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A Conversation » CC
-BY-2.0 NikiSublime
23 mars 1972. Dans l’appartement presque vide qu’il vient de louer à Vancouver, Philip K. Dick absorbe une dose massive de
tranquillisants. Il a fui son pays – des Etats-Unis sous une administration Nixon qu’il exècre et qui l’effraie. Quarante-trois
ans, une trentaine de bouquins publiés, quatre mariages ratés derrière lui : sa dernière épouse, Nancy, l’a quitté
dix-huit mois auparavant. Depuis, lui qui était si prolifique n’arrive plus à écrire. Il a passé 1971 en compagnie des
drogués auxquels il avait ouvert sa maison et qui, petit à petit, lui ont tout volé. Fin novembre, l’armoire blindée qui
abritait ce qui lui restait de plus précieux a été ouverte à l’explosif et dévalisée. Arrivé un mois plus
tôt à Vancouver comme invité d’honneur à une convention de S-F, il traîne son spleen, ses sautes d’humeur, ses
exigences affectives qui finissent par le faire rejeter de tous. Que lui reste-t-il ? La solution à ses problèmes lui paraît simple :
700 mg de bromure de potassium. Il a la tentation de tout finir, d’éteindre la lumière. The show is over. Rideau. Mais l’heure
n’a pas encore sonné...
Jane
Il est des personnalités dont quelques mots en style télégraphique suffisent à résumer la petite enfance : paisible, entre une
mère aimante et un père attentif. Pour Dick, ce serait plutôt : enfance perturbée à l’ombre d’une jumelle
défunte et d’une mère froide.
Mais il nous faut nous attarder plus encore.
Car les six premières semaines de vie de Phil sont sans doute les plus importantes, en ce sens qu’elles marquent et structurent, outre le
reste de son existence, son psychisme. Ses parents, Joseph Edgar Dick et Dorothy Kindred, vingt-neuf ans tous les deux, sont mariés depuis huit
ans lorsque, le 16 décembre 1928, viennent au monde dans leur maison de Chicago, avec six semaines d’avance, Philip Kindred puis sa
sœur jumelle Jane Charlotte. Cette dernière est moins développée, Dorothy mal informée : les enfants ne reçoivent pas
tous les soins nécessaires, et Jane en meurt six semaines plus tard. Phil survit de justesse.
Le décès d’un nouveau-né est toujours un traumatisme pour des parents aimants. On imagine sans peine le chagrin, la colère,
et surtout la culpabilité. Dans le cas d’une naissance gémellaire, ceux-ci sont encore amplifiés. Edgar et Dorothy,
déboussolés, n’ont sans doute pas le comportement le plus adapté vis-à-vis de leur enfant survivant : ainsi, de peur de le
contaminer, s’abstiennent-ils de tout contact physique avec lui, de toute marque d’affection. Le drame détruit leur couple : quatre
ans après, Dorothy se séparera d’Edgar.
Phil, informé très tôt de la courte existence de Jane, en est bien entendu vivement impressionné. Il grandit ainsi, sans père,
ballotté entre Berkeley et Washington, au gré des emplois de ses parents puis de sa seule mère, une femme « difficile : froide,
vigilante et réprobatrice, affectivement refoulée et réprimant toute manifestation de colère, affaiblie par la maladie et souvent
clouée au lit ». Il souffre du divorce de ses parents, éprouve pour Dorothy à la fois amour et ressentiment, se culpabilise de la
mort de sa sœur.
Celle-ci le hantera toute sa vie, ainsi que le montre par exemple le thème de la gémellité qui court au long de son œuvre, parfois
évident, comme dans Brèche dans l’espace (1964), Dr Bloodmoney* (1965) ou Coulez mes larmes, dit le policier* (1973), et parfois
sous-jacent, comme dans Substance Mort* (1977).

La science-fiction
En 1941, Dick a douze ans. L’Amérique n’est pas encore en guerre, et depuis trois ans Dorothy et lui se sont établis dans la Baie
de San Francisco, à Berkeley, où sont déjà visibles les prémisses de la contestation et de la contre-culture qui feront la
célébrité de la ville dans les années 60-70. La côte californienne sera désormais le foyer de Phil : il ne la quittera
pratiquement plus jusqu’à la fin de sa vie.
Féru – comme sa mère – de littérature, fan du Magicien d’Oz, passionné d’opéra, Phil est un enfant
souffreteux, peu sportif, orgueilleux, à l’activité scolaire satisfaisante. Il écrit déjà, quelques poèmes
qu’il tape sur la machine à écrire offerte pour son dernier anniversaire. Un jour où il va chez son marchand de journaux acheter
Popular Science, son magazine scientifique habituel, il revient par erreur avec un pulp de S-F : Stirring Science Stories. « C’était
une découverte extraordinaire : l’exploration du microcosme, l’humanité aux dimensions de l’univers, le voyage dans le
temps. Pas de limite. Notre environnement social était transcendé. La science-fiction était faustienne ; elle emmenait l’homme
au-delà de lui-même »(1). Il se passionne pour le genre, collectionne tous ces magazines populaires et bon marché imprimés sur
du papier à base de pulpe de bois (d’où leur nom).
Il publie bientôt ses premiers textes – nouvelles et poèmes – dans la rubrique des auteurs en herbe d’un journal local,
achève à treize ans son premier roman inspiré de Swift, Return to Lilliput (perdu). Il souffre de claustrophobie et d’agoraphobie,
et suit pour cette raison sa première psychothérapie.
À quinze ans, Phil est embauché à University Radio, un magasin de musique de Berkeley. On y vend des disques, mais aussi des postes de radio
(et bientôt de télévision) dont le service après-vente est effectué sur place. Dick travaillera presque huit années
à University Radio ou à Art Music, une boutique similaire appartenant au même propriétaire, Herb Hollis. Il s’y
épanouit, oublie les phobies et maladies pénalisantes (asthme, tachycardie) qui gâchent ses années de lycée, développe
son amour pour la musique classique. Herb Hollis – et les réparateurs qu’il emploie – le marquent durablement : son œuvre
mettra souvent en scène de tels petits artisans réparateurs, honnêtes, travailleurs, intègres et courageux. Plusieurs de ses
personnages de patron sont d’ailleurs un décalque de celui-ci ; les paternalistes Leo Bulero du Dieu venu du Centaure* et Glen Runciter
d’Ubik* en sont les exemples les plus probants.
