Miche Pagel, guide de lecture paradoxal

Guide de lecture |

pagel-gdl-une.jpgEn guise de complément au Bifrost n°71 spécial Michel Pagel, en librairie depuis le 11 juillet, découvrez son officieux guide de lecture, regroupant toutes les critiques des livres de notre auteur parues au fil des numéros de la revue… En six mots comme en six cents : lisez Pagel, c'est du bon.

Casino perdu

pagel-gdl-casinoperdu.jpgChelterre, Barbarie, Céleste et Plommée, tels sont les noms des quatre planètes habitées d'un petit système solaire perdu au fin fond de l'espace. De ces quatre planètes, trois sont peuplées d'êtres humains arrivés à quelques dizaines d'années d'intervalle sur des arches d'ensemencement énormes après un voyage long de plus de mille ans. Quant à Barbarie, elle accueille les E.N.H.P — aussi appelés « pious-pious » — des extraterrestres à , la repoussante apparence — de véritables BEM, les fameux bug-eyed monsters de l'Âge d'Or — dont on ne sait pas grand-chose. Au cours des ans, chacune des communautés humaines en présence a développé à l'extrême le particularisme majeur des premiers colons qui constituaient l'équipage originel des vaisseaux. Ainsi Céleste est-elle une théocratie « fanatisante » et monothéiste ne jurant que par Mammet, Plommée un monde ou l'armée est la quintessence de la société, le grade l'unique et seule distinction sociale, et Chelterre une parodie de démocratie libérale, avec son inévitable quota d'exclus, de zonards.

La principale singularité de ce petit système solaire complètement paumé et oublié du reste de l'humanité, c'est un phénomène pour le moins étrange et absolument unique dans l'univers, connu sous le nom d'Achronie. Aucun scientifique n'est capable d'expliquer les causes de l'Achronie, ni même de clairement énoncer l'intégralité de ses effets. Ce que l'on sait, c'est qu'avant l'arrivée de créatures pensantes sur ces quatre mondes, les planètes en question semblaient évoluer dans une sorte de stase ou le temps n'avait plus cours. Les colonisations successives ont débloqué le processus, mais avec un décalage de temps entre chaque planète puisque les colonisations des quatre mondes n'ont pas eu lieu au même moment. Résultat : les colons ne peuvent quitter leurs mondes d'adoption sans s'exposer à un réajustement temporel inévitablement mortel équivalent à la période durant laquelle les planètes furent temporellement figées, à savoir un lapse de temps de plusieurs milliers d'années ! Jusqu'au jour où apparaissent sur Chelterre, Barbarie, Céleste et Plommée, des portes permettant de relier aléatoirement chacune de ces planètes et n'exposant donc le voyageur qu'au décalage temporel de quelques dizaines d'années existant entre celles-ci. Vous suivez ? Cela conduit inévitablement ces mondes, aux fondements éthiques radicalement différents, à se livrer une guerre larvée par espions interposés. Au bout de quelques siècles, la situation entre les quatre peuple s'étant inévitablement enlisée, l'Accord est conclu. Chaque monde désignera aléatoirement un champion dont le but sera de liquider les trois autres. Le vainqueur offrira ainsi à sa planète tutélaire la suprématie sur tout le système solaire. Ici débute l'intrigue de Casino perdu.

Michel Pagel, dont on salue le grand retour (après son roman fantastique, Nuées Ardentes aux éditions Orion), signe avec Casino perdu un planet opera plein de rebondissements, de complots secrets et d'entités mystérieuses, dans la digne lignée d'un Jack Vance. L'intrigue, menée avec une grande maîtrise, accomplit parfaitement son office : nous faire tourner les pages sans lassitude aucune et irrésistiblement nous mener au mot « fin », après tout de même plus de 400 pages, ce qui n'est pas rien. On regrettera en revanche le peu d'épaisseur des mondes décrits qui, au-delà de quelques différences radicales et très caricaturales, tant du point de vue psychologique des habitants (les libéraux, les militaires, les prêtres et enfin les E.T., bien plus humains que les humains, naturellement…) que de l'aspect physique et géographique (ici il fait très chaud, là très froid, etc), manquent cruellement de relief. Quoiqu'il en soit, si Pagel avait pour motivation de faire œuvre de divertissement avec son Casino perdu, il y est incontestablement parvenu.

Olivier Girard
Critique originellement parue in Bifrost 8.

