Bifrost : Pierre, considérons que vous êtes un parfait inconnu. Que pouvez-vous nous dire sur vous-même ?
Pierre Gruaz : Tout au début, la cigogne qui me transportait a lâché son colis un peu par hasard au-dessus de montagnes glacées, avant le terme de son périple qui était probablement le grand sud. Ce sont là des choses qui arrivent dans un univers approximatif ! La conséquence, outre celle que je ne me sois jamais bien remis de la chute, ni départi d'un sentiment d'être vaguement en transit, est que ça m’a pris quelque temps pour retrouver mon chemin, et effectuer le reste du trajet par mes propres moyens.
Mais cela a pu se faire, parmi un vieux tas de trucs qui me tenaient à cœur, à l’occasion d’une récente année sabbatique ; j’ai toujours été attiré par un vieux tas de trucs, et par la lumière et la chaleur comme un aimant.
Ce qui semble contraster passablement avec ce qu’on peut trouver dans vos écrits…
… de manière cathartique sans doute ! L’isolement et la sourde angoisse que l’on peut finir par ressentir à proximité des montagnes a dû m’inspirer quelques parallèles avec les espaces profonds. D’ailleurs, on s’y sent peut-être plus proche des étoiles. De plusieurs centaines de mètres pour le moins.
Ainsi vous seriez tombé accidentellement du bec de la cigogne. Croyez-vous au hasard ?
La pauvre bête, ne le répétez pas, elle se ferait engueuler. Et concernant le hasard, pas tellement dans les grandes lignes, davantage dans les inscriptions en petits caractères, en bas de pages.
Et quelle(s) histoire(s) raconteraient-elles, ces pages ?
Rien que de très banal ; on aimerait être ici, on se retrouve là, en train de s’émerveiller ou de s’épouvanter de la merveilleuse ou épouvantable coïncidence d’être là plutôt qu’ici, pile entre les milliards d’années déjà écoulées et ceux restant à venir de ce côté de l’univers. Puis on finit par s’y faire, et par trouver normal, à défaut d’être logique, de se trouver de passage ici et là et maintenant.
Et c’est pas si mal, tiens.
Vous avez travaillé, dans « la vraie vie », dans l’architecture. Qu’est-ce qui vous a poussé vers l’écriture ?
J’ai toujours tant aimé lire et écrire que je m’amusais bien même quand il ne s’agissait que de descriptions techniques, pour des articles ou des projets de permis de construire ; et puis, finalement, le moment venu, retranscrire en littérature des visions venues d’on ne sait où doit avoir une certaine parenté avec le fait de donner corps à des visions architecturales sorties de Dieu sait où.
Dieu, tiens tiens, il se promène un peu dans votre novella… Dès le titre, non ?
C’est pas de sa faute, ça a été bien malgré lui, mais des fois j’aime bien discuter de lui, de sa vie, de son œuvre.
Pourtant, la thématique religieuse semble y être d’une certaine importance. Des raisons à cela ?
Plus que de religion, je préférerais parler de thème mystique commun à toutes les religions, et présent par exemple au long de l’Ancien Testament de manière extraordinairement évocatrice.
La religion, et plus généralement le sens du sacré, pourrait être née de la contemplation d'un ciel étoilé. La SF aussi.
La religion véhicule des thématiques extrêmement puissantes qui nous touchent, athées ou pas, sans qu'on sache trop comment. La SF aussi.
La religion est intéressante en tant que recherche de sens, d'émerveillement, ou d'épouvante, les trois ne s'excluant pas. La SF également.
Je ne voudrais pas insinuer que les deux sont semblables. Mais la religion, de toutes les cultures et dans toutes ses formes sans exception, recèle un côté exotérique fleuri, dont le rôle est de donner envie de chercher dans son coté ésotérique ; cette facette plus ou moins dissimulée est commune à tous les cultes, à un point que c'en est plus que troublant, puisque ça pourrait impliquer un tronc primordial duquel ils dériveraient tous. Si ça ce n'est pas un thème cher à la SF…
Les religions ne contiennent vraisemblablement ni vaisseaux spatiaux, ni robots, ni même de fulgurants laser, c’est heureux ou c'est bien dommage ! Mais les religions relient, à l'instar parfois de la SF, du fantastique et de la fantasy, elles invitent l'honnête humanoïde à s'interroger sur tout un tas de choses intéressantes. Et « l'éditeur des mondes imaginaires » porte un nom de démon de premier ordre avec une apostrophe à la fin qui incite à la réflexion. Bon, je me laisse emporter, pourtant tout se rejoint.
