Alice de Jan Švankmajer était un formidable coup d'essai, une inventive réinterprétation du conte de Lewis Carroll. Qu'en est-il de Faust, deuxième long-métrage du réalisateur tchèque ?
Alice de Jan Švankmajer était un formidable coup d'essai, une inventive réinterprétation du conte de Lewis Carroll. Qu'en est-il de Faust, deuxième long-métrage du réalisateur tchèque ?
Avant de nous intéresser à Faust, terminons notre rétrospective des courts-métrages de Jan Švankmajer. Profitons-en, ce sont les derniers : passé Faust, le réalisateur tchèque s’est essentiellement consacré aux longs métrages.
Viandes amoureuses (Zamilované maso, 1 min., 1988) est une pochade : dans une cuisine, un couteau découpe deux steaks dans un morceau de bidoche. Les deux tranches prennent vie, se courtisent, copulent en se roulant dans la farine… avant de finir dans la poêle. Švankmajer a l’habitude des fins cruelles, et celles-ci n’échappe pas à la règle. C’est aussi l’occasion pour le cinéaste de s’essayer au cinéma d’animation avec une matière rarement travaillée : la viande. Cela n’a pas dû être une partie de plaisir, d’où, probablement, la faible durée du court-métrage.
Flora (1 min., 1989) forme le pendant végétal de Viandes amoureuses. Des bruits de rues résonnent, dont une sirène d’ambulance. Une silhouette humaine gît sur un lit, une sorte de femme-Arcimboldo constituée de légumes… qui se décomposent à toute vitesse. Les sirènes se rapprochent. Arriveront-elles à temps ? Un court aussi bref qu’angoissant, habité par un sentiment d’urgence.
Comme son titre l’indique, Obscurité/Lumière/Obscurité (Tma/Svetlo/Tma, 8 min., 1989) commence et se termine dans le noir. Entre les deux moments où l’interrupteur de cette pièce est actionné, l’on voit une main entrer. Puis une autre. Toutes deux se serrent mutuellement [Comment le dire autrement : les mains se serrent la main…]. Arrivent les yeux, puis des oreilles-papillons, un nez-cochon précédant le crâne, un pénis tapageur… Peu à peu, un être humain se forme : une sorte de golem, constitué de pâte à modeler dont la maestria de l’animation ne peut que susciter l’admiration.
Sous-titré « Agitprop », La Fin du Stalinisme en Bohême ((Konec stalinismu v Čechách, 10 min., 1990) est sûrement le court-métrage le plus politique de son auteur, qui nécessite un minimum de connaissance de l’histoire tchèque récente. À la manière des précédents courts de Švankmajer, celui-ci est divisé en séquences courtes séparées par des intermèdes, ici indiquant vaguement le contexte sur fond de musique patriotique (je suppose). On y voit d’abord le buste de Staline emmené sur la table d’opération : c’est que ce buste est enceint. On ouvre le crâne, d’où on extrait, sanguinolent, un second buste (mais de qui ?), qui se met bientôt à pleurer tel un nouveau-né. Suit la fabrication, sur une chaîne de montage, d’homoncules de pâte à modeler, aux membres formés dans un moule, et dont le but est de constituer la matière première pour les homoncules suivants. Puis ce sont des rouleaux à pâtisserie qui dévalent les rues, écrasant tout sur leur passage : c’est le Printemps de Prague. L’on finit par voir une main, qui repeint tout aux couleurs de la Tchéquoslovaquie, y compris le buste… de Staline. De quoi accouchera-t-il ?
