Sur Le Paradoxe de Fermi de J.-P. Boudine

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En complément à la critique du roman de Jean-Pierre Boudine par Éric Jentile présente dans le Bifrost 78 — tout juste paru en librairie —, le blog vous propose l'avis de Jean-Pierre Lion sur Le Paradoxe de Fermi, paru en février dernier chez Denoël « Lunes d'Encre ».

jplion-paradoxe-fermi.jpgLe paradoxe de Fermi, énoncé par l'éminent physicien atomiste italien Enrico Fermi, postule que la Terre n'est un cas ni rare ni précoce, que, par conséquent, la vie n'est pas un phénomène rare et encore moins unique dans l'univers, et donc que la vie intelligente telle que nous la concevons non plus. La découverte récente de myriades d'exoplanètes ne fait qu'apporter davantage d'eau au moulin de Fermi, qui en ignorait l'existence. Or, si des conditions propices à la vie et à la vie intelligente sont réunies un peu partout dans le cosmos, il paraît déraisonnable de penser qu'elle ne soit apparue nulle part ailleurs ni ici en tout premier lieu. Alors, dans ce cas, pourquoi n'a-t-on pas encore rencontré cette vie intelligente qui aurait déjà du se répandre dans toute la galaxie ? Où sont-ils donc, ces extraterrestres ?

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Le Paradoxe de Fermi est un roman de Jean-Pierre Boudine, long d'à peine 170 pages, postfacé par Jean-Marc Lévy-Leblond, que les éditions Denoël viennent de rééditer dans la collection Lunes d'Encre, dirigée par Gilles Dumay. Il s’agit d’un roman à la fois catastrophe et post-apocalyptique.

jplion-paradoxe-livre1.jpgConceptuellement, le post-apocalyptique s’avère la séquelle du roman catastrophe. D'ordinaire, après un effondrement brutal de la civilisation dû à une quelconque catastrophe — guerre, catastrophe naturelle, accident — l'humanité entreprend de se relever et de remonter la pente et de reprendre son essor. Mais les choses diffèrent dans le livre de Jean-Pierre Boudine...

La catastrophe est lente. Elle aurait même pu ne pas être désastreuse. Bien sûr, tous les signaux étaient au rouge et tout le monde voyait bien qu'on fonçait droit dans le mur. La locomotive folle se ruait sur la falaise, entrainant avec elle ses wagons aveugles. Nous autres, passager du train fou escomptions que cette fois encore l'obstacle serait esquivé comme si de rien n'était. Ce n'était pas la première crise économique à laquelle il faudrait faire face ! Mais quel pilote au fait ? Qui dirige les dirigeants ? Tout d'un coup, c'est la crise de confiance financière. Le monde abandonne cette illusion : croire que la dette pourra être remboursée… Toute l'économie se grippe, se bloque, sursaute, soubresaute et pour finir, saute. Plus d'argent dans les distributeurs. Perte de confiance dans la monnaie. Salaires non versés. Le système entier disjoncte. La société se retrouve comme asphyxiée au monoxyde de carbone… Des gens ne vont plus travailler sans que l'on sache s'ils sont chômeurs ou grévistes. Les réseaux cessent de fonctionner. Les télécoms, l'électricité, les approvisionnements font défaut. La violence prolifère. La communication devient difficile puis impossible. Les nouvelles du reste du monde ne parviennent plus. Des bandes de pillards se forment, attaquent, tuent, violent, s'enfoncent toujours davantage dans le nihilisme. No Future. Ailleurs, c'est pire. Il y a eu des guerres nucléaires, dit-on. L'essence se fait rare. Il est trop tard même pour les dictatures fascistes ou militaires, prises de vitesse par le collapsus. La courbure de l'effondrement se resserre comme les anneaux du python, étouffant la civilisation…

Le Paradoxe de Fermi consiste en le récit de cette chute dans le néant par Robert Poinsot, un individu qui a récupéré cahiers et crayons… Il écrit. Il témoigne. Il raconte ces quelques années terribles où la civilisation s'est éteinte comme une chandelle mouchée, où l'espèce humaine, de son propre fait, s'est placée en situation d'extinction, point d'orgue à la grande extinction de masse du quaternaire.

