Stephen Baxter n'est pas le moins prolifique des auteurs. Rien d'étonnant à ce que Bifrost ait gardé un œil attentif sur ses parutions au fil du temps. Aussi, en parallèle au guide de lecture officiel du Bifrost spécial Baxter, voici un guide de lecture complémentaire, regroupant les critiques de ses romans et nouvelles parues dans les précédents numéros de la revue…
Stephen Baxter, le guide de lecture parallèle
Les Vaisseaux du Temps
Ce récit reprend la narration du héros de La Machine à explorer le temps exactement là où H. G. Wells l'avait achevée, il y a cent ans. S'apprêtant à retourner dans le futur pour sauver Weena, la séduisante Eloï, des griffes des Morlocks, le Voyageur découvre un futur différent, où ses ennemis de jadis sont à présent une race évoluée et pacifique, qui a émigré sur le plus vaste territoire jamais conçu : les deux faces d'une gigantesque sphère englobant le soleil. Il ne lui est même plus possible de retrouver son époque, chaque déplacement dans le temps induisant la création d'un univers parallèle. Ses tentatives, en compagnie d'un Morlock, l'amènent successivement dans un 1938 où la première guerre mondiale n'a pas encore pris fin, au paléocène où elle se poursuit, et jusqu'aux débuts de l'univers, au-delà du Big Bang !
Il est impossible de rendre compte en quelques lignes de la richesse et de l'inventivité de ce livre, aux détails prolixes. Le narrateur a plus d'une fois l'occasion de se fréquenter, ce qui, en observateur intègre, ne le rend que moins indulgent envers lui-même. Ce n'est pas le moindre mérite de Stephen Baxter que d'avoir poussé à l'extrême les paradoxes temporels pour mieux les éliminer : ces derniers ne sont qu'apparents, ce qu'il démontre en formulant, avec la rigueur et la logique du mathématicien qu'il est, un principe de Conservation fonctionnant dans une dimension supérieure intégrant la Multiplicité des Histoires. En effet, cette aventure de l'extrême est également un conte philosophique dénonçant l'absurdité des guerres, apprenant la tolérance et esquissant, à la façon d'un Zadig de retour de ses pérégrinations, une quête du bonheur (le roman finit d'ailleurs sur ce mot). Les amateurs de sense of wonder ne seront pas déçus en lisant la relation de ce voyage aux confins de l'extrême : il y a longtemps qu'on n'a plus éprouvé pareil vertige.
Bref on ne saurait rêver de plus bel hommage au père de la science-fiction moderne. Baxter a non seulement poussé la réflexion aussi loin qu'a pu le faire son illustre prédécesseur à son époque, il a également imité son style à la perfection, de telle sorte que les deux journaux de voyage semblent bien avoir été écrits par la même plume. Ce livre a déjà ramassé trois prix littéraires, ce qui n'est pas étonnant ; Les Vaisseaux du temps est plus qu'une performance : c'est un chef-d'œuvre !
Claude Ecken
Critique originellement parue dans Bifrost 12
Lumière des jours enfuis
La technologie des trous de ver offre la possibilité de relier deux espaces très éloignés l'un de l'autre. Si l'énergie qu'elle réclame ne permet pas encore de franchir des distances cosmiques, encore moins d'y expédier des humains, elle autorise par contre l'emploi de caméras capables de filmer ce qui se déroule à l'autre bout du monde. Tout le monde peut donc être espionné à son insu, et les journalistes ne s'en privent pas. Cette découverte intervient au moment où un astéroïde géant, Absinthe, contre lequel le monde est impuissant, annonce l'éradication prochaine de l'espèce humaine. Il n'y a plus de secret pour personne. Les révélations tant politiques que privées changent la donne.
Pire : la Camver permet de filmer le passé et de révéler les mensonges des siècles révolus, sur lesquels s'est bâtie la civilisation. Les hauts faits héroïques, la naissance du christianisme, la conquête des libertés sont autant de cinglantes désillusions quand la légende est démolie par la réalité des faits. L'impact de ces révélations, s'il génère des troubles dans un premier temps, finit par faire émerger une nouvelle humanité, plus humble et plus sincère, car n'ayant rien à cacher.
On songe aux Enfants d'Icare, où la venue d'extraterrestres est porteuse d'une nouvelle humanité. Sauf que dans le cas présent, l'apocalypse annoncée tue tout espoir dans l'œuf.
Les protagonistes de cette ultime aventure lui donnent le relief humain nécessaire : l'inventeur de la Camver, Hiram Patterson, richissime conquérant industriel illustrant les temps anciens, ses deux fils Bobby et David — le premier étant un clone que le magnat a cherché à configurer à son image aux moyens d'implants cervicaux, le second, fils d'un premier mariage, étant le réel inventeur de la Camver — , et une journaliste, Kate, aussi radicale que critique face à Hiram, qui s'éprendra de Bobby et lui rendra sa liberté, sont autant de personnages attachants parce que bien campés.
Une telle fresque narrant un changement radical de la société, malgré la justesse de certains comportements, n'est pas exempte de naïvetés ni d'erreurs de jugement qui prêtent à sourire, comme quand la jeune génération, se sachant espionnée par les invisibles Camvers, se promène nue et fait l'amour en public. A ces défauts s'ajoutent quelques lourdeurs stylistiques heureusement éparses, probablement dues au souci de précision des auteurs, qui décrivent une personne affligée d'épithélium avec une figure « tavelée de multiples cratères de carcinomes basocellulaires ».
Le propos des auteurs n'est cependant pas la peinture sociale dans une période de crise, même si elle occupe une large place — et l'on regrette d'ailleurs que la construction du roman soit bancale sur ce point. Après avoir montré comment la civilisation s'est bâtie sur des mensonges, ils opèrent une poétique rétrospective à travers les âges, remontant le temps jusqu'à l'origine de l'homme puis des espèces qui lui ont donné naissance, pour démontrer que la vie de notre espèce n'est qu'un chanceux hasard, favorisée par de nombreux accidents antérieurs qui auraient pu générer des voies différentes. Cette perspective très humble donne, sur la fin, la véritable tonalité du roman, qui oppose le principe de vie à l'univers, la tragédie de Sisyphe dépassant sa condition humaine pour devenir celle de toute vie qui n'a rien à « attendre de plus de l'univers qu'un coup de massue régulier sur la vie et l'esprit d'évolution parce que l'état d'équilibre du cosmos est véritablement la mort ».
Au final, un livre réussi, qui se perd parfois dans les méandres de son sujet, vu son ampleur, et qui se veut, malgré tout, un message d'espoir, moins en faveur de l'humanité que de la vie.
Claude Ecken
Critique originellement parue dans le Bifrost 21
Évolution
Un livre-univers sur 650 millions d'années, voilà ce que nous propose ici Stephen Baxter. Le projet ne manque pas d'ambition, pour le moins : conter l'histoire de notre lignée depuis la fin du Crétacé jusqu'à un demi-milliard d'années dans l'avenir. Baxter a conçu son ouvrage en trois parties, « Les ancêtres » d'abord, puis « L'être humain » et enfin « Les descendants ».
Il était une fois, au Crétacé, le purgatorius, une femelle de cette espèce de primate qui hésite entre la taupe et le loir mais ne ressemble en rien à un singe, que Baxter personnifie en Purga. En ce temps-là, les mammifères existent depuis longtemps déjà mais sont loin de tenir le haut du pavé car règne Sa Majesté, le dinosaure. Première rencontre sur cette échelle de Darwin, Purga vivait il y a 65 millions d'années, juste au moment où une comète embrase le ciel puis la terre… Purga échappera aux dinosaures et leur survivra ainsi qu'à la catastrophe. Purga ne se pose bien sûr aucune question, sa vie est régie par l'instinct, elle ne lâche jamais le morceau et se bat. Contrairement à la brave petite chèvre de monsieur Seguin, elle ne se couche pas dans l'herbe au matin pour voir venir sa fin. Quand arrive son heure, elle a fait le boulot, le grand boulot de la vie, assurer sa descendance, transmis ses gènes. Qui doivent être les bons, puisqu'elle y est parvenue…
Bien entendu, notre connaissance de ces époques révolues compte bien des lacunes où Baxter s'engouffre à plaisir. N'oublions pas qu'Evolution est un roman, pas un essai, ni même un essai romancé. Ce que l'on peut lui reprocher, certes, mais cela donne aussi la parole au poète et permet à l'auteur d'évoquer des dinosaures intelligents ayant vécu au Jurassique ou un très poétique quoique improbable cachalot du ciel se nourrissant de plancton aérien…
Petit à petit, au fil des millions d'années qui, comme des perles, s'enfilent sur le collier de l'évolution, on assiste à la lente transformation de nos primates primitifs en singes, puis des singes en hommes. L'imagination de Baxter fait survivre les dinosaures en Antarctique jusqu'il y a 10 millions d'années… Il y a eu peu de fouilles sous l'islandsis jusqu'à présent…
Les hommes, les singes. Les mâles, les femelles. Rien ne change vraiment en dépit de l'évolution. Les donnes passent, la règle reste la même. Toujours la même et éternelle lutte pour assurer la prééminence de ses gènes sur ceux du voisin. Il ne faut bien sûr y voir aucun projet individuel. C'est un jeu de chance et de massacre. Jusqu'à ce que le bon individu soit au bon endroit au bon moment, mais sans que cela corresponde à un quelconque projet de la nature. Ce n'est pas le mieux adapté qui s'impose, c'est le plus adaptable. Celui qui survit quand les conditions changent. Ce facteur d'adaptation conduit à un cerveau de plus en plus gros. La capacité de traitement de l'information augmente et accroît son empire sur le monde. Mais ce n'est qu'une des stratégies de l'évolution parmi d'autres…
On voit l'homme entrer dans la période historique puis la chute de Rome, mais, à ce moment-là, du point de vue évolutionniste, le genre homo est déjà sur le déclin…
Pour la troisième partie du roman, la plus courte, Baxter entre explicitement en science-fiction. En 2031. Dans la situation de stress écologique extrême induite par la civilisation industrielle, l'éruption du super volcan Rabaul sera un événement comparable à la chute de la comète de Chicxulub, qui mit fin au Crétacé et à l'ère des dinosaures.
