Lorsque je débutai dans la littérature pour la jeunesse, mon éditeur me révéla le secret de la réussite: mon héros devait avoir douze ou treize ans,
afin que le lecteur pût s’identifier à lui. Néanmoins, pour donner à rêver à ce même lecteur, le héros devait se comporter comme un jeune dé dix-huit
ans. Bien entendu, je m’empressai de ne pas suivre ce conseil: Jarvis se comportait certes comme un jeune homme, mais il avait l’âge du rôle.
Néanmoins, je gardai quelque part au fond de ma mémoire ce besoin d’identification que le lecteur, paraît-il, éprouverait à la lecture. Et, de fait, le
romancier n’ambitionne-t-il pas de décrire, à travers ses personnages, une part d’humanité? Dès lors, si à tout roman on suppose un lecteur humain, le
raisonnement n’est pas complètement absurde. Ajoutons à cette constatation le fait que la science-fiction recrute son lectorat parmi les jeunes, et
ceci nous amène à l’objet de cette communication.
Quelle image de l’enfant, de l’adolescent, ce jeune lecteur trouvera-t-il dans la science-fiction ?
Pour, sinon répondre de manière exhaustive à cette question, au moins tracer quelques pistes, je m’intéresserai aussi bien aux textes paraissant dans
des collections pour la jeunesse que dans des collections s’adressant en priorité à un public adulte.
Une première constatation s’impose. Si l’on ferme un œil pudique, ou pour mieux dire indulgent sur les personnages juvéniles des romans écrits selon la
recette exposée plus haut, on trouve peu d’enfants dans la science-fiction. Et l’enfance, en tant que telle, est encore plus rarement prise comme objet
d’une nouvelle ou d’un roman. Mais cette situation, si l’on veut bien y réfléchir, est celle de l’ensemble de la littérature. A tout prendre, la
science-fiction est plus prodigue d’enfants que bien d’autres genres. Il est un domaine, en particulier, où l’enfant semble naturellement trouver sa
place sous la plume des auteurs de science-fiction: celui de la rencontre avec les extraterrestres. Les enfants sont doués pour cela. Ce fait est bien
connu du grand public depuis la projection de ET. Mais les initiés le savaient depuis longtemps. C’est que les enfants vivent dans un monde
magique. Je veux dire un monde où les trois règnes, animal, végétal et minéral, se confondent puisque tout a une âme. Ce trait de la psychologie
enfantine fait la fortune des marchands d’ours de peluche. S’ils l’admettent de bambins de quelques mois, les parents, toujours pressés quoi qu’ils en
disent d’amener leurs rejetons à l’âge de la raison, s’en émeuvent si cette mentalité dure un peu trop. C’est ce que montre Isaac Asimov dans « Robbie ». Madame Weston s’inquiète de voir sa fille préférer à la compagnie d’enfants de son âge celle de son robot garde d’enfant et
compagnon de jeu infatigable. Elle sait bien, elle, que Robbie,
« n’est rien d’autre qu’un magma d’acier et de cuivre, sous forme de plaques et de
fils, avec de l’électricité pour lui donner vie. »
Gloria n’est pas de cet avis.
Pour elle, Robbie est une vraie personne, et la chute de l’histoire n’est pas loin de lui donner raison.
Alors, si une fillette de neuf ans est capable de prêter des sentiments à une machine, et d’en éprouver pour elle, pourquoi s’étonner que les enfants
fraternisent avec des êtres vivants, sous prétexte qu’ils viennent d ‘outre-ciel? Les enfants n’ont aucun mérite à cela, puisqu’ils trouvent naturelle
l’apparition d’un Martien dans le jardin tandis que les adultes commencent toujours par douter, par soupçonner une supercherie — juste avant de tourner
de l’œil ou de se sauver en hurlant. Dans « Le Bâton de Miouhou » Theodore Sturgeon montre comment une enfant de cinq ans communique par
télépathie avec un extraterrestre naufragé, alors que les adultes en sont bien incapables. Il est vrai que Miouhou est lui-même un enfant. Un enfant
assez doué pour détourner un astronef, mais un enfant tout de même, qui ne sera pas capable d’expliquer comment fonctionne l’appareil à antigravitation
qui révolutionnerait les transports des Terriens, et qui, pour lui, n’est qu’un jouet. Notons au passage que le thème de la télépathie est souvent
associé à l’enfance. Elle exprime cette tendance, relevée plus haut, à négliger les barrières qui séparent les règnes, les êtres, les choses.
