Il y a tout juste un an, nous nous étions rencontrés pour parler de votre collection de livres audio CyberDreams, aux Éditions du Bélial. Vous veniez d’y faire paraître Bleu. Et dans la foulée, vous avez fait paraître L’Horreur des Collines, un texte relevant cette fois du fantastique, avec un accompagnement musical constitué de samples de morceaux de jazz des années 1940. Je ne vous imaginais pas en amateur de jazz classique !
Toutes les musiques m’intéressent. J’ai fait partie d’un quartet de jazz, à la fin des années soixante-dix. Ce fut une expérience intéressante.
Vous êtes aussi éclectique dans votre pratique musicale que dans les esthétiques sonores que vous choisissez pour votre collection ?
La collection pourrait sans doute être encore plus variée.
Lors de notre rencontre, en octobre 2014, vous aviez le projet de réaliser une version studio d’un spectacle donné lors de l’inauguration de l’Espace Jules Verne, à la Maison d’Ailleurs. Il s’agissait d’une adaptation de « Maître Zacharius », une nouvelle fantastique de Jules Verne. Cette adaptation vient d’être publiée. Il vous a fallu un an pour la réaliser ?
Non ! Heureusement ! Après Bleu, j’ai réalisé L’Horreur des Collines, comme vous l’avez mentionné. Puis j’ai passé plusieurs mois à écrire des articles et mener des recherches bibliographiques pour la Maison d’Ailleurs, en particulier pour sa prochaine exposition Danse avec les Étoiles. J’ai établi un corpus de textes et de documents sur lequel l’exposition pourrait s’appuyer. Il se trouve que mon mandat avec ce musée a pris fin en avril 2015. Je me suis retrouvé sans aucun engagement – donc avec tout le temps nécessaire pour monter un projet personnel – mais aussi sans revenu ! Mon ami Vincent Gessler m’a convaincu de lancer un kickstarter. Ce concept de financement participatif était très nouveau pour moi. J’en avais un peu entendu parler mais je pensais que c’était un de ces trucs d’internet pour les jeunes !
Vous n’êtes pas si vieux !
C’est gentil. Enfin, je suis quand même un peu vieux ! J’ai mis en ligne un petit dossier présentant un projet musical inspiré par la nouvelle de Jules Verne. Le financement a été obtenu, à ma grande surprise ! J’ai même récolté un peu plus d’argent que demandé. Et j’ai travaillé pendant quasiment quatre mois, à temps plein, sur cette pièce.
Vous aviez annoncé vouloir réaliser une version studio du spectacle créé pour l’Espace Jules Verne de la Maison d’Ailleurs.
À l’origine, c’est ce que je comptais faire. Je voulais écrire ma propre adaptation du texte, l’enregistrer, puis essayer de caler dessus la musique que j’avais composée à l’époque, avec d’éventuels ajouts. Il n’existe pas d’enregistrement de ce spectacle (qui durait je crois une quarantaine de minutes) mais j’ai conservé une partition assez détaillée et je possède toujours le clavier sur lequel j’avais cherché des sons. Et puis finalement, j’ai décidé de partir d’une lecture du texte intégral, en essayant de lui donner un aspect un peu théâtral, et de composer une musique inédite et beaucoup plus vaste.
Le résultat dure en effet près de deux heures.
Oui. C’est d’ailleurs trop long, je pense. Mes précédents audios durent dans les trente/quarante minutes. On peut les écouter d’une traite. Là, ça me semble difficile. Or, je préfèrerais que les auditeurs se laissent aller… et vivent une sorte d’expérience sensorielle. Mais on vit dans un monde où la plupart des gens ne peuvent que rarement disposer de deux heures pour s’isoler.
Vous décrivez votre Zacharius comme étant un « poème symphonique ». Vous pouvez nous en dire davantage ?
Le poème symphonique est une forme musicale qui a connu son heure de gloire au dix-neuvième siècle. C’est une composition, en général en un seul mouvement, sur un sujet littéraire ou artistique. Ou sur une idée, un concept… ou encore sur un personnage ou un lieu. C’est une musique très descriptive. Je crois que c’est Franz Liszt qui, le premier, a défini ce genre dans lequel s’est également illustré Richard Strauss. Un bon exemple de poème symphonique connu est le Finlandia de Sibelius, qui s’inscrit d’ailleurs dans un propos nationaliste. À l’origine, le poème symphonique est écrit pour un orchestre symphonique comprenant les quatre grandes familles d’instruments traditionnels : les cordes (violons, etc.), les bois (les instruments à vent dotés d’un biseau ou d’une hanche, comme les flûtes, la clarinette et les saxophones… qui sont fabriqués en métal mais sont tout de même considérés comme des « bois »), les cuivres (les instruments à vent doté d’une embouchure : ce sont les lèvres du musicien qui créent la vibration sonore, comme la trompette, le trombone… ou le didgeridoo australien qui est fabriqué en bois mais est un « cuivre ») et enfin les percussions : c’est-à-dire tout ce qui produit du son quand on tape dessus !