Pour rendre compte de cette fin du monde humain tel que nous le connaissons, Baxter recourt à cet expédient bien connu en S-F qui consiste à projeter des gens du XXIe siècle dans l'avenir — grâce à une forme d'hibernation. Un groupe de militaires anglais se retrouve ainsi au moins mille ans après la fin de la civilisation et l'évolution a déjà repris sa route.
Alors que les rongeurs vont dominer le monde, le cerveau des primates se réduit. La capacité à traiter l'information n'est plus leur stratégie de survie en tant qu'espèces qui se diversifient à nouveau. Au dernier chapitre, 500 millions d'années dans l'avenir, sur une Terre agonisante, sèche, désertique, la collaboration a pris le dessus sur la compétition et plantes et animaux survivent en symbiose…
Voilà un livre énorme mais pas trop gros car le sujet est si vaste qu'il peut se résumer en vingt mots ou se déployer sur vingt tomes. Le sujet est tout à fait passionnant et il est rare que l'on trouve à lire ouvrage d'une telle envergure. Mais voilà, l'ouvrage a aussi les défauts de ses qualités. C'est que l'évolution, surtout telle que Baxter nous la donne à voir, est répétitive à l'envie. Un même panel de solutions est décliné à chaque itération évolutive. Il nous imagine fort bien d'ici 30 millions d'années remonter dans les arbres… et, quoiqu'il arrive, le vivant n'a d'autre ambition que de se perpétuer. Pour nous le montrer et nous en convaincre, Baxter ne cesse de le remettre sur le métier, encore et encore. Telle est la machinerie de la vie ; là-dessus, notre si brillante civilisation n'est que la peinture sur la voiture, et elle est beaucoup plus fragile. Il ne lui faut guère que mille ans pour disparaître totalement et à jamais. Comme dans Poussière de lune ou Titan, on retrouve en Stephen Baxter un farouche partisan d'une littérature descriptive, un Balzac de la science et de la technologie. Il va sans dire que l'action s'en trouve grevée et, quelque part, le plaisir miné. Evolution est un roman qui arrive à être tout à la fois et simultanément ennuyeux et passionnant sans que ce soit un défaut ; c'est inhérent au sujet et à la vision qu'en donne l'auteur. La rareté du sujet en fait néanmoins un livre absolument incontournable.
Jean-Pierre Lion
Critique originellement parue dans Bifrost 40
Trilogie de la NASA
Voyage
Et si, au lieu de se tourner vers la navette spatiale au lendemain d'Apollo, Richard Nixon s'était orienté vers une expédition martienne ? Dans la continuité de l'aventure lunaire, elle aurait suivi la même méthode générale, subissant son lot de contraintes budgétaires et de choix techniques minimalistes.
Comme Jules Verne, Baxter inscrit sa SF dans une période contemporaine (ou immédiatement passée : 1969-1986), et à sa différence, il pratique une uchronie pointilliste et pointilleuse. Documenté et précis sur les faits et les dates, il met en scène des réalisations astronautiques demeurées dans notre monde au stade des essais préliminaires (comme ce dernier étage de Saturn V à propulsion nucléaire !). Technophile passionné, Baxter se méfie pourtant de l'enthousiasme conquérant des successeurs de Von Braun. L'importance plus ou moins grande accordée à la protection de la vie des astronautes est au cœur des passages les plus poignants du livre.
Même audacieux, un vol spatial habité requiert une préparation minutieuse, apparemment interminable en regard des instants de gloire passés loin du plancher des vaches. Fort logiquement donc, le roman consacre l'essentiel de sa longueur (et ses meilleures pages) à cette préparation. Si le vol vers Mars s'envole dès les premières pages, son déroulement est entrecoupé de flash-backs beaucoup plus substantiels qui expliquent comment furent choisis hommes et matériel pour la mission. Souvent contre toute attente. Les interrogations du lecteur (on n'ose dire suspense) porteront donc sur le chemin tortueux qui mène au résultat déjà connu.
Rivalités entre astronautes et entre fournisseurs industriels de la NASA, enjeux de pouvoir bureaucratiques et politiques : cette uchronie où la survie de John F. Kennedy à Dallas se réduit à une toile de fond des débats entre Langley et Huntsville (deux centres de recherche de la NASA) peut paraître aussi aride que le désert martien. Au pire, on pense aux pavés explicatifs en bas d'image des Buck Danny de la grande époque. Toutefois, Baxter sait faire vivre un moment captivant, un accident spatial qui tient à la fois de celui d'Apollo 13 (qui appartient aussi à l'univers du roman) et à l'explosion de la navette Challenger. Ce moment n'a que le tort d'arriver tard dans le livre, vers la fin du premier volume.
Comme dans L'Étoffe des héros de Tom Wolfe, les personnages sont nombreux, parfois difficiles à distinguer au début (Baxter n'a pas la maîtrise romanesque de son modèle). Émerge heureusement la figure de Natalie York, première femme astronaute et première sur Mars, qui triomphe des obstacles placés sur son chemin par le machisme ordinaire. Et toute une galerie de scientifiques et d'administrateurs, avec leurs vies tordues, voire détruites par l'entreprise pharaonique à laquelle ils se sont voués.
Il faut sûrement pour plonger dans ce livre avoir conservé une pincée de passion pour l'aventure spatiale. Technophiles, amoureux d'écriture journalistique transparente, vous adorerez. Baxter laboure l'étroit sillon d'un réalisme « alternatif » : on peut se piquer à son jeu à condition d'avoir quelques prédispositions.
Pascal J. Thomas
Critique originellement parue dans le Bifrost 15
Titan
Voici, au cœur même du genre, un pavé de pure S-F que l'on pourra comparer, mais que l'on se gardera de confondre, avec l'opus homonyme de John Varley. Un Titan hollywoodien face à un Titan « Kim Robinsonien ».
En effet, si Baxter a récemment co-signé au Rocher Lumière des jours enfuis avec Arthur C. Clarke, c'est qu'il est bien l'authentique successeur du vieux maître. Si la S-F de Baxter ne renvoie pas à celle de Varley — rien dans leurs déclinaisons respectives de l'exploration de Titan n'ayant quoi que ce soit à voir avec l'autre —, elle se tourne d'une part vers la « Trilogie Martienne » de Robinson et, de l'autre, évoque 2001, l'odyssée de l'espace, le chef-d'œuvre de Clarke et Kubrick dont Titan partage la thématique. À savoir, un vol habité vers Saturne à la recherche des prémices de la vie, avec la panspermie en toile de fond.
Au point de départ, un fait réel : l'arrivée sur Titan de la sonde Huygens en septembre 2004. De là, spéculation sur la découverte espérée de molécules prébiotiques — molécules chimiques complexes qui président à la vie.
Point de mystique clarkienne ici. Ni de HAL. Simplement, si Huygens donnait en 2004 un espoir sérieux de trouver de la vie sur Titan, que ferait-on ? Point de « Roue Spatiale » tournoyant sur champ d'étoiles et fond de valse ironique. Point de Freedom. Mir qui barre en rouille… Les fonds de pensions qui ne supportent aucune idée d'investissements à long terme… La conquête de l'espace, c'est du passé. L'Étoffe des héros et Apollo 13 sont des œuvres historiques. La Terre est peuplée — ou le sera bientôt, à fortiori en 2004 — d'une majorité de gens qui n'ont pas pu assister à une marche lunaire depuis leur naissance. Alors ?
Les conservateurs qui gèrent et profitent des fonds de pensions ainsi que leurs alliés écolos veulent mettre fin à la gabegie spatiale. Jake Hadamard est un de ces cadres, spécialisés dans le démantèlement d'entreprises qui permettent à la spéculation de flamber au nom d'une rationalisation de la production, très prisés des administrations libérales où l'on aspire à l'arrêt total de l'activité. Il a été placé à la tête de la NASA pour en finir. Le projet de Paula Benacerraf et Rosenberg d'un vol habité vers Titan va lui permettre de brûler tous ses vaisseaux et de tuer le rêve une fois pour toute.
Toutes les navettes, et des Saturn V restaurées pour l'occasion, sont utilisées pour lancer un équipage vers Saturne. Six années de voyages et de drames avant de toucher Titan…
Il est clair que nous sommes en présence de 700 pages de hard science, d'une écriture froide et technique. Destiné à ceux qui ont apprécié son précédent ouvrage, Voyage (même éditeur), Titan vise un public ciblé qui va adorer. Les autres ne le finiront probablement pas. Quoi de plus lent, monotone et routinier, qu'une trajectoire orbitale de six années dans un engin pas plus grand qu'un Airbus ? Et pourtant, Baxter s'en tire haut la main.