Il quitte la maison de sa mère à l’automne 1947, habite quelque temps un immeuble abritant des poètes d’avant-garde. Dans ce
nouveau milieu féru de « grande littérature », il lit Stendhal, Dos Passos, Proust, Kafka, Flaubert, Joyce, Xénophon… et
met un peu en veilleuse son amour de la S-F, qui n’a pas bonne image. Il reprendra brièvement des études de philosophie, avant de
laisser définitivement tomber (il prétendra avoir été exclu pour son refus de suivre la formation obligatoire d’officier de
réserve, mais, d’après les archives de l’université, il les a volontairement abandonnées, sans doute à cause de
ses phobies qui transformaient les cours en torture).
C’est aussi au magasin qu’il rencontre sa première petite amie, qui sera sa première épouse – le mariage ne durera que
du printemps à l’automne 1948 et sera suivi de plusieurs aventures.
Pendant toutes ces années, il ne cesse d’écrire, des textes courts de fantastique et de S-F, mais aussi deux romans de littérature
générale (l’un inachevé, l’autre inédit en français). Sans arriver à vendre aucun d’eux.

Anthony Boucher
1951. Alors qu’il vit une agréable vie de bohême avec sa deuxième épouse Kleo et caresse pour seule ambition de gravir les
échelons afin de finir gérant puis propriétaire du magasin Art Music, Phil y fait une rencontre primordiale, celle d’un
intellectuel courtois de quarante ans, mélomane, critique littéraire, écrivain de romans policiers, de scénarios pour la radio et
de nouvelles de fantastique et de S-F, co-fondateur du Magazine of Fantasy and Science-Fiction : Anthony Boucher.
Dick est très impressionné de découvrir que l’on peut « être non seulement adulte mais posséder en outre une bonne
éducation, et adorer quand même la S-F »(2). Il soumet plusieurs textes à Boucher qui ne trouve de qualités qu’à
ceux de fantastique et de S-F et lui en fait retravailler un qu’il achète soixante-quinze dollars pour son magazine : il s’agit de
« Reug »(3), l’histoire d’un chien qui aboie après les éboueurs en qui il voit des extraterrestres menaçants (il a
peut-être bien raison !). Cette nouvelle porte déjà en germe une des caractéristiques principales de l’œuvre de Dick :
la vision du monde fondamentalement différente que peuvent avoir deux êtres différents.
Quoiqu’il en soit, cette première vente est un déclic. Mis en confiance, conscient qu’il peut plus ou moins bien gagner sa vie en
écrivant de la S-F, et… viré du magasin de musique pour « déloyauté » (il est surpris dans la boutique en
conversation avec un ancien employé renvoyé après avoir été vulgaire devant une cliente), il commence à soumettre des
textes aux nombreux pulps… et ça marche ! L’année suivante, on trouve quatre textes de Dick dans les sommaires. En 1953, le
chiffre monte à trente. En 1954, vingt-huit. Suivront bientôt le premier (1955) et le deuxième recueil (1957).
Toutes ces nouvelles, essentiellement de science-fiction, parfois de fantastique (que Dick avouait(4) préférer… mais pour lequel il y
avait peu de débouchés), ne sont pas au niveau de sa production ultérieure. Bien qu’elles portent rapidement sa marque stylistique
(proximité entre l’angoisse et le sujet, humour sardonique), leurs intrigues sont essentiellement dans le moule « âge d’or
» exigé par l’époque, avec par exemple de valeureux humains confrontés à d’étranges planètes.
Néanmoins, certaines, on l’a vu plus haut pour « Reug », sont plus personnelles, portent les traces — parfois même
l’ébauche — d’une thématique propre qui sera pleinement développée dans les grands romans des années
soixante. Ainsi «L’Imposteur»(5) (1953), dans lequel un savant n’arrive pas à persuader les autorités qu’il
n’est pas un robot espion ennemi doté de faux souvenirs, « Être humain, c’est… »(5) (1955) qui compare un terrien froid
et cruel à un extra-terrestre … « humain », ou « Deuxième variété »(3) (1953) – base du film
Planète hurlante(6) – qui jette le lecteur au milieu d’une terrible guerre entre des hommes et des machines implacables prenant
l’apparence d’enfants pour mieux les tromper. Ou bien sûr le classique « Le Père truqué »(5) (1954), repris dans
d’innombrables anthologies, l’histoire d’un kid confronté à une « chose » hostile qui vient de remplacer son
père…
C’est une période de sérénité. Il partage ses journées entre la lecture (littérature française et russe, mais
aussi ouvrages de métaphysique, de gnosticisme, et bien entendu de S-F), ses disques, son chat et l’écriture, dans la vieille maison
délabrée que Kleo et lui ont louée. Bien sûr, ils sont loin de rouler sur l’or et ne joignent les deux bouts que grâce
à l’emploi à mi-temps de Kleo, ce que Phil trouve un peu humiliant. Mais, plongé dans l’écriture et la S-F, il est
heureux comme un poisson dans l’eau. Il garde pourtant une certaine distance avec le fandom, ce qui ne l’empêche pas d’assister
à la Convention de S-F de 1954 et d’y rencontrer Poul Anderson, Harlan Ellison et surtout Alfred E. Van Vogt, une de ses idoles (Phil a
notamment déclaré(7) à propos du Monde des à : « il y avait là-dedans quelque chose qui me fascinait complètement.
Ça avait une qualité mystérieuse, ça faisait entrevoir des choses inouïes, il s’y présentait des problèmes qui
n’étaient jamais complètement résolus. Je trouvais que ça avait une qualité prophétique : c’est de là
que m’est venue l’idée d’une mystérieuse qualité de l’univers qui pouvait être abordée dans la
science-fiction »). L’influence vanvogtienne est évidente dans son premier roman de S-F, Loterie solaire* (1955). Car Dick, sans
abandonner totalement la forme courte, se met assez rapidement au roman. Il faut dire qu’il n’a guère le choix, s’il veut
continuer à gagner de l’argent dans le domaine : la grande époque des pulps est terminée, beaucoup disparaissent… De 1951
à 1958, il ne produira pas moins de six romans de S-F – les meilleurs étant sans doute L’Œil dans le ciel* (1956, le premier
à poser clairement la question « Qu’est-ce qui est réel ? », le premier aussi à être publié en France, en
1959, sous le titre Les Mondes divergents, grâce à Gérard Klein(8)), Les Chaînes de l’avenir* (1956) ainsi que Le Temps
désarticulé (1958) – et sept de littérature générale… qu’il n’arrive pas, à son grand
désespoir, à placer(9).
