Lovecraft et le jeu de rôle

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lovecraft-jdr-unee.jpg« Grand Ancien » du jeu de rôle, L’Appel de Cthulhu est paru en 1981 et, au fil de ses mises à jours et extensions, a contribué à populariser l’œuvre de Lovecraft au-delà du seul cercle de ses lecteurs. En complément du dossier que le Bifrost 73 a consacré au Maître de Providence, Bertrand Bonnet nous propose avec le présent article une introduction au versant ludique et rôlistique du Mythe de Cthulhu.

C’est là une chose qui n’aurait sans doute pas manqué de consterner H.P. Lovecraft, mort bien avant les premières parties de Donjons & Dragons , mais c’est pourtant incontestable : le gentleman de Providence doit aujourd’hui une large part de sa popularité à l’influence que ses œuvres (et celles de ses épigones) ont exercé sur le jeu de rôle.

Nombreux sont ainsi ceux qui ont découvert Lovecraft via L’Appel de Cthulhu, œuvre de Sandy Petersen, un des jeux les plus emblématiques et les plus importants du domaine, qui s’est vendu à des centaines de milliers d’exemplaires toutes éditions confondues (publié par Chaosium outre-Atlantique dès l’origine, il est aujourd’hui édité en France par Sans-Détour, qui a pris le relais de Jeux Descartes). Un « Grand Ancien » à sa manière (il est paru en 1981 aux États-Unis), mais qui a dès le départ chamboulé les perspectives du jeu de rôle, et qui, de nos jours encore, reste un produit phare et une référence indépassable.

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lovecraft-jdr-appel3.jpgOubliez (au moins le temps d’un scénario…) les donjons interminables où errent des aventuriers intrépides étonnamment doués pour convertir des gobelins en XP : avec L’Appel de Cthulhu, place aux investigateurs inconscients du danger, qui risquent leur santé mentale en fouinant dans des bibliothèques et usent de compétences aussi peu guerrières que « bureaucratie » ou « comptabilité », jusqu’à ce que l’horreur cosmique leur tombe sur le coin de la figure. Et tant pis pour la caricature « porte-monstre-trésor », et donc tant mieux pour l’expérience rôlistique (même si, à l’origine, d’aucuns craignaient justement que le jeu, bien que lovecraftien, tourne pourtant trop à l’action « donjonesque » ; voir à ce sujet la recension, autrement très positive, de Greg Costikyan dans Lovecraft Studies, no. 8, qui traduit par ailleurs, à l’aube même du phénomène, sa « légitimation » par les exégètes). Certes, un jeu de rôle, c’est avant tout ce que l’on en fait, et rien n’interdit de jouer à L’Appel de Cthulhu sur un mode plus « héroïque » (« aventures pulp », nous dit-on, sous les auspices de Robert E. Howard… ou d’August Derleth) ; mais les outils sont bel et bien là qui permettent de se plonger à corps perdu dans la plus pure horreur lovecraftienne.

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lovecraft-jdr-masques.jpgDès lors, plus besoin de règles aussi complexes que celles de Donjons & Dragons : un système simple, très facile à prendre en main (on parle de « Basic Role-Playing », reposant essentiellement sur l’utilisation de d100, chaque compétence se voyant attribuer un pourcentage de réussite, système très intuitif ; notons cependant qu’il a existé une version du jeu en d20), permet de se lancer très vite dans le scénario, ce qui incite d’autant plus à accorder son attention à l’interprétation. C’est par ailleurs un jeu où le maître de jeu, pardon, le « Gardien des Arcanes », hésite nettement moins à tuer (ou à rendre fous, donc…) les personnages ; pas question, ici, de devenir un barbare/voleur/nécromancien niveau quarante-douze bardé d’artefacts qui massacre déités et demi-dieux par paquets de dix : les investigateurs sont humains, fragiles, à bien des égards condamnés (la santé mentale fonctionnant dans un sens comme une sorte de compte à rebours), et c’est en bonne partie ce qui fait leur intérêt. Cependant, L’Appel de Cthulhu se joue tout aussi bien en brefs one-shots qu’en campagnes de plus longue haleine, comme les monstrueuses Les Masques de Nyarlathotep (qui conduit les investigateurs aux quatre coins du monde dans une complexe intrigue faisant intervenir plusieurs avatars du « messager des dieux ») ou, plus récemment, Par-delà les Montagnes Hallucinées (sur l’expédition Starkweather-Moore, quelques années après le « roman » de Lovecraft) ; mais il existe bien entendu des formats intermédiaires, comme Les Oripeaux du Roi (en jaune, bien sûr…), par exemple. Jeu protéiforme, donc, et qui a très bien vécu le passage des années : après six éditions françaises (qui n’ont guère fait évoluer les bases du système), il reste aujourd’hui aussi enthousiasmant qu’il pouvait l’être à l’origine.

