Cette nouvelle de Francis Valéry, parue originellement dans CyberDreams n°11, et réécrite à l'occasion de sa ressortie sous forme de livre audio, vous est proposée gratuitement à la lecture et au téléchargement du 1er au 31 juillet 2014. Retrouvez chaque mois une nouvelle gratuite dans la rubrique Interstyles.
1
C’est lorsqu’elle pénètre dans la salle de réception que ce rêve étrange qu’elle a fait, la nuit dernière, lui revient soudain en mémoire. Elle était
devenue une vieille femme… et elle était écrivain. Un choix de vie que, dans le monde réel, elle n’a jamais envisagé. Elle est parfaitement consciente de
ses talents et sait bien qu’elle n’a pas reçu celui d’écrire. Dans ce rêve, elle vivait avec un homme, sans doute son mari… il ne vous ressemblait pas !
Ils occupaient une maison isolée, construite sur une colline, non loin d’un village. Et tout ce qu’elle savait du monde extérieur, de ce qui se passait
au-delà de l’horizon, c’était la présence de ceux que l’on appelait les Autres, des créatures venues d’ailleurs. Oui, un rêve bien étrange. Elle se dit
qu’elle va vous le raconter, elle est certaine que cela vous étonnera.
Elle se tient un instant à l’entrée de la salle. Son regard survole les lieux, sans hâte, jusqu’à ce qu’elle vous aperçoive, seul à une table dressée tout
près de la grande baie vitrée – vous avez pris place le plus loin possible de l’orchestre indigène qui s’essaie à une valse sans allant, interprétée de
manière un peu mécanique. Cela ne l’étonne pas. Elle se souvient qu’une fois vous lui avez expliqué que la musique n’était, pour vous, qu’une forme de
bruit parmi d’autres, et que vous vous efforciez, en toutes circonstances, d’y échapper ! Mais ce soir, en tant que Représentant de l’Empire, vous ne
pouvez y échapper. Elle le sait et cela accentue le léger sourire qu’elle porte en permanence sur son visage.
Vous l’avez vue, vous aussi. Vous lui adressez un signe discret de la main – feignant d’ignorer les regards entendus qui, sur elle et sur vous convergent.
Tout le monde sait ce qu’il en est de cette relation que vous vous efforcez, l’un comme l’autre, de ne pas laisser paraître. Bien que cela ne soit pas
écrit dans le règlement interne, il est d’usage de ne pas « fraterniser », comme on dit, au sein de l’Administration Coloniale. Elle traverse la piste de
danse déserte, s’avance vers vous qui l’attendez. À son approche, vous vous levez, sanglé dans votre costume officiel à la coupe bien trop stricte et au
col trop serré. Elle vous fait face. Ce sourire un peu moqueur, vous n’en devinez pas la signification. Elle vous offre une main que vous acceptez, la
plaçant un bref instant entre les vôtres. Elle répond à la pression discrète de vos doigts, puis, sans se départir de ce sourire qui vous trouble, elle
dit :
« J’ai fait un rêve fort curieux, la nuit dernière ! »
Vous sentez alors sa main qui se dérobe, elle s’assied et vous l’imitez. Vous aimeriez l’encourager à vous en dire davantage : par quel signe pourriez-vous
manifester votre intérêt, susciter une réaction de sa part, sans pour autant qu’elle se sente interrogée – vous savez, en effet, qu’elle ne supporte pas
qu’on lui pose des questions. C’est ainsi. Vous savez qu’on ne peut obtenir d’elle que ce qui n’a pas été demandé. Elle vous observe en silence et ses yeux
affirment qu’elle devine tout de vos pensées. Comment dissimuler votre embarras ? Vous dépliez votre serviette, la posez sur vos genoux.
À ce geste, un serviteur qui, jusqu’à cet instant, se tenait immobile contre la baie vitrée, s’avance vers votre table. Il vous salue l’un et l’autre avec
respect, sans un mot, puis il saisit la carafe en cristal posée au centre de votre table. Elle est emplie jusqu’au col d’un liquide ambré, animé de reflets
lumineux, qui provient des territoires de l’ouest. On lui prête d’étonnantes propriétés. À forte dose, il permettrait d’atteindre un état de conscience
altéré, dans lequel se produiraient des interférences entre les sensations visuelles, olfactives, gustatives… Une forme de synesthésie sensorielle, en
somme, dans laquelle les sons susciteraient des visions colorées, le toucher induirait un ressenti gustatif… Mais vous n’avez jamais osé tenter cette
expérience et vous vous contentez d’en boire un verre, de temps en temps, comme un simple apéritif. L’homme en verse un peu dans son verre à elle, puis
dans le vôtre. Il repose la carafe, se fige un bref instant, dans l’attente d’un autre de vos désirs… Comme vous ne réagissez pas, il se met à reculer
lentement avant de reprendre sa place, à quelques pas derrière vous.