Bref, il y a là des images extrêmement puissantes, des quêtes de sens, d’émerveillement ou d’épouvante justement, pas si éloignées que ça de l’esprit de la science-fiction ou du fantastique.
Justement, qu’est-ce qui vous plaît dans ces genres ?
Les champs d’expérimentation, aussi larges que des allées d’étoiles, sur le fond et dans la forme. La possibilité de s’affranchir de codes, le droit de délirer et de s’illuminer, la capacité de s’émerveiller ou de s’épouvanter sans trop de limites.
Dans ces domaines, quels sont les auteurs figurant dans votre panthéon personnel ?
Il serait tout de même bien fastidieux d'en faire l'inventaire, alors pour rester dans les domaines qui nous intéressent, j'ai conservé de « l’âge d’or » presque tout Richard Matheson, qui m'a initié au(x) genre(s) avec Fredric Brown, plus quelques pierres angulaires de Philip K. Dick, Clifford Simak, Norman Spinrad, Robert Sheckley ou Arthur C. Clarke, en souvenir de l’excitation que me suscitait leur découverte en direct ou à rebours dans les années soixante-dix ; mais il m'est difficile d'omettre des auteurs intemporels comme Hermann Hesse, Italo Calvino ou Jorge Luis Borgès, qui nous transportent bien au-delà d'un cadre classique. Certaines façons actuelles d'occuper l'espace et le temps pour raconter une histoire ou un vide sont réellement intéressantes, ce que tentent parfois irrévérencieusement Bret Easton Ellis ou Fredéric Beigbeder par exemple. J'aimerais évoquer également la littérature scientifique, celle qui nous scotche parfois comme du fantastique, celle des découvreurs et celle des auteurs qui sont bien davantage que des vulgarisateurs, tels Paul Davies et Hubert Reeves, capables d'être des éclaireurs au style flamboyant, des poètes émouvants, des guides sûrs qui nous emmènent aux confins de tout ce qui est connu ou pressenti, et les suivre, pour essayer de comprendre ce qui se passe, là-dehors ou là-dedans, c'est faire l'expérience de tutoyer l'univers. Rien de moins.
Et rien de plus. Hélas.
Et en terme d’images ?
Il ne faudrait pas oublier la bande dessinée, pas seulement celle des grands classiques qui m'ont bercé, Moebius, Druillet, Gimenez, Bilal, Valérian de Mezières/Christin, Le Vagabond des limbes de Godard/Ribera et bien d'autres à la magnifique puissance d'évocation, mais aussi celle qui ne cesse de se renouveler et d'explorer de nouveaux modes aujourd'hui…
Il y a le cinéma. La vidéo a rendu possible des trouvailles et retrouvailles inespérées ; impossible de tout citer, mais parmi les œuvres qui ont marqué au fer rouge ma mémoire visuelle, il y a par exemple Planète interdite, Silent running, Alien, Avalon — 2001 demeurant pour moi l'étalon absolu des films capables de provoquer la réelle mise en orbite du spectateur. Aux deux extrémités de ma liste, il y aurait La Jetée de Chris Marker, pour son incroyable traitement graphique, et le mésestimé Cloverfield, à l'absolue perfection narrative malgré ou grâce à sa naïveté.
Et il y a la musique comme source d'inspiration, ou comme mise en condition ; certaines musiques contiennent en elles des images et des mots, avec ou sans paroles, et les énergies qu'elles transmettent tiennent sans doute de la science-fiction…
Est-ce que ces références pourraient expliciter le terme de fragments en sous-titre, ces fragments dont vous semblez avoir envie de jouer sur la provenance ?
Sûrement, car tout ça demeure très mystérieux, vous savez, ce qui remonte d’un inconscient un peu individuel et énormément collectif, ce qui nous appartient ou pas, d’ailleurs je ne pense pas que quoi que ce soit puisse nous appartenir en propre, je doute qu’un ego soit capable d’inventer grand-chose, ou de s’approprier autre chose que de l’illusion dont il se constitue, ce qui ne signifie pas qu’il faille s’en passer, et s'amuser à se prendre pour Dieu, encore que, ouais, allez, bon, ahem, euh, c'était quoi la question, ah oui, et puis c'était plus rigolo de recomposer sous cette forme.
Et puis je ne suis même pas certain d'avoir tout bien reçu, tiens.
Mais et puis aussi c'était comme si ça existait pour de bon. Des fois. Un peu. Quelque part.