Le monde a déjà connu des crises économiques et des civilisation brillantes se sont effondrées, mais jamais partout à la fois. Or notre civilisation technicienne est interdépendante, globale et mondialisée. Il n'y a nulle part d'ailleurs. Point de sanctuaire. Et, si notre civilisation tombe, elle ne se relèvera pas à la manière du phœnix, car les ressources aisément accessibles avec des moyens de basse technologie (charbon, fer, pétrole, etc.) ont été utilisées et ne seront plus jamais disponibles. Par ailleurs, les civilisés sont incapables de survivre sans techniques.

Si, parmi les milliards d'espèces intelligentes qui devraient peupler le cosmos, nous n'en voyons aucune, c'est que quelque chose d'inhérent à la nature même de la vie intelligente telle que nous la concevons, à notre image, empêche qu'elles ne soient là — ou du moins que nous puissions communiquer avec elles. Cela fait à peine plus d'un siècle que Nicolas Tesla a inventé la radio (en 1888), et l'on peut supposer qu'une période de cent cinquante ans durant laquelle une techno-intelligence est à même de communiquer avec une autre s’avère une durée extraordinairement courte. Tellement courte qu'elle rend cette communication si hautement improbable qu'il faut la considérer comme impossible. Si cette communicabilité s'étendait sur des milliers, voire des millions d'années, on les aurait entendu. Or, le cosmos reste silencieux.

Si nous ne sommes pas seuls, pourquoi personne ne nous parle-t-il ? La science-fiction, si experte en capillotraction, a envisagé bien des solutions au paradoxe de Fermi, mais le principe du rasoir d'Ockham, selon lequel entre deux solutions concurrentes la plus simple est la bonne, nous affirme donc que l'acmé de la civilisation technicienne dure peu de temps et que les émissions radio se révèlent le chant du cygne des techno-intelligences. Très vite, elles s'effondrent et meurent — ou tout du moins cessent d'être en capacité de communiquer.

Un très gros cerveau semble être la condition nécessaire à la capacité de créer des univers symboliques qui sont le pré-requis à l'émergence d'une civilisation technicienne. Mais l'énormité de cette cervelle rend difficile la mise au monde des nouveaux nés de l'espèce. Il semblerait donc qu'un trop gros cerveau constitue aussi une impasse évolutive, qui condamnerait l'espèce à une disparition prématurée.

jplion-paradoxe-route.jpgAvec ce roman, Jean-Pierre Boudine prend le parfait contrepied du Cormack McCarthy de La Route. Dans le texte de l'auteur américain, les personnages sont toujours en mouvement, parlent peu, et, finalement, on ne saura rien de la catastrophe qui a ravagé le monde. La Route raconte l'action d'un père pour durer envers et contre tout pour son fils, ce dernier incarnant l'espoir de durer encore. Robert Poinsot, le personnage du Paradoxe de Fermi ne sort guère de sa grotte où il écrit, raconte, commente la fin du monde en long, en large et en travers, et en livre les tenants et les aboutissants. Ici, le mouvement appartient au passé, comme les enfants. D'ailleurs la communauté des bords de la Baltique qui tente de sauvegarder un peu de savoir n'envisage pas d'avoir de progéniture. Leur alternative est sans appel : les enfants ou le savoir.

Le livre de Jean-Pierre Boudine s’avère d'un si noir pessimisme qu'il confine à un total nihilisme. Rien ne sert à rien. Tout est foutu d'avance. Le mal serait notre nature même. Notre disparition serait inscrite dans nos gènes mêmes.

Malheureusement, ce livre est peut-être bien celui qui prend le mieux en compte l'ensemble des paramètres disponibles.

Ne le ratez pas cette fois-ci.

À lire absolument. Et d'urgence. Le temps nous est compté.

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