Mais vous n’avez pas fait appel à un orchestre symphonique pour enregistrer Zacharius ?
Non, bien sûr ! Je pourrais vous dire qu’une des fonctions de mes synthétiseurs est de remplacer un orchestre symphonique, en imitant de manière souvent assez convaincante n’importe quel instrument. D’ailleurs, à un moment, je me suis lancé dans des compositions faisant appel à des flûtes, des hautbois, des cordes, etc. avec une quarantaine de pistes enregistrées une par une. Mais j’ai laissé tomber assez vite. Ca faisait un peu trop « le type qui montre qu’il sait faire des arrangements d’orchestre »… ou au minimum qui a la prétention de le penser ! Je suis revenu assez vite à des compositions moins chargées.
Vous n’avez donc pas respecté les règles que vous venez d’énoncer ?
Eh bien… non ! En tant qu’objet musical rigoureusement défini, le poème symphonique est peu à peu tombé en désuétude. On peut même dire que personne n’en composait plus. Et puis dans la mouvance des musiques électroniques, des compositeurs ont commencé à proposer à nouveau des œuvres sur des arguments non musicaux. Et sans doute parce que la musique électronique a été, dès l’origine, associée à la SF, en particulier avec les musiques des films des années cinquante qui utilisaient les premiers instruments de lutherie électronique comme les ondes Martenot ou le thérémin, c’est dans ce même domaine de la science-fiction que le poème symphonique a trouvé une nouvelle jeunesse. À la fin des années quatre-vingt, j’ai découvert un disque de Ash Prema qui s’appelle Foundation & Empire. L’œuvre est présentée comme inspirée par le roman d’Asimov. Ashok Prema, de son véritable nom, est un compositeur anglais d’origine indienne. Foundation & Empire est son premier disque, sorti en mai 1987. C’est ce qu’on appelait, à l’époque, de la musique New Age. À ma connaissance, il n’a jamais été réédité en CD et est aujourd’hui très rare. Il a réalisé au moins quatre autres disques, le dernier en 2005. Son site officiel est fermé, je ne sais pas si Ashok Prema compose toujours. Ce disque m’a influencé, non pas musicalement mais intellectuellement, au niveau du concept. Mon envie de composer de la musique directement inspirée d’une œuvre de SF vient de là. Au même moment, j’ai écouté la bande son du film de Hayao Miyazaki : Nausicaä of the Valley of the Winds. À l’époque, je tenais une boutique spécialisée dans la SF et les imports. Je connaissais donc la BD en version étasunienne, magnifique, sortie en 1982, ainsi que le film d’animation de 1984 que je possédais sous forme d’une cassette VHS au format NTSC. Je crois que le film est sorti en France beaucoup plus tard. Un certain Joe Hisaishi en avait composé la musique et, techniquement parlant, il s’agissait d’un poème symphonique – avec ce « plus » qu’il n’était pas seulement inspiré de l’œuvre et détaché d’elle, mais qu’il l’accompagnait. Je me suis dit : on peut faire pareil avec un livre. Plutôt que de publier le livre d’un côté puis de composer une musique s’en inspirant et de la sortir en disque, pourquoi ne pas proposer une œuvre unique qui soit déclinée de deux manières : à lire et à écouter ?
C’est ce que vous faites avec la collection CyberDreams ?
Pas tout à fait. Puisqu’il s’agit d’enregistrements qui intègrent le texte du livre sous la forme d’une lecture. Il n’y a rien à lire mais tout à entendre/ressentir.
Vous dites souvent que la partie sonore est pour vous aussi importante que le texte lu.
Oui. Je ne compose pas des « bandes-son » à écouter, tout en lisant un bouquin ! Je propose des histoires qui sont « racontées » à l’auditeur en s’adressant à la fois à sa sensibilité (l’habillage sonore et musical s’adresse aux sens) et à sa pensée consciente (le texte lu est composé de mots qui ont une signification). J’ai commencé à travailler de cette manière au tout début des années 2000 en composant les musiques des spectacles d’une conteuse. J’ai fait ça pendant sept ou huit ans. Nous étions ensemble sur scène, nous racontions une histoire unique mais à deux voix : les mots qu’elle disait/jouait et la musique que je jouais en direct, dans les deux cas avec une part d’improvisation. Il ne s’agit pas de proposer une musique pour accompagner un texte (ou des images, ou un film) en restant dans son ombre, en arrière-plan. Mais bien de partager le devant de la scène et de proposer quelque chose de fusionnel.
