C’est dans les studios de cinéma de Boulogne que nous avons rencontré le Pink Floyd, qui tournait alors les raccords et la partie playback d’un film coproduit par les télévisions française et belge (ORTF et RTB). D’une durée de cinquante-cinq minutes environ, ce film a été tourné en extérieur à Pompéi pour sa plus grande partie. Il n’y a aucun argument dramatique, ce n’est qu’une suite d’images des ruines de Pompéi accompagnées d’une musique du Pink Floyd déjà connue des amateurs. Ce film devrait être présenté sur la deuxième chaîne couleur française aux environs de Pâques 1972.
Certains pourront se demander ce que le Pink Floyd vient faire dans les colonnes de Galaxie. Nous ne voudrions pas plagier Philippe Curval, aussi disons simplement que l’introduction de son article « Espaces habitables » paru dans Galaxie n°80 résume tout à fait notre opinion. Et c’est en cela que le Pink Floyd intervient. Toute musique est évidemment propice à la rêverie ; celle du Pink Floyd autant qu’une autre, pourrait-on objecter. Non, car ces quatre musiciens créent, parfois volontairement et parfois non, une série d’images, une atmosphère, des sonorités qui rappellent irrésistiblement les mondes étranges que nous ont si bien décrit les plus grands auteurs de science-fiction. Ce phénomène est assez rare pour que nous consacrions une interview au Pink Floyd. Car, à part l’Amon Düül, il n’y a quasiment aucune autre formation musicale importante qui crée une « musique de sciencefiction ». (Le cas du groupe Magma est légèrement différent.)
Comme nous le verrons au cours de l’interview, la musique du Pink Floyd n’est pas intentionnellement de la SF mais plutôt une certaine régurgitation des univers SF ou, mieux, une certaine forme osmotique desdits univers. C’est une musique suffisamment vaste et ample, riche et colorée, pour que l’auditeur soit capable d’y projeter ses phantasmes personnels et d’avoir ses propres visions. C’est une base de départ pour le rêve et la création. Les très longs morceaux (nous pensons plus particulièrement à Atom Heart Mother, qui est peut-être l’œuvre la plus grandiose et la plus achevée du Pink Floyd) permettent l’élaboration de toute une intrigue — plutôt que d’une série d’images sans points communs ni fil conducteur — et nous pourrions alors dire que l’auditeur aboutit à un véritable test projectif.
Les membres du Pink Floyd n’aiment pas beaucoup que les gens les enferment dans un réseau de règles et de significations ; ils ne pourront cependant jamais interdire la rêverie.
Le groupe se compose de quatre membres, comme nous l’avons déjà dit. Il s’agit de David Gilmour, guitare solo et chant ; Roger Waters, guitare basse et chant ; Richard Wright, orgue, piano et chant ; Nick Mason, percussions. C’est Gilmour que nous avons plus particulièrement interrogé et qui parle, on le verra, tantôt au nom de tout le groupe, tantôt en son nom personnel.
Quelle est la place de la science-fiction dans la musique du Pink Floyd ?
Nous lisons tous des romans de science-fiction et c’est une forme de littérature qui nous intéresse beaucoup. Cependant, ce que nous cherchons surtout à faire, c’est créer des images à l’intérieur de notre musique.
Vous voulez dire que vous désirez créer des images ou une atmosphère de science-fiction en utilisant le médium de la musique comme d’autres utilisent celui de la littérature ou de la peinture ?
Ce n’est pas exactement cela. Nous voulons créer des images, tout simplement. Nous voulons montrer ce qui nous passe par la tête, ce que nous avons dans l’esprit.
Certains titres, cependant, se rattachent nettement à la SF. Je pense plus particulièrement à Interstellar Overdrive, Set the Controls for the Heart of the Sun ou Astronomy Domine. Est-ce que dans ces cas précis vous avez souhaité créer des images de SF ?
Oui, c’est vrai. Cela nous arrive quelquefois aussi dans d’autres morceaux dont les titres ne sont pourtant pas proches de la SF.
Quand vous avez composé cette œuvre énorme qu’est Atom Heart Mother, avez-vous voulu faire tout simplement une musique qui vous plaise, qui réponde à certains critères esthétiques ou musicaux, ou bien avez-vous cherché à y cacher une signification, un message ?
