Journal d'un homme des bois, 28 juin 2012

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Lors des fameux et désormais historiques événements de mai 1968, j’avais à peine douze ans. J’en ai pour principal souvenir le fait que les vacances scolaires, cette année-là, ont débuté un peu plus tôt – ne serait-ce que parce qu’il m’était impossible de me rendre au collège, situé à une vingtaine de kilomètres de mon village, les chauffeurs d’autobus de la ligne Angers-Cholet étant en grève. Comme tout le monde. Au cours des mois qui ont précédé ce printemps agité, j’avais découvert la « pop music » – comme on disait alors – par le biais de la revue Rock and Folk...

Lors des fameux et désormais historiques événements de mai 1968, j’avais à peine douze ans. J’en ai pour principal souvenir le fait que les vacances scolaires, cette année-là, ont débuté un peu plus tôt – ne serait-ce que parce qu’il m’était impossible de me rendre au collège, situé à une vingtaine de kilomètres de mon village, les chauffeurs d’autobus de la ligne Angers-Cholet étant en grève. Comme tout le monde. Au cours des mois qui ont précédé ce printemps agité, j’avais découvert la « pop music » – comme on disait alors – par le biais de la revue Rock and Folk que mes parents achetaient : ma mère était une inconditionnelle la fois de Johnny Hallyday et d’Otis Redding ! Et par les disques des Beatles et des Rolling Stones qu’un des garçons de ma classe, plus âgé, amenait parfois au collège pour nous les faire écouter sur le tourne-disque du Foyer, avec la complicité bienveillante du "surgé", un grand taciturne habillé tout en noir, avec un collier finement taillé, et que nous avions surnommé Belphégor. Un de mes souvenirs "para-musicaux" les plus précis concerne d’ailleurs une petite photo découpée dans un magazine et punaisée sur le tableau d’affichage de ce même Foyer, réservé en principe aux pensionnaires plus âgés qui venaient y écouter de la musique ou faire une partie de baby-foot, après l’étude. Cette photo représentait des hippies de la ville de San Francisco. De drôles de citoyens poilus et chevelus, portant des pantalons à pattes d’éléphants et des tuniques bariolées, et couverts de bijoux façon pacotille provenant d’un vieux stock récupéré dans un comptoir bruxellois du temps du Conge belge. Je suppose que cette photo avait été découpée dans une revue genre Paris-Match. Je crois bien que je suis devenu hippie ce jour-là, sans m’en être rendu compte ! Mais c’est une autre histoire (que nous aborderons un autre jour). Pour en revenir à l’objet de cette chronique, je dirais que la lecture assidue de Rock and Folk – puis dans la foulée celle de Best, Extra, Pop 2000, Pop Music… – en particulier les pages consacrées aux critiques de disques, me fit acquérir peu à peu une connaissance quasiment encyclopédique de la Pop. Je pouvais aisément disserter sur l’histoire et les enregistrements de n’importe quel groupe, en particulier de ceux dont je n’avais jamais écouté (et même pas vu !) le moindre disque. Ainsi, je compris très tôt que si "critique" était sans doute un vrai métier, n’importe quel fumiste doté d’une bonne mémoire et d’une maîtrise raisonnable de la langue française pouvait l’exercer en toute impunité – voire même devenir une référence incontournable du domaine dans lequel il officie : ce que l’on nomme un expert, en somme. Ce qui ouvrait des perspectives professionnelles non négligeables à un enfant somme toute déjà conscient qu’il lui faudrait, d’une manière ou d’une autre, gagner sa vie... mais déjà fermement décidé à ne pas trop se casser la nénette avec les activités triviales. Fort heureusement, j’ai toujours été de la race de ceux qui ont envie de faire les choses – plutôt que vivoter à l’ombre de ceux qui les font. Devenant sans tarder musicien, et plutôt pas mauvais vu mon jeune âge, j’échappai ainsi à la tentation/malédiction de devenir rock critic. N’empêche, je continuais d’emplir ma mémoire de tout ce que je pouvais découvrir quant à la Pop Music. Or, j’avais constaté que les journalistes de Rock and Folk faisaient assez régulièrement référence à deux livres, semble-t-il fondamentaux et bien entendu inédits en français – et strictement introuvables dans le Maine-et-Loire, zone intellectuellement sinistrée où j’avais la malchance de vivre. Il s’agissait de The Jefferson