En vous écoutant, je repense à ce que vous m’aviez dit, il y a un an, sur la difficulté à convaincre des gens de vous proposer quelque chose pour la collection. Vous venez d’employer le terme « fusionnel » pour qualifier, comment dire ?... le « résultat final ».
Oui.
Ne serait-ce pas là le problème de cette collection ? Associer un écrivain et un compositeur, leur demander de travailler ensemble, ou demander à l’un d’illustrer le récit de l’autre en le reprenant à son compte, n’est-ce pas quelque chose de peu raisonnable ? Les artistes sont souvent des gens égocentrés. En définitive, vous demandez qu’on vous propose des œuvres « fusionnelles ». C’est peut-être tout simplement impossible ?
Je ne sais pas. Vous n’êtes pas le premier à me faire cette remarque. Joëlle Wintrebert, par exemple, m’a fait remarquer que ça fonctionnait sans doute parce que j’étais à la fois l’auteur des textes et des musiques. Et plusieurs personnes pressenties pour enregistrer des voix ont décliné, car elles pensaient que j’étais le seul capable de lire mes textes et de leur donner le ton juste. Ce dont je ne suis pas convaincu. Je ne suis pas comédien !
Pourtant, dans L’Horreur des Collines, vous avez utilisé une musique dont vous n’êtes pas l’auteur. Et pour Zacharius, vous avez utilisé un texte de Jules Verne.
J’ai voulu voir si ça pouvait fonctionner.
Et alors, ça fonctionne ?
Il me semble que ça fonctionne assez bien pour L’Horreur des Collines, bien que la musique soit strictement illustrative et ne participe véritablement au récit que lorsque c’est moi qui joue, en particulier quand j’ajoute des ambiances ou un paysage sonore aux claviers. Pour Zacharius, j’ai joué le jeu : ma musique est vraiment au service du texte. Enfin, je le crois. J’ai pris garde à ne pas déborder le texte lu — en particulier j’ai revu à plusieurs reprises les mixages, à chaque fois j’ai dégagé la voix de la musique pour qu’elle soit vraiment devant.
Je suis d’accord. La voix se détache parfaitement, tout le temps. Et elle sonne encore mieux que dans les audios précédents.
Merci. J’ai investi dans un bon micro de studio. J’ai cassé ma tirelire, mais effectivement ça s’entend !
Parlons un peu de musique. Comment définiriez-vous la musique de Zacharius ?
Je ne la définis pas. Il y a des passages pianistiques minimalistes qui révèlent l’influence d’Erik Satie aussi bien que des constructions purement bruitistes, avec des sons collectés en milieu industriel. Il y a des nappes de claviers très travaillées qui témoignent de mon intérêt pour les débuts du Krautrock, des percussions bidouillées (c’est mon côté fan d’Edgar Varèse) aussi bien que de la vielle à roue dont joue ma compagne, un instrument acoustique plus que millénaire.
Cet instrument intervient dans deux morceaux. Le son est incroyable !
La vielle à roue est composée d’un clavier monophonique qui agit sur une chanterelle, et une série de bourdons que l’on utilise ou pas. C’est une roue que l’on tourne de la main droite, avec une manivelle, qui joue le rôle d’un archet continu et permet également de déclencher un effet percussif sur une des cordes affectées à cet usage, donc un rythme plus ou moins complexe. J’ai beaucoup travaillé sur les enregistrements. À un moment je fais se répondre plusieurs chants de vielle, certains descendus de un, deux, voire trois octaves. On arrive aux limites des infrabasses. Personne n’a jamais fait sonner une vielle à roue de cette manière.
Vous allez trouver que j’insiste mais quand vous avez présenté le projet sur Kickstarter, vous avez défini la musique comme étant de l’ambient.
C’est vrai. Il faut parfois communiquer sur son travail et le présenter comme on peut, avec des mots connus mais réducteurs. C’est mon ami et vieux complice Jean-Jacques Girardot qui estime que je fais de l’ambient. En tout cas, il affirme que c’est dans ce domaine que je donne le meilleur de moi. Les critiques musicaux aiment bien mettre la musique dans des petites cases ! Je pense que ma musique entretient des rapports avec l’electronica — une étiquette fourre-tout s’il en est, mais on l’on trouve parfois mentionnés des gens comme Aphex Twin — et bien évidemment avec l’ambient telle qu’a pu la définir Brian Eno, dans le prolongement tant du travail minimaliste de Satie que de la Kosmiche Musik à la Tangerine Dream ou Klaus Schulze. Je me sens aussi parfois proche du downtempo tel qu’il fut pratiqué par des groupes à Bristol, en particulier par Massive Attack, ou de la trance Goa et de certains artistes du label anglais Dragonfly Records. L’un des problèmes de la musique électronique — au niveau de sa connaissance par le public — est que chaque artiste prétend inventer son propre courant, dans un souci d’originalité proclamée, et que nombre de critiques musicaux pratiquent volontiers une surenchère. On arrive à des situations où les artistes les plus novateurs et éclectiques se retrouvent catalogués un peu partout — comme Aphex Twin, justement. C’est un peu ridicule et en tout cas parfaitement vain.