Intervient également à cette époque (celle du maccarthysme…) l’épisode de la visite du FBI, qui n’est
sûrement pas étranger à la conviction qu’acquerra Dick plus tard d’être constamment surveillé par le gouvernement
: deux agents se présentent un jour à leur domicile, les priant d’identifier des individus apparaissant sur des photographies de
rassemblement de groupuscules gauchistes (un milieu fréquenté par Kleo). Ces agents sont en réalité à la pêche
d’informations… ils sympathisent plus ou moins avec les Dick, reviennent plusieurs fois et finissent par leur proposer que le gouvernement
leur offre des études à Mexico à condition d’y être leurs informateurs. Ils essuient un refus et cessent leurs visites.

Anne Williams
Fin 1958, Kleo et Phil Dick éprouvent le besoin de quitter Berkeley et s’établissent à Point Reyes Station, une bourgade rurale
à une quarantaine de kilomètres au nord de San Francisco. Dans un tel environnement, quoi de plus naturel qu’un écrivain nouveau
venu fasse vite la connaissance d’Anne Williams Rubinstein, d’origine aisée, énergique, licenciée en psychologie, veuve
à trente et un ans d’un poète co-éditeur d’une petite revue très littéraire ? Il n’est pas surprenant non
plus, au vu de sa frustration par rapport au mainstream et de ses huit années de bohême, que Phil ait été impressionné par le
« pedigree » et le style de vie dispendieux d’Anne. L’amour naît rapidement : moins de trois mois après son
arrivée à Point Reyes Station, il vivait avec Anne et ses trois filles, Kleo s’effaçant avec élégance.
C’est tout d’abord la belle vie. L’argent ne manque pas, l’entente est parfaite entre les deux nouveaux époux, qui
discutent pendant des heures de sujets multiples. Phil adapte ses horaires d’écriture pour passer ses soirées en famille, se laisse
pousser la barbe. Il semble pourtant plus ou moins consciemment craindre la forte personnalité d’Anne et présager l’échec de
leur union : il suffit pour s’en convaincre de lire son roman de littérature générale Confessions d’un barjo(10). Paru en
1975, il fut rédigé plus de quinze ans plus tôt, pendant la « lune de miel » d’Anne et Phil en 1959. « C’est
un curieux livre, en dit Anne(2). Autobiographique par certains côtés, et par d’autres totalement fictif. Difficile de tracer une
frontière entre les deux. » Dick, pour la première fois, applique à fond la technique des points de vue multiples pour nous conter
l’histoire, centrée autour d’un « barjo », de sa sœur Fay, une femme très vive, égoïste et
manipulatrice, mariée à un chef d’entreprise dont elle n’attend pas autre chose que le paiement des factures et qu’elle va
pousser au suicide, jetant pour le remplacer son dévolu sur Nat, un jeune universitaire plutôt passif, apparemment heureux en mariage, qui
vient de s’établir dans le village. Fay, bien sûr, est inspirée d’Anne… Fay, dont Nat pressent qu’elle est
« le genre de femmes qui pouss[ai]ent les hommes à les maltraiter physiquement. Qui les accul[ai]ent dans l’impasse »…
Passage à rapprocher des flambées de violence qui mineront le couple quelques années plus tard.
Quoiqu’il en soit, peu à peu, des dissensions apparaissent, sans doute exacerbées par la naissance, le 25 février 1960, de son
premier enfant Laura Archer – « maintenant, enfin, ma sœur est compensée » déclare-t-il en découvrant sa fille
– et les responsabilités financières supplémentaires qui en découlent (il craint que ses revenus ne suffisent pas à
subvenir aux besoins de la maisonnée, d’autant plus qu’il néglige un peu la S-F pour essayer, encore, de percer dans le
mainstream), ou par la décision unilatérale d’Anne de se faire avorter, lorsqu’elle se retrouve de nouveau enceinte, ou bien
encore, un peu plus tard, par cet atelier de création de bijoux qu’elle lance et qui l’humilie dans son rôle de père de
famille responsable, en semblant vouloir rapporter plus d’argent que lui n’en a gagné en dix ans.
Ces déchirements iront de plus en plus loin : Phil parviendra à convaincre leur psy (Anne et lui ont le même !) que son épouse est
maniaco-dépressive : elle sera internée trois jours, puis gardée quinze de plus en observation. Dick restera très discret sur cet
épisode…

L’oracle et le visage du mal
La découverte du Yi-King contribue sans doute à ramener un certain calme dans son ménage en détournant son attention. Phil est en
effet fasciné par ce livre-oracle vieux de 3000 ans, et dès 1961 il le consulte quotidiennement. Il s’en servira même pour
composer un de ses chefs-d’œuvre : Le Maître du haut-château* (1962), interrogeant le Yi-King à chacun des tournants de
l’intrigue. On retrouvera des avatars de ce « livre divinatoire » dans Mensonges et Cie (1966) ou Le Guérisseur de
cathédrales* (1969).
Le Maître du haut-château*, « récit plein de subtilité traitant du courage et de la fragilité morale dans un monde
où l’Allemagne nazie et l’empire japonais ont vaincu les Alliés », est désormais un classique de l’uchronie (bien
que cet aspect l’ait sûrement moins intéressé que l’exploration de l’humanité de ses personnages). Bien accueilli
par la critique, il se vend d’abord assez mal avant d’être réédité par le Club du Livre de Science-Fiction, et
reçoit finalement fin 1963 la plus haute distinction du genre : le prix Hugo(11).
A la même époque que cette récompense, son agent, lassé de ne pas arriver à les placer, lui renvoie d’un coup tous ses
romans réalistes. La conjonction de ces deux événements pousse Dick à renoncer à son rêve de réussite dans la «
littérature générale ». Rêve qu’il a en effet poursuivi lors des premières années de son mariage avec Anne,
produisant trois romans hors-genre et n’écrivant guère de S-F que pour faire bouillir la marmite en attendant de percer (les autres
livres de cette époque 1959-1962 sont Dr Futur (1960) et Les Marteaux de Vulcain (1960), deux de ses moins réussis, peut-être parce
qu’ils ont été produits par délayage de ses « vieilles » nouvelles).