Roman de genre moderne, Titan est remarquable de précision. Trop, diront ses détracteurs. Peut-être. C'est un roman de spécialiste selon la mode ; un ouvrage qui est à l'ingénieur en aéronautique (l'autre métier de Baxter) ce que le legal thriller est à l'avocat. L'imaginaire tient ici peut de place, à l'inverse du souci de restitution du réel. Ce qui n'empêche pas le sense of wonder d'être au rendez-vous. Et puis, à défaut de suspense, il y a le drame, la tension de l'inéluctable et l'apothéose des héros… Surtout, Titan est un roman intelligent qui ouvre nombre de débats sur la place de la technique et de la science et leurs rôles dans l'avenir de l'Homme. La place fait ici cruellement défaut pour débattre, mais on en redemande.
Jean-Pierre Lion
Critique originellement parue dans le Bifrost 22
Poussière de lune
C'était fatal. Ça devait arriver. Il fallait bien qu'un jour ou l'autre la nouvelle génération d'auteurs de S-F britanniques assume la tradition. Qu'après des auteurs tels que John Wyndham ou Jim G. Ballard, après des romans comme Le Vent de Nulle Part, Les Furies ou Les Triffides, l'actuelle génération ajoute sa pierre à l'édifice et vienne compléter un corpus déjà riche de romans catastrophes.
Mais imaginer de nouveaux cataclysmes n'est nullement chose aisée. En littérature, tout est déjà tombé sur le râble de cette pauvre humanité, de son fait ou non. De l'ouragan absolu à la révolte végétale, de l'invasion de guêpes à la montée des eaux… Et l'Amérique a adopté le genre à défaut du ton, tant en lettres qu'en images. Génocides (Disch), Shiva le Destructeur (G. Benford & W. Rotsler), La Mère des Tempêtes (Barnes). Au cinéma, le plus improbable est coutumier. Des astéroïdes qui pleuvent comme des missiles (Meteor, Armageddon, etc.), des guerres atomiques à foison, des invasions de tout et n'importe quoi, de l'inénarrable Independence Day aux araignées, escargots, tomates, et surtout des navets où la terre tremble comme si elle avait chopé la danse de Saint Guy !
Tremblements de Terre et méga volcans seront cette fois encore au programme, mais pour cause de nanotechnologie, alien, bien sûr… Du « tout en un » pour une belle apocalypse. Il s'agit d'être à la page.
L'examen d'une pierre lunaire qui était restée 30 années durant à prendre le moisi dans un buffet de la NASA, à Houston, initie la calamité. Quelques grammes répandus sur le basalte des vieux volcans éteints d'Ecosse et les voilà qui se réveillent, rongés jusqu'au magma. Vénus vient juste d'exploser, se transformant en un générateur de trous noirs et c'est ce qui guette la Terre. Au moins, c'est radical.
Baxter s'y entend à merveille avec les laboratoires et les fusées, l'astronautique. Après Voyage et Titan, la démonstration n'est plus à faire. Aller sur Mars, atteindre Titan avec les moyens actuels, retourner sur la Lune tout de suite ? Quand on veut, on peut. C'est une histoire de paire de couilles. De l'audace, de l'imagination, du risque. Parce que sur la Lune, on va y aller en décapotable !… Et il arrive à rendre tout cela plausible, crédible…
Les relations humaines atteignent par contre certains sommets. Baxter y fait preuve d'une impressionnante finesse et il aurait dû appeler son roman « La femme, son amant et le cocu sauvent le monde », parce que ce sont ces trois-là qui s'en vont terraformer la Lune… Dans le Soyouz — c'est que ce n'est pas très grand, un Soyouz — Geena dirige la mission à laquelle participe son ex-mari, Harry Meacher, géologue et héros patenté du sauvetage de l'humanité, et son amant russe. Liaison dont Meacher ignore tout. Il est bien connu que le cocu est toujours le dernier informé de sa situation. Aussi quand, dans la promiscuité du Soyouz, il tombe sur les deux tourtereaux en plein chantier, on sombre dans le vaudeville. Et tout ça ne sert strictement à rien. Meacher ayant intégré la libération de la femme, il s'en fout et ne manifeste aucune jalousie. Ça n'influe en rien sur l'intrigue, alors à quoi bon ? Pour rallonger davantage encore la sauce ? Pour « faire » S-F moderne avec des personnages qui « vivent » hors de l'intrigue ? Certains auteurs, Tchékhov ou Mansfield par exemple, s'entendent fort bien à dépeindre de manière réaliste les sentiments et états d'âmes en des moments ordinaires de la vie courante. Mais pourquoi inclure ce type d'éléments sous forme pachydermique dans un roman catastrophe ?
Autre délayage, les nombreuses scènes, inspirées d'une syntaxe cinématographique, où apparaissent des personnages aussitôt vus, aussitôt morts, sans rapport avec l'intrigue. Il s'agit bien sûr de faire dans le larmoyant afin que l'on pleure dans les chaumières à la manière hollywoodienne. Dans le même ordre d'idée, par manque de chance, Jane, la nouvelle femme de Meacher, se fait irradier par l'explosion d'une centrale nucléaire en quittant Edimbourg…
Outre qu'il est infesté de coquilles, voilà encore un livre frappé d'obésité romanesque et contaminé par une sirupeuse sentimentalité à deux balles qui aurait tout gagné à maigrir de moitié, à se focaliser sur la catastrophe et la mission spatiale. Il y a des écrivains — la plupart en fait — qui sont plus doués que Baxter pour mettre en scène des rapports humains et on sait où les trouver, si c'est ce que l'on souhaite lire. Baxter sait par contre nous faire croire que l'on pourrait retourner sur la Lune sur le champ si seulement on le voulait et il sait rendre cela vraisemblable comme peu. Si on lit de la hard science ou du roman catastrophe, c'est peut-être pour le voir déployer son talent là où il en a. Ce n'est pas parce qu'il y parle de volcanisme que l'auteur doit se laisser enterrer sous les scories… On passe.
Jean-Pierre Lion
Critique originellement paru dans le Bifrost 33
Cycle des Xeelees
Gravité
Imaginez ! !
Voilà ce Stephen Baxter fait. Il nous donne à voir ce que jamais encore nous n'avions vu. Il ne renouvelle pas tant le genre qu'il ne le pousse à de nouvelles extrémités, qu'il ne le transcende, pour paraphraser l'un de ses titres les plus récents. Il est un continuateur. Principalement celui de feu Arthur C. Clarke, avec qui il avait collaboré, notamment pour Lumière des jours enfuis. Malheureusement, comme pour Clarke, la narration n'est pas son point fort et ses romans Titan et Poussière de lune souffrent d'une longueur qui confine à la langueur. L'intérêt suscité par les idées éblouissantes qu'il développe peine cependant à compenser un manque de rythme patent. Dans Titan, il pèche par une sorte d'excès de réalisme, faisant coïncider le rythme du récit à l'extrême lenteur de l'action. Eh oui ! Les trajectoires orbitales vers Saturne prennent beaucoup de temps…
Gravité, son premier roman, date de 1991. Il est bien plus court que les pavés qu'il produira par la suite, dont Evolution (Pocket) est l'un des meilleurs exemples. Vu ses piètres qualités de narrateur, c'est assurément un atout.
Maintenant, regardons la belle couverture signée Manchu qui représente « la Ceinture », un des lieux de l'action. Elle n'est pas sans rappeler celle de l'Anneau-Monde de Larry Niven. Et pour cause ! C'est un anneau-monde ! Un minuscule anneau-monde. Gravité se passe dans un univers où la constante gravitationnelle est des milliers de fois plus forte que dans le nôtre. Baxter pose, avec la plus grande simplicité, le fameux « Et si… », fondateur de l'essentiel de la S-F. Ensuite, il applique. En physicien, il connaît le rôle joué par la constante gravitationnelle dans l'apparence de notre univers. Bien entendu, tout un chacun expérimente en permanence l'effet de cette constante dans sa vie quotidienne, mais d'une manière si totalement empirique que c'était loin d'être une évidence. Baxter ne s'est pas tant posé la question de savoir à quoi ressemblerait le monde humain dans les conditions de son hypothèse que celle de savoir à quoi pourrait ressembler l'univers en question. Dans cet univers, les humains sont des pièces rapportées. D'absolus aliens, naufragés venus d'un autre univers — le nôtre — qui survivent tant bien que mal.
C'est la nature même de cet univers qui va dicter les péripéties du roman aux protagonistes humains. Ils vivent dans une nébuleuse où ils respirent sans appareil ni difficulté, se tiennent debout sur la Ceinture comme des hirondelles sur un fil électrique, exploitant une mine de fer sur une étoile éteinte de cinquante mètres de diamètre… Pour sûr, voilà un univers qui ne ressemble guère au nôtre.