C’est ainsi, par exemple, que les extraterrestres qui ont enlevé les quatre principaux chefs d’État de la Terre pour les obliger à différer
l’holocauste nucléaire, ainsi que Gérard Carre nous le raconte dans « La Troisième guerre mondiale n’aura pas lieu » ont recours aux pouvoirs
télépathiques du petit Benjamin pour parlementer avec ces êtres primitifs qui président à nos destinées; et si vous vous étonnez du don de Benjamin,
sachez qu’il a développé cette faculté pour communiquer avec sa petite sœur sourde-muette. Ce rôle de médiateurs, les enfants le doivent à leur plus
grande malléabilité. Celle-ci va d’ailleurs plus loin qu’une simple exemption de préjugés. Dans « Tout smouales étaient les borogroves » Lewis
Padgett décrit l’évolution de deux enfants au contact de jouets surgis d’une autre dimension. Acquérant en les manipulant une logique différente, ils
perçoivent bientôt cette autre dimension. Quand leurs parents s’inquiètent de l’origine des jouets étranges, il est trop tard: les enfants
s’évanouissent dans cet ailleurs à jamais interdit aux adultes prisonniers de leur conditionnement.
À l’inverse, les Martiens décrits par Fredric Brown dans Martiens Go Home se comportent comme de sales gosses, indiscrets, bavards,
dépourvus du moindre sens des convenances. Curieux, ô combien! De cette curiosité si agaçante qui consiste à s’étonner des attitudes évidentes pour les
adultes mais que ceux-ci éprouvent tant de mal à justifier devant un regard candide. Brown ne soulève-t-il pas un coin du voile: puisque les
extraterrestres, à l’occasion, se comportent comme des enfants, la réciproque n’est-elle pas un peu vraie?
Theodore Sturgeon, l’auteur de science-fiction qui s’est le plus intéressé à l’enfance, l’affirme explicitement :
« Les enfants sont des étrangers sur
une terre étrange. Étrange et étrangère. Les enfants ont un savoir, dès leur arrivée sur la Terre, inscrit dans leurs gènes et que nous, adultes, nous
ingénions à leur désapprendre. »
Se trouve ainsi posée la question de l’éducation, on pourrait presque dire du dressage, que nous faisons subir à nos
enfants. Les gamins mis en scène par Lewis Padgett ne sont pas exceptionnels: ils n’ont pas acquis en jouant des pouvoirs surnaturels.
Simplement, ils n’ont pas eu le temps d’être coulés dans le moule de notre propre conception de l’univers. Or chacun sait que nous voyons les choses
non telles qu’elles sont, mais telles qu’on nous a dit qu’il convenait de les voir.
Philippe Curval tente, dans la nouvelle intitulée « Le Testament d’un Enfant mort » de restituer la perception du monde par un bébé. Ce qui
nous vaut des descriptions telles que celle-ci :
« Des ciels, il yen a plus de quarante! Il yen a des rouges, des bleus, des marrons, des tout blancs
avec des oiseaux et des aéros dedans. Quelquefois, il en tombe de l’eau, mais elle a perdu sa couleur au contact des nuages. L’eau, à l’origine, vient
des tuyaux. Le cycle de l’eau est très simple: d’abord elle arrive par ces tuyaux et forme des rivières; ces rivières avancent grâce aux bateaux qui
les entraînent dans leur mouvement. Sur les rivières, il y a des usines qui marchent au charbon; quand elle entre dans les fourneaux, l’eau se
transforme en buée et sondes cheminées pour rejoindre les nuages; puis elle revient chez le marchand qui la remet dans les tuyaux. Quand on ouvre son
parapluie, les nuages crèvent et dégoulinent; de ces précipitations naît la mer. Toutes les choses transparentes s’enfoncent dans l’eau parce qu’elles
y deviennent invisibles. De chez le marchand viennent toutes sortes de choses qu’on achète avec le travail. Les fleurs, par exemple, qu’on achète avec
le travail. Les fleurs, par exemple, qu’on achète pour les jeter dans la boîte à ordures une fois qu’elles sont fanées... »
Mais bientôt, cette belle
cosmologie sera bousculée :
« Mon pouce accuse ma mère d’être à l’origine de tous ces désordres; ce serait par sa faute qu’hier est aussi facilement
demain et que là se transforme en ailleurs, à cause d’elle que tout se superpose et se confond ; elle aurait créé ces paradoxes pour m’éliminer du
monde. »
Les adultes, en effet, ne peuvent supporter que les enfants aient de l’univers une vision non conforme. Ils ne supportent pas l’imagination, qui
bouscule et dérange. Il leur faut à tout prix la canaliser, pour faire des enfants des êtres raisonnables, rationnels. Telle est la leçon d’une
nouvelle de Pierre Marlson, « Et pourtant ils ont des couleurs ».