Dorénavant, il se consacre à plein temps à la S-F, d’autant plus que Le Maître…* a été une espèce de
déclic, et qu’il place donc de grands espoirs dans son livre suivant, Glissement de temps sur Mars* (1964), un ouvrage brillant et
ambitieux. « Avec Le Maître...* et Glissement de temps sur Mars*, il me semblait avoir jeté un pont entre le roman réaliste
expérimental et le roman de science-fiction. Tout à coup, j’avais trouvé le moyen de faire ce que je désirais en tant
qu’écrivain. J’avais en tête toute une série de livres, la vision d’une science-fiction nouvelle émergeant de ces
deux romans », a-t-il raconté ensuite. Ou encore(7) : « Glissement de temps sur Mars* représente exactement ce que je voulais
écrire. L’histoire repose sur le postulat, si important pour moi, que non seulement chacun de nous vit dans un monde en quelque sorte
unique, résultat de son propre contenu psychologique, mais que le monde subjectif d’un individu particulièrement puissant peut
empiéter sur celui d’un autre individu ».
Hélas, malgré l’aura du Prix Hugo, Glissement...* est mal reçu, et nous ne saurons sans doute jamais quelle était cette S-F
dont il eut la vision. Ce que nous savons, en revanche, c’est que, malgré la dégradation de son mariage, les querelles de plus en plus
fréquentes, les violences verbales (Phil accusant par exemple Anne de vouloir le tuer après avoir tué son premier mari), puis physiques,
les années suivantes seront, sur le plan littéraire, les plus productives et les plus éblouissantes. Soutenu par les amphétamines,
il va écrire, au cours de 1963 et 1964, onze romans (dont la plupart de ses meilleurs), onze nouvelles, deux essais et deux synopsis. Faut-il voir
un lien de cause à effet entre le chaos de sa vie conjugale et l’abondance et la qualité de sa production littéraire ? En tout
cas, ses personnages féminins des années soixante sont tous plus ou moins inspirés d’Anne, entre autres Emily Hnatt dans Le Dieu
venu du centaure* (1965), Mary Rittersdorf dans Les Clans de la lune alphane* (1964) ou encore Kathy Sweetscent dans En Attendant l’année
dernière* (1966).
Cette année 1963 est vraiment étrange. Du côté positif, l’éphémère coup de projecteur du prix Hugo. Du
côté négatif, l’effritement de son couple, l’assassinat de Kennedy qui le choque et le déprime profondément, la
mort de son chat bien-aimé puis du couple de siamois qu’il achète pour le remplacer… et surtout, cette vision du mal, une
véritable vision d’horreur :
« Un jour, comme je marchais tranquillement sur la petite route menant à ma cabane, en me faisant une fête de ces huit heures
d’isolement le plus complet, j’ai levé les yeux vers le ciel et j’ai vu un visage. Enfin, je ne l’ai pas vraiment vu, mais
il était là, et il n’était pas humain. C’était la face du mal absolu […]. Gigantesque, il emplissait un quart du
ciel. Il arborait des gentes aveugles à la place des yeux ; il était tout en métal, il était cruel et, pire que tout, il était
Dieu. »
Dick est terrorisé, d’autant plus que la vision persiste pendant plusieurs jours. Ce visage, qui deviendra celui de Palmer Eldritch dans le
chef-d’œuvre Le Dieu venu du Centaure* (1964), lui semble celui de Satan. Effrayé, il cherche refuge dans le christianisme : «
Percevant là une déité malveillante, je voulais être rassuré par l’existence d’une déité bienveillante
plus puissante.»(7). Toute la famille suit des cours de catéchisme et se fait baptiser début 1964.
Le Dieu venu du Centaure*, « époustouflant roman de la terreur métaphysique, de la confusion des temps et des lieux, de la perte
irréversible du sentiment de réalité et d’identité »(12) est donc écrit pendant la fin de son union avec Anne,
qu’il quitte en mars 1964, retournant vivre dans la région de la Baie. Il retrouve avec plaisir la vie citadine, fréquente ses
collègues auteurs. Mais il connaît sa première panne littéraire, se prétend – en général sur un mode
humoristique – espionné (par Anne, par le FBI, par la CIA qui aurait mis la litière du chat sur écoute !). C’est plus tard
dans l’année que Dick – à qui, encore de nos jours, colle à la peau l’image du dingue à la cervelle cramée
par les drogues, et dont beaucoup ont prétendu que Le Dieu…* avait été écrit sous acide – s’initie au LSD, dont
il ne connaît les effets qu’à travers la lecture d’un ouvrage d’Aldous Huxley. Il a un très mauvais trip : « je
suis allé droit en enfer […]. Le décor s’est gelé, il y avait d’énormes blocs rocheux, un martèlement sourd
quelque part, c’était le jour de colère et Dieu me jugeait pour mes péchés. Et ça durait, ça durait, des milliers
d’années, et ça n’allait pas mieux, ça ne faisait qu’empirer. J’étais en proie à une atroce douleur
physique et les seules paroles que je pouvais prononcer étaient en latin »(7). On comprend pourquoi il n’y retouchera guère (en
une seule occasion, en fait). Tordons donc encore le cou à cette réputation de junkie (réputation dont il est lui-même en partie
responsable) : tous les témoignages concordent sur le fait qu’hormis des expériences ponctuelles, Dick n’a jamais carburé
qu’aux médicaments (tranquillisants, myorelaxants, anti-spasmodiques) et surtout, surtout, aux amphétamines.
En cette année 1964, malgré l’entourage du milieu S-F, la solitude lui pèse. Il tombe plusieurs fois (sincèrement) amoureux
avant de se focaliser sur la belle-fille de Maren Hackett, une amie rencontrée grâce à sa fréquentation de l’église.
Nancy est tout le contraire d’Anne : une jeune femme de vingt-et-un ans perturbée, à l’enfance chaotique et malheureuse, timide,
réservée, angoissée (« Je me souviens de m’être moi-même prise en photo pour pouvoir me prouver que
j’existais », avouera-t-elle plus tard). Elle emménage chez Phil en mars 1965 (le mariage suivra en juillet 1966 : il tient toujours
à « régulariser », d’autant que Nancy est enceinte). À nouveau une atmosphère de bonheur conjugal. Ils sortent peu : les
crises d’agoraphobie de Dick empirent, et il est réticent à conduire depuis qu’un accident, l’année
précédente, l’a laissé deux mois le bras dans le plâtre. L’inspiration lui revient : il travaille à transformer
une longue nouvelle en Mensonges & Cie (1966), écrit avec Ray Nelson Les Machines à illusion (1967) et met en chantier À Rebrousse-temps
(1967). Il conçoit ses romans mentalement, souvent sans prendre de notes, en écoutant très fort de la musique classique et en prisant du
tabac, ses chats sur les genoux.