L’ultime court-métrage de Jan Švankmajer s’intitule Nourriture (Jídlo, 16 min., 1992). La bouffe fascine notre cinéaste : il n’y a qu’à voir le nombre de gros plans sur des bouches ou la présence de langues dans ses courts ou longs métrages. Divisé en trois séquences plus dérangeantes les unes que les autres, Nourriture se consacre entièrement à son sujet-titre. La première séquence, « Petit Déjeunernbsp;», en pixilation, nous montre un homme entrer dans une pièce, s’installer à table face à un autre monsieur. On comprend vite que le deuxième individu fonctionne comme une sorte d’automate : il faut fourrer une pièce dans sa bouche, lui enfoncer l’œil gauche pour le mettre en marche, etc., afin de se faire servir un petit déjeuner. Mais manger signifie ensuite être celui qui sert à manger… Dans «nbsp;Déjeunernbsp;», deux hommes – un individu bien habillé et un indigent – ne parviennent pas à attirer l’attention du serveur du restaurant où ils sont attablés. En désespoir de cause, le col blanc se met à déguster les fleurs ; le pauvre l’imite en gobant le vase. Peu à peu, tout y passe : vêtements, table… jusqu’à la conclusion, cruelle. Cruel, «nbsp;Dînernbsp;» ne l’est pas moins : assis à une table chargée de condiments, un gros monsieur, avec force sauces, olives, câpres, etc., assaisonne minutieusement son plat, invisible au spectateur – tout l’enjeu est là. Les relations et interactions humaines sont passées à la moulinette de Švankmajer pour un résultat inoubliable.
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Après Alice / Neco z Alenky, Jan Švankmajer propose une version pragoise revue et corrigée du mythe de Faust. Avec des marionnettes.
Tout commence à Prague, donc. Un homme ordinaire rentre chez lui après une journée de travail. En chemin, deux individus lui donnent un tract — un plan de ville, où est indiqué un lieu et où figure un symbole quasi cabalistique. C’est là le prélude à une succession d’événements étranges.
En effet, ce M. Toutlemonde se rend le lendemain au lieu indiqué, passant à travers une succession d’arrière-cours crasseuses et de couloirs obscurs, au terme desquels il atteint une loge — de toute évidence une loge de théâtre. Il y trouve le texte d’une pièce, Faust, un costume et du maquillage. Là, il se grime en Docteur Faust — et voilà qu’une sonnerie retentit. Il est l’heure de monter sur scène. Mais un instant avant le lever de rideaux, notre homme hésite et se défait de son costume — trop tard ! Le voilà prisonnier de son rôle et du théâtre : il faudra jouer la pièce jusqu’à son terme.
Les deux individus du début sont toujours là, muets, souriants, inquiétants, et agissent de telle sorte qu’ils poussent notre homme plus loin dans la pièce qu’il joue, qu’il vit. S’il rechigne au début, il joue bientôt son rôle à la perfection, comme s’il l’avait joué toute sa vie. Et, comme de juste, il lui faudra bientôt signer un pacte avec Méphistophélès, à l’encre de son sang. Assurément, un homme perd son âme — mais entre qui est signé le pacte ? Entre le bon docteur Faust et Méphisto ? Entre deux marionnettes tirées par les mêmes mains ? Ou entre le spectateur et le cinéaste ?
À l’image des précédentes œuvres de Švankmajer, Faust est fait de bric et de broc, et on y recroise des constantes du cinéaste tchèque : des objets qui mutent, des intérieurs labyrinthiques, des homoncules en terre glaise (et des gros plans sur des bouches). Tout cela contribue à l’atmosphère étrange qui se dégage du film, qui fait alterner scènes cocasses, passages mystiques et moments d’inquiétude. Si l’essentiel du film se déroule dans les dédales des coulisses du théâtre, Faust introduit une nouveauté par rapport à Alice : Švankmajer s’aventure en plein air, le temps de quelques scènes dans Prague. La capitale tchèque n’a cependant ici rien de touristique : la voici présentée sous un jour terne et inquiétant, peuplée de gens étranges et de marionnettes géantes.
Si les animations en stop-motion caractérisaient Alice, Faust s’en distingue donc par ses marionnettes (rappelons que Švankmajer est marionnettiste à la base), ou plus exactement des pantins grandeur nature, dont les mains du tireur de ficelles demeurent visibles. Les effets spéciaux théâtraux (animation des marionnettes, grondement du tonnerre, pluie) sont montrés explicitement, les rideaux se rabattent régulièrement à la fin d’une scène : tout ce que vit notre M. Toutlemonde appartient potentiellement à la pièce Faust. Ou plutôt : les pièces ? Le film mélange allègrement les différents Faust : celui de Christopher Marlowe, celui de Goethe, l’opéra de Gounod…
En somme, Faust étend l’univers de Jan Švankmajer, et concrétise le coup d’essai qu’était Alice.
À suivre avec Les Conspirateurs du plaisir…
Introuvable : en cherchant bien
Irregardable : à moins que l’on soit allergique à Prague ou aux marionnettes
Inoubliable : oui