À l’origine, Atom Heart Mother était tout simplement un morceau écrit pour le groupe dans sa forme la plus classique. Nous avons commencé à l’enregistrer sous cette forme. En fait, nous ne savions pas exactement trop quoi en faire. Puis, comme cela avait l’air d’une musique grandiloquente et majestueuse, nous avons décidé de la compliquer, de l’étoffer, en ajoutant des instruments que nous n’utilisons pas d’habitude et toute une partie chorale assez originale. Il ne faut pas y voir un message ou une signification bien précise, je crois.
Les paroles assez étranges chantées par le chœur ont-elles une signification ? Avez-vous utilisé une langue peu connue, en avez-vous recréée une, comme le fait le groupe français Magma, ou bien encore ne sont-ce que des sons purs ?
Ce ne sont que des sons soigneusement choisis pour créer, là encore, une certaine atmosphère, un certain nombre d’images.
Les sous-titres de cette œuvre forment-ils une trame ou une certaine indication dramatique ?
Non. Ce sont les éditeurs qui ont choisi eux-mêmes le texte des sous-titres ; uniquement pour des questions d’édition et de publicité. Nous n’avons rien à voir là-dedans. Par contre, c’est évidemment toujours nous qui choisissons les titres principaux des morceaux que nous jouons.
Dans votre dernier disque, c’est donc vous qui avez choisi le titre Echoes.
Absolument. Mais je ne me rappelle même plus si ce morceau comprend des sous-titres.
Pas du tout. Est-ce pour cela que vous utilisez un sonar de sous-marin dès l’introduction du premier mouvement ?
Vous savez, ce n’est pas un sonar. C’est tout simplement une note de piano, légèrement dissonante et légèrement trafiquée. Mais cela évoque un sonar, vous avez raison.
Parlons un peu de cinéma. Qu’est-ce que vous pensez du film de SF en général ? En avez vous vu beaucoup ?
Personnellement, j’en ai vu quelques-uns, mais je crois que c’est assez rare de trouver un bon film de SF, à part quelques exceptions.
2001, par exemple ?
J’aime énormément ce film. Je l’ai vu trois ou quatre fois, dont une fois dans sa version intégrale. C’est là que le voyage psychédélique/changement de continuum prend toute sa puissance car il dure une vingtaine de minutes. Il forme ainsi un contraste bien plus frappant avec la chambre blanche. Ce film est irréprochable à tous points de vue. Et dire que certains critiques n’y ont rien compris !
Ça a été la même chose en France. Je crois surtout que cela fait très bien de se poser en adversaire d’une chose unanimement reconnue comme parfaite. Cela démontre malheureusement la marque d’esprits tristement impuissants. Et qu’est-ce que vous pensez de compositeurs comme György Ligeti ?
Ligeti ? Je ne le connais pas. Qui est-ce donc ?
Certains de ses morceaux ont été utilisés dans la bande sonore de 2001, par exemple au moment du voyage de la navette vers Clavius ou du changement de continuum.
Ah ! oui. J’ai entendu plusieurs fois la bande sonore en disque mais je n’avais pas retenu le nom du compositeur.
Vous avez des goûts précis en musique ?
C’est trop varié pour être expliqué.
Croyez-vous avoir subi certaines influences classiques dans votre musique ?
C’est très possible, surtout dans certains morceaux bien particuliers, mais je ne sais pas exactement lesquelles.
Quand avez-vous commencé à composer des morceaux de la veine de ce que vous faites maintenant ? Il y a une très grande différence entre votre conception présente de la musique et des chansons comme See Emily play ou Apples and oranges.
Il faut dire que, à cette époque, le Pink Floyd n’était pas le même que maintenant. Les chansons étaient alors écrites par Syd Barrett qui, par la suite, a quitté le groupe. C’est après son départ que nous avons amorcé notre grand virage et que nous avons pris notre orientation actuelle. Il y a maintenant plus d’unité au sein du groupe et cela facilite considérablement le travail. Les résultats s’en trouvent évidemment améliorés.
Cette transition s’est faite avec votre deuxième disque. C’était vraiment très différent. Et la musique de films ? Tout le monde connaît celle que vous avez écrite pour le film de Barbet Schroeder, More. Vous n’avez rien fait en plus de Zabriskie Point ?