« Que, chuchotez-vous donc là, mes petits? demande la maîtresse. Elle fait son sourire gentil. Ça risque de durer vachement.
– On essaie d’imaginer, dit Lisa.
– Ça va mal. Imaginer! Quels mots elle a Lisa. Elle devrait pourtant bien savoir. Les énormes iris de la maîtresse sont devenus froids comme de ta
pierre. Ou bien la mort...
– On imaginait des verticales par rapport au plancher. Très joli.
– Magnifique, dit la maîtresse en souriant...
– Entre deux verticales issues du plancher, poursuit Lisa, imperturbable, on faisait un plan vertical aussi et on y mettait un point.
– Pas taré comme système de raconter, celui de Lisa. Mince de réussite! Faut tout ramener à des notions géométriques. La maîtresse adore ça. »
Malheureusement pour le petit narrateur, la supercherie est vite découverte. Un traitement médical s’impose: ainsi, débarrassé de ses mauvaises
tendances, il pourra devenir un futur citoyen, bien adapté à la société. Laquelle a besoin de producteurs efficaces, non d’artistes rêveurs.
L’enfant apparaît donc souvent comme une victime. Sturgeon donne cette explication :
« Un enfant malheureux est beaucoup plus intéressant qu’un adulte
malheureux. Je crois que beaucoup d’enfants sont persécutés non seulement par leur entourage mais par les lois qui régissent n’importe quelle société
humaine. L’enfant est sans cesse brimé par des règles ou des usages qu’il ne comprend pas toujours. »
Nous prétendons élever nos enfants, mais est-ce
que nous ne les abaissons pas ?
Dans « Les Premiers Hommes », Howard Fast raconte l’histoire d’un homme chargé de recueillir des renseignements sur les enfants sauvages. Sa
sœur, psychologue, qui est aussi son employeur, finit par lui avouer la raison de cette enquête: il s’agit de promouvoir le surhomme, qu’elle appelle
l’homme-plus: «l’enfant élevé par un loup est un loup. Notre travail personnel atteint une conclusion parallèle: l’enfant élevé par un homme est un
homme. Si l’homme-plus existe, il est pris au piège et encagé dans son environnement humain, aussi sûrement qu’un enfant élevé par des animaux l’est
par ces animaux. (...) Comme la société ne leur a jamais permis de réaliser leur potentiel, nous ne savons pas exactement ce qu’est ce potentiel. Mais
nous devinons que la société a étouffé leurs moyens et a réduit ces personnes à une sorte d’imbécillité. Une imbécillité que nous appelons la normale».
Le programme réussira, grâce à la complicité du gouvernement américain qui espère tirer de l’homme-plus un avantage dans la guerre froide. On
sélectionne des orphelins particulièrement brillants on les regroupe sur un territoire fermé à l’influence extérieure. Là, ils sont élevés en toute
liberté. Leurs professeurs, les meilleurs spécialistes, n’imposent rien mais sont toujours disponibles pour répondre à la curiosité de leurs élèves.