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Orages en terre de France

pagel-gdl-orages.jpgRares sont les auteurs à avoir eu l'oppor­tunité de publier un recueil de nouvelles dans la défunte collection « Anticipation ». Michel Pagel est le seul à en avoir publié deux : Désirs cruels, en 1989, et Orages en terre de France deux ans plus tard. Ce dernier livre, aujourd'hui réédité, regrou­pe quatre uchronies se déroulant à la fin du XXe siècle, dans une France en guerre contre l'Angleterre depuis près de mille ans. La Révolution n'a pas eu lieu, la monarchie s'est maintenue des deux côtés de la Manche et l'Église est toujours aussi puissante et respectée.

Dans « Ader », un universitaire à la retraite construit la première machine volante. Une invention absolument révolutionnaire, mais qui risque fort de lui valoir les foudres de l'Église — au mieux l'excommunication, au pire la mort. « Bonsoir, maman » est une courte vignette où une malade revient une dernière fois chez elle, auprès de sa famille, avant de mourir. « Le Templier » raconte la machination mise en place pour discréditer Frédéric d'Arles, le plus célèbre télévangéliste français. Quatrième et dernière nouvelle, « L'inondation » s'intéresse au destin de trois personnages : un déserteur de l'armée anglaise, la femme qu'il a tuée, l'homme qui l'a ressuscitée.

Si ces textes relèvent de l'uchronie, Michel Pagel ne se soucie guère de justifier historiquement son univers et préfère s'intéresser à ses personnages. Le plus mémorable d'entre eux est certainement Frédéric d'Arles, manipulateur de foules, fou de Dieu, haïssable en tous points et pourtant extrêmement humain. Les protagonistes des autres nouvelles sont aussi finement dessinés : des hommes et des femmes subissant une guerre dont ils ne comprennent plus depuis longtemps les enjeux ; écrasés par le poids des traditions, essayant tant bien que mal de faire face à des situations exceptionnelles. Certains choisiront de se rebeller contre les pouvoirs en place et l'absurdité de leur condition, d'autres accepteront de transiger, n'ayant plus d'autre but que de sauver leur vie. Tout au long de ce recueil, Michel Pagel nous fait partager les désirs et les craintes de ses personnages leurs espoirs et leurs doutes. Une œuvre d'une rare sensibilité.

Philippe Boulier
Critique originellement parue in Bifrost 10.

Cinéterre

pagel-gdl-cineterre.jpgLe nouveau roman de Michel Pagel, Cinéterre, est dédié à tous les fans de Bela Lugosi et de Lon Chaney Jr, aux admirateurs de Terence Fisher et de Roger Corman, aux inconditionnels de Frankenstein et Le monstre de l'enfer et de Le Vampire a soif, bref à tous les nostalgiques d'un cinéma fantastique qui n'avait pas recours à des hectolitres de sang pour faire frissonner le spectateur et où « les effets spéciaux n'avaient pas encore supplanté le scénario » (p. 11).

Yann, le jeune héros de Cinéterre, est justement l'un de ces amateurs. Durant les vacances scolaires, il parvient à se faire embaucher au Gothic, petite salle spécialisée dans le cinéma bis d'antan. L'histoire bascule lorsque Marion, la charmante fille du projectionniste, est enlevée par une étrange femme semblant tout droit sortir d'une adaptation cinématographique du Carmilla de Joseph Sheridan Le Fanu. Pour retrouver Marion, Yann devra passer de l'autre côté de l'écran, littéralement, et explorer l'univers parallèle auquel les productions de la Hammer et consorts ont donné naissance, univers dans lequel le docteur Frankenstein ou Dracula existent réellement, et ont bien entendu les visages de Peter Cushing et de Christopher Lee.

À l'instar de son compère Roland C. Wagner, Michel Pagel s'appuie sur les concepts d'inconscient collectif et d'archétypes incarnés pour créer le monde de Cinéterre. Mais le romancier ne s'encombre guère de justifications pseudo-scientifiques pour entraîner le lecteur dans une aventure bondissante, rendant au passage hommage de façon fort (trop ?) respectueuse aux grandes figures du genre fantastique et plus généralement à une forme de cinéma et de littérature populaires aujourd'hui disparue. Là résident sans doute les limites de ce roman : malgré toute sa bonne volonté, Michel Pagel (à moins qu'il ne s'agisse du lecteur) ne parvient pas à retrouver cette naïveté, cette innocence qui donnaient une grande partie de leur charme aux oeuvres qui l'ont inspiré, et Cinéterre n'est pas autre chose qu'un exercice de style, réalisé certes avec brio, mais pour lequel il est difficile de se passionner. On rangera donc à regret ce roman parmi les ouvrages mineurs de son auteur.