Les regards des rares convives, attablés ça et là, ont fini par se détourner du couple insolite que vous formez. Vous, dans votre rigidité toute
officielle, et avec cet air de chien battu dont vous n’avez pas conscience mais que vous prenez dès qu’elle s’approche de vous. Elle, avec l’insolente
liberté qu’elle affiche en toute circonstance, avec cet air ironique, cruel parfois. Les musiciens jouent toujours cette valse malhabile qui n’en est pas
vraiment une, sans pour autant que ne se forme le moindre couple sur la piste de danse. Au travers des baies vitrées qui s’étendent tout autour de la salle
de bal, on aperçoit la ville indigène, en bas de la colline, éternelle et immuable, au-delà des buissons de Nandinas qui marquent les limites des jardins
suspendus de l’Ambassade et que vous avez plantés vous-même, en espérant qu’ils puissent s’adapter à ce monde, de prime abord si peu différent de la Terre…
2
« Et ce rêve, alors ? osez-vous enfin demander.
– Terrible ! J’étais une vieille femme… », elle dit, sur un ton qui s’essaie au tragique.
Mais aussitôt elle rit et ajoute :
« Croyez que la fin du monde était arrivée ! Des envahisseurs avaient surgi des profondeurs de l’espace. Les Autres, c’est ainsi qu’on les avait nommés.
Ils détruisaient les villes, massacraient leurs habitants. Comme cela, sans que l’on sache pourquoi. Et moi, dans ce rêve, j’étais romancière. Et,
oserais-je le dire, une romancière à succès ! Étonnant, ne trouvez-vous pas ?
– Quel rêve curieux, en effet ! dites-vous. Et comment s’achevait-il ?
– Eh bien… je ne sais plus. Peut-être par la fin de l’espèce humaine ? Il faudra bien qu’il y en ait une, n’est-ce pas, monsieur l’Ambassadeur ? Nous ne
pouvons continuer éternellement à nous répandre dans la galaxie, à nous installer sur des mondes comme celui-ci où, de mon point de vue, nous n’avons rien
à faire ! »
Il y a un silence entre vous, puis elle reprend :
« Des mondes qui n’ont pas le moindre besoin de nous… »
Vous détournez le regard. En contrebas, la ville indigène paraît saupoudrée de lumières, comme si une nuée de lucioles, à cet endroit précis, avait
suspendu son vol. Alentours, un fleuve, né dans le lointain massif montagneux, s’étire mollement, ses eaux calmes et sombres charrient des débris végétaux,
arrachés par la récente tempête aux terres situées en amont. Là, tout à portée de votre regard, à peine enluminé par les deux lunes qui peinent à s’élever
au-dessus de l’horizon, ce fleuve s’approche d’un vaste temple qu’une végétation luxuriante peu à peu se réapproprie. C’est le témoin d’une époque révolue
au cours de laquelle les Dieux portaient d’autres noms. C’est là qu’il effleure les pieds nus d’une immense effigie de pierre qui, si elle avait été érigée
sur votre propre monde, serait peut-être celle du Bouddha. Comme cette planète ressemble à la Terre ! pensez-vous. Comme nous pourrions y être bien…
Vous souvenant alors de sa présence, vous adressez un signe un peu trop brusque au serviteur, toujours figé à quelques pas derrière vous, dans l’attente
éternelle de vos désirs et de ceux de votre invitée. Vous ne vous rendez même pas compte de ce que votre attitude révèle d’arrogance : ce sentiment aussi
inconscient que déraisonnable d’appartenir à une race supérieure à la sienne, celle des colonisateurs venus d’au-delà de l’océan de la nuit, pour prendre
possession d’un nouveau monde. Un de plus qui, une fois civilisé, prendra rang de monde associé et participera à l’essor de l’Empire. L’homme s’approche de
votre table, et se place à égale distance d’elle et de vous. C’est un indigène, bien sûr. Comme tous ceux qui vous servent, il appartient à une des
meilleures familles de ce monde, puisque c’est au sein des aristocraties locales que les ambassades recrutent leur personnel. C’est la règle et vous avez
du vous y conformer. Une manière comme une autre d’humilier ces gens.