Ceux-ci ne tardent pas à dépasser leurs maîtres. Ils se révèlent télépathes et atteignent ainsi l’immortalité, puisque, même après leur mort, leur
mémoire survivra dans le cerveau dés autres. Mais quand les agents du gouvernement viennent constater le résultat de l’expérience, ils se heurtent à...
une absence: les hommes-plus se sont isolés dans une bulle temporelle, sachant trop bien quelle serait la réaction des hommes ordinaires quand ils
découvriraient leurs successeurs.
Les hommes-plus de Fast ont eu raison de se méfier. Les Slans de Van Vogt n’ont pas leur chance: pourchassés, ils ne doivent leur survie qu’à la fuite,
puisqu’eux-mêmes ont renoncé à la violence. Ils sont trop différents Trop supérieurs. Les humains ordinaires ne peuvent le supporter. Et Jommy, malgré
son jeune âge, en fera la cruelle expérience. Ainsi l’enfant devient un symbole de l’oppression sociale, d’autant plus efficace qu’il est innocent et
sans défense. Et cet acharnement est le résultat d’une crainte plus ou moins explicite. Les Terriens apprécient modérément les différences. C’est une
chose bien connue dans toute la galaxie.
Michel Jeury en témoigne dans « Le compagnon du paysan » :
« Martin (...) commença son tour de la galaxie d’apprenti compagnon, un tour qu’il
devait finir sur la Terre, planète réputée difficile pour les jeunes, car il faut y vivre déguisé presque tout le temps, les habitants refusant
d’admettre l’existence des étrangers. Il s’était fait une personnalité de petit chien assez réussie et avait trouvé des hôtes sympathiques. »
Or l’enfant, comme l’étranger, inquiète. Et parce qu’il inquiète, il s’agit d’effacer en lui la différence, il faut en faire, le plus vite possible, un
adulte. On pourchasse les Slans, non pas parce que ces mutants sont agressifs, mais parce que leur irruption sur la scène de l’histoire sonne le glas
de l’humanité, reléguée à sa place d’étape intermédiaire dans l’évolution des primates. Le Sian est le successeur, dont la seule existence exige
l’effacement. Et l’homme ne se résout pas volontiers à disparaître.
La différence, l’altérité, est donc perçue comme une menace, et elle est d’autant plus intolérable à l’homme, qu’elle s’incarne sous les aspects de ses
propres jeunes. Mais comme il n’est pas facile d’avouer qu’on nourrit des intentions malveillantes à l’égard de ces chères têtes blondes, on inverse le
schéma. La victime devient bourreau.
L’hostilité change de camp. Ainsi, selon John Wyndham, les enfants qui naissent dans le village de Midwich, cette année-là, se ressemblent
curieusement. Pour cause: ils sont les prémices d’une invasion extraterrestre, venus pour asservir l’humanité. Ils sont doués, ils sont beaux. Il n’y
aura d’autre recours que de les massacrer.
On retrouve ce même thème dans « L’heure H » de Ray Bradbury: une race hostile se sert des enfants pour envahir la Terre. Mink avoue
d’ailleurs ingénument ce complot:
« Ils n’arrivaient pas à savoir, comment attaquer, m ‘man. Commando, il dit que pour bien se battre, il faut trouver un moyen de surprendre
l’adversaire. Alors on gagne. Et il dit aussi qu’il faut être aidé par l’ennemi... Et ils ne pouvaient trouver aucun truc pour surprendre la Terre ou
pour être aidés (…) Et puis un jour (…), ils pensèrent aux enfants!
– Ça alors!
– Et puis ils ont pensé que les grandes personnes sont tellement occupées qu’elles ne regardent jamais sous les rosiers ni sur les pelouses... Et puis,
il y a quelque chose au sujet des enfants de moins de neuf ans et de l’imagination. C’est très amusant d’écouter parler Commando. »
Quand le parents accepteront enfin de prendre leurs rejetons au sérieux, il est trop tard: derrière leurs petits se profilent des silhouettes pas tout
à fait humaines.
Philip K Dick, quant à lui, retourne la thématique en se demandant si cette altérité n’est pas plutôt une authenticité qu’ont perdue les adultes. Dans
« Le Père truqué », il décrit le désarroi d’un enfant qui s’aperçoit que son père a été vidé de sa substance, et que son corps abrite une
entité étrangère.