Philippe Boulier
Critique originellement parue in Bifrost 11.

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L’Équilibre des paradoxes

pagel-gdl-equilibre.jpgNous sommes en France, début 1904. Raoul Corvin est journaliste à L'Humanité, en une période ou le socialisme est encore bien souvent considéré comme une tare et ses zélateurs des terroristes. Il fait route vers la Bretagne en compagnie d'un couple de ses amis, le commandant Armand Schiermer et sa jeune épouse Amélie. Tous trois sont bien décidés à rencontrer Gilberte Debien, ancienne fiancée de Raoul vivant recluse depuis des mois dans son manoir de Ravanech et ayant coupé les ponts avec tout son entourage après la mort de sa mère et d'une servante, toutes deux sauvagement violées et assassinées. D'autant que le doute n'est plus permis : la pauvre Gilberte a elle aussi été victime du monstre qui a tué sa mère : il semblerait même qu'elle en ai conçu un enfant, une misérable petite créature contrefaite et hideuse. Et puis il y a ces rumeurs étranges colportées par la presse locale, ces meurtres irrésolus, ces apparitions indicibles, cette épidémie de folie incompréhensible… La seule pensée d'une Gilberte isolée dans son immense manoir lugubre, au cœur d'une région en proie à de biens dramatiques événements, suffit à rendre Raoul fou de colère et de douleur. Il doit sauver son ancienne fiancée de cette horreur et tirer les choses au clair, quitte à plonger lui-même dans l'innommable…

Ainsi s'ouvre L'Équilibre des paradoxes : un collage de journaux intimes, une succession de mémoires, de témoignages et d'articles divers ; une ambiance, au début tout du moins, très fantastique et gothique. Et la magie opère dès les premières pages de ce fort gros roman. Pagel s'amuse et le lecteur avec. À peine le temps de dire ouf et vous voilà plongé dans cette France du début du siècle avec un luxe de détails, un réalisme croustillant. Et si l'histoire s'annonce sur le ton du fantastique, l'auteur change de registre avec maestria, l'histoire prend un tour nouveau pour revisiter avec bonheur le thème du voyage temporel et son cortège de paradoxes. On l'a dit, Pagel s'amuse. Et le voici qui trimbale ses héros, une fois réunis suite à de nombreuses mésaventures, aux quatre coins de la France, de Paris à Tanger, d'un univers parallèle à l'autre, du passé au futur et inversement. Ça part dans tous les sens. Les personnages principaux ont des personnalités bien trempées, la galerie des protagonistes secondaires est tout simplement extraordinaire : de la maquerelle parisienne au pirate sans foi ni loi, de l'officier français en poste dans les colonies sous le soleil nord-africain au jeune milliardaire désœuvré…

L'Équilibre des paradoxes est dans son genre une parfaite réussite. On tremble autant qu'on s'y amuse tout au long de ses 450 pages, lesquelles sont dévorées d'une traite avec plaisir. Roman d'inspiration steampunk (une manière fort à la mode en ce moment) documenté, on y (re)découvre aussi les enjeux mondiaux de ce début du XXe siècle qui conduiront inévitablement à ce que l'on sait.

On savait Pagel un excellent auteur populaire ; il signe ici tout simplement son meilleur roman, un bouquin d'une qualité à laquelle le Fleuve Noir ne nous avait plus habitué. Tout est dit : achetez L'Équilibre des paradoxes.

Olivier Girard
Critique originellement paru in Bifrost 14.

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La Sirène de l’espace

pagel-gdl-sirene.jpgDémobilisé après un service militaire de cinq ans durant la guerre de la Fédération terrienne contre Jupiter, le radio Francis Briand est aussitôt enlevé par un corsaire de l'espace qui l'enrôle sur son vaisseau en route pour une mission secrète. Le capitaine John Golden cache à son bord une sirène de l'espace, une créature de laboratoire dont le chant communique une émotion ou un état d'esprit à l'auditeur, au point de le pousser, s'il s'agit de mélancolie, au suicide. Francis tombe amoureux de la créature qui devient sa protégée.

Tous les ingrédients du récit de pirates sont présents : l'enlèvement se fait dans une taverne, où le héros est saoulé ; Jones, le second, est une brute antipathique et, en s'opposant à lui, Francis s'attire le respect de l'équipage ; les duels ont lieu au sabre…laser ; on retrouve bien entendu un irlandais jovial nommé O'Brien et un scandinave taciturne, Morgenssen.