Vous le détaillez. Il est vêtu du costume traditionnel des ethnies du sud de la Péninsule : une longue tunique dissimule son corps, elle est brodée de
motifs subtils qui ne cessent de changer de couleur, réceptifs à mille et une variations de ces riens qu’en vain vous cherchez à percevoir. Vous ne devez
pas vous en étonner : ne dit-on pas que les sens des indigènes ne sont pas tout à fait les mêmes que ceux des Impériaux ?
« Vos rêves sont souvent curieux ! » vous dites, pour renouer le fil d’un tête-à-tête que votre absence compromet.
« Vous trouvez ? » elle demande.
Vous ne savez que répondre, craignant qu’elle n’éprouve l’envie soudaine de changer de rêve, d’oblitérer celui-ci dans lequel vous avez trouvé place. Elle
reprend :
« Je me demande parfois si nous ne sommes pas de simples personnages évoluant dans le songe d’un autre… et si celui-ci n’allait pas finir par se réveiller,
un jour… »
3
Cette discussion, vous refusez de la poursuivre. Elle est inutile. Et même absurde. Vous ne comprenez d’ailleurs pas toujours ce qu’elle veut dire. Par
contre, ce dont vous êtes désormais certain – et eux tous qui vous encerclent de leur feinte indifférence partagent cette certitude –, c’est qu’elle
dispose de ce pouvoir étrange et fascinant de décider de votre existence…
« À quoi pensez-vous donc ? » elle demande.
Le sourire moqueur a repris place sur son visage. Ses yeux pétillent. Pour la première fois, vous voyez ces rides encore minuscules mais déjà bien réelles,
qui esquissent d’infimes sillons au bord de ses yeux, et qui sont la preuve que le temps n’a pas cessé de s’écouler. Même si certains l’ont cru, au début.
Pas vous ! Jamais ! Vous avez toujours eu conscience de votre vieillissement et du sien – de la succession des jours et des nuits, du mouvement lent et
majestueux du fleuve, de l’emprise du lierre sur les pierres disjointes du temple, de la mousse au pied du grand Bouddha de pierre, de l’avancée même de la
forêt vers la colline sur laquelle se dresse le bâtiment de l’Ambassade…
« Je me demandais… dites-vous.
– Oui ?
– Quand reviendront-ils ?
– Qui ? Les Autres dont je viens de vous parler ? Si c’est bien à ceux-là que vous pensez, Broderick, alors priez pour qu’ils ne viennent jamais ! »
Elle marque un silence. Vous vous demandez pourquoi elle fait mine de n’avoir pas compris le sens de votre question. Vous ne faisiez pas allusion à ces
envahisseurs dont elle a rêvés, dans cette vie onirique où elle était une romancière – à succès, a-t-elle précisé. Elle le sait parfaitement. Votre
question concernait les vaisseaux de l’Empire. Cela fait des mois que vous n’avez plus reçu la moindre nouvelle, que vous restez confiné dans cette
misérable ambassade, sur ce monde qui ressemble tant à la Terre, mais sur lequel vous n’êtes que des intrus, des envahisseurs… On est toujours l’Autre de
quelqu’un, pensez-vous. Vous ne savez que dire et restez silencieux de longues minutes. C’est elle qui, une fois encore, renoue le fil d’une discussion qui
vous échappe.
« Tout ce dont je rêve ne se produit pas forcément, cher Ambassadeur… Mais rien n’arrive dont je n’ai rêvé auparavant. C’est ainsi.
– Mais ne pourriez-vous pas les appeler ? Vous le pouvez, n’est-ce pas ?
– Il faudrait pour cela que je sois maîtresse de mes rêves. L’êtes-vous des vôtres, Broderick ?
– Non, je ne crois pas. Du moins je ne sais pas. Mais si ce que vous dites est vrai – et je crois que ça l’est – alors, cela signifie qu’aucun vaisseau de
l’Empire ne reviendra se poser sur ce monde, tant que vous ne l’aurez pas appelé, tant que dans vos rêves cela ne se sera produit. C’est bien cela ?