Maren et lui rencontrent James A. Pike, évêque de Californie, « moderniste controversé qui critique ouvertement les institutions de
[son] Église »(2) et sera plus tard jugé pour hérésie avant de démissionner de sa charge. Phil devint l’ami de Pike,
Maren, sa maîtresse. Les grandes discussions théologiques entre les deux hommes ne sont pas stériles : voir l’avant-propos de
l’auteur à Au Bout du labyrinthe* (1970), la « Trilogie Divine »(13) et plus particulièrement La Transmigration de Timothy
Archer* (1982), dont le personnage principal est largement inspiré de Pike.
Sa panne n’est bientôt plus qu’un mauvais souvenir : 1966 est l’année d’écriture des Androïdes
rêvent-ils de moutons électriques (1968), plus connu sous le titre de Blade Runner* (sous lequel il sera réédité après la
sortie du film), et surtout d’Ubik* (1968).
La naissance d’Isolde (« Isa ») en mars 1967, déstabilisant la relation de dépendance réciproque de ses parents, marque
sans doute le début de la dégradation de sa relation avec Nancy. Phil supporte mal de devoir partager cette dernière avec sa fille,
qu’il adore. Sa consommation de médicaments et de speed est énorme (plus d’un millier de pilules par semaine, prétend-il),
ce qui n’arrange rien. Petit à petit, tout se dégrade. Ses chats meurent, une fois de plus. Ensuite Maren Hackett se suicide.
L’argent manque, le fisc lui tombe sur le dos (cela ne change rien à sa peur panique du gouvernement, mais ne l’empêchera pas de
co-signer en février 1968 un manifeste contre la guerre du Viêt-nam dans lequel il s’engage publiquement à ne pas payer la part
des impôts qui la finance). Ensuite, c’est au tour d’Anthony Boucher de quitter ce monde, emporté par un cancer. Puis James Pike
décède tragiquement dans le désert de Judée lors de recherches historico-religieuses. Graves problèmes de santé
provoqués par ses excès médicamenteux et infidélités conjugales finissent de noircir ce tableau.
Tout Coulez mes larmes, dit le policier* (1973), qu’il écrit et réécrit en 1970, suinte cette tristesse qu’il ressent de son
quatrième échec conjugal. Nancy l’abandonne en septembre, emmenant Isa.

La tentation de l’auto-destruction
Le voilà de nouveau seul, à quarante-deux ans, sans un sou de côté ni d’idée pour un prochain livre. Paumé. Ne
supportant pas cette situation, il la combat en ouvrant sa maison à tous. Elle devient vite le repaire d’autres paumés, des junkies de
la région, d’autant plus que les dealers qui lui vendent une partie de ses pilules sont déjà chez lui en terrain familier.
L’arrivée de cette faune n’est certes pas pour calmer les angoisses paranoïaques de Phil qui craint déjà
indifféremment les communistes, les nazis, le FBI et la CIA. L’origine de celles-ci est peut-être à rechercher dans sa
consommation massive d’amphétamines : bien que conscient de leurs dangers, il préfère les ignorer. Tout ce qui lui importe en
cette période est d’être heureux quelque temps, ou tout au moins d’oublier son désespoir. Il tombe une fois de plus amoureux
à répétition, sans beaucoup de succès, handicapé par l’effroi que suscite son extrême exigence affective. Peu
à peu, au cours de 1971, sa parano s’accroît (il en vient à accuser sa mère – pourtant son seul soutien financier
à ce moment là – de conspirer contre lui). La période est noire, très noire, et c’est pourtant de celle-là
qu’il tirera plus tard un autre de ses chefs-d’œuvre, Substance Mort* (1977) : la plupart de ses anecdotes et de ses personnages sont
inspirés des rencontres et conversations avec les drogués de 1971.
« Phil était trois ou quatre personnes à la fois, raconte une jeune fille qui habita la maison quelques mois. Il y avait le Phil
instruit qui pouvait discuter histoire ou philosophie, et le Phil parano qui avalait des tas de comprimés et délirait sur la CIA. Ensuite, le
Phil qui voulait me serrer dans ses bras et m’épouser, et qui pleurait quant je refusais. »
Paranoïa ? Il est persuadé que sa maison, petit à petit vidée de tout contenu de valeur par les toxicos qui la fréquentent,
sera bientôt l’objet d’une effraction. Aussi est-il soulagé, rentrant chez lui le 17 novembre 1971, de trouver les fenêtres
fracassées, les portes fracturées, et sa précieuse armoire-classeur à l’épreuve du feu, qui contenait tous ses
trésors et ses papiers, forcée à l’explosif : il n’était pas parano, il avait raison ! Pour expliquer ce cambriolage
qui l’effraie tant (l’enquête de police paraît n’avoir abouti nulle part), Phil n’aura de cesse, jusqu’à
la fin, d’échafauder des hypothèses qui vont des fanatiques religieux (cf. ses liens avec Pike) à un coup du gouvernement type
« Watergate », en passant, entre autres, par la police locale, les stups, des cambrioleurs professionnels… ou lui-même !
Pour échapper à ses angoisses croissantes (qui le mènent à plusieurs reprises en hôpital psychiatrique, où les
médecins ne décèlent chez lui aucun des symptômes de manque des drogués, et où les psychologues le décrètent
soit schizophrène, soit paranoïaque, soit… simulateur !), il accepte d’être l’invité d’honneur de la
convention S-F de Vancouver, et se remet à cette occasion à écrire – L’Homme et l’androïde(14), sa seule
activité littéraire entre fin 1970 et 1973 – puisqu’il doit y prononcer un discours. Il compte s’y rendre avec Kathy (qui
apparaît dans Substance Mort* sous le nom de « Donna »), une jeune fille brune rencontrée un an plus tôt et dont il est fou,
mais celle-ci lui fait faux bond au dernier moment. Il prend donc seul l’avion. Le peu qu’il laisse derrière lui sera bientôt
volé ou saisi.