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Le monde ? Le nôtre… pour l’essentiel. Les investigateurs sont amenés à enquêter dans des villes bien réelles (de New York et San Francisco à Lyon, création française…), ou dans les « Terres de Lovecraft » (très beaux suppléments consacrés à Arkham, Dunwich, Innsmouth, etc.). Mais il n’est pas exclu que les joueurs aillent également faire un tour dans d’autres dimensions ou dans les « Contrées du Rêve »… Pas dit qu’ils en reviennent, cependant.

lovecraft-jdr-epoques.jpgL’Appel de Cthulhu se joue traditionnellement dans les années 1920-1930, mais ce cadre précis — celui des plus grands textes lovecraftiens — est bien entendu susceptible d’adaptations, et la gamme du jeu s’est ainsi déclinée sur plusieurs époques : pour s’en tenir aux livres publiés aujourd’hui par Sans-Détour, on notera ainsi une adaptation contemporaine du jeu, avec la célébrissime gamme conspirationniste Delta Green, ou encore la possibilité de jouer à l’époque victorienne (on disait autrefois Cthulhu by Gaslight), tandis que le recueil de scénarios Étranges Époques multiplie les possibilités parfois les plus saugrenues. Cthulhu et ses camarades s’infiltrent ainsi partout, et à toutes les époques, comme de juste, et l’expérience ludique paraît presque infinie. En anglais, on peut aussi mentionner Cthulhu Now, Cthulhu Dark Ages (an mil), Cthulhu Rising (XXIIIe siècle) ou encore Cthulhu Invictus (Rome antique)…

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L’Appel de Cthulhu , avec toutes ses variantes, est donc un des plus importants jeux de rôle jamais conçus, et en tant que tel, il a généré son propre « mythe ». La notion de « Trouver Objet Caché », celle de « rater son jet de SAN », parlent ainsi aux rôlistes en général, même ceux qui ne pratiquent pas ce jeu précis. Quant au barbarisme « cultiste », il est à peu de choses près entré dans le langage courant… En tant que tel, le jeu de Sandy Petersen a donc très logiquement suscité la parodie (que l’on pense au jeu de cartes Munchkin Cthulhu, par exemple), autre témoignage de son influence incomparable (et, tant qu’à parler des dérivés du jeu de rôle, on peut mentionner ici les jeux de plateau Horreur à Arkham et Les Demeures de l’épouvante, ou encore le jeu de cartes évolutif L’Appel de Cthulhu ; il y avait également autrefois un jeu de cartes à collectionner, Mythos).

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On pourrait encore passer des heures sur le seul Appel de Cthulhu, et vous ne manquerez pas de trouver sur Internet des centaines de pages permettant d’approfondir cette brève présentation. Mais il est important de noter que le jeu de Sandy Petersen, avec sa gamme monstre et ses nombreuses rééditions, est aussi dans un sens l’arbre qui cache la forêt (ou le shoggoth…) : dans sa lignée sont apparus de nombreux autres jeux qui constituent autant de variations sur le thème lovecraftien originel.

lovecraft-jdr-tech.jpgOutre le Cthulhu système « Gumshoe » édité en France par 7e Cercle (traduction du Trail of Cthulhu de Pelgrane Press), déclinaison plus moderne dans ses concepts du jeu de Chaosium mais également prévue pour se jouer à l’époque lovecraftienne « classique », on peut citer bien des jeux parfois nettement plus fantasques : ainsi, Achtung ! Cthulhu (qui devrait être bientôt traduit en français sur les bases de la 6 e édition de L’Appel de Cthulhu, et qui prend place durant la Deuxième Guerre mondiale), Cthulhu Dark (années 1930, mais typées « noir »), Cthulhu Tech (avec des méchas nippons…), De Profundis : lettres des abysses (« psychodrame épistolaire » de création polonaise ; on est ici à la limite du jeu de rôle…), GURPS Cthulhu Punk (déclinaison cyberpunk sur la base du jeu de rôle générique de Steve Jackson), The Laundry (déclinaison contemporaine façon espionnage, dans la lignée des œuvres de Charles Stross), Savage Worlds : Realms of Cthulhu (autre déclinaison pour jeu de rôle générique), The Void (Cthulhu dans l’espace)… Liste non exhaustive.

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D’autant que le Mythe de Cthulhu a infusé de manière générale dans le jeu de rôle, que ce soit dans des bestiaires, des suppléments d’univers (notons d’ailleurs que le projet initial de Sandy Petersen, qui a débouché sur L’Appel de Cthulhu, était de se contenter de soumettre un supplément sur les « Contrées du Rêve » pour Runequest…), des scénarios ou carrément des campagnes : c’était déjà le cas pour le vénérable Donjons & Dragons, mais ça l’est aussi, de manière plus récente, pour Pathfinder, à titre d’exemple ; et d’autres jeux, bien que n’étant pas lovecraftiens au sens strict, sont néanmoins très fortement imprégnés des œuvres du maître et de ses épigones, comme par exemple Deadlands, célèbre jeu de western fantastique.

Dès lors, le Mythe occupe une place importante non seulement dans le jeu de rôle à proprement parler, mais aussi dans toute la littérature qui gravite autour, des revues « généralistes » comme, évidemment, Casus Belli, à des publications plus confidentielles et spécialisées : The Black Book, The Black Seal, The Unspeakable Oath, Worlds of Cthulhu… Les ressources sont par ailleurs innombrables sur Internet (en français, on ne manquera pas de citer, bien sûr, le site Trouver Objet Caché, dont les membres — nécessairement poulpiques — ont apporté de précieux renseignements pour la rédaction de cet article).

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On l’aura compris au vu de ce bref panorama : Cthulhu, Yog-Sothoth, Nyarlathotep et les autres ont connu, au-delà des seules œuvres littéraires, une très belle postérité dans le monde du jeu de rôle, les deux étant aujourd’hui fortement intriqués. On ne peut plus concevoir de parler exhaustivement (si c’est encore possible…) du « Mythe de Cthulhu » sans mentionner au moins le jeu de Sandy Petersen, qui a introduit à l’univers lovecraftien des hordes de lecteurs qui seraient peut-être (probablement ?) passés à côté autrement ; la popularité de Lovecraft et de ses continuateurs, ainsi, s’explique pour une part non négligeable par leur adaptation ludique.

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