Rees est mineur, mais il se pose des questions. Il a deviné que son monde change et meurt, il veut comprendre et si possible, agir. Il va connaître bien des vicissitudes qui le conduiront jusque chez les Osseux pour un passage qui nous rappellera Serge Brussolo au mieux de sa forme. Rees — et a fortiori, les autres personnages — n'est pas un modèle de profondeur. Par contre, ce roman est, de loin, le plus remuant qui ait été traduit à ce jour de l'auteur anglais. Bien qu'elle découle directement de l'univers créé par Baxter, l'action n'a rien d'étrange en soi. En la matière, l'auteur anglais ne fait guère montre d'originalité. L'intrigue, linéaire s'il en est, est à la portée du premier venu et, malgré son étrangeté radicale, l'univers proposé par Stephen Baxter est tout aussi accessible. Parce que Baxter maîtrise parfaitement les paramètres de l'univers qu'il a créé, les explications viennent au fil du texte, sans jamais en grever le rythme.
Dans ce premier tome du cycle des Xeelees, on n'en voit pas un seul, ni même n'en entendons parler, juste une ombre diaphane et fugitive ici et là, où nul ne songerait à les voir si l'on n'était pas prévenu.
Plus simple, plus rythmé, ce premier roman est une bonne pioche. Aux frontières indécises du space opera et de la hard science, Gravité aborde la thématique devenue rare de l'intrusion dans un autre univers. La S-F très populaire des débuts du Fleuve Noir « Anticipation » en faisait pourtant ses choux gras, mais des livres tel que Au-delà de l'infini (n° 8) de Jimmy Guieu, aux limites de la cohérence, n'avaient pas le moindre crédit scientifique. De loin s'en faut. C'est ce que Baxter apporte : la plausibilité, la crédibilité. Il est quasiment le premier à nous proposer un univers étranger qui tienne debout. Gravité est l'archétype du roman de S-F néoclassique. Ce premier roman est certes moins complexe et abouti que ceux qui suivront, mais il est aussi plus vif et dynamique, plus aventureux mais tout aussi passionnant.
Jean-Pierre Lion
Critique originellement parue dans le Bifrost 53
Singularité
Avant toute chose, permettez-moi de revenir brièvement sur Gravité à l'aune de ce qui apparaît désormais. Gravité peut se lire indépendamment, on n'y voit nul Xeelee, on n'en entend pas même parler. D'après la chronologie de l'univers Xeelee qui nous est proposée dans ce deuxième volume, les événements de Gravité se déroulent en l'an 104858, selon notre bon vieux calendrier grégorien, soit bien après ceux de Singularité (hormis ce qui apparaît comme une coda). Stephen Baxter aurait pu décider que Gravité ne s'inscrivait point dans sa vertigineuse histoire du futur. Au contraire de Singularité, les événements qui y sont relatés ne sont pas historiques, au sens où un fait-divers n'est pas historique.
Avec Singularité, on entre enfin de plain-pied dans la plus prodigieuse histoire du futur jamais écrite. En lisant le dernier Bifrost, l'opportunité nous est donnée de la comparer à l'une des références en la matière : celle de Robert A. Heinlein. (L'autre étant bien sûr Les Seigneurs de l'Instrumentalité de Cordwainer Smith.)
Il y a 13,5 milliards d'années, soit à peine 200 millions d'années après le Big Bang, alors que naissent les étoiles, ont lieu les premiers contacts entre Xeelees et Photinos. Ces derniers apparaissent dans la chronologie (pages 243 à 248) mais il n'en a pas encore été question à l'exception d'une allusion dans l'ultime chapitre de Singularité. « … Les Xeelees se sont échappés. Ils sont désormais hors d'atteinte des… êtres dont ils n'ont, au bout du compte, pas osé subir les foudres. » (p. 232) Dès cette époque, les Xeelees disposaient de vaisseaux temporels. À l'autre bout de l'histoire, dans 5 millions d'années seulement, quand Michael Poole émerge de la singularité détruite, les Xeelees ont quitté un univers agonisant qui a fortement divergé des modèles que nous propose le modèle standard de la cosmologie sous l'action des intelligences cosmiques. Baxter prolonge encore son histoire jusqu'à 5 milliards d'années dans l'avenir, jusqu'à ce que la Voie Lactée et Andromède entrent en collision.
La S-F a rarement offert une perspective aussi étendue tant dans l'espace que dans le temps. Pour trouver une œuvre comparable, il faut se tourner vers la S-F archaïque, pré-campbellienne, et prendre la mesure de tout ce qui rapproche et de tout ce qui sépare Kimball Kinnison de Michael Poole. La série des Fulgurs de E. E. « doc » Smith (Albin Michel) est l'une des rares œuvres à avoir un volume littéraire suffisant, quoique moindre, et des perspectives universelles quant au contenu pour se mesurer au cycle des Xeelees. On pourrait citer Ysée-A de Louis Thirion, l'un des meilleurs space opera français, où les humains se retrouvent les instruments de la lutte qui opposent les Tulgs à GLORVD. La perspective universelle est bien là, mais 230 pages seulement !
Le cycle des Xeelees relève du nouveau space opera (NSO) dont il existe deux courants principaux. Le NSO postmoderne dont Hypérion de Dan Simmons est un bon exemple et dont les œuvres de Samuel R. Delany rassemblées dans Chants de l'Espace (Bragelonne) sont les précurseurs. Et le NSO classique, représenté, entre autres, par ce cycle des Xeelees dont les précurseurs sont le Cycle du Centre Galactique de Gregory Benford, précurseur davantage temporel que conceptuel, et La Paille dans l'œil de Dieu (le Bélial') qui constitue le dernier grand space opera classique. On a bien évidemment encore écrit des space opera de cette facture mais en s'inscrivant, délibérément ou non, dans une sorte de revival.
Au début des années 80, la S-F compte plusieurs tendances dont un space opera essoufflé qui est en quête de son propre avenir à travers des œuvres telles que La Mécanique du Centaure de M. John Harrison ; la hard science dont Un paysage du temps de Gregory Benford reste emblématique et qui est une S-F sur-campbellienne. Enfin, le cyberpunk, interpolation du roman noir et des nouvelles technologies émergentes dont Neuromancien demeure l'archétype. En à peine dix ans, le NSO va naître de la confluence de ces trois courants. Le space opera fournira le théâtre, la hard science lui imposera sa rigueur et ses contraintes qui sont une exigence nouvelle, née d'une suspension de l'incrédulité restreinte. Il n'est plus question de simplement poser que le progrès, auquel nul ne croit plus, a permis la fabrication d'un moteur PVL, parce que tous les gens qui ont une once de culture scientifique, dont les lecteurs de S-F, savent que d'après la physique actuelle, il est impossible d'aller plus vite que la lumière. Le NSO dépouillera enfin le cyberpunk de ses noirs oripeaux punk pour les recycler sous formes d'intelligences artificielles, de nanotechnologie, de biotechnologie avec clones, immortels et consorts, y compris la fameuse « Singularité » chère à Vernor Vinge, aux neurosciences et autres cogniticiens qui se résument en « Il nous est impossible de prévoir et de décrire quelque chose qui soit plus intelligent que nous ne le sommes » et constitue une sorte d'horizon des événements conceptuel — le grand jeu de la S-F actuelle consistant quant à lui à la circonvenir.
Mais ce n'est toutefois pas à cette singularité-là que le roman de Baxter doit son titre. Les singularités dont il est ici question relèvent de la physique : celle des trous noirs. Dans ce roman, les protagonistes jouent avec des trous noirs comme des gamins jouent aux chiques. Michael Poole a créé des singularités stables et en a envoyé une dans l'avenir à la remorque d'un vaisseau relativiste, créant ainsi un tunnel temporel. Malheureusement, celui-ci débouche sur une époque où l'Humanité a été asservie par les Qax. Baxter se prend alors à jouer un curieux jeu dans le domaine du romanesque : celui des contingences. Sans en abuser mais en les explicitant clairement. Il faut bien admettre que cela renforce l'historicité de son futur. Les premiers à surgir dans le passé sont les Amis de Wigner, sur un étrange vaisseau de terre surmonté des pierres mégalithiques de Stonehenge et bourré de singularités au moyen desquelles ils envisagent de transformer Jupiter en une singularité nue, animé d'un dessein anthropique. Ils soutiennent, espèrent et croient que l'humanité a un rôle à jouer dans le destin de l'univers, rien de moins. Pour ce faire, ils ont plongé dans le passé au nez et à la barbe de l'occupant Qax plutôt furieux, qui craint d'être ainsi frappé dans son propre passé. Les Qax de l'ère d'occupation installent un second trou de ver vers le futur, deuxième barreau à l'échelle d'où émerge un Qax bien plus vindicatif à l'égard de l'humanité car, dans ce futur-là, un humain, Bolder, aura signé la perte des Qax et la destruction de leur monde. Ce Qax-là est bien décidé à engager la guerre temporelle afin d'éradiquer les humains avant qu'ils ne nuisent trop. Il arrive de l'avenir avec deux Splines, des astronefs vivants, et Jasoft Parz, un humain tenant le sale rôle d'un « Pétain » de l'ère d'occupation Qax. Miriam Berg, qui est revenue contrainte et forcée dans le passé avec les Amis, en appelle à son ex, Michael Poole, qui coulait des jours paisibles dans les limbes du système solaire, loin de l'agitation du monde, pour tenter d'empêcher les Amis de commettre leur folie. Tout ce joli monde va se battre dans les parages de Jupiter, notamment en tirant des singularités comme au lance-pierre…
En écrivant plus court qu'il ne le fait aujourd'hui, Stephen Baxter donnait des romans plus compacts, menés tambour battant. Ce space opera remontant à l'aube de sa carrière (1992, donc) fait preuve d'une véritable débauche d'effets pyrotechniques et l'on voit, à lire le tristounet et mollasson Déluge, qu'il ne s'est nullement bonifié avec l'âge. La chronologie de l'univers des Xeelees qui nous est livrée en fin de volume, où sont positionnés tous les textes de Baxter écrits jusqu'à présent s'y référant, est du plus haut intérêt car elle permet d'avoir une vue d'ensemble de cette colossale histoire du futur. Il ne nous reste plus qu'à saliver en attendant Flux à la fin de l'année, puis Ring.