Et puis encore c'était juste une part de jeu.
Se prendre pour Dieu ou pas : un peu, quand même, à en juger par le titre de votre novella, non ?
Puisqu’on parle de jeu, et si c’était lui qui jouait à se prendre pour nous, de temps en temps, pour changer ?
Mais non, d'abord il n'écrit ni novellas ni romans, lui, pour ce que l'on peut en dire, il aurait juste écrit le monde, à un moment donné avant qu'il y ait des moments, à l'aide de quelques lettres substantiellement mathématiques ; ce qui doit être un jeu encore plus rigolo que l'architecture ou la littérature, et si ce que ça a donné par la suite peut être qualifié d'écrit, comme tout le monde je peine lamentablement à le déchiffrer, alors je me contente de le trouver merveilleux et épouvantable, d'y supputer de possibles coquilles, d'aimer y batifoler, et de m'y faire des coquillettes en attendant.
En attendant quoi ?
Oui, en attendant quoi ?
Un certain Meesere Sorg, naufragé de son état et grand jureur devant l'Éternel si tant est que Celui-ci soit à portée de sa voix essoufflée, semble croire que l'univers attend effectivement quelque chose dans ses replis ; je ne suis pas loin de penser comme lui, même si l’on prend le temps de considérer ce que nous faisons parfois de nos facultés, de notre planète, de nos rêves et de nos semblables qui contiennent la même trace d'or tout au fond. Dans ces instants tristes, on peut se dire que ce n'est peut-être pas nous qui seront attendus, et qu'avec un peu de chance ça se passera quand même, ailleurs. Car cette évolution, la notion même d'une évolution inévitable, aveugle ou pas, est quelque chose de tarabustant, parce qu'on se sent quasiment personnellement concernés mais qu'on n'y comprend rien — sans même parler de but. D'où le titre de Loin des étoiles, loin de ce qui est connu, loin de ce qui rassure, loin peut-être de l'humanité, et Genèse 2.0, poursuite possible de la genèse, continuation imaginée de l'évolution, juste artificiellement accélérée pour tenir dans une novella. Mais à la fin il est question d'erreur et d'illusion.
Vous trouvez les étoiles rassurantes ? Mine de rien, ce sont des objets d'une taille inhumaine, dégageant une énergie monstrueuse et situés à des distances à peine concevables… Quoique vu d'ici…
Alors là, que oui. Les étoiles sont rassurantes, tant qu'on les reconnaît de loin, avec les jolis dessins qu'elles forment, et elles font des compagnes assez fidèles. Par contre, au fond de l’espace, là où tout est étranger, où l’horreur guette…
Vu d’ici, quand elles clignent de l'œil, est-ce pour nous dire de ne pas nous en faire, de causer toujours vous m'intéressez, ou poussez-vous, je m'adresse à vos voisins là-bas loin derrière ? Ou alors c'est dû aux douleurs de l'enfantement, elles sont en train d'accoucher des matières qui constitueront nos successeurs.
Bon, c'est sympa de les voir comme des boules de gaz incandescents abritant des réactions nucléaires inimaginables, mais quand on s'allonge sur un pré la nuit sans scaphandre, le dos contre cette bonne vieille Terre et le visage jeté vers elles, c'est encore plus sympa de s'imaginer sous notre planète, suspendus au-dessus d'un vide incommensurable, prêts à tomber mais miséricordieusement retenus, et de s'abîmer dans la contemplation de l'espace comme s'il était en dessous de nous plutôt qu'au-dessus. Essayez, ça vaut le déplacement de perspective.
Et là, enfin, les distances deviennent relatives, les scintillements vivants, l'univers magique… Vous pouvez cuver en paix… Euh non, je veux dire, vous faites plutôt corps avec quelque chose de bien plus grand que vous. Et le meilleur, c'est que vous y avez votre place. Eh merde tant pis si c'est provisoire, et tant mieux qu'on n'y comprenne rien, et remerde, c'est tellement beau, et reremerde pour les infirmiers tristes avec leurs filets à papillons.
Euh, vous êtes toujours là ?
Toujours là… Concernant cette nouvelle genèse, celle que vous écrivez ne semble pas entièrement achevée : vous ne nous proposez en effet que sept fragments sur douze. Les cinq autres existent-ils ? Si oui, peuvent-ils réparer les erreurs, dissiper les illusions ?
Hé hé.
Mais encore ?
Hé hé hé.
Les fragments sont bien quelque part. Ils ne se situent pas forcément à la fin. Ils ne réparent rien. Ils pourraient n’être que l’indication de l’imperfection.