Nous revoilà au point de départ de cet article, où Phil, désespéré, sans aucun souvenir des deux semaines
précédentes, se sentant abandonné de tous, ne voyant plus d’espoir et de bonheur possibles, ne trouvant plus de but à sa vie,
touche le fond et n’imagine que la mort comme solution à ses problèmes. Mais… il a gardé à portée de main un
numéro d’urgence, au cas où il changerait d’avis au dernier moment. Il se retrouve à X-Kalay, un centre de
désintoxication communautaire basé sur le travail manuel et sur la privation totale de toute substance psycho-active. Il y séjourne
trois semaines. Au contact des héroïnomanes en manque, il prend définitivement conscience du danger de sa consommation
effrénée de speed : il n’en absorbera plus jamais de façon régulière.
Dès sa sortie, il s’envole pour Fullerton, dans le comté d’Orange (un des plus conservateurs des États-Unis), non loin de Los
Angeles, où on lui offre un port d’attache. Il partage divers logements, court après toutes les jeunes femmes, en demande plusieurs en
mariage, mais n’essuie que rebuffades. Jusqu’à ce qu’en juillet 1972 il rencontre Tessa Busby, une brune de dix-huit ans, aux
yeux verts, timide et intelligente, qui (comme Nancy) a connu une enfance difficile. Très attirés l’un par l’autre, ils se
mettent rapidement en ménage. Pour Phil, c’est enfin l’apaisement. Leur relation connaît des hauts et des bas (il est sujet
à de fréquentes et pénibles sautes d’humeur), mais auprès de Tessa il retrouve peu à peu une certaine
sérénité, ainsi que l’inspiration, après deux ans d’inactivité romancière : il achève Coulez mes larmes,
dit le policier*, écrit sa première nouvelle depuis 1969 (« Pitié pour les tempnautes ! »(15)) et s’attaque à
Substance Mort*. Parallèlement, l’intérêt pour son œuvre commence à se développer. Il est renommé en Europe
(ce sont ses ventes européennes qui lui permettent de tenir) plus qu’aux états-Unis, où sans doute, « aux yeux d’un public
américain amoureux d’évasion, le réquisitoire implicite qu’il dress[e] contre la société contemporaine balay[e]
trop près de leur porte »(2). Cela se traduit par des visites, des interviews, sans pour autant améliorer sa situation financière,
ses avances dépendant essentiellement de sa réputation locale, toujours mineure, bien que plusieurs essais sur la S-F lui tressent des
lauriers et qu’il soit invité à prendre la parole à la radio… Et puis cette autre joie : la naissance de son troisième
enfant, Christopher, le 25 juillet 1973. Ainsi que l’option renouvelée (la première date de 1968) par United Artists sur Les
Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?. Tout n’est certes pas rose – une double pneumonie manque l’emporter fin
1972 – mais on semble aller dans la bonne direction…

La rencontre divine ?
20 février 1974. Dick vient de se faire extraire une dent de sagesse. Pour calmer sa souffrance, il se fait livrer à domicile un antalgique.
Il ouvre à la livreuse, une fille très brune et très belle, portant au cou un pendentif en forme de poisson. Sur sa demande, elle lui
explique qu’il s’agit d’un signe de reconnaissance utilisé par les premiers chrétiens. C’est pour lui le point de
départ d’événements qui dureront plus d’un mois et dont il cherchera l’explication jusqu’à la fin de sa
vie, doutant de leur réalité, brassant et retournant les hypothèses et les interprétations.
Ce signe du poisson déclenche en effet une série de visions. Il est le sujet d’une anamnèse (« rétablissement de la
mémoire »), se souvenant d’avoir été un chrétien du Ier siècle. Puis il fait une série de cauchemars qui lui
apparaissent très réels. Ressent le besoin de faire brûler vingt-quatre heures sur vingt-quatre des chandelles votives. Début mars,
il voit, plusieurs heures durant, des lumières tourbillonnant à toute vitesse. Rebelote la semaine suivante, avec huit heures d’une
succession extrêmement rapide de centaines de tableaux abstraits contemporains « dans le style de Kandinsky ». Puis survient
l’épisode de la photocopie : il avait le pressentiment de l’arrivée prochaine d’une lettre dangereuse pour lui. Et
reçoit en effet un courrier bizarre, anonyme, contenant juste la photocopie de deux critiques de livres sur laquelle certains mots tels «
déclin » et « dégradation » sont soulignés. Cette lettre panique notre auteur, déjà bien fragilisé par ses
visions. Il cherche protection auprès des autorités en transmettant la lettre au FBI (il éprouvera par la suite un réel sentiment
de culpabilité pour avoir « collaboré »). Mais ses troubles ne sont pas terminés : la radio se met en marche toute seule la
nuit et lui débite des insanités, et enfin des informations lui sont transmises directement par un rayon de lumière rose braqué sur
lui.
Grâce divine ? Dérangement neuronal ? L’épilepsie du lobe temporal (susceptible d’induire des accidents cérébraux
mineurs et indécelables) explique la plupart des symptômes, mais en implique d’autres que Phil ne présente pas. Au lecteur de
choisir l’interprétation qui lui convient le mieux… Dick est le premier à remettre en cause ces visions : dans son volumineux
(8000 feuillets !) journal intime – l’Exégèse – qu’il consacre, nuit après nuit, à celles-ci, dans la
relation à peine romancée qu’il en donne dans Radio Libre Albemuth* (1985) ou la première moitié de SIVA* (1980) – pour
Système Intelligent Vivant et Agissant(16), ainsi qu’il baptise généralement le rayon rose. D’autres manifestations
similaires auront sporadiquement lieu dans les mois et les années qui suivent. Ainsi, en novembre 1974, le même rayon lui révèle
que son fils Christopher souffre d’une hernie inguinale qui peut lui être fatale, ce que confirmera ultérieurement le médecin. Six
ans plus tard, il aura une conversation avec Dieu…
Simultanément, Dick entrevoit le bout du tunnel financier, surtout grâce à ses ventes en Europe. Tessa et lui déménagent, se
payent quelques folies.
Il finit Deus Irae (1976) en collaboration avec Roger Zelazny, a le bonheur de voir enfin un de ses romans de littérature générale
(Confessions d’un barjo) publié, met la dernière main à Substance mort* (1977). Il dévore des livres sur la philosophie, le
gnosticisme, le zoroastrisme, le bouddhisme, la neurologie afin de tenter de trouver une explication ou une réponse à ses visions.