Ce roman pourrait n'être qu'un récit d'aventures sans intérêt, bourré de poncifs d'ailleurs avoués dans le livre : la folie de John Golden consiste à imiter les grands corsaires du passé et à s'identifier plus particulièrement au capitaine de L'Île au trésor de Stevenson. Mais il s'agit d'une folie contagieuse, qui pousse son entourage à se conformer au rôle qu'on leur attribue. Dès lors, les archétypes que sont les personnages s'en trouvent pleinement légitimés et en deviennent même… nécessaires. Bien que l'argument soit un peu mince, l'idée est séduisante et bien menée. Le malicieu Pagel a su reprendre des recettes éculées non pour les détourner ni les parodier mais pour les justifier au moyen d'une théorie qui met en parallèle la fiction et la réalité : la conclusion attendue, qui aurait respecté les codes narratifs, s'efface au profit d'une fin plus prosaïque.

Claude Ecken
Critique originellement parue in Bifrost 15.

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Les escargots se cachent pour mourir

pagel-gdl-escargots.jpgLe titre loufoque donne une idée du contenu : les deux romans (initialement parus au Fleuve Noir et depuis longtemps introuvables) qui nous sont ici proposés figurent parmi les pires que Pagel ait pu commettre. Les pires, c'est-à-dire les meilleurs pour les amateurs d'humour déjanté, où les loufoqueries tiennent lieu de ligne narrative et où les jeux de mots plus qu'approximatifs sont l'expression d'envolées lyriques.

Pour une Poignée d'helix pomatias, le livre aux cent notes de bas de page, met en scène un héros pour le moins particulier : Chris Malet est en effet capable de s'introduire dans les intrigues romanesques dont il modifie la trame pour le compte d'une très secrète agence gouvernementale. Sommé de changer une scène secondaire d'un roman gore louchant sur Jack l'Éventreur, où l'héroïne s'empoisonne avec des escargots de Bourgogne, dans un restaurant français qui plus est, il apprend qu'il est lui-même un personnage fictif créé par un certain Pagel dont les apparitions intempestives prouvent qu'il est bien décidé à ne pas laisser les produits de son imagination modifier son scénario à leur guise. Outre les nombreuses références à Chandler, Hammett, Fleming, Ramsey Campbell, ce roman est également truffé de private jokes renvoyant à la condition d'écrivain, que les nouvelles notes de bas de page explicitent parfois pour ceux qui n'auraient pas connu le paysage littéraire à l'époque de la première parution.

Plus classique dans sa trame, hommage référencé au space opera, Le Cimetière des astronefs utilise les poncifs et les stéréotypes du genre avec une verve rafraîchissante. Gaba, contrebandier avec scrupules, part à la recherche du cimetière des astronefs pour le compte du richissime Aykip D. Foot, où se trouverait la Campanule Cosmique ayant appartenu à John I. Mustgotothe, où seraient enfouies les notes ayant permis à ce P.D.G. de devenir immortel. Il embarque à bord de Betty, son vaisseau déglingué qui manifeste sa jalousie quand il prend à son bord une pulpeuse blonde recherchée pour meurtre. Les péripéties qui s'ensuivent valent les meilleurs romans de Brown et la conclusion ébouriffante n'est pas sans rappeler Philip K. Dick, dans un registre toutefois moins métaphysique.

Comme le signale l'auteur, dans une préface sans doute appelée à devenir un morceau d'anthologie, il est difficile de trouver plus stupide. Mais, revendiquant haut et fort son attachement aux séries populaires auxquels ces livres très référencés appartiennent, il ne s'en excuse même pas, vu le délassement qu'ils lui ont procuré, et que le lecteur partagera sans doute. En ricanant bêtement.

Claude Ecken
Critique originellement parue in Bifrost 32.

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L’Œuvre du diable

pagel-gdl-oeuvredudiable.jpgCe roman plonge ses racines à plus d'un titre dans la deuxième moitié des années 80. Tout d'abord parce que les premiers titres de La Comédie inhumaine sont parus à cette époque, mais aussi parce que la plupart d'entre eux s'y déroulent en temps réel. Cela se passait au sein de la collection « Anticipation » du Fleuve noir, et leur publication a fait de Michel Pagel le représentant le plus atypique de la Génération perdue, laquelle brillait déjà par son atypisme.