Et nous voilà revenu à l’erreur.
Amis, comment vous le dire, tout peut être illusion.
Sinon, qu’est-ce qui aurait pu influencer la tonalité sombre de votre novella ?
Le besoin d’exorciser quelques constats pas très optimistes, en allant au bout de leurs implications possibles ou falsifiées, dans le cadre d’une littérature justement faite pour laisser libre cours à ce genre de prospective imaginaire, et rarement débordante de gaîté. Ce doit être un trait ancien de l’humanité que de se raconter des histoires à se faire peur, au coin d’un feu ou d’un trou noir, afin de mieux apprécier le retour du jour ou du clair de galaxie, sans doute.
Et puis elle n’est pas que sombre, elle parle aussi d’un autre versant, harmonieux, parfait, conscient, possible, peut-être.
Que pourriez-vous ajouter sur le sens de votre novella ? Certains y ont vu des influences darwinistes.
Darwin, S. J. Gould, d'accord. Même Nietzsche si on veut. Mais sans partir trop loin à la dérive, Loin des étoiles a des réminiscences gnostiques, pas au sens usuel (mais abusif) du gnostique/religieux opposé au agnostique/athée, plutôt dans celui de la vieille gnose.
Il y avait un parti-pris de traiter l’histoire à la manière d’un documentaire animalier, ou d’un épisode de guerre (d’où les portraits succincts des protagonistes de tous bords), renforcé par l’utilisation de fragments de journal écrits dans des conditions difficiles, ou de commentaires off émanant d’une ou de plusieurs créatures étrangères à un psychisme humain. J’aimais l’idée d’une intrusion dans une histoire en cours, hors du cadre d’un début et d’une fin, proche et lointaine, comme vue par le petit bout du télescope.
Dès le début, la provenance et le passé des naufragés n’a pas d’importance, quelques bribes émotionnelles les situent : ils ne viennent pas forcément de la Terre, sans doute d’une colonie éloignée — où il y aurait des palmiers. Leur origine, leur mission, tiennent plus de la poésie que de l’information, d’ailleurs ils semblent les oublier à vitesse grand V. En tout état de cause, il ne me semble pas que ce soit à moi de trop préciser. Peu importe, à chacun de se faire son idée. À simple titre d’exemple, leurs scaphandres (lorgnant vers la biomécanique chère à H.R. Giger) peuvent évoquer nos enveloppes physiques imparfaites et contraignantes, parfois lourdes à supporter mais plutôt difficiles à ôter, pour quelqu’un comme moi qui a longtemps et gravement été asthmatique ; mais peut-être pas pour un Schwarzenegger.
Pourtant, il y aurait deux façons d’interpréter la conclusion : l’une, pessimiste, dirait que tout est faussé, qu’il n’y a rien dans cet univers à en tirer nulle part, et que quand tout mène à la destruction, autant y participer pour en finir au plus vite et faire ainsi plaisir à son créateur dérangé ; une autre, légèrement plus optimiste, considérerait que ce petit bout d’univers est un cul-de-sac tragique, que ce qui va s’y passer n’a plus guère d’importance sauf pour des observateurs sadiques, et que la vie va poursuivre son chemin, ailleurs.
Alors, arène conçue pour distraire des extraterrestres sadiques et sages, ou carrefour ouvert pour l’évolution voulu par une volonté supérieure ?
Ne comptez pas sur moi pour choisir. Pas fou.
Après tout, ceci se déroule dans une petite parcelle d’univers presque oubliée, si loin de tout, sous un ciel tellement étranger, où tout peut être faux ou illusoire. Pas du tout comme ici, hem.
D’ailleurs, tiens, en filigrane pourrait se lire une autre version, Loin des étoiles au sens de loin de la SF, peut-être même ? Le désert, le vent, le chant des étoiles, les ruines, l’oubli, ce qui appartient à la surface et se qui se passe en dessous, l’écartèlement entre les pôles, l’évolution, et finalement le danger de se perdre. L’existence, quoi.
Le sous-titre de Genèse 2.0 est « Échos d'une tragédie de l'espace ». En effet, on peut y voir/percevoir des échos du film Robinson Crusoé sur Mars, de Céline, de Niagara, des Beatles, voire même de Faith, un groupe de doom metal suédois… Dites-moi si je me trompe ou si j'en oublie.