Certains auteurs, cependant, contestent cette altérité: l’enfant leur apparaît au contraire comme le détenteur de toutes les malices de l’adulte.
Pierre Versins, paraphrasant Nietzsche, exprime ainsi cette opinion : « Les enfants, en somme, sont à peu de choses près des êtres humains, on s’en
aperçoit aisément en les voyant se conduire presque aussi mal que les adultes. » On pense à Sa majesté des Mouches de Golding. Des
enfants naufragés sur une île déserte commencent par essayer de s’organiser, avant de s’abandonner aux joies du fascisme. Dans une situation analogue,
Régis Messac brosse un tableau encore plus noir, dans Quinzinzinzili, il suffit de quelques mois pour que des enfants, survivants
d’une guerre chimique totale, se transforment en sauvages sous le regard désabusé de leur instituteur.
Ainsi on peut se demander si la terreur trouble qu’éprouve l’adulte face à l’enfant résulte de la (mauvaise) conscience d’opprimer son rejeton au nom
de valeurs auxquelles lui-même déroge ou la crainte de lire, sur des traits innocents, les turpitudes dont l’avenir est lourd. Dans ces cauchemars
l’adulte prévoit le temps de la révolte. Puisque les enfants ne sont pas exempts de la cruauté, de la méchanceté des adultes, que se passera-t-il
quand, las de cette oppression, ils lâcheront la bonde à leurs mauvais instincts? N’assisterons-nous pas à l’une de ces scènes rapportées d’un ton
badin par Kurt Steiner, dans « Les enfants de L’histoire » :
« La nuit suivante, les deux tiers des enfants profitèrent du sommeil de leurs
parents pour les assassiner. »
Et cette exécution ne va pas sans un certain raffinement Dans «
Agéisme », Walter Fisher montre un couple
d’adultes coupables d’avoir imposé leur volonté à leurs rejetons, les avoir privés de télévision et même avoir eu recours à la fessée. Ils se voient
donc justement condamnés par un chef de la police âgé de neuf ans à méditer sur leur ignominie dans un bain d’huile bouillante Pour leur malheur, ce
gamin avait de la culture, puisque le châtiment résulte de la lecture d’
Ali-Baba et les quarante voleurs. Dans «
La Savane » Ray
Rradbury, montre comment deux enfants, plutôt que de se voir privés de leur maison ultramoderne font dévorer leurs parents par les lions du décor
holographique de leur chambre, décor d’un réalisme saisissant Au fond, on peut se demander, à lire ces auteurs, si flous n’avons pas raison de mire
peser sur l’enfant tout le poids de la contrainte
Arrivé à ce point de mon exposé, il me vient quelque scrupule. Peut-être y a-t-il des parents dans la salle. Je ne voudrais ni les dégoûter de la
science-fiction en leur misant croire que le pessimisme y est de rigueur, ni provoquer en eux une névrose qui les fera hurler chaque fois qu’une
menotte se posera dans leur paume. Je les rassure tout de suite. Ce sont les enfants des autres que décrivent les auteurs que j’ai cités. D’ailleurs,
il y a des écrivains plus sereins. Allez, on efface tout, on revient au point de départ. Nous étions partis de la constatation que l’enfant apparaît
souvent comme un médiateur, comme le trait d’union entre deux mondes. Stanley, le héros de « La cinquième dimension » de François Sautereau,
franchit la barrière temporelle qui sépare notre monde de l’univers parallèle où un régime totalitaire envoie ses contestataires.
De ce fait, il portera un coup mortel à la tyrannie en démontrant que les opposants n’ont pas été désintégrés, comme le croit le pouvoir, mais projetés
dans un ailleurs où une autre forme de vie est possible. Car le despotisme résiste à tout, sauf à cette arme suprême : la vérité. Cette vérité qui,
dit-on, sort de la bouche des enfants.
