de vous. Je pense que ça vous plaira. »
Les jambes molles, Everard enfourcha le sauteur. Quand il mit pied à terre, dix ans avaient passé.