Oh oui, merci infiniment, j'avais totalement oublié Robinson Crusoé on Mars, que je n'ai jamais revu depuis les Dossiers de l'écran ou l'Avenir du futur, dans une autre vie avec trois chaînes de télé. C'est vrai que c'était chouette, et puis j'adorais Byron Haskyn et ses jolies histoires. En voilà une belle réminiscence inconsciente.
Sans doute les autres que vous citez sont-elles réelles. La musique, les musiques m'accompagnent, de préférence sur une grosse chaîne bien antique. Pour le cas qui nous intéresse, on pourrait encore ajouter des plages de classique halluciné, de Wagner à Scelsi, des pièces de Klaus Schulze béant sur un ailleurs, des morceaux tragi-cosmiques de ces bons vieux Blue Öyster Cult et Hawkwind (au sein desquels a opéré d'ailleurs le grand Michael Moorcock) ; de la poésie délétère et métallisée de ces derniers à la délicieuse et feinte naïveté de Niagara, cette playlist était, avec le cher Manset de La Mort d’Orion, celle qui accompagnait bruyamment l'écriture de la novella (heureusement mes voisins les plus proches étaient des sortes d'invertébrés télépathes sans oreilles), et elle pourrait aussi bien en être une BO. Les frontières s'interpénètrent quand il s'agit de trouver de l'émotion.
« Échos » est censé renvoyer également aux distances spatiales et temporelles qu'ont traversé ces fragments.
Brr, si vous me permettez, ils ont pas dû rigoler là-haut, et les routes de l'espace sont si peu sûres. C'est pas tous les jours facile, allez, chacun a bien du souci, z'ont dû nous détraquer le temps avec leurs expériences.
Concernant les références musicales, j'espère ne pas m'être trop avancé. C'est en cherchant sur internet une signification possible pour le nom du protagoniste que j'ai appris l'existence d'un groupe suédois dont l'un des disques a pour titre Sorg : chagrin. Cela convient plutôt à cette tragédie de l'espace. De manière plus générale, les personnages de Genèse 2.0 portent des noms intrigants et assez référencés.
Bien que je n'aie jamais vraiment écouté Faith, vous avez bien vu pour le sens de Sorg. Au fait, aviez-vous un morceau particulier des Beatles en tête pour les avoir cités ?
Et ce qu’il y a de bien avec les noms des naufragés, c’est que je n'ai pas eu à les changer, parce qu'ils sont, seront ou ont été probablement tous morts. Tous ces noms ont leur musique (encore !) intrinsèque, et leurs références dans notre secteur d'espace-temps ne sont probablement que de mystérieux effets de synchronicité !
Je pensais à Eleanor Rigby à la toute fin du troisième fragment, quand vous écrivez “Personne ne sera sauvé”. Ça m'a évoqué le “No one was saved” de la chanson des Beatles. Différence de temps grammatical mise à part, personne n'est effectivement sauvé, pas même Sorg si l'on en croit la dernière phrase du chapitre VII:7.
Re-bien vu, je me souviens d'avoir accroché sur ce vers d'Eleanor Rigby dans ma tendre enfance.
Ceci dit, je suis à peu près certain d'avoir lu une phrase du même acabit quelque part ailleurs, qui m'avait tout autant frappé. Mais où ?
Dieu sait.
Dieu ?
Le revoilà… Pour en revenir à ce qu'ont dû traverser les sept fragments, pouvez-vous nous en dire plus sur… eh bien, sur la genèse de Genèse 2.0 ?
« C’est une bouteille à la mer. Une bulle de vie éteinte, à la dérive dans une mer d’espace.
Son contenu s’est déversé dans mon esprit en tourisme, flottant entre les galaxies étincelantes, les trous noirs entrouverts et les nébuleuses poussiéreuses : un tumulte d’images, de sons et de témoignages entrecroisés de façon complexe, suppliants d’être accueillis. Des fragments esquissant un récit improbable à assembler et à relater, s’imposant tel un compte-rendu impérieux ; une parabole à l’épouvante abyssale. Un requiem de terreur.
Ce n’était aucunement un appel à l’aide ; car ce qui devait être sauvé était le message contenu, et non pas son ou ses auteurs, se sachant au-delà de tout secours possible.
Et ce message éclaté, fragmenté, ne relève pas de la science-fiction, il peut provenir autant d’un futur éloigné que d’un très ancien passé. Cet entrelacs de voix pas toujours distinctes, de pensées floutées, de récits transcrits dans l’urgence, évoque les reflets lointains de personnages sans identité et les échos affaiblis de ce qui leur est arrivé en un temps inconnaissable. Les protagonistes ne se décrivent pas, ne parlent pas d’eux, seulement de ce qu’ils vivent. Comme aux temps où les dieux marchaient sur la terre des hommes, se mêlant à eux, vivant à travers eux ; c’est ainsi une histoire sans héros. Le témoignage d’âmes implorant que rien ne soit oublié.