C’est le seul film sur lequel nous ayons travaillé, à part More, bien entendu. Nous avons en fait composé toute la musique du film d’Antonioni, mais ce dernier a choisi de n’en garder que trois morceaux sur la quantité.
Vous aimeriez faire la musique d’un film de SF ? Mais peut-être vous l’a-t-on déjà proposé ?
Cela nous plairait beaucoup mais, à notre grand dam, on ne nous l’a jamais vraiment demandé. Stanley Kubrick pensait utiliser Atom Heart Mother pour son prochain film, A Clockwork Orange, mais cela posait d’énormes problèmes. Il a dû abandonner cette idée.
Vous avez eu des contacts avec l’Amon Düül ? Est-ce que leur musique vous intéresse ?
Je dois avouer que, personnellement, je n’ai jamais entendu ce qu’ils font. Je sais que c’est un groupe allemand de recherche, mais je ne connais pas du tout leur œuvre.
Quand quelqu’un assiste à l’un de vos concerts, il est toujours impressionné par l’importance de votre matériel électronique et par les sonorités que vous en tirez. Vous savez exactement comment fonctionne toute la partie électronique de votre équipement ?
Nous savons exactement, chacun d’entre nous, quelle cause produit chaque effet et inversement, ainsi que le processus électronique sur lequel nous nous fondons.
Combien de personnes exactement s’occupent de votre matériel ?
Nous n’avons que deux roadies et un ingénieur du son. Vous savez, notre matériel n’est pas compliqué ; nous en possédons autant que n’importe quel groupe de pop music actuel ou que les Shadows.
Votre éducation scientifique a-t-elle quelque chose à voir là-dedans ?
Je ne crois pas, non. Nous n’avons rien inventé ni trafiqué dans le matériel électronique. Le matériel est le même que pour tout le monde. En fait, ce n’est pas le matériel qui est important, mais la manière dont on s’en sert. Nous n’avons jamais utilisé de Moog synthetizer, par exemple, ou de mellotron comme le font ordinairement les Moody Blues.
Il me semble pourtant que votre matériel est quand même légèrement différent de ce que l’on peut trouver autre part.
Il n’y a en plus qu’une chambre d’écho. C’est une toute petite boîte électronique qui est fabriquée en Italie depuis une quinzaine d’années déjà et que tout le monde peut se procurer. Nous avons un tas de petits trucs dans ce style. Mais il est évident que notre musique doit aussi beaucoup au mixage et aux connaissances techniques de notre ingénieur du son.
Toute la musique que vous jouez est-elle écrite ?
Non, nous avons une structure de base sur laquelle nous nous permettons toutes les improvisations que nous voulons.
Je pense que vous devez faire des dérogations à vos habitudes quand vous jouez Atom Heart Mother ?
Dans les parties où seul notre groupe joue, nous laissons une large place aux improvisations personnelles ou communes, surtout dans la partie plus proche de la musique contemporaine par ses sonorités et qui s’est retrouvée intitulée Funky Dung par nos éditeurs. Les partitions des cuivres et de la chorale sont écrites dans les moindres détails. Mais nous aimons en général pouvoir changer complètement le corps de notre musique. Comparez les deux versions studio et publique de morceaux comme A Saucerful of Secrets ou Set the Controls for the Heart of the Sun ; écoutez plusieurs versions publiques de Careful with that Axe, Eugene… Et le reste est à l’avenant.
Vous ne composez pas énormément, me semble-t-il.
Vous savez, nous n’avons pas tellement de temps libre. Je vais vous donner un exemple : nous allons bientôt faire un disque ; eh bien, avant qu’il soit terminé, nous devons faire des tournées en Angleterre, aux États-Unis, au Japon et en Australie. Vraiment, si nous ne faisons qu’un disque par an, ce n’est qu’une question de temps. Il nous faut deux ou trois mois de liberté pour arriver à mettre exactement tout ce que nous voulons dans la version studio d’une œuvre.
Vous ne voulez donc pas devenir des musiciens de studio, comme les Beatles depuis quelque temps ? Vous avez besoin de faire des tournées ?
Nous avons tout simplement besoin de jouer, que ce soit devant des dizaines de milliers de personnes ou devant une audience très restreinte dans les studios de Boulogne.
Votre prochain disque sera-t-il une suite de morceaux assez courts ou comprendra-t-il une œuvre tenant sur une plage tout entière ?