Dans Cheyennes 6112, Christian Grenier et William Camus décrivent la rencontre de la jeune Réséda, qui a osé sortir du dôme qui couvre
sa ville, et de Longues-jambes, jeune guerrier qui a osé traverser la forêt interdite: cette rencontre, c’est toute une ère qui prend fin — ou, si l’on
préfère, une ère nouvelle qui commence Pour cela, il a fallu une transgression double: Réséda renonce à une hyperprotection aliénante et Longues-jambes
renie la tradition dans la mesure où elle est une entrave. On multiplierait les exemples de cette nature, et ce n’est pas par hasard que ceux qui me
vinrent tout d’abord à l’esprit, appartiennent à des œuvres destinées à la jeunesse. L’enfant, donc, ou l’adolescent, est souvent l’intermédiaire entre
deux mondes, deux peuples, deux univers, parce qu’il est dépourvu de préjugés.
Les psychologues s’inscrivent en faux contre cette assertion. Qu’importe! On n’est pas obligé de les croire, puisque les romanciers nous disent le
contraire. Dans Les plus qu’humains, Theodore Sturgeon décrit l’enfance sur deux plans. Un idiot, trois fillettes et un bébé mongolien
constituent à eux cinq une entité unique, aux pouvoirs multipliés. En fait, cette entité ainsi définie est incomplète. Il lui manque une conscience
morale. Quand elle y parvient, c’est-à-dire quand elle atteint la maturité, c’est pour apprendre qu’elle n’est pas seule de son espèce. Les mutants
sont parmi nous. Discrets, ils nous accompagnent, veillant à ne pas nous troubler. Nous n’en avons pas conscience. Mais les fourmis que nous croisons
sur notre route ont-elles conscience de notre présence?
L’altérité, dans ce cas, est un progrès. Progrès encore dans « Périllos où il y a de l’amour » de René Durand. Certes, la méthode employée par
son jeune héros pour éliminer les fauteurs de guerre et les politiciens qui veulent le séparer de sa mère nous renvoie à la violence, mais le propos
est d’instaurer enfin cette paix que les adultes n’ont pas su préserver. Ainsi l’enfant n’est pas seulement celui qui, dans le long voyage dans le
temps entrepris par l’humanité, descendra à la station d’après. Il est celui qui crée l’avenir.
L’enfance ne peut en effet être dissociée de sa dimension temporelle. Même Messac, dans sa très noire vision, ne le nie pas :
« Cette Ylaine que je
trouve affreuse, odieuse, hideuse, cette Ylaine qui n’est pas belle, est en train de créer sous mes yeux, devant moi et malgré moi, un idéal de beauté.
Ses fesses molles, ses tétines basses et son ventre en chaudron seront désormais des modèles de la beauté future. Je prévois que, dans l’avenir, des
poètes inspirés et des amants élégiaques rêveront sans fin de ses pieds plats et à la rougeur éclatante de son visage. »
Le héros de Messac est amer.
Cet avenir dont il parle, il s’en sait exclu, lui qui, désormais, est le seul Terrien à se rappeler — et à regretter — le monde d’avant.
Voilà donc mises à nu les raisons -ou pour mieux dire les causes, car la raison n’a pas grand-chose à y voir — de la morbidité des récits relevés dans
la première partie de cet exposé. Ce n’est pas seulement la mauvaise conscience des adultes qui les pousse à noircir leurs rejetons, c’est la peur d’un
avenir dont ils seront absents. D’un avenir qui, peut-être, les jugera avec sévérité ou, pis encore, avec cette indulgence tissée de mépris que l’on
accorde aux gesticulations des primates irresponsables.
Car si les enfants symbolisent l’avenir, ce n’est pas seulement parce qu’ils nous survivront, c’est aussi, parce que, nouveaux venus, ils portent sur
notre monde un regard qui est déjà celui de l’histoire. Un regard dont nous redoutons qu’il soit contempteur. Mais quand cette peur n’existe pas, quand
l’avenir est radieux parce que, comme on dit dans la marine, « ça ne peut que beaussir », alors le ton change. En fait, on peut même se demander si la
dureté avec laquelle l’enfance est envisagée par de nombreux auteurs n’est pas, contrairement à ce qu’un regard superficiel donnerait à croire, une
profession de foi envers l’avenir.
Car nous avons besoin des enfants pour survivre.
Traitant à son tour de l’étouffement de l’imagination chez les enfants, afin d’en faire des citoyens fonctionnels, Pierre Pelot dans « Bulle de savon » montre des adultes rendant visite aux nurseries afin d’y regarder jouer les enfants et d’écouter les histoires qu’ils
racontent recueillies à cette fin par les robots qui les élèvent.