Juste une bouteille à la mer.
Qui sont-ils, eux dont ce texte est devenu le dépositaire des bribes de testament ? »
Voilà bien ce que j’aurais aimé écrire, n'est-ce pas.
En fait, plus pragmatiquement, le jour où on m’a offert un ordinateur de seconde main, mon premier usage a été de l’utiliser pour faire un curriculum vitæ. Je me suis arrêté avant d’aller au bout, pour commencer de manière irrépressible à transcrire quelque chose que j’avais en tête depuis un moment. Comme ça. Pour moi. D’où la forme de Loin des étoiles, que j’ai toujours trouvée tout sauf conforme à l’idée que je me faisais d’une nouvelle ou d’un roman, car bien que j’aie baigné dans les livres depuis toujours, je ne pensais à ce moment même pas à en écrire un.
Croyez-le, au départ le texte n’avait pas été destiné à être envoyé à un éditeur. Je ne l’ai écrit que pour me libérer d’images qui me hantaient. C’était d’ailleurs davantage que des images, c’étaient des scènes complètes, accompagnées de leurs impressions, jusqu’aux sensations de sons, d’odeurs et même de peur. Rassurez-vous, je ne me suis jamais senti dans un délire, mais c’était vraiment comme si je recevais tout cela, comme si je captais des bouffées à la dérive depuis je ne sais où ; mais au fond, fait-on autre chose lorsque l’on tente de peindre, de composer ou d’écrire ? C’est la raison pour laquelle il est question d’échos, ou de fragments, et c’est également la raison pour laquelle je ne trouve pas forcément nécessaire de s’appesantir sur son auteur.
C’était donc une sorte de mémento, mais lorsqu’il a été terminé, j’ai éprouvé cette envie, ou cette curiosité, de le faire partager, un peu pour rendre, dans le sens de restituer ce qui était passé à ma portée, mais également au sens de donner, à mon tour, un tout petit peu d’évasion, de rêve ou de cauchemar, et peut-être de plaisir, après en avoir tellement reçu de tous ceux qui en ont fait leur profession.
Maintenant, il y a un problème : ces images, sensations, et tout ça, à peine exprimées elles sont remplacées par d’autres images, sensations, et tout ça, qui attendent, pas très sagement.
Mais finalement je crois bien que j’en suis ravi.
Eh bien, nous aussi. Avez-vous d’autres projets dans les genres qui nous intéressent ?
C’est qu’après avoir tiré autant de plaisir de tous ces auteurs que j’évoquais, vient un jour l’envie de s’essayer à en rendre un peu. J’aime décrire des images et des sensations qui se bousculent parfois en moi, et finissent par devenir des choses qui s’inscrivent assez bien dans les registres de la SF ou du fantastique. J’ai commencé à nouveau à les coucher sur le papier ou sur l’écran, déjà, afin d’en faire quelque chose.
Je suis content d’avoir achevé une espèce de roman qui traite déjà un peu du sujet, d’une apocalypse, de révélation, de fin du monde personnelle et intime. Mais ça ne semble pas avoir épuisé le réservoir, dont les tréfonds remuent et commencent à s’agiter ; il ne faudrait quand même pas les laisser s’assembler entre eux, à leur guise contre-nature, et en combinaisons monstrueuses.
J’ai toujours adoré ces genres de littérature, de l’imaginaire, ayant même appris à lire là-dessus, et c’est en priorité vers eux que je me dirigerai spontanément, forcément. C’est un morceau de ma vie. C’est une vie dans la vie. C’est bien plus que ça.
De quelle vie rêveriez-vous ?
D'une vie dans un univers hors compétition, que l'on pourrait contempler en se gavant d'énergie solaire, et dans lequel Schopenhauer serait un écrivain de dark fiction ! Sinon ici, d’une simplifiée, où on laverait son maillot de bain le soir sous les étoiles pour le renfiler le lendemain matin sous le soleil, parce qu’il aurait séché dans la nuit tellement il ferait chaud et pour se baigner tellement il ferait beau.
Un « mot de la fin » ?
Quelques-uns, comme : j’espère que Loin des étoiles vous plaira un peu ; ou merci ; ou encore à bientôt.