Pour mémoire, la caractéristique principale de cette poignée d'auteurs fut d'avoir raison trop tôt. Alors que la « tendance » était à une S-F « littérairement » privilégiant la forme, ils s'obstinaient à vouloir raconter des histoires ; ce fut tout naturellement qu'ils trouvèrent un espace de liberté au Fleuve Noir, s'y installant peu à peu sous la direction « historique » de Patrick Siry avant de s'imposer au tournant de la décennie sous la tutelle bienveillante de Nicole Hibert. Comme Michel Pagel, j'ai appartenu à ce vague groupe, en compagnie de Claude Ecken, Michel Honaker, Richard Canal, Jean-Marc Ligny et Jean-Claude Dunyach. Les deux derniers de la liste avaient été publiés dans la collection « Présence du Futur », place forte des « lithotripteurs », avant de passer au Fleuve Noir ; quant à Canal, il avait sorti un premier roman en grand format — ce qui était exceptionnel à l'époque — aux éditions La Découverte. Plus tard, nous avons été rejoints par Laurent Genefort, Ayerdhal et Don Hérial, certains d'entre nous ont pseudonymisé quelques livres, et la Génération perdue s'est diluée à la fin de l'année 1991 avec le changement de direction à la tête d'« Anticipation ». Le bilan de ces quatre années est clairement positif, et il est paradoxal de constater que cette période s'est achevée alors que la mode, avec un bon lustre de retard, était passée au « retour au récit » — un retour inutile pour Michel Pagel qui ne s'en était jamais écarté.

Puisqu'il avait les mains libres, il en a profité. Pour mettre sur pied les bases d'un cycle de romans fantastiques où Dieu et le Diable auraient leur rôle à jouer. Et où, accessoirement, il pourrait régler ses comptes avec la religion catholique. Après avoir tordu le cou aux contes de fées dans les quatre volumes des Flammes de la nuit (récemment réédité chez J'ai Lu), le moment était venu de s'attaquer à un morceau encore plus gros. Cela donna Le Diable à quatre, mélange très réussi d'horreur et d'humour, Sylvana, une histoire de vampire toute en finesse, Désirs cruels, premier recueil de nouvelles de l'histoire de la collection, et Les Antipodes, où l'on assistait, au milieu d'autres horreurs, à la naissance du fils de Dieu et de la fille du Diable.

Nous y voilà. Non seulement Pagel met en scène deux des principales icônes de l'imaginaire mystique, mais il leur donne une progéniture, dont il nous invite à découvrir le destin dans L'Œuvre du Diable, conclusion (provisoire ?) de La Comédie inhumaine. Il fallait oser un truc pareil, il l'a fait. Il fallait aussi le réussir — mission accomplie. La petite quinzaine d'années qui sépare Les Antipodes du présent roman lui a permis de mûrir peu à peu son projet. De toute manière, il n'avait aucune raison de se presser : il était bien obligé d'attendre que la progéniture en question atteigne un âge où il deviendrait possible de leur faire vivre des aventures un tantinet crédibles sur un certain plan — je suis certain que vous pouvez sans peine deviner lequel. On ne s'étonnera donc pas que L'Œuvre du Diable possède une certaine complexité, voire une complexité certaine. Il faut dire qu'entre-temps, Pagel a ajouté deux opus à sa noire Comédie : Nuées ardentes, fondement de certains aspects du cycle, et L'Ogresse, livre d'une rare perfection formelle. Il fallait réunir tout ça et le faire tenir debout — ce qui n'avait rien d'évident. Là encore, Pagel l'a fait. Et il l'a fait avec brio, maestria, tout ce que vous voudrez, profitant d'un autre espace de liberté, cette fois aux éditions J'ai Lu — un espace qui s'est malheureusement refermé, lui aussi, les bonnes choses n'ont qu'un temps.

Tout sépare bien entendu les deux adolescents. Eve, la fille du Diable, est une adolescente délurée — avec un père pareil, vous pensez ! —, alors qu'Emmanuel, le fils de Dieu, a été élevé au Vatican. Mais ils ont tous deux des pouvoirs, et, s'ils ne savent pas s'en servir, ils auront largement l'occasion d'apprendre au cours de ce roman dont la longueur se justifie par la richesse des péripéties et le soin apporté à la caractérisation des personnages ; le fantastique repose avant tout sur eux, un vieux renard comme Michel Pagel le sait bien. Or, des personnages, Eve et Emmanuel vont en rencontrer une pléiade, dont naturellement bon nombre que l'on a pu croiser au détour de l'un ou l'autre volume du cycle. Et c'est notamment là que le solide métier de l'auteur apporte un plus incontestable. Car jamais les indispensables « résumés des épisodes précédents » ne sombrent dans la lourdeur ou, justement, le résumé. Je veux dire que l'on n'a à aucun moment l'impression d'avoir manqué quelque chose si l'on n'a pas lu les volumes précédents ; les rappels indispensables sont insérés en douceur, au même titre que les informations inédites. Non seulement, on peut lire L'Œuvre du Diable sans avoir connaissance du reste, mais cette lecture donne envie de découvrir le contenu exact des autres volets de La Comédie inhumaine. En effet, en dépit de l'épaisseur du roman, Pagel a appliqué ce que j'appellerais le principe d'économie : il lui arrive peut-être de s'attarder un peu sur une description ou sur la psychologie d'un personnage, mais, en ce qui concerne l'intrigue, il va droit à l'essentiel avec une sobriété héritée de son apprentissage au Fleuve Noir, du temps où une histoire devait tenir dans un certain format pour pouvoir être publiée.