Quelques-uns vont même jusqu’à essayer de se souvenir de leur séjour dans la nurserie, ce paradis perdu. L’enfance apparaît souvent, sous l’éclairage
de notre nostalgie, comme un âge d’or à jamais révolu. Or l’utopiste, au contraire des Anciens, projette l’âge d’or dans l’avenir au lieu de le situer
dans le passé. Renoncer à la nostalgie, c’est s’obliger à construire un avenir meilleur.
C’est se condamner à l’espoir. L’enfant promet de réussir là où l’adulte a échoué. Beauras, le gendarme d’ « Un trou dans le grillage » de François
Sautereau, est chargé d’interdire l’accès à une Zone protégée Il surprend un enfant s’efforçant d’y accéder pour satisfaire une curiosité reconduite de
génération en génération.
« Encore le gars à Flammèche grommela le représentant de la loi. Dire qu’ils s’y prennent comme des manches. Et ça imagine
qu’on ne le voit pas... Tiens, de mon temps, on se cachait tout de même un peu mieux. »
Mais Beauras oublie que, même mieux caché, il n’a pas réussi.
Et soudain, cette infortune lui remonte à la mémoire. Il rougit une nouvelle fois. Cela donne du piment à son métier. Désormais, il va défendre la ne
on parce qu’il est payé pour cela, mais parce qu’il a échoué dans son enfance et que, par conséquence aucune autre enfance ne doit réussir. Saine
émulation entre le petit Beauras d’autrefois et le petit Grison d’aujourd’hui. Et au lieu d’une concurrence, s’il établissait une collaboration? L’idée
traverse la tête de l’homme comme un éclair. Oui, utiliser le Grison d’aujourd’hui pour sauver le Beauras d’hier. Imbécile, comment ne pas y avoir
pensé plus tôt ?...
« Monte, monte encore enfant bleu dans le soleil de la mi-août. Monte. Tu veux savoir ce qu’il y a dans cette zone, hein? Eh bien, petit, tu n’es pas
le seul. Monte, monte encore. Bientôt tu seras à la lisière oui, à la lisière. Alors c’est comme ça, on veut savoir… Eh bien, tu vas savoir. Ce sera
peut-être une révolution, mais tu vas savoir. (…)
Ah, mais attention. Donnant donnant. Je te laisse y aller, petit. Je te laisse faire la découverte de ta vie — qui sera aussi la découverte de ma vie
de brigadier — mais au retour, il faudra partager. On te coince avec les deux gendarmes au retour. On t’interroge, on veut tout savoir, nous, on veut
tout savoir aussi, tu comprends? On a le droit de tout savoir. Alors on partage les risques. Un vieux brigadier ne peut pas risquer sa carrière en
allant voir lui-même. Ce n’est pas possible. Tandis qu’un petit comme toi, ça ne risque pas grand-chose. Une bonne fessée, pas plus. »
Ainsi l’enfant se voit investi d’une mission qui dépasse son propre besoin de connaître, de se réaliser, en un mot d’exister, il devient le
représentant de tout un groupe D’où la trame, sans cesse recommencée, des romans d’initiation, qui, en première lecture, semblent raconter le passage
d’un adolescent à l’âge adulte, mais qui, en seconde analyse, décrivent la mutation de toute une société.
Ce que Jacques Goimard résume ainsi : « ce désir de montrer un adolescent devenant un adulte dans un monde d’adultes se double d’un parallèle avec
l’évolution de l’humanité. »
L’héroïne des Ailes de l’été après avoir échoué à trouver dans son père le soutien attendu, évite la confrontation entre les
autochtones de la planète Ata et les colons terriens, en procédant aux obsèques de son grand-père selon le rituel des indigènes.
En fait, elle offre aux colons, matérialistes et mécanisés, un supplément d’âme, en même temps qu’elle indique aux indigènes le moyen d’améliorer les
conditions de leur existence matérielle précaire.