Jean-Pierre Lion
Critique originellement parue dans le Bifrost 58
Flux
Les amateurs de hard SF partagent avec les enfants et les scientifiques la conviction que le monde qui nous entoure est une source inépuisable de surprises et d’émerveillement — un sense of wonder qui ne fait qu’ajouter à la beauté des choses ou des textes, sans jamais rien en retirer.
Un domaine semblait pourtant lui échapper : du monde quantique, a-t-on longtemps estimé, on ne saurait parler que prudemment et le sense of wonder se devrait de faire place à une sorte de crainte respectueuse devant les vertiges conceptuels orthodoxes. Les auteurs de SF n’abordaient que les aspects les plus superficiels d’idées quantiques qui fascinaient pourtant leur public. Il a fallu attendre plus d’un demi-siècle pour qu’ils s’en emparent progressivement, du Number of the Beast (1980) et du Chat passe-muraille (1985) de Robert Heinlein aux variations de Greg Egan (Isolation, 1992 ; L’Enigme de l’univers, 1995) et de Stephen Baxter.
Trois auteurs, trois approches radicalement différentes. Dans son cycle du Monde comme mythe, Heinlein appliquait les principes quantiques à la littérature et s’amusait à montrer comment les multivers fictionnels permettaient d’en déjouer les paradoxes. Egan joue en virtuose des vertiges des interprétations probabilistes, de la multiplicité des univers parallèles. Baxter, quant à lui, choisit d’appliquer au monde quantique l’arsenal narratif traditionnel de la SF : il nous en décrit les merveilles par les yeux de personnages pour lesquels elles sont des réalités quotidiennes.
Ceux de Flux (1993) vivent près de la surface d’une étoile à neutrons, dont la densité interdirait a priori toute vie organique. Ce sont donc des êtres au corps d’étain et à la taille microscopique, au sens premier du terme : ils ne dépassent pas quelques microns de hauteur ; la vaste cité qui fait leur fierté, Parz, ne mesure guère qu’un centimètre ; et un voyage de quelques mètres est une prodigieuse aventure. Ce qui tient lieu d’air y a des propriétés proprement quantiques, comme la superfluidité ; le « deuxième son » (une onde de température à pression constante plutôt que l’inverse) permet la vision, et l’on apprend dès les premières lignes du roman que les photons ont une odeur. Nos héros ressentent également les variations de champ magnétique, le « flux » du titre, qui dominent leur univers.
Si l’étrangeté de ces perceptions sensorielles participe puissamment au dépaysement du lecteur, le paradoxe n’est qu’apparent : conçus à notre image, ces humanoïdes auxquels on s’identifie sans peine ont comme nous cinq sens, mais qui ne sauraient fonctionner comme les nôtres, et les mêmes mots recouvrent des mécanismes somato-physiques très différents.
A ce stade, il convient de saluer les traducteurs de Flux, Sylvie Denis et Roland Wagner : leur fidélité au langage inventé par Baxter pour rendre compte de ces conditions de vie extrêmes s’accompagne de véritables trouvailles lexicales, comme le « magmont » et le « magval » des lignes de champ (up- et downflux, dit moins joliment Baxter). La couverture de Manchu réussit également la gageure de combiner l’élégance de la composition avec la justesse de la vue d’artiste, dont le moindre détail trouve sa justification dans le texte. Du grand art.
Cette micro-histoire s’inscrit par ailleurs dans un arc immense, dont l’ouvrage intègre une chronologie courant sur près de vingt milliards d’années. Après Gravité (1991) et Singularité (1992), Flux est le troisième volet de ce cycle des Xeelees. La quête de sa protagoniste, la jeune Dura, a pour enjeu de comprendre à quelles fins sa race a été créée par nous autres « archéo-humains » — et d’accepter, ou non, son destin cosmique. Les amateurs de space opera en prendront aussi pour leur sense of wonder.
Un roman foisonnant, donc, facétieux parfois, si riche que le puriste en moi a presque mauvaise conscience à regretter que d’autres aspects de cet univers fascinant n’aient pas été plus approfondis — que les habitants de ce monde quantique ne rencontrent pas de problèmes particuliers de mesure, par exemple, que l’écologie en soit à peine esquissée ou la politique rudimentaire.
Un roman difficile, aussi. Les amateurs moins confirmés gagneront peut-être à aborder la hard science baxtérienne par le biais de ses nouvelles, comme celles du recueil Vacuum Diagrams qui viendra bientôt compléter le cycle des Xeelees chez le même éditeur. Elle le mérite. Car avec Stephen Baxter et Greg Egan, le Bélial’ affirme plus que jamais une posture militante, offrant au public français des textes de la science-fiction la plus ambitieuse, dans des traductions impeccables.
Éric Picholle
Critique originellement parue dans le Bifrost 63
Les Enfants de la Destinée
Coalescence
De nos jours. À la mort de son père, George Poole, informaticien londonien, apprend qu'il aurait eu une sœur jumelle. Cherchant à résoudre ce secret familial, sur lequel sa sœur aînée, Regina, expatriée aux Etats-Unis, refuse de se répandre, il se lance sur la piste de l'Ordre de Sainte Marie Reine des Vierges, une institution basée à Rome, spécialisée dans la généalogie, aidé par Peter, un ancien camarade d'école qui élabore des idées bizarres sur la nature de l'univers, la mécanique quantique ou sur l'Anomalie de Kuiper, l'étrange lumière récemment apparue dans la ceinture d'astéroïdes.
Sous la domination romaine, Regina, fille de dignitaires occupant la Bretagne, voit son univers se délabrer : sa famille dispersée ou décimée en peu de temps, elle est hébergée par la famille de son esclave affranchie, laquelle essuie à son tour des revers et fuit devant les invasions barbares. Malgré la série de malheurs qui l'accablent, Regina, au fort instinct de survie, se fraie un chemin dans la vie, jusqu'à intégrer, à Rome, une communauté féminine, qu'elle va faire évoluer pour assurer à sa descendance un havre de paix. Dans les catacombes transformées en abri inviolable, les femmes de l'Ordre de Sainte Marie prospèrent à l'écart de la folie du monde.
De nos jours encore, Lucia, élevée dans l'Ordre, est effrayée par le destin qui l'attend car elle est capable, au contraire de ses sœurs stériles, de concevoir des enfants d'une façon non orthodoxe.
Ces trois récits entrelacés forment une fascinante intrigue qui permet à Stephen Baxter de se pencher, une fois de plus, sur le thème de l'évolution. Ici, il développe le concept d'émergence en étudiant la façon dont un agrégat d'actions isolées, une coalescence, se transforme en structure : c'est l'embouteillage automobile résultant de décisions individuelles prises dans l'ignorance, c'est la ville adoptant sa physionomie avec ses rues commerçantes et ses quartiers insalubres, ou encore une mosaïque d'activités comme le transport de marchandises, les services de voirie ou de sécurité débouchant sur un système autonome, une société qui perdure malgré les actions des dirigeants à leur tête. C'est la ruche, où l'individu, dont le rôle est permutable, n'a pas de vision globale du système. Par sa perfection même, cette eusocialité figée est une impasse évolutive.
La démonstration qu'en fait Baxter à travers son roman est aussi implacable que vertigineuse. Il la poursuit même vingt mille ans dans l'avenir, dans une conclusion opposant l'Expansion à la Coalescence. Et par une de ces acrobaties intellectuelles dont il a le secret, l'auteur parvient à relier son propos à la manipulation de l'espace-temps par un générateur de trou noir et à l'Anomalie de Kuiper qui pourrait bien se révéler être une menace pour l'évolution de l'humanité… dans un volume à venir.
On a du mal à apparenter ce roman à de la science-fiction tant l'essentiel du récit, alternativement conté sur le mode du thriller ou de l'épopée romanesque, est faible en éléments permettant de le reconnaître pour tel. Les révélations entraînant ces puissantes spéculations n'interviennent qu'en fin de volume, après que Poole est parvenu au terme de sa passionnante enquête et que le récit de Regina, superbe reconstitution historique de la décadence romaine, s'achève, et juste avant de conclure de façon magistrale ce fascinant opus. Baxter est si stimulant intellectuellement que personne n'a plus honte, grâce à lui, de lire de la science-fiction ; on aurait plutôt honte d'avouer qu'on n'a pas encore lu Baxter. Magistral.