Côté familial, il ne supporte pas que Tessa s’absente, ne soit pas à son entière disposition. Ils se disputent. Mais Phil est
également très attiré par Doris Sauter, une jeune femme rencontrée en 1972. Elle s’est depuis convertie à la foi
chrétienne, et Dick lui a raconté ses visions. Elle est atteinte en 1975 d’un cancer, qui évolue vite et la rend très malade.
Phil veut vivre avec elle, la soigner, elle refuse. Il lui demande même de l’épouser en janvier 1976. Elle refuse encore, à cause
de Tessa. Cette dernière, après une dernière querelle, quitte la maison avec Christopher.
Il réagit par une tentative de suicide (racontée dans le chapitre 4 de SIVA*), suivie d’un séjour de deux semaines en observation
à l’hôpital, dont il sort pour passer le mois de mai avec Tessa. Mais il veut toujours vivre avec Doris, et s’installe avec elle
à Santa Ana, au sud de Los Angeles. Il a enfin de l’argent : sa cote montant, les contrats (rachats de droits) et avances sont plus
avantageux.
Phil et Doris (dont le cancer est en rémission) se sentent bien dans cet appartement moderne. Il écrit « dix-huit ou vingt heures par
jour, en observant l’emploi du temps suivant : lever à dix heures, écriture toute la journée, un petit apéritif vers cinq
heures, et de nouveau le travail jusqu’à cinq ou six heures du matin. Un ou deux jours pour une nouvelle, dix à quinze pour un roman.
Concentration intense : il ne lui fallait aucun bruit en dehors de la musique qu’il mettait. ». Mais en dehors de l’écriture, il
requiert comme d’habitude de sa compagne une attention et une disponibilité totale. Doris, qui supporte mal d’être
dépouillée de toute vie personnelle, déménage en septembre dans l’appartement voisin. Phil déprime encore une fois, et
se fait interner volontairement. Doris et lui restent pourtant très liés. Lorsqu’elle rechute, il s’occupe d’elle avec
dévouement : il a toujours aimé jouer les Samaritains. Il voit aussi régulièrement Tessa et Christopher, même après le
divorce (février 1977). Il peut ainsi supporter la solitude, avec l’aide de l’ami Tim Powers qui habite à deux pas. Il participe
chez ce dernier à des soirées hebdomadaires, avec d’autres amis dont K.W. Jeter et James P. Blaylock (tous trois auteurs de S-F
désormais bien connus).
Tout va bien, en fait ! Il ne lui manque qu’une compagne. Ce sera Joan Simpson, trente-deux ans, assistante sociale, fan de ses œuvres. En
avril 1977, elle vient lui rendre visite et reste une semaine. Puis il la suit chez elle, à Sonoma (à huit cents kilomètres au nord).
Ils s’entendent très bien, sans pour autant être amants. Il est en panne sur son roman, mais accepte l’invitation du
deuxième Festival de S-F de Metz. Il s’y rend avec Joan. Bien que considéré là-bas comme le plus grand auteur de
science-fiction du monde, ce qui l’enchante, son allocution Si vous trouvez ce monde mauvais, vous devriez en voir quelques autres(17), avec ses
spéculations théologiques, est très mal reçue par un public en majorité agnostique qui a de lui une image de « pape de la
contre-culture ».
À leur retour, Dick n’a plus envie de s’installer en Californie du Nord, Joan refuse de déménager à Santa Ana. Ils rompent
donc. Mais cette fois, Phil ne déprime pas : ses amis et son Exégèse l’aident à tenir le coup. Ses revenus de plus en plus
élevés (au moins 90 000 dollars en 1978) lui permettent des coups de tête consolateurs : une bonne chaîne hi-fi, une voiture neuve.
Il ne change pas pour autant son train de vie et distribue une partie de ses revenus à diverses œuvres de charité.
Dorothy décède en août 1978. Le chagrin qu’il éprouve masque temporairement sa haine filiale.
Mais il a toujours un livre en panne. Heureusement, son nouvel agent, grand admirateur de son œuvre, re-dynamise sa carrière en faisant en
sorte que ses titres soient disponibles en permanence. Cela « décoince » Dick qui termine enfin SIVA* fin 1978. Les éditions
Bantam, qui l’avaient pré-acheté, hésitent très longtemps avant de le publier ! Le roman laisse d’ailleurs perplexes
les fidèles.

Jane
Phil souffle un peu, il ne peut plus enchaîner livre sur livre comme dans sa jeunesse. Il engrange les dollars – sans pour autant rouler sur
l’or – et la reconnaissance (des groupes punks se nomment d’après ses œuvres, ses nouvelles se placent dans des magazines
de premier plan). Il peut enfin renouer avec ses filles Laura et Isa, qui viennent lui rendre visite, encore qu’il n’ait jamais vraiment
perdu le contact. Son aisance matérielle lui permet d’aider financièrement Tessa et Christopher, mais il a plus de mal à aider ses
deux filles (pour des raisons sans doute liées à l’éloignement : elles vivent loin de lui, contrairement à Tessa et
Christopher. De plus, Phil, spontanément généreux, supporte mal qu’on lui demande une aide financière). Pour éviter de
quitter son logement, il peut même se permettre de l’acheter, lorsque tous les appartements de l’immeuble sont mis en vente –
événement dont il tire un texte poignant, à mi-chemin entre l’essai et la nouvelle: « Étranges souvenirs de la mort »(18).
Malheureusement, le même événement force Doris à déménager, ce dont il ressent beaucoup de chagrin (cf. la nouvelle
« Chaînes d’air, réseaux d’éther »(19), que lui a inspiré leurs relations de voisinage).
Il termine en mars 1980 L’Invasion divine* (1981), qu’il ne considère pas comme une véritable suite à SIVA*. Il continue
bien sûr chaque nuit son Exégèse et à fréquenter les soirées hebdomadaires de Tim Powers. Il reçoit de plus en plus
de visites des journalistes. S’inquiète de ne plus entendre de voix, jusqu’au 17 novembre 1980, jour où il dactylographie cinq
feuillets pour son Exégèse, relatant que « Dieu s’est manifesté à [lui] sous forme de vide infini… » Peu de
temps après cette rencontre, il met un terme à son journal... mais s’y replonge dix jours plus tard !