Tout devient possible. Dans « Jicets », Fredric Brown raconte l’émoi de deux scientifiques qui ont participé à la mise au point de la
reproduction sans mâle dans l’espèce humaine. Quand John, le premier enfant parthénogénétique, eut atteint dix ans, comme il était parfaitement normal,
on autorisa la généralisation de cette pratique. Cinquante millions d’enfants nés selon cette méthode peuplent déjà la Terre quand John, devenu un
jeune homme bien sous tous rapports, donne des signes d’étrangeté.
Par exemple, il change l’eau en gin, et part faire du ski nautique sans skis... Porteur d’un avenir débarrassé de notre médiocrité, l’enfant se nimbe
ainsi d’une aura messianique, d’autant plus beau qu’il est l’incarnation de notre propre chair. Comme l’écrit Pierre Pelot dans « L’enfant qui marchait sur le ciel » :
« Tu es la force et tu viens de la Terre. Avec toi nous serons forts, et cesseront les malheurs qui
flottent sur le peuple depuis quelque temps. »
Acceptons-en l’augure.
Bibliographie :
ASIMOV Isaac : « Robbie », in Les Robots, J’ai Lu
BRADBURY Ray : « La Savane », in Les chefs d’œuvre de la science-fiction, Anthologie Planète – « L’heure H », in Christian Grenier Faiseurs d’univers, Gallimard, Folio junior SF
BROWN Fredric : Martiens Go Home !, Denoël, Présence du futur – « Jicets », in
Fantômes et farfafouilles
CAMUS William & GRENIER Christian : Cheyennes 6112, Gallimard, folio junior SF
CARRE Gérard : La troisième guerre mondiale n’aura pas lieu, Gallimard, folio junior
DICK Philip K. : « Le père truqué », in Hubert JUIN : Les 20 meilleurs récits de science-fiction, Marabout, 1964
FAST Howard : « Les premiers hommes », in Au seuil du futur, Marabout, 1962
FISHER Walter : « Agéisme » in Univers 06, J’ai Lu 1976
GOLDING William : Sa majesté des mouches, Gallimard, folio junior
GUIOT Denis : Pardonnez-nous vos enfances, Denoël, anthologie Présence du futur, 1978. Ce recueil regroupe les nouvelles suivantes:
Christiane ROCHEFORT: « La preuve par l’œuf » ; Philippe CURVAL : « Le testament d’un enfant mort » ; Pierre MARLSON: « Et pourtant ils ont des
couleurs » ; Michel JEURY: « Les cygnes se créent dans le ciel » ; Joëlle WINTREBERT: « Il ne faut pas jouer avec les enfants » ; Michel COSEM: « Le
feu de la fillette oiseau » ; Dominique DOUAY: « L’oberleutnant, Géronimo et les trompettes de l’Apocalypse » ; Alain DETALLANTE: « L’Été du soleil
pourri » ; René DURAND : « Perillos où il y a l’amour » ;Daniel WALTHER : « Et quand vous aurez quitté le cocon, qu’adviendra-t-il de vous dans tout ce
froid? » ; Pierre PELOT: « Bulle de savon »
JEURY Michel : « Le Compagnon du paysan », in Christian GRENIER L ‘habitant des étoiles, Folio junior science-fiction
LÉOURIER Christian : Les ailes de l’été, Le Livre de Poche jeunesse
MESSAC Régis : Quinzinzinzili, (1934) / Édition Spéciale 1978
PADGETT Lewis : « Tout smouales étaient les borogroves », in Hubert Juin: Les 20 meilleurs récits de science-fiction, Marabout, 1964
SAUTEREAU François : La cinquième dimension, Livre de Poche jeunesse, 1979 ; Un trou dans le grillage Nathan 1977
STEINER Kurt : Les enfants de l’Histoire, Fleuve Noir Anticipation, 1969
STURGEON Theodore : « Le Bâton de Miouhou » in Marianne LECOMTE: Les Enfants de Sturgeon Le Masque SF ; Les plus qu’humains, J’ai Lu
VAN VOGT Alfred : À la poursuite des Slans, J’ai Lu
WYNDHAM John : Les Coucous de Midwich, Denoël, Présence du futur
Cet article est paru dans la transcription des communications du colloque La Littérature fantastique et de science-fiction — Les Jeunes de 8 à 18 ans, en avril 1992.