Claude Ecken
Critique originellement parue dans le Bifrost 43
Exultant
Dans le premier volume, une secte très ancienne élevait les enfants à la façon d'une ruche, avec le but de créer une coalescence susceptible de devenir une structure sociale défiant le temps, même en l'absence de dirigeant. Le roman s'achevait vingt-cinq mille ans dans le futur, au cours d'une interminable guerre opposant les Humains aux Xeelees. Le second tome de cette tétralogie (que l'éditeur persiste à considérer comme une trilogie…) commence là où s'arrête le premier, dans l'espace, lors d'un combat où il est clairement admis que les jeunes recrues ne sont que de la chair à canon formatée pour mourir jeune. Une vie brève brille d'une lumière vive est leur devise. Les Xeelees sont d'autant plus difficiles à vaincre que, par la magie des déplacements plus rapides que la lumière, ils sont en mesure de connaître les manœuvres de l'adversaire avant que celui-ci ait arrêté son plan. Pirius a joué sur ces décalages temporels pour gagner la première bataille contre l'ennemi, mais se retrouve dans une ligne temporelle du passé, face à son double qui n'accomplira jamais cet acte de bravoure mais n'en sera pas moins puni, en même temps que son auteur, car les initiatives personnelles, mêmes victorieuses, sont contraires aux ordres. Pirius Bleu (celui du futur) est envoyé comme simple soldat sur un astéroïde où il subit un entraînement éreintant tandis que l'innocent Pirius Rouge est contraint d'accompagner le commissaire Nilis dans des missions loin du front. Il se rendra progressivement compte que ce châtiment est en réalité une aubaine permettant à l'humanité de prendre l'avantage dans la guerre contre les Xeelees, dont on ne sait rien, ni sur les vaisseaux ni sur la raison pour laquelle ils investissent Chandra, le gigantesque trou noir au centre de la galaxie, hormis le fait qu'ils semblent y puiser leur énergie…
Ce roman pourrait n'être qu'un space opera de grande envergure — ce qui est tout à fait honorable — racontant une guerre contre un ennemi hors norme. Au passage, Baxter nous régale avec sa débordante imagination, notamment concernant d'autres formes de vie comme les Qax ou les redoutables Fantômes d'Argent, qui ressemblent à des miroirs sphériques dont la peau ferait partie d'un autre univers, ou encore les quagmites, formes de vie primitives nées quand l'univers n'était encore qu'une soupe de quarks. Mais Baxter nous transporte bien plus loin…
Sa réflexion sur l'évolution se poursuit avec un tableau récapitulant les étapes de la formation de l'univers depuis le Big Bang, qu'il parvient à peupler avec de la vie dès le premier millionième de seconde ! Outre cette époustouflante démonstration, il réussit le tour de force d'expliquer par ce biais les énigmes restantes de l'astronomie ou de la mécanique quantique : la masse manquante de l'univers et la répartition de la matière visible par agrégats, la prépondérance de la matière sur l'anti-matière, la structure de la galaxie spirale et la proportion anormale de lithium dans l'univers… Le tout est assaisonné de réflexions philosophiques sur l'apparition de la vie ou la nature de l'univers et la relation au temps, Baxter passant d'une idée à l'autre avec une agilité empêchant son audacieux échafaudage de s'effondrer.
Les amateurs d'aventure et d'action sauteront sans peine ces passages qu'ils jugeront bavards, les autres resteront bouche bée devant la maestria avec laquelle Baxter suscite chez le lecteur de science-fiction ce fameux sense of wonder qui est la matière exotique de cette littérature. C'est un enchantement permanent et du grand art, vraiment !
Claude Ecken
Critique originellement parue dans le Bifrost 47
Transcendance
Après le récit historique et contemporain de la naissance de la Coalescence, et la plongée dans le futur lointain (25 000 ans !) d'une humanité jetée dans une guerre sans merci (Exultant), le dernier volume des « Enfants de la destinée » se déroule conjointement dans un futur proche miné par les bouleversements climatiques et cinq cent mille ans dans l'avenir, époque où les post-humains ayant essaimé sur plusieurs mondes sont regroupés dans un Commonwealth à l'échelle de la galaxie. Cette expansion a été rendue possible par l'exploitation d'une source récupérant l'énergie des particules de matière grâce à un réacteur à énergie de Higgs. Chaque individu, bardé de nanomachines, maîtrisant la téléportation (on parle de swiffer), est chargé d'Observer un ancêtre de l'humanité. La Transcendance, composée d'immortels, a en effet, dans son objectif de Rédemption, rendu obligatoire l'Observation.
À cette lointaine époque, Michael Poole, neveu du George Poole découvrant le monde souterrain de la Coalescence dans le premier tome (Michael, qu'on retrouvera d'ailleurs dans Singularité, second volet du cycle des Xeelees à paraître en 2009 au Bélial'), est considéré comme une figure majeure de l'humanité, celui qui lui a donné un avenir ; en 2047, il n'est pourtant qu'un individu aux rêves d'espace disparus avec la récession énergétique : on n'emprunte que très rarement l'avion et la voiture individuelle n'est plus qu'un souvenir. Méprisé par son fils dont il n'a pas su s'occuper pour s'être trop lamenté de la mort de son épouse Morag, ce brillant ingénieur du nucléaire n'est plus que l'ombre de lui-même. Il trouve cependant un regain de vitalité quand son fils Tom manque de périr dans l'explosion d'une poche de méthane libérée par la fonte du permafrost en Sibérie. Conscient que la planète risque de sauter dès lors qu'une réserve géante de gaz s'échappera vers la surface, il met au point, avec son fils et avec l'aide de Géa, une intelligence artificielle dédiée à la modélisation de la biosphère, un projet visant à éradiquer la menace. Ce semblant de réconciliation est pourtant contrarié par les apparitions de plus en plus fréquentes du fantôme de sa femme qui, manifestement, tente d'entrer en communication avec lui, ce qui irrite Tom, persuadé que son père s'entiche de surnaturel. Les relations familiales sont encore compliquées par un contentieux opposant Michael à son frère John, riche homme d'affaires, et par les liens qu'il renoue avec sa tante Rosa, vieille dame encore très active, prêtre catholique, qui accorde davantage de crédit aux visions de Michael.
Dans le futur, Alia, qui a en héritage la vie de Michael Poole, apprend qu'elle a été désignée pour rejoindre les immortels de la Transcendance, proches de la divinité vers laquelle tend à présent la post-humanité. C'est dans ce but qu'a été entrepris la Rédemption. Alia reste en proie au doute, s'apercevant que le remords et la torture que l'Observation démultiplie à l'infini ne sont pas le fait de la Rédemption mais des immortels eux-mêmes. La Rédemption vise cependant à réellement réparer le passé. Dans le cadre de la théorie d'un univers fini, passé et futurs se rejoignent, et l'écoute des ondes gravitationnelles, en permettant d'entrevoir la structure et le contenu de l'univers, autorise l'envoi de sondes dans le futur afin de mieux les projeter dans le passé profond.
La Transcendance, ultime étape de l'humanité, ne serait-elle pas en même temps la pire des menaces ? C'est autour de questions métaphysiques que s'organisent les diverses intrigues de ce dernier opus, autour de la place de l'homme dans l'univers et de sa destinée, sur son identité, s'il est amené à abandonner celle-ci au profit de l'espèce. C'est, à un autre niveau, ce qui advient à Berra, drone né dans une ruche de la Coalescence uniquement parce qu'Alia a besoin de s'entretenir avec elle et qui, prenant conscience de ce qu'elle est et n'ayant plus de motif de vivre une fois sa mission remplie, ne peut que mourir. Baxter oppose la coalescence, adaptative, à l'humanité, essentiellement volontariste, question qu'il examine sous tous les angles : l'adaptation n'a pas forcément besoin d'esprit, mais « mieux valait ne pas savoir qu'on vivait dans une ruche ». En bon compositeur de symphonies, Baxter ne cesse de jouer des motifs de son thème à plusieurs niveaux. À la culpabilité de la Coalescence correspond celle de Michael Poole envers sa femme et son fils. Il le fait également avec un sens de la narration jamais démenti et une écriture qui transforme la science en poésie. Ainsi, il voit un réseau de communication s'élever à la conscience « de la même façon que le schéma tracé par le givre émerge de l'interaction des molécules de glace ».
Sa hard science se fait plus discrète ou s'étoffe de considérations plus humanistes, ce qui ne l'empêche pas de se lancer à tout bout de champ dans de vertigineuses réflexions ou de donner à voir des images science-fictives proprement saisissantes — ainsi le Récif, immense dépôt d'ordures composé de voitures entassées, montagne sur laquelle s'est développée une écologie incluant les rats, les corbeaux mais aussi les humains. L'évolution, la destinée humaine, sont plus que jamais au centre de sa réflexion, et Transcendance clôt de façon magistrale les « Enfants de la destinée », une trilogie à coup sûr promise au rang de classique.