Vraiment, nous ne savons pas encore. Nous avons quelques idées, mais il n’y a encore rien de très précis. Nous nous déciderons au moment d’enregistrer.
Mais que préférez-vous, les petits morceaux ou les œuvres longues et très étoffées ?
C’est très difficile à dire… Cela dépend, on ne peut pas être catégorique à ce sujet.
Dans votre dernier disque, la chanson intitulée San Tropez est elle une pochade ou est-ce un type de musique que vous aimez ? Cela parait si simple comparé même à un morceau comme One of these Days qui se trouve sur la même plage du disque.
Je crois que nous ne devons pas nous fixer des règles strictes quant à notre musique… Nous essayons seulement de faire les choses qui nous plaisent. Si les gens qui nous écoutent essayent de nous affubler de règles, ils risquent d’être fort déçus. Au fond, San Tropez est aussi bon que le reste…
C’est très surprenant quand on l’écoute pour la première fois, non ?
Si c’est surprenant, c’est que nous avons atteint le but que nous nous étions assigné.
Les gens ont tendance à chercher derrière votre musique et derrière les images que vous créez une signification ou un message très détaillé.
Les gens ont toujours tendance à chercher trop loin. Vous vous souvenez de ce qui s’est passé avec la « mort » de Paul McCartney…
Vous essayez quand même de dire quelque chose dans vos chansons.
Oui, bien sûr, même dans une chanson aussi simple que… San Tropez. Les gens n’ont qu’à écouter en détail et ils comprendront ce que nous avons voulu dire.
N’est-ce pas un peu décevant pour votre public de savoir que vos chansons ne portent aucun message, au sens où on l’entend habituellement ?
Je ne sais vraiment pas pourquoi les gens ne sont pas capables de rester assis à écouter de la musique, tout simplement, sans rien faire d’autre… Ils préfèrent se torturer la cervelle à trouver des interprétations et à échafauder des théories compliquées.
Est-ce que l’un d’entre vous a fait autre chose que de la musique ? Des livres par exemple, ou des nouvelles ? Ou bien encore de la peinture ?
Non, nous n’avons vraiment pas le temps avec les nombreux concerts que nous devons donner. Il nous arrive parfois de jouir de quelques jours de repos. Nous n’avons pas pris de vacances l’année dernière, mais nous allons peut-être partir cette année. Et je vous prie de croire que nous essaierons d’avoir le repos le plus complet possible !
Pour revenir à la science fiction, quels sont les auteurs ou les livres que vous préférez ?
Personnellement, j’ai beaucoup aimé des livres comme Les Plus qu’Humainsde Sturgeon, Les Enfants d’Icare de Clarke, En terre étrangère de Heinlein, Telepathist de Brunner, la trilogie Fondation d’Asimov…
De la science-fiction bien classique, en somme. Vous ne connaissez pas les auteurs de New Wave ? Par exemple, Delany, Ellison, Zelazny, Sallis, Sladek…
J’ai lu un livre ou deux de Zelazny ou de Moorcock. En fait, je préfère la SF qui s’occupe de l’esprit ou du cerveau à celle qui traite de voyages intergalactiques… Ce qui, si vous voulez, est moins SF que le reste…
Vous lisez des romans de SF mais pas uniquement cela.
Non, bien sûr, je lis beaucoup d’autres choses, dans des domaines extrêmement variés. Mais je crois très honnêtement que les quatre ou cinq livres que je préfère sont des romans de science-fiction.
Vous connaissez personnellement certains écrivains de science-fiction ?
Non, aucun.
Et vous avez lu Philip K. Dick ?
Non. Je ne connais même pas son nom. Qui est-ce ?
C’est un écrivain américain qui construit tous ses romans sur certaines visions ou certaines conceptions de l’univers que permet d’avoir la drogue. Croyez-vous que les drogues soient utiles pour la création ? Vous en avez déjà utilisé personnellement ?
Oui, j’en ai déjà pris plusieurs fois, mais pas du tout dans une optique créatrice. Je pense sincèrement qu'il vaut mieux rester totalement soi-même dans l’acte créateur et que l’esprit ne doit alors subir aucune influence extérieure. Les drogues modifient les visions du monde et la réflexion.
*
Interview originellement parue en mai 1972 dans le numéro 96 de Galaxie (2e série).