Où Francis Valéry nous donne quelques nouvelles de son projet intitulé Les Mondes de l'essaim…
Où Francis Valéry nous donne quelques nouvelles de son projet intitulé Les Mondes de l'essaim…
De nos petits possibles… (suite).
N’étant plus capable de mener plusieurs chantiers de front en les faisant progresser à toute allure — comme lorsque j’étais plus jeune et peu soucieux de m’économiser — j’ai pris un peu de recul avec mes petits articles sur la construction de diverses gammes naturelles (basées uniquement sur des harmoniques, c’est-à-dire des notes se déduisant l’une de l’autre par des rapports vibratoires simples) pour me consacrer davantage à l’expérimentation de ces gammes.
Je continue bien entendu de me poser des problèmes qui n’intéressent sans doute que moi — par exemple : doit-on considérer un ré comme la quarte du la ou comme la quinte du sol ? (Dès lors que l’on a déjà déterminé les fréquences du la et du sol, par d’autres déductions). Car de fait, on obtient ainsi deux ré qui n’ont pas la même fréquence (ce sont deux notes différentes) et elles permettent donc des transitions plus ou moins agréables, du point de vue des sensations qu’elles nous procurent. Je sais : tout cela ne fait guère sens aux oreilles biberonnées depuis le plus jeune à la dictature du demi-ton constant. Pire, mes propres oreilles ne valent plus beaucoup mieux, à mon âge avancé, que celles de mes voisins (et parfois néanmoins amis). Aussi appliquai-je sans vergogne la méthode Coué consistant à me répéter que ce n’est pas parce que j’ai désormais bien du mal à repérer une variation de fréquence inférieure à une dizaine de cents (un « cent » est un centième de demi-ton) que tout cela est égal — c’est le cas de le dire. Par contre, en ce qui concerne des accords tenus en nappes profondes, bien charpentées et chargées en harmoniques, j’arrive encore assez bien à ressentir les battements (infimes certes mais qui relèvent du parasitage) induits par le tempérament égal, et je suis bien content de pouvoir les éliminer.
Aussi, ces derniers temps, me suis-je employé à bidouiller un de mes synthétiseurs pour que son générateur de sons produise les notes que j’ai envie d’entendre, au centième de demi-ton près, en lieu et place de celles qu’il délivre par défaut. Soit un facteur dix par rapport à ce que je peux entendre — mais dans l’écart de ce que je peux ressentir. Evidemment, c’est un peu (beaucoup !) de travail puisque pour chaque tonalité dans laquelle je souhaite composer un morceau — il y a douze tonalités en majeur et autant en mineur car dans une gamme non tempérée il n’y a plus coïncidence entre les gammes majeures/mineures associées — je dois reprogrammer la machine après avoir laborieusement traduit en centièmes de demi-ton les variations de fréquences en hertz. Mais vous me direz : personne ne m’y oblige !
Concernant Ayou, ma planète-océan, je continue également d’avancer dans le journal intime de l’Ambassadeur Broderick. L’homme a vu beaucoup de choses et s’est employé à les rapporter dans le détail — parfois sans chercher à dissimuler son incompréhension. Car les peuples d’Ayou ont un rapport bien particulier avec le monde physique et spirituel qui les entoure et dont ils font intimement partie. Et certaines de leurs cérémonies auxquelles sont associées d’autres formes de vie que la leur, paraissent bien étranges. Mais notre ambassadeur croit en sa mission : il observe, note, décrit, tente d’interpréter… et chaque fois qu’il le peut, il enregistre ce qu’il entend. Et moi, j’essaie de reconstituer ce que Broderick entend — d’après ce qu’il décrit.
Le travail de l’écrivain et le travail du musicien sont ici intimement liés. D’une part, je m’efforce de donner à entendre ce qui est dit avec des mots — si Broderick décrit une créature, son comportement, les sons qu’elle émet… alors je cherche à donner une réalité acoustique à ces descriptions. D’autre part, je m’efforce de trouver un sens (et donc d’établir une narration avec des mots) aux idées musicales qui me viennent, aux sons que j’obtiens en expérimentant les possibilités de mes machines.
Ainsi, il y a une scène où, une fois leur initiation achevée, les jeunes gens d’une île se rassemblent sur le rebord d’une falaise et, littéralement, appellent des créatures marines avec des instruments à cordes très simples et avec des énormes tambours qui génèrent des sons aux limites des infrabasses. Le but, pour eux, est de se présenter aux créatures dans leur nouveau statut social : ils ne sont plus des enfants mais des membres de plein droit de leurs communautés. Les créatures répondent à cet appel et arrivent en nombre — et elles se mettent à chanter à leur tour en une forme d’hommage aux nouveaux adultes ! Puis, elles repartent vers le large. Les jeunes gens, ayant reçu une sorte de « reconnaissance » de la part des créatures, déploient alors les bannières de leurs clans respectifs qui se mettent à flotter dans le vent, en émettant des sons complexes— car elles sont fabriquées dans des matériaux qui ont des sonorités très particulières, un peu « organiques ». Ecrire/décrire cette scène est une chose : un pur travail d’ « imagination appliquée » comme n’importe quel écrivain de science-fiction ou de fantasy est amené à le faire. Créer avec des synthétiseurs les sons des instruments décrits sur le papier ou éventuellement construire réellement, pour en jouer, ces instruments avec des matériaux simples tels que ceux décrits, en est une autre. Et que dire de la complexité d’ « entendre » dans sa tête le chant des animaux marins et le produire/construire à l’aide d’une tonne d’électronique — et éventuellement en piochant dans mes banques de sons naturels, comme des chants de baleine. Pas simple ! Dans cette aventure des Mondes de l’Essaim, il est souvent bien plus difficile pour le musicien de donner à entendre quelque chose, que pour l’écrivain dont l’imagination, le plus souvent, n’a pas à se confronter au réel et qui peut donc repousser les limites aussi loin qu’il le souhaite.
À bientôt.