Claude Ecken
Critique originellement parue dans le Bifrost 52
Les Univers multiples
Temps
Persuadé que l'avenir de l'homme est dans l'espace, Reid Malenfant, exclu de la NASA, a convaincu des investisseurs de financer un programme concurrent de conquête spatiale à rentabilité immédiate avec l'exploitation d'astéroïdes. C'est un excentrique optimiste qui n'est jamais là où on l'attend. Son ancienne épouse, Emma Stoney, qui est restée sa secrétaire, le soupçonne de s'être inventé une maîtresse juste pour se consacrer davantage à ses projets. Ceux-ci changent notablement quand Cornelius Taine, un mathématicien, parvient à théoriser l'extinction de l'humanité dans les deux siècles à venir par un cataclysme quelconque, une conséquence de la surpopulation ou de l'épuisement des matières premières, théorie qui ne peut que flatter les idées d'un Reid pressé de voir l'homme quitter la planète. Taine le convainc cependant de tenter une expérience délirante, persuadé que si l'homme est parvenu à s'en sortir, il a envoyé un message dans le passé pour prévenir ses ancêtres. La détection de ce message, réalisée à partir du comptage de neutrinos issus de désintégrations de quarks et d'anti-quarks, est une preuve d'autant plus vertigineuse qu'elle désigne un astéroïde a priori insignifiant, Cruithne, mais dont l'orbite est si bien ajustée à celle de la Terre qu'elle constitue un mystère. Il n'en faut pas plus pour que Reid modifie ses plans, envoyant sa fusée sur un objectif moins facile à atteindre, avec, à son bord, un calmar génétiquement modifié dont l'intelligence, pour rudimentaire qu'elle nous apparaisse, est exceptionnelle par rapport à ses congénères. Sheena 5 sait que son voyage est sans retour et l'accepte plus facilement que bien des humains ayant appris sa présence à bord. Alors que se posent des questions éthiques sur l'emploi de calmars dans l'espace, l'humanité s'inquiète, dans le même temps, de l'apparition d'enfants surdoués à travers le monde, dans des quartiers défavorisés, qui tous dessinent des cercles bleus. La peur qu'ils suscitent amène la société à les confiner dans une école en Australie, où ils sont suivis…
Autour de ces trois axes, les enfants surdoués, les céphalopodes amenés à l'intelligence et le message en provenance du futur, Stephen Baxter élabore une intrigue échevelée, où la découverte sur Cruithne d'un artefact permettant de passer d'un univers à l'autre emmène les héros dans une multitude de mondes parallèles. Tout au long de cette folle aventure se pose la question du sens de la vie et celle de l'immortalité de l'espèce. L'humain se refuse à croire qu'il s'éteindra un jour, au mieux avec la mort de son soleil, ni, s'il parvient à essaimer dans la galaxie et au-delà, à disparaître en même temps que l'univers, lui aussi mortel. La théorie des univers parallèles qu'il développe, si elle assure une pérennité, pose cependant d'autres questions.
Stephen Baxter a le sens du cosmique. La première partie du roman, passionnante dans ses développements très hard science, comme l'usage de particules voyageant dans le temps, l'emploi de calmars pour l'exploration spatiale, la confiscation de l'espace par la NASA (un reproche qu'il a déjà utilisé ailleurs) rappelle que l'auteur fut lui-même un candidat aux étoiles refusé par la NASA. Si l'espace a perdu un astronaute, la science-fiction a gagné un écrivain d'envergure, qui possède un sens de l'intrigue et du rythme capables de transformer le plus assommant exposé scientifique en insoutenable suspense.
Au terme de cette aventure absolue se pose la question de savoir ce que Baxter pourra bien encore raconter dans les prochains volumes de la trilogie (Espace et Origine), tant il semble être allé loin dans l'exploration de son univers. Il est surprenant que ce très grand roman ait dû attendre huit ans pour être traduit en France (mais il est tout aussi irritant de voir que nombre d'œuvres de Baxter, comme les séries Xeelee, Behemoth et Time's Tapestry, restent inédites chez nous).
Claude Ecken
Critique originellement parue dans le Bifrost 46
Espace
Il n'est pas nécessaire d'avoir lu le premier (et excellent) volume pour apprécier celui-ci. Ceux qui l'auront lu risquent même d'être déstabilisés en pensant lire la suite chronologique de ce premier opus. Or, on y retrouve Reid Malenfant alors qu'il rêve encore à l'espace ; il est toujours ce promoteur du retraitement de minerai des astéroïdes.
Cette fois, l'intrigue s'articule autour d'une autre réponse apportée au paradoxe de Fermi : si la vie intelligente est un phénomène susceptible d'apparaître ailleurs, alors, depuis le temps qu'elle existe, la Galaxie aurait déjà dû être colonisée, voire plusieurs fois.
Précisément, la scientifique japonaise Nemoto a découvert les traces d'une activité extraterrestre aux abords du système solaire. Reid Malenfant découvre ainsi une espèce mécanique auto-réplicante baptisée les Gaijin (étrangers en japonais) dont une entité le mène à travers des portes débouchant sur d'autres mondes. Cette technologie permet bientôt à des groupes d'humains de voyager à travers l'espace et de coloniser nombre de planètes et satellites du système solaire, Mercure, Io, Titan…, sachant qu'aucun d'eux ne retrouvera, du fait des déplacements relativistes, sa terre d'origine.
On est bien un peu perdu en s'efforçant de suivre, à des périodes différentes non chronologiques étalées sur un millénaire, Malenfant, bien sûr, mais également Franck Paulis, ingénieur aussi cynique que riche, Madeleine Meacher, grande voyageuse, Carole Lerner, la première à se poser sur Vénus, Dorothy Chaum, pasteur, et bien d'autres, sans parler de l'intrigante Nemoto à l'exceptionnelle longévité, qui nourrit une rancœur tenace envers les extraterrestres. Les Gaijin se contentent de piller les ressources de la ceinture de Kuiper, devant l'humanité impuissante : Nemoto sait que le jour où l'humanité en aura besoin, il n'y aura plus rien. Mais ils ont permis à l'humain d'essaimer dans l'espace et se révèlent juste désireux de nous observer et nous comprendre. Ils fuient aussi une menace autrement plus terrible. Derrière eux se profilent d'autres espèces, comme les Incendiaires, dont les voiliers solaires progressent grâce aux explosions des étoiles sur leur passage.
On est bien un peu perdu par ces tribulations en apparence éparpillées mais toujours époustouflé par l'inventivité de Baxter qui agite nombre de concepts scientifiques avec méthode et rigueur, jusqu'à les pousser dans des retranchements inattendus.
Comme souvent chez cet auteur, mais contrairement au premier volume, la vie n'est pas une exception ; elle apparaît dans les conditions les plus extrêmes et se décline sous les formes les plus inattendues. Toujours interpellé par les questions d'évolution, Baxter confronte les explorateurs à des Néandertaliens ressuscités par les Gaijin, puis montre une humanité régressant jusqu'au mode tribal, ou des colonies à l'agonie suite au manque de ressources, peut-être pour mieux rappeler que l'expansion de notre espèce dans l'espace demeure problématique voire vouée à l'échec. Et c'est ainsi que, l'air de rien, Baxter récupère son propos dans les cinquante dernières pages en expliquant pourquoi les preuves de vie extraterrestre sont apparues seulement maintenant. Le paradoxe de Fermi se trouve expliqué et immédiatement dépassé en même temps qu'il ouvre des horizons encore plus vastes sur l'évolution et le destin non seulement de l'humanité mais de toute espèce évoluée. On en reste époustouflé.
En dépit d'un milieu un peu brouillon, ce roman est remarquable par les interrogations métaphysiques qu'il suscite et le sense of wonder qu'il véhicule de bout en bout. Magistral, une fois encore.
Claude Ecken
Critique originellement parue dans le Bifrost 49
Origine
Livre probablement chroniqué dans un numéro de Bifrost d’un univers parallèle.
« Diptyque du désastre »
Déluge
Le changement climatique prévoyait la montée des eaux de dix mètres avant la fin du siècle, l'archipel des îles Tuvalu englouti, ainsi que le delta du Gange et bien d'autres coins de la planète. Toutes ces prédictions très sérieuses se sont produites bien avant les estimations, et ont même été balayées par un déluge impensable dans la mesure où le volume liquide dépasse largement la somme des océans. Ce ne sont pas dix, cent, ni même mille mètres qui submergent la planète, mais bien plus, de quoi engloutir l'ensemble des terres en moins d'un demi-siècle.
D'emblée, on se demande comment un tel prodige est possible. Pour le justifier, Baxter sort de son chapeau une théorie rendant compte de formidables masses liquides sous le manteau rocheux, d'un volume supérieur à celui des océans actuels. De là à imaginer l'engloutissement des plus hautes cimes de l'Everest : de telles quantités sont en jeu qu'on doute la chose possible. Pour une fois, Baxter ne fait pas preuve d'une grande rigueur scientifique, mais ce n'est pas non plus autour de ces questions qu'il a basé son roman…
En effet, son récit s'inscrit clairement dans la tradition anglo-saxonne des romans catastrophes, à laquelle il a déjà souscrit, et ambitionne de raconter une lutte pour la survie. Les problèmes à surmonter diffèrent à chaque changement d'échelle. C'est avant tout cette perspective qui sert de moteur à l'intrigue et c'est autour de ces questions que le récit est rationalisé. Pour ce faire, Baxter s'appuie sur quatre scientifiques retenus en otage durant cinq ans, en Espagne, par des fanatiques religieux, deux hommes, Gary et Piers, et deux femmes, Lily et Helen, laquelle fut violée et accoucha en captivité d'une enfant qu'elle chérit comme la prunelle de ses yeux et qui lui sera enlevé à sa libération. Spécialistes du changement climatique en mission, ces scientifiques étaient à même d'apprécier, en 2016, l'ampleur des catastrophes survenues durant leur réclusion. La relation de l'inondation de Londres tandis que Lily y retrouve sa sœur est emblématique du désarroi de la population et de l'impuissance de la société à secourir tout le monde à la fois : on devine la civilisation sur le point de craquer.