Ce n'est pas le moindre paradoxe de ce livre où ils sont légion. Les lecteurs s'attendant au traditionnel combat entre le Bien et le Mal, vont avoir une — grosse — surprise. Eve et Emmanuel ne correspondent pas non plus à l'idée qu'on pourrait se faire de la fille du Diable et du fils de Dieu. Et les retournements abondent à tous les niveaux, tant à l'intérieur de la mécanique du roman et du cycle que sur des plans plus généraux. Ainsi, l'abondance et la précision du vocabulaire lié au catholicisme romain créent une dimension ironique qui imprègne littéralement le récit. Après le mort-vivant du Diable qui se parfume parce qu'il a « tout de même rendez-vous avec une dame », voici Dieu qui fait de l'auto-stop. Et l'un des sommets du livre est cette scène extraordinaire où le Diable explique, pince-sans-rire, sa conception quasi matérialiste du monde : il n'y a pas de transcendance, pas de vie après la mort, pas d'Enfer ni de Paradis. Un tel paradoxe résume à mon sens très bien l'esprit de cet excellent roman, étonnante pierre de faîte d'une construction littéraire originale et intelligente.

La Génération perdue ne l'a pas été pour tout le monde.

Roland C. Wagner
Critique originellement parue in Bifrost 36

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L’Esprit du vin

pagel-gdl-espritduvin.jpgUne guerre larvée oppose les Detersac, vignerons progressistes et notables du hameau, aux Gilbert, qui tiennent à préserver une viticulture bio. Les premiers accusent les seconds de répandre les maladies de la vigne qu'ils sont prêts à arracher. Cerise, que sa grand-mère Anna, guérisseuse et sorcière, initie au culte d'un Esprit du vin protégeant le vignoble, aime le fils du clan opposé. Leur amour saura-t-il surmonter les rivalités, malgré le caractère timoré du fils et la violence du père ? Alors que les fils du drame se nouent, Cerise réalise qu'elle est bien plus apte que sa grand-mère à recevoir en elle l'Esprit du vin. Un écrivain, récemment abandonné par sa femme, est le témoin privilégié de cette tragédie.

Une fois de plus, Michel Pagel prouve ses formidables capacités de conteur. La justesse du ton, la véracité des personnages ne peuvent que nous toucher et nous parler. Deux nouvelles complètent le récit, perverses variations sur le thème du pacte avec le diable : si le ton semble plus badin dans « Mille Pattes », et suscite l'effroi dans « Le Syndrome de Bahrengenstein », il ne se départit jamais de cette finesse psychologique qui est la marque de fabrique de cette « Comédie inhumaine » dans son ensemble remarquable.

Claude Ecken
Critique originellement parue in Bifrost 40.

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Les Mages du Nil

pagel-gdl-magesdunil.jpgDans le roman de Pagel comme dans les essais de Samuel Noah Kramer, l'histoire commence donc à Sumer, en 3200 avant Christ, lors de l'apparition de l'écriture.

Le pays entre les deux fleuves est une contrée paisible jusqu'au jour où deux mages, natifs de la ville d'Uruk, reçoivent d'une sorte de Noé mésopotamien le don de l'immortalité…