– Dans ce cas, peut-être qu’une nuit prochaine, au creux de mes songes, un vaisseau aux couleurs de l’Empire abordera ces rivages. Il se posera tout près
d’ici. Des hommes et des femmes quitteront son bord. Ils graviront les pentes douces et ombragées de cette colline. Ils frapperont aux portes de
l’Ambassade…
– Faites ce rêve ! Si vous le pouvez…
– Tout ce dont je rêve ne se produit pas forcément… Je vous l’ai dit. »
4
À nouveau, vous tentez de fuir son regard. À travers la baie vitrée, vous apercevez la ville indigène, en contrebas, éternelle et immuable… Cela fait
combien de temps ? vous demandez-vous. Chaque jour, vous vous posez cette même question. Et cela depuis des mois…
Et vous vous souvenez de ce Vaisseau de l’Empire qui vous a déposé sur les rivages de ce monde nouveau qui vous rappelait tellement la Terre. Depuis lors,
le moindre de vos désirs est exaucé par ces indigènes dont les corps si parfaits recèlent des âmes d’enfants. On vous a immédiatement pris pour des Dieux !
Les temples ont été désertés, les effigies millénaires abandonnées. Pour vous : ceux de « la première vague », comme vous disiez alors, avec une fierté
naïve. Les « prime arrivants » – ce qui sous-entendait que d’autres vaisseaux de l’Empire déposeraient bientôt d’autres contingents de colons sur ce monde.
Mais aucun vaisseau n’est venu. Et vous n’êtes plus qu’une poignée de survivants, sur une planète pourtant hospitalière mais sur laquelle même les Dieux
peuvent mourir d’ennui. Depuis combien de temps êtes-vous enfermés dans cette Ambassade ? vous demandez-vous. Combien de temps ?…
Vous vous tournez vers elle, Valérie Strasser, membre de votre garde rapprochée de conseillers et de spécialistes en tout genre. Officiellement, elle
dirige le service médical de l’Ambassade. Dans la pratique… on ne sait pas. On ne sait plus. Certains pensent que quelque chose l’a transformée, qu’elle
est devenue une sorte de shamane, désormais en parfaite harmonie avec le monde à l’extérieur. D’ailleurs les indigènes la vénèrent, comme une déesse mère.
Elle vous sourit. Et c’est pour vous une manière d’encouragement.
« Il est bien difficile d’être un dieu… » soupirez-vous.
Elle rit.
« Vous trouvez, Broderick ? En effet… Beaucoup plus difficile même que vous ne l’imaginez.
– Il est une question que je n’ai jamais osé vous poser. »
Elle rit encore et son rire cristallin résonne contre les baies vitrées de la salle de réception : vaste structure lenticulaire translucide, posée à plat
au sommet de ce bâtiment construit en quelques semaines par vos machines intelligentes, et que l’on appelle l’Ambassade. Elle se laisse aller contre le
dossier de sa chaise et contemple le ciel étoilé que l’on aperçoit à travers le plafond de verre. Elle se met à scruter les étoiles, comme si elle
cherchait quelque chose. Et soudain, elle feint de reconnaître l’éclat modeste d’une étoile jaune, minuscule, trop lointaine…
« Et quelle est cette question, Broderick ? » elle demande, sans cesser de scruter le ciel, d’une voix où vous croyez discerner de la cruauté.
« Simplement… : Pourquoi ? » dites-vous, à votre tour, sur un ton qui ne vous est pas habituel.
Vous vous êtes efforcé de colorer d’animosité ce simple mot, ou du moins de quelque chose qui y ressemble. Hélas, vous n’êtes pas un bon comédien. Votre
jeu manque de conviction. Et puis, vous l’aimez trop pour lui en vouloir vraiment.
Elle se lève brusquement. Sa chaise se renverse. Un des serviteurs se précipite pour la redresser. D’un geste, elle l’en dissuade. Les rares convives se
sont tus. Et tous les regards, à nouveau, convergent sur elle, Valérie Strasser, qui dit :
« Ouvrez vos yeux… »
Elle a dit cela sans élever la voix.