Le projet d’adaptation de Les Androïdes rêvent-ils… ? aboutit enfin début 1981. Après avoir voué le scénario
aux gémonies, Dick le porte aux nues. Il combat les producteurs d’Hollywood au sujet de la « novélisation » (son agent et lui
parviennent finalement à l’éviter, ce qui aurait condamné le roman original à l’oubli). Un éditeur new-yorkais de
littérature générale est prêt à lui acheter des livres.
En avril-mai 1981, il commence La Transmigration de Timothy Archer*. Il semble sentir la mort rôder... Il songe à elle, est victime
d’un accident d’automobile qu’il prétend avoir délibérément provoqué, et dont il garde une lésion
à la jambe. Il est pourtant impatient d’assister à la première de Blade Runner, dont une projection privée partielle le
ravit. A l’occasion d’une dernière et brève liaison avec une femme mariée, il s’aperçoit qu’il ne cherche
plus l’amour, et se rapproche de Tessa.
Le 18 février 1982, il ne se rend pas à un rendez-vous. Ses voisins le trouvent inconscient sur le sol de son appartement. À
l’hôpital, on diagnostique un accident vasculaire cérébral. Il aurait pu en guérir avec le temps, mais d’autres
accidents identiques surviennent, et une défaillance cardiaque fatale l’emporte le 2 mars.
Pour lui, la boucle est bouclée : il rejoint Jane dans sa tombe à Fort Morgan, Colorado.
Et puis Blade Runner sort au cinéma, ne rencontre pas un immense succès, mais devient peu à peu un film culte, contribuant à faire
grandir la renommée de Philip K. Dick, cet être si terriblement humain pour qui « la recherche instinctive du sens de la vie est le
principal besoin que peut éprouver un homme »(20) et qui ne voyait pas l’univers comme nous.
« John Collier a écrit quelque part que l’univers se réduisait à un type en train de verser de la bière dans un verre.
Cela fait beaucoup de mousse et notre univers à nous n’est qu’une bulle au milieu de toute cette mousse. Et une fois que l’on a
entr’aperçu le visage du type qui verse la bière, on ne peut plus voir l’univers de la même manière »(21).

Sources :
Sauf indication contraire, informations, citations et parfois même tournures de phrases proviennent de la biographie de référence
écrite par Lawrence Sutin : Invasions divines. Philip K. Dick, une vie. (trad. Hélène Collon, Denoël « Présences »,
1995). Nous conseillons aussi à ceux de nos lecteurs prêts à sacrifier la rigueur sur l’autel du plaisir de lecture, la biographie
romancée (disons-le comme ça) d’Emmanuel Carrère, Je suis vivant et vous êtes morts (Seuil, 1993 - Points-Seuil n° 258).
Notes :
* Tous les romans dont le titre est suivi d’un astérisque sont chroniqués dans le numéro 18 de Bifrost.
(1) Cité dans Labyrinthe de mort par Marcel Thaon, préface à Le livre d’or de la science-fiction : Philip K. Dick (Presses-Pocket
n° 5051, 1979).
(2) Jeff Wagner : Dans le monde qu’il décrivait : la vie de Philip K. Dick (trad. Pierre-Paul Durastanti, in Science et Fiction n° 7/8
« Spécial Philip K. Dick », Denoël, 1986).
(3) In Nouvelles 1947-1952 (trad. revue et harmonisée par Hélène Collon, Denoël « Présences », 1994).
(4) Lettre à M. Haas (1954), parue dans Nouvelles 1952-1953 (trad. revue et harmonisée par Hélène Collon, Denoël «
Présences », 1996).
(5) In Nouvelles 1952-1953 (op.cit.).
(6) Screamers, film américano-canado-japonais réalisé en 1996 par Christian Duguay, avec Peter Weller.
(7) Dans un entretien réalisé en 1979 par Charles Platt, paru dans Univers 1981 (trad. Jacques Chambon, J’ai Lu n° 1208, 1981).
(8) Notons que Dick n’était alors pas tout à fait inconnu des lecteurs français, quelques-unes de ses nouvelles ayant, dès
1954, été publiées dans les revues S-F françaises, grâce essentiellement à Alain Dorémieux.
(9) Certains de ceux-ci sont perdus, d’autres ont été publiés après sa mort, comme Pacific Park (trad. Jean-Pierre Aoustin,
U.G.E., 10/18 « Domaine Étranger » n° 2553, 1994) ou Mon Royaume pour un mouchoir (trad. Jacques Georgel, U.G.E., 10/18 « Domaine
Étranger » n° 2420, 1993).
(10) Adapté par Jacques Audiard et Jérôme Boivin en 1992 en un film éponyme, réalisé par Jérôme Boivin, avec
Richard Bohringer, Anne Brochet et Hippolyte Girardot.
(11) Ainsi nommé en l’honneur du fils du rédac-chef de Bifrost.
(12) Philippe Kieffer in Libération du 11 août 1987.
(13) Nom donné aux quatre (comme les mousquetaires !) derniers romans de Dick : SIVA, L’Invasion divine, La Transmigration de Timothy Archer
et Radio Libre Albemuth, bien que ceux-ci aient peu en commun (ni l’intrigue, ni les personnages…) sinon la thématique,
théologique.
(14) Publié dans les recueils Le Grand O (trad. Martine Bastide, Denoël « Présence du Futur » n° 471, 1987) et Si ce
monde vous déplait... (trad. Christophe Wall-Romana, L’Eclat, 1998).
(15) Disponible notamment dans les recueils Total Recall (U.G.E., 10/18 « Domaine Etranger » n° 2214, 1991) et Nouvelles 1963-1981
(Denoël « Présences », 1998).
(16) En V.O. : VALIS, pour Vast Active Living Intelligent System.
(17) Publié dans les recueils Le Père truqué (trad. Marcel Thaon, U.G.E., 10/18 « Domaine Étranger » n° 2012, 1989) et Si
ce monde vous déplait... (op. cit.).
(18) Disponible dans les recueils L’Œil de la Sibylle (trad. Emmanuel Jouanne, Denoël « Présence du Futur » n° 521,
1990) et Nouvelles 1963-1981 (trad. revue et harmonisée par Hélène Collon, Denoël « Présences », 1998).
(19) In recueils L’Homme doré (trad. France-Marie Watkins, J’ai Lu n° 1291, 1982) et Nouvelles 1963-1981 (op. cit.).
(20) Lettre à Joan (trad. Lorris Murail) in Science et Fiction n° 7/8 (op. cit.).
(21) Dans une interview de 1972 par Patrice Duvic, in Science et Fiction n° 7/8 (op. cit.).