Avec, par ordre d'apparition : le bon mage Alad, dont la gentillesse est « la plus grande qualité et le plus gros défaut » ; le truand Eneresh, son frère aîné, à l'ambition féroce ; et la brute Gurunkash (ça rime avec hache), âme damnée du précédent. Soit. Eneresh veut dominer le monde, pour cela il est prêt à trahir et sacrifier les siens ; Alad, bien sûr, ne l'entend pas de cette oreille, trop couard peut-être pour revendiquer sa part d'un destin glorieux. Fuyant la voracité de son aîné, Alad disparaît soudain, avalé par la terre ; Eneresh, lui, se laisse avaler par les siècles. Pendant six cents ans, il peaufine ses talents, oublié des hommes mais non de sa chère déesse Innana ; revenu à Uruk, il se dépense en complots et exactions divers, gravissant les échelons du pouvoir jusqu'à devenir le personnage le plus influent de la Mésopotamie, après le roi. Quand Sargon l'Akkadien apparaît au tournant de l'Histoire, il y voit l'occasion de mettre la dernière main à son plan de conquête. Mais là : patatras. Alad réapparaît aussi soudainement qu'il a disparu, investi lui aussi, par le Peuple des esprits féeriques, de talents surnaturels — et accessoirement d'une mission : retarder (pour leur bien) l'hégémonie des hommes sur le monde. C'est à ce point qu'entrent en scène les seconds rôles : un couple de femmes fatales inféodées aux deux frères (une dryade pour Alad, une intrigante pour Eneresh), un jeune premier un peu benêt, une maîtresse de club sado-maso, et un nécromancien amateur de chair fraîche.

Entre Tigre et Euphrate, tout ce beau monde va s'agiter, assassiner à qui mieux mieux, invoquer des démons, copuler jusqu'à épuisement, dans le but (fumeux) de dominer/sauver l'ensemble du monde connu. La B.O. semble tirée d'un album de Bal Sagoth ; le décor, d'un film avec Brad Pitt ou Christophe Lambert, rehaussé par les notes éclairées de Jean Bottéro.

Avis cependant aux amateurs de péplums à rebondissements : sous des aspects musclés, voire sanglants, le scénario fait la part belle aux ressorts de l'intellect et aux intrigues de couloir. Le duel des mages, quant à lui, est une resucée de Magic : the gathering. Eneresh joue un jeu noir pur contrôle, Alad un tricolore vert/blanc/bleu (perso, j'ai une nette préférence pour le noir pur). L'interaction entre les différents protagonistes se révèle plus subtile qu'il n'y paraît ; d'où il ressort que condition humaine et condition divine se rejoignent sur bien des points (les passions, notamment ; mais on le savait depuis les anciens Grecs). Une immense métaphore en outre traverse le roman : la certitude que tout est lié, divinité, humanité, religion, écriture ; tout est lié par le fil de la fiction. Le mythe rejoint l'Histoire. Subtile évocation, certes, mais laissant un goût d'inachevé, la faute à une fin trop abrupte. En effet, là où on s'attend à un méga règlement de comptes avec effets spéciaux, on n'aura qu'un pétard mouillé. Soyons lucides, ce parti pris scénaristique relève de la stratégie commerciale : comme le concept d'immortels se déglinguant à travers les siècles a toujours eu du succès, autant le décliner en plusieurs épisodes. C'est vrai, quoi. Au diable l'avarice.

Après Le Roi d'août, ce nouvel ouvrage de fantasy historique de Michel Pagel est une franche réussite. Fluide, imaginatif, bien rythmé et bien écrit, orné parfois de superbes envolées ironiques conjuguées au subjonctif imparfait, il se lit d'une traite, fera prendre son pied au lecteur et languir après la suite (qu'on espère rapide).

Sam Lermite
Critique originellement parue in Bifrost 43.

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Les Mages de Sumer

pagel-gdl-magesdesumer.jpgCoucou, les revoilou !

Les Immortels, acte deux : où Eneresh, Alad et compagnie gagnent la cour de Pharaon, et ce qui s'ensuit…

Entre Mésopotamie et Egypte éternelle, d'un fleuve ou d'un désert à l'autre, rien de nouveau sous le soleil. On nage toujours en plein complot, au milieu de crocodiles perruqués, maquillés, et qui sentent bon le kyphi — dont Plutarque disait qu'il avait le pouvoir d'apporter calme et quiétude à tous ceux qui le respirent.

De kyphi, Michel Pagel, lui, n'en a guère respiré (pour notre plus grande joie) : sexe, sang, assassinat, sexe, courses-poursuites, combats, sexe, folie, rebondissements à foison, son roman réunit tous les éléments d'une vigoureuse fresque touristico-antique — jusqu'à proposer un remake fort brutal de Mort sur le Nil.

Mais résumons.