« Je vais vous raconter un autre de mes rêves, reprend-elle. Celui-là, jamais je ne l’ai dit. Depuis des millénaires, l’espèce humaine se propageait dans
la galaxie, telle une misérable lèpre contaminant tous les mondes sur lesquels se tournaient ses regards. Les cultures locales ne résistaient jamais très
longtemps à l’homme, cette maladie, et les peuples indigènes finissaient par être réduits en esclavage. La loi du plus fort, disait-on. Rien, jamais !
n’avait eu la force de résister. Jusqu’au jour où un vaisseau de l’Empire déposa sur un nouveau monde un contingent des plus ordinaires : une vingtaine de
mercenaires solidement armés, des techniciens avec une horde de machines intelligentes, et un troupeau de colons recrutés sur la foi de fallacieuses
promesses d’une vie meilleure. Comme d’habitude, les hommes contaminèrent ce nouveau monde. Mais pour une fois, cela fonctionna dans les deux sens ! Ce
monde, en retour, contamina les humains. »
Il y a un bref silence, bientôt brisé par le rire de Valérie Strasser. Elle reprend :
« Regardez-vous ! Regardons-nous ! Nous sommes des morts-vivants, enfermés dans ce bâtiment, y revivant sans cesse, jour après jour, nuit après nuit, le
même et éternel épisode de notre misérable vie. Nous vieillissons pourtant. Et bientôt nous serons tous morts… »
5
Elle ne parle plus, Valérie Strasser, qui s’est approchée de la baie vitrée… qui observe la ville indigène éclairée de mille feux follets… qui tente de
suivre le cours du fleuve paisible qui vient des montagnes, au nord, traverse la péninsule avec de se jeter dans l’océan. Ruban de noirceur qui s’étire au
long des temples abandonnés, effleure l’assise couverte de mousse du grand Bouddha de pierre. C’est comme dans son rêve. Celui-là, justement, qu’elle
n’avait jamais dit jusqu’à cette soirée, à l’Ambassade.
« Quelque chose aurait fonctionné dans les deux sens, avez-vous dit, dans cet autre rêve.
– Oui…
– Je ne comprends pas.
– Du point de vue de l’univers, l’humanité est la plus grande erreur qui se soit jamais produite. C’est une maladie mortelle, je vous l’ai dit. Puisque
l’humanité détruit tout sur son passage. Heureusement, il y a ce monde que nous avons abordé. Ce monde… qui est l’antidote ! »
Elle rit à nouveau, de ce même rire cruel et cristallin.
« Le traitement a commencé dès notre arrivée ! Ce qui signifie que ce qui s’est attaqué à nous, insidieusement, s’est également attaqué aux membres de
l’équipage du vaisseau… »
Vos traits alors se figent. À mesure que vous entrevoyez ce que cette dernière réflexion implique, les battements de votre cœur s’accélèrent. Vous sentez
de la sueur naître sur votre front. Un frisson glacé s’étire le long de votre dos. Vous peinez à maîtriser votre souffle. Et il y a aussi cette douleur au
creux de votre estomac…
Elle vous observe, paraît s’amuser de votre mine déconfite et de votre teint d’une pâleur maladive.
« Le grand nettoyage a commencé, Monsieur l’Ambassadeur ! Le grand nettoyage. En repartant, le vaisseau avec son équipage contaminé, a permis à l’antidote
de quitter ce monde pour se répandre partout où il y aura des humains à éradiquer. Dites-moi, mon ami, n’avez-vous donc jamais pensé que si nous n’avions
plus la moindre nouvelle de l’Empire, depuis des mois, c’était peut-être parce qu’il n’y avait plus d’Empire ?… »
La soirée arrive désormais à son terme. Les quatre musiciens indigènes ont délaissé ces instruments qui ne leur sont pas familiers et dont ils s’efforcent
de jouer, comme ils le peuvent, pour votre plaisir. Vos convives ont commencé à gagner les quartiers d’habitation, dans les étages inférieurs de
l’Ambassade. Valérie Strasser vous adresse un petit geste de la main, auquel vous répondez en inclinant légèrement le buste, mal à l’aise dans votre
uniforme au col trop serré. Avant qu’elle ne quitte la salle de réception où vous restez désormais seul.
Vous aimeriez croire qu’elle est folle – que tout ce qu’elle prétend de ses rêves n’a pas le moindre sens, pas la moindre importance.
Vous aimeriez croire cela…
Vous vous approchez de la baie vitrée et votre regard se pose sur la ville indigène, impassible et immuable…
(Bordeaux, 11/14 octobre 1996)
(version 2.0, Cubnezais, 26 mai/12 juin 2014)