Vous fréquentez le milieu de la musique ?
Non, pas du tout. Je vis reclus au fin fond de nulle part, entouré de mes instruments de musique, mes livres et mes chats. Je ne suis en contact avec aucun musicien, à part Jean-Jacques Girardot qui habite Saint-Étienne et mes deux amis d’enfance, Jean-Marie et Claude Oger, avec qui j’ai commencé à jouer il y a pas loin de cinquante ans, mais ils vivent dans le Maine-et-Loire. C’est loin. On se voit très rarement.
C’est un choix ? Souvent les musiciens justifient cette attitude de repli en disant qu’ils ne veulent pas être influencés.
Non, ce n’est pas ça. Je ne crains pas d’être influencé, bien au contraire. Je vais régulièrement à Bordeaux et j’emprunte des piles de CD dans les médiathèques, que je choisis quasiment au hasard. Je suis très en demande de musique. J’adore quand je découvre quelqu’un qui me plaît. Je n’ai jamais été jaloux du succès des autres. Souvent, les musiciens se la pètent un peu ! Il suffit d’entrer dans un magasin de musique (ce que je ne fais plus depuis des années) et d’écouter les conversations ! J’aime la musique mais je ne tiens pas spécialement à fréquenter des musiciens.
Des projets ?
Sans doute un autre financement participatif. J’ai un sujet.
Plutôt musique ?
Pas que ! Je travaille à temps perdu depuis un bon moment sur un projet de roman pour le Bélial. Ou plutôt d’une série de textes se passant dans le même univers, dont un roman. Parmi les personnages principaux, il y a un Ambassadeur qui passe de monde en monde, en général pour régler des problèmes entre les populations locales et le pouvoir central. J’ai commencé à travailler sur un texte qui sera probablement une novella : c’est le récit de l’intervention de cet Ambassadeur sur une planète-océan où la transmission de la mémoire (individuelle et collective) est très particulière. Il se trouve que cet Ambassadeur, à titre personnel, est très intéressé par la musique. Il profite donc de son job pour faire du collectage sonore sur divers mondes. Mon projet est donc d’écrire le récit sur ce que l’Ambassadeur vit sur cette planète et, en parallèle, de « fabriquer » un CD présenté comme le résultat du collectage musical auquel il se livre auprès des populations locales. Mon idée est de proposer via un financement participatif une version audio de la novella qui se développerait au sein d’un « paysage sonore », et de la servir accompagnée du CD de collectage. Puis de proposer la version papier du texte à un éditeur.
Cet Ambassadeur a un rapport avec l’Ambassadeur Broderick, le personnage principal de Bal à l’Ambassade dont vous avez publié une version audio dans votre collection ?
Ce personnage apparaît à divers âges de sa vie, dans plusieurs nouvelles que j’ai publiées dans les années 90, en particulier Suraa Kerta (dans l’anthologie Voyageons dans l’Espace, 1992) et Des Signes dans le ciel (dans l’anthologie de Serge Lehman Escales sur l’horizon, 1998), ainsi que dans un roman jeunesse inédit : L’île sur le toit du monde, écrit à la même époque. C’est un personnage qui me suit depuis longtemps.
Réaliser un CD présenté comme le fruit d’un collectage, cela revient à inventer une musique extra-terrestre ?
Oui, il faut désapprendre tout ce qu’on sait, revenir aux fondamentaux physiques et acoustiques (je dirais naturels et non culturels) de ce qu’est le son et de la manière avec laquelle (lesquelles) il peut s’organiser, cette fois selon d’autres choix culturels.
C’est un sacré défi !
En effet, mais les choses trop faciles ne m’intéressent pas. Ce qui me fait vivre, c’est de me lancer des défis. Vous savez, à soixante ans, je pense avoir pas mal exploré les territoires de l’écriture, tant littéraire que musicale. Ca devient difficile de ne pas emprunter des voies déjà explorées !
Cela fait deux fois que vous parlez de votre âge. Ca vous inquiète ?
Je ne sais pas. Un peu, sans doute… Dans ma tête, je suis le même gamin curieux de tout. Dans mon corps, c’est plus difficile. J’ai du mal à accepter les limitations qui me sont désormais imposées, comme la capacité de travail en baisse, les choses à faire qui demandent plus de temps, la mémoire qui fout le camp. J’ai moins de dextérité : j’ai vite des crampes dans les doigts et j’ai perdu de la force musculaire. Mais bon, il y a plus malheureux que moi ! Et puis la musique, c’est davantage une histoire de silence entre les notes que de densité de notes.
Rendez-vous dans un an ?
Avec plaisir !