Mérenrê et Nicotris règnent sur l'Egypte. Le premier nommé est une lopette que la seconde aspire secrètement à renverser, au profit de son frère Sahoumaât. Lequel est un salaud fini, prêt à n'importe quelle horreur pour arriver au sommet. Les uns et les autres tentent de se mettre dans la poche une société d'assassins, les hommes-chats de la déesse Bastet, qui font la pluie et le beau temps dans tout l'empire. C'est dans ce contexte qu'Eneresh débarque, suivi comme son ombre mais à bonne distance par Alad, le jeune frangin rebelle. Les menées des deux frères et de leurs alliés compliquent un écheveau déjà bien embrouillé, où les marchés de dupes sont à double-fond.

Dans l'extraordinaire décor d'une Egypte baignée de surnaturel, mêlant hommes, dieux, esprits tutélaires de la Nature, le duel des mages ennemis (qui feraient passer Imhotep pour un bateleur de foire) répond enfin aux attentes suscitées par la première levée du cycle (Les Mages de Sumer), et prend même sur la fin une dimension inattendue… Les seconds rôles ne sont pas en reste, Pagel ayant le bon goût de leur ménager quelques fécondes perspectives d'avenir (mentions spéciales à la pulpeuse Ershemma et à Gurunkash — mon préféré).

Conclusion : contrairement à ce que peut laisser croire cette chronique, l'auteur n'est ni une brute ni un obsédé : outre le sérieux de la reconstitution, son récit est troussé avec style, ses vulgarités ont toujours de la classe. Moi, en tout cas, j'en redemande.

Après Sumer et le Nil, on prend rendez-vous pour Cnossos ou Mycènes ?

Sam Lermite
Critique originellement parue in Bifrost 46.

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Le Dernier des Francs

pagel-gdl-dernierfranc.jpgCésar est mort ! Assassiné ! Vous le saviez déjà ? Oui, mais ce que vous ignorez, c’est que, dans Le Dernier des Francs, il ne tombe pas, comme nous l’ont appris nos livres d’histoire, sous les coups de sénateurs effrayés de la place que prenait ce grand homme. Il ne meurt pas trahi par son fils adoptif, Brutus, en prononçant ces paroles célèbres : « Toi aussi, mon fils. » Non, César trépasse sous les coups d’un Gaulois, lors du siège d’Alésia, alors que celui qui allait devenir Vercingétorix (avec une majuscule) résistait encore. Brennus, par ce meurtre, a changé l’histoire. Notre histoire.

Et nous nous retrouvons huit siècles plus tard dans un univers bien différent de celui qu’enseignent les professeurs de latin à nos « chères têtes blondes ». L’empiré romain n’existe pas. Ou plutôt, si. Mais il est moins puissant, ayant dû partager le monde avec trois autres : les Celtes, bien sûr, les Parthes et les Huns. Un équilibre précaire est maintenu, malgré quelques escarmouches sans grande conséquence. Or, suite à des manœuvres de l’empereur de Rome, les Celtes et les Huns projettent de s’unir. C’est un mariage qui sera le garant de cette alliance. Pour les Romains, cette union ne peut avoir lieu.

C’est dans cette situation tendue qu’est plongé Lucius Antonius, un jeune Romain. Protégé par un sénateur puissant, il espère gravir les échelons du pouvoir malgré son handicap physique. Il n’est pas appelé Tubero (« le bossu ») pour rien. Et à Rome, en cette période, le physique joue un grand rôle. Aussi accepte-t-il sans hésiter longtemps la tâche qu’on lui confie : servir de couverture à une mission d’importance. Pour cela, il devra voyager jusqu’à Gergovie. Et y épouser une charmante jeune femme. Que demander de plus ? Hélas pour lui, rien ne va se dérouler comme prévu. Et ce périple de se transformer en cauchemar, aux conséquences autrement plus importantes que la simple petite vie de Lucius Antonius Tubero.

Michel Pagel est un habitué de l’histoire. Dans son cycle des « Immortels », il nous a entraîné en 3200 avant J.-C. à Sumer et en Egypte. Dans Le Roi d’août, c’est sur les pas de Philippe Auguste qu’il nous a conviés. Il n’y a donc rien d’étonnant à le voir une fois de plus nous offrir un récit aux apparences historiques. Car après la lecture du Dernier des Francs, il est difficile de ne pas croire à cette réalité, à ce monde imaginé mais aux accents si vrais. Les sociétés décrites, les personnages rencontrés et l’intrigue choisie sont frappants de réalisme. L’auteur connaît son sujet, on ne peut en douter. Et même si les aventures de Lucius manquent un peu de rebondissements, de surprises, la façon dont Michel Pagel nous les narre pallie cette légère réserve. Un roman qui mérite le détour, assurément.

Raphaël Gaudin
Critique originellement parue in Bifrost 68.

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