Airplane and the San Francisco Sound de Ralph J. Gleason (paru en juin 1969) et la Rock Encyclopedia de Lillian Roxon (parue en 1969 et rééditée en 1971). Gleason et Roxon étaient des journalistes célébrissimes en leur temps, le premier vivait et travaillait à San Francisco, la seconde, d’origine australienne, s’était installée à New York dans les années soixante. Pendant dix ans, j’ai rêvé de posséder ces deux livres – tout comme je rêvais d’avoir les premiers numéros du petit format de BD Akim ! Ce jusqu’à la fin des années septante où, comme je l’ai sans doute déjà raconté, j’ai un peu laissé tomber la musique – je continuais bien entendu d’être musicien de studio et de scène, c’est même ainsi que je gagnais ma vie, mais disons que je commençai à me désintéresser de son histoire : les seuls nouveaux artistes que je découvrais étaient, en fait, ceux pour qui j’étais amené à travailler, ou ceux que je croisais dans des festivals ou lors des tournées de mes propres groupes. Je cessai d’être un super-spécialiste en rock pour investir le monde de l’édition en général et de la science-fiction en particulier. Le reste est de l’histoire. Et puis il y a trois ou quatre ans, j’ai ressorti de leurs cartons (je garde tout !) mes livres sur la musique et mes collections de magazines comme Rock and Folk, Best ou Actuel. Avec le recul, je pense que ma séparation avec ma compagne d’alors, une conteuse que j’accompagnais souvent sur scène et pour qui je composais des musiques de spectacles, m’a conduit à ranger – provisoirement mes guitares et mes claviers – et à "rebasculer", si l’on peut dire, de la pratique de la musique au quotidien à sa fréquentation d’un point de vue extérieur. Je me mis à emprunter des CDs plus ou moins récents dans les médiathèques et à assister à des concerts. Du coup, il n’a pas tardé de me revenir en mémoire la (petite) liste des quelques ouvrages que j’avais dans le temps rêvé d’avoir – voir ci-avant ! – et cette liste s’est complétée des livres semés derrière moi, au fil de mes déménagements et de l’aspect un rien erratique de ma vie amoureuse : c’est fou le nombre de livres et de CDs que mes anciennes chéries ont "oublié" de me rendre… les filles sont comme ça ! Il faut dire qu’entre 1975 et 2005 je n’ai jamais eu de "chez moi", vivant toujours chez mes compagnes. Bien fait pour moi. Bref, cette fois-ci, j’étais bien décidé à trouver la Rock Encyclopedia de Roxon et le livre de Gleason sur les groupes de San Francisco. Ce qui, quarante ans plus tôt était carrément mission impossible, m’apparaissait désormais tout à fait réalisable – tout simplement grâce à internet. Et de fait, je ne tardai pas à voir passer et repasser sur Amazon le Gleason… mais à chaque fois à un prix ahurissant, genre une centaine de dollars ! Quant à la Rock Encyclopedia, si je la voyais assez souvent sur Amazon.us à prix achetable, elle était systématiquement signalée comme non exportable – pour cause de poids trop important, et donc de frais de livraison réels incompatibles avec la grille automatique de facturation de ces mêmes frais imposée par Amazon à ses revendeurs (si j’ai bien tout compris). Retour à la case départ. Jusqu’à ce début du mois de juin où, tout soudain, je dénichai enfin un exemplaire de l’édition brochée de 1971 de la Rock Encyclopedia, sur Amazon.uk, sans restriction quant à la zone de livraison, pour une quinzaine d’euros port inclus. Comme un bonheur ne vient jamais seul, je trouvai quelques jours plus tard le Gleason, cette fois sur Amazon.us, ainsi décrit : « good paperback, moderate wear to cover, some pages show wear ». En gros : pas trop pourri. Et ce pour moins de vingt euros tout compris. Il va de soi que je commandai l’ouvrage d’un clic fébrile. Et voilà, quelques semaines plus tard, ils sont l’un et l’autre arrivés à bon port. Tout va bien. Chic planète. Ouais. Cool. Bonard. Génial. Super heureux… Sauf que… à dire vrai… le fait d’avoir attendu pendant quarante-trois ans a pris, tout soudain, des allures de détail parfaitement insignifiant – et c’est une bien étrange sensation que celle de ce temps immobile… dépourvu de désir. En fait, je crois bien que j’ai confondu mon ancienne envie de posséder ces livres avec une forme d’envie "d’avoir envie" de les posséder. Pas si simple.

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