Conscient des drames à venir, un milliardaire visionnaire, Lammockson, prend les savants sous son aile et pense déjà à reconstruire la civilisation après le chaos. Il a en effet acheté des terrains sur les hauteurs, prévu la confection de vêtements fonctionnels et durables, placé des graines en lieu sûr. Sa réussite est aussi basée sur un pragmatisme un rien cynique, une absence de compassion face aux millions, puis aux milliards de victimes inévitables, ce qui lui permet d'avoir toujours un temps d'avance. C'est ainsi qu'il établit une ville dans les hauteurs péruviennes tandis que le reste de la planète ne gagne les hauteurs qu'au rythme de la montée des eaux. Son but ultime est la fabrication d'arches autosuffisantes susceptibles d'abriter ce qui reste de l'humanité.
Alors que l'intrigue se resserre progressivement sur Lily et sa famille, en proie à des problèmes plus prosaïques mais qui découlent également de la situation, on assiste aux bouleversements accompagnant la fin d'un monde, panorama certes incomplet mais qui comprend quelques beaux tableaux et des scènes épiques, comme les infatigables marcheurs cherchant où s'arrêter, les microsociétés négociant cher le moindre privilège ou les plates-formes flottantes récupérant des biens au-dessus des cités englouties. Il ne s'agit cependant que de vignettes disparates : étalées sur plusieurs décennies, fractionnées sur plusieurs sites, elles ont du mal à agréger une intrigue stable autour des principaux protagonistes. L'alchimie ne prend que dans le dernier tiers, quand la montée des eaux a considérablement réduit la surface habitable, les moyens d'action et les intervenants. Baxter refuse également le spectaculaire ou le voyeurisme qu'on peut aisément imaginer avec un tel sujet, parvenant néanmoins à faire frémir, un peu, avec l'évocation de la plus sordide des séquences morbides. Mais cette mise à distance atténue également la portée dramatique du récit.
Il se montre en revanche plus intéressé par les questions d'évolution, la pression darwiniste jouant également à fond dans ce récit catastrophe, qui voit les plus réactifs sauver leur peau. Baxter parvient à bien faire comprendre que les états d'âme n'ont plus cours et que la compassion peut s'avérer mortelle, prise de conscience qui sous-tend une bonne partie des relations, souvent conflictuelles, entre les protagonistes. Il s'attarde également sur les enfants, qui n'ont connu que la fuite devant le déluge et parviennent à remarquablement s'adapter à la situation, nageurs émérites à l'aise dans de grandes profondeurs et capables d'évoluer en apnée prolongée. L'adulte est forcé, à regret, d'abandonner dans ce nouvel environnement des pans entier de son savoir, pour une grande part obsolètes. C'est sur la transmission de la culture et, partant, des valeurs commune à une cellule familiale, que Baxter s'interroge le plus ; à cheval sur deux générations, le roman montre la faillite de cet enseignement. Alors que chaque parent s'imagine donner à sa progéniture les moyens de faire son chemin dans la vie, ici la rupture est à chaque fois consommée : la fille de Helen, les enfants d'Amanda, la sœur de Lily, le fils du milliardaire, tous finissent par s'opposer de la plus radicale façon à leurs parents ou substituts, et c'est une autre question concernant les mécanismes de l'évolution et de la transmission d'un bagage dans des circonstances extrêmes, que l'auteur pose ici.
Déluge se situe cependant un cran en dessous de ce à quoi il nous avait habitués. Baxter est-il au creux de la vague ? La lecture de ce roman n'est pas désagréable, d'autant plus que la psychologie des personnages est davantage fouillée. Il est manifeste également que ce sont les stratégies de survie qui sont au cœur du récit ; ce premier volume étant destiné à amener l'humanité sur des cités-radeaux, il faudra attendre la suite, Ark, pour vérifier si cette mise en place un peu laborieuse méritait le détour.
Claude Ecken
Critique originellement parue dans le Bifrost 57
Arche
Suite de Déluge, qui a vu la Terre inondée par de gigantesques poches d'eau souterraines ayant fait résurgence, Arche décrit le projet gouvernemental consistant à exiler un fragment de l'humanité vers un autre monde. C'est une aventure s'étalant sur plus d'un demi-siècle que Baxter propose dans ce volume, où les protagonistes du début s'effacent progressivement au profit de leurs enfants et de la génération suivante.
La destination est une planète distante d'une vingtaine d'années-lumière, autour d'une étoile relativement semblable au Soleil. Afin de ne pas perdre trop de temps dans le trajet à destination, le mode de propulsion choisi, dans une bulle de distorsion échappant à l'espace-temps, reste cependant hautement spéculatif, comme le reconnaît l'auteur en postface, ne serait-ce que pour embarquer l'accélérateur de particules destiné à modifier localement la constante cosmologique, lequel nécessite l'énergie d'une antimatière récoltée au large de Jupiter, car trop longue à fabriquer avec les moyens humains classiques.
En adepte des voyages spatiaux, l'auteur n'omet aucun détail d'une expédition dont on imagine sans peine la difficulté. La catastrophe planétaire devient, rétrospectivement, le seul impératif de survie suffisamment fort pour justifier cette entreprise hors normes et dans un temps réduit. Pour mieux convaincre le lecteur, Baxter présente quelques scènes sordides liées à la survie et aux bouleversements sociaux accompagnant la montée des eaux. C'est encore l'imminence du désastre, et la faible dangerosité en cas d'accident, qui autorise la reprise de projets remisés au placard, comme le vaisseau spatial Orion à propulsion nucléaire.
Les candidats choisis pour leur jeune âge, leurs grandes capacités intellectuelles, sont formés de manière à réussir cette expédition de plusieurs années. Dès le départ, des impératifs politiques, des modifications de programme, des désordres divers infléchissent le projet. Des passagers clandestins aux accidents engageant la survie du groupe, des conflits psychologiques à la schizophrénie individuelle, en passant par des modes de gouvernance successifs, de l'abandon de la destination initiale pour une autre en passant par le désir de rebrousser chemin, aucune piste narrative n'est négligée, Baxter s'amusant même à les traiter toutes en un seul ouvrage, comme il traita jadis dans Les Vaisseaux du temps de l'ensemble des thèmes liés au voyage temporel. C'est donc une compilation de toutes les situations qu'a engendré le thème de l'arche stellaire qui est présentée ici, en tenant compte des avancées scientifiques réalisées entre-temps.
L'exercice a l'avantage et l'inconvénient du pot-pourri, à savoir que ces thèmes familiers manquent d'originalité et qu'à peine esquissés, ils sont abandonnés pour le suivant. Si on suit les péripéties avec intérêt, l'intrigue s'éparpille malgré tout entre les multiples protagonistes et les théâtres des opérations. L'auteur a du mal, et on le comprend, à rassembler les fils des intrigues croisées en une seule trame cohérente, celle de la survie globale de l'humanité étant trop ravaudée pour être satisfaisante.
Un thème dominant finit tout de même par émerger, récurrent chez l'auteur, à savoir les possibilités de vie et leur évolution dans l'univers. D'abord contenu dans la seule tragédie de l'humanité, il se dégage insensiblement du spectacle des mondes croisés, épuisés plutôt que morts, et de l'absence de signaux intelligents. En fin de roman réapparaît donc le Stephen Baxter des vertigineuses spéculations ; mais peut-être avait-il lui aussi besoin d'accomplir ce long périple pour se retrouver.
Claude Ecken
Critique originellement parue dans le Bifrost 61
Nouvelles
« Tu ne toucheras plus jamais terre » in Aventures lointaines 01
On reste dans l'uchronie avec l'étrange « Tu ne toucheras plus jamais terre », de Stephen Baxter, où Hermann Göring découvre l'Axe, mais pas celui auquel on pense en général. je vous en laisse la surprise…
Pierre-Paul Durastanti
Critique originellement parue dans le Bifrost 16
« Mittelwelt » in Aventures lointaines 02
« Mittelwelt », uchronie signée Stephen Baxter, se déroule dans un univers proche, sinon identique, à celui de sa première nouvelle parue dans Aventures Lointaines 01, « Tu ne toucheras plus jamais terre ». On y assiste au premier vol d'un bombardier révolutionnaire devant permettre à l'armée allemande d'asseoir sa supériorité militaire. L'histoire ne présente guère d'intérêt et, contrairement à la précédente, qui s'achevait sur la découverte d'un artefact assez stupéfiant, se révèle sans surprise.
Philippe Boulier
Critique originellement parue dans le Bifrost 19
« Remembrance » in N.S.O.
« Remembrance » de Stephen Baxter, située dans l'univers des Xeelee, parvient à donner le sentiment que même dans un univers où elle est plus ou moins condamnée à être la victime de civilisations plus puissantes, comme les Squeem, les Qax et les Xeelee, l'humanité peut encore prendre quelques décisions importantes — à condition d'avoir la mémoire longue.
Sylvie Denis
Critique originellement parue dans le Bifrost 55
« George et la comète » in Utopiales 2009
Spécialiste de hard science, Stephen Baxter prouve avec « George et la comète » qu'il peut aussi avoir beaucoup d'humour. Phil Beard, salarié d'une boîte informatique, se réveille à la fin du monde dans le corps d'un lémurien, flanqué d'un congénère à la politesse exquise. Le soleil est une géante rouge, la terre a disparu, les deux hommes régressés habitent une sphère artificielle de modeste dimension dont l'axe est un arbre immense. Qui a bâti la sphère ? Pourquoi Phil et George y ont-ils été placés, et comment ? Telles sont les énigmes que l'auteur s'attache à résoudre en vingt pages remplies de sense of wonder. Puissant et hilarant.