Cet article a précédemment été publié dans Bifrost n° 25 paru en janvier 2002.
Il est des romanciers qui ne se discutent pas en tant que romanciers. Ils ont une patte, une écriture propre immédiatement identifiable. Au
fil de leurs œuvres, ils développent et creusent un univers personnel, fait de thèmes récurrents, d'images obsessionnelles et de
personnages fétiches. Leur talent saute aux yeux. Oui, il est des auteurs d'évidence. Et Alain Puiseux en fait partie.
Vient de paraître, dans la collection « Hors Noir » des éditions Hors Commerce, Bienvenue au Paradis de ce même Alain Puiseux. Je ne pouvais pas ne pas en parler, d'autant plus que cet opus ressortit plus au
fantastique ou au merveilleux qu'au polar ou au roman noir.
Un mot quand même sur l'auteur qui, pour beaucoup, malheureusement, doit être un parfait inconnu. Alain Puiseux, déjà
quadragénaire, a grandi dans les Ardennes, a pratiqué le journalisme à Lille, a vécu en Allemagne, est actuellement chef
d'édition à Moto Journal. Ces indications ne sont pas purement anecdotiques : que l'auteur ait grandi dans les Ardennes explique
pourquoi, plutôt que les termes « nœud de chaussure », « nœud à boucle » ou « rosette », il
utilisera, comme dans toute la Lorraine d'ailleurs, le terme de « flot » («j'ai [...] fait des nœuds[...] Pas de simples flots, mais des nœuds remarquablement compliqués », Cortez et Crisson p. 81, « Je sais nouer des nœuds, j'ai fait deux beaux flots que j'ai regardés longtemps
», Bienvenue au Paradis p. 50). Puiseux a publié deux romans chez Gallimard « la Noire », Monsieur Sotheby et les oiseaux, 1993, Cortez et Crisson, 1994, ainsi qu'un « Poulpe », Je repars à Zorro, Baleine, 1997.
Monsieur Sotheby et les oiseaux, Cortez et Crisson et Bienvenue au Paradis forment une trilogie dont chaque tome peut se lire indépendamment
des autres. Dans Monsieur Sotheby et les oiseaux, le personnage éponyme, ancien escroc de petite envergure, vit dans une maison
de retraite proche de Londres, réservée en principe aux anciens combattants de la deuxième guerre mondiale. Ayant remarqué que le
directeur de la pension et son chauffeur aident certains vieux à mourir pour s'approprier leur héritage, il décide de les faire chanter.
Pour son plus grand malheur. Dans Cortez et Crisson, le deuxième nommé est le fils de Sotheby, même s'il n'a jamais
connu son père. Crisson est un nain paralysé des deux jambes, Cortez un marginal devenu muet suite à une triste histoire d'amour. Ils
pratiquent le vol à la portière : Cortez conduisant une superbe moto Gold Wing (l'auteur, on l'a dit, travaille à Moto Journal)
et Crisson, solidement attaché à l'arrière, arrachant les montres de luxe. Les choses vont se gâter quand les deux compères
essayeront de s'en prendre à un puissant réseau de drogue. Quand Crisson mourra, Cortez n'aura d'autre choix que de retourner à la
cloche. Tout ce roman est entrecoupé par les Histoires des Bois et des Forêts, écrites par Cortez dans des cahiers
d'écolier et mettant en scène des animaux et des chasseurs, histoires proches des fabliaux médiévaux et un tantinet
surréalisantes. Nous retrouvons ce même Cortez et le Pays des Bois et des Forêts dans Bienvenue au Paradis.
Cortez vit désormais sur deux plans d'existence, à Paris-Belleville et à Ford Junction, quelque part aux Etats-Unis, sans doute dans les
Rocheuses.
A Paris, Cortez vient d'être expulsé, par des types en bleu escortés de flics, de l'immeuble qu'il squattait. Il est réduit à
dormir dans des cartons ou des containers à papier, fait heureusement la connaissance d'Alice, la concierge d'un immeuble où il n'y a plus
qu'un seul locataire, parle aux oiseaux, leur raconte des histoires qu'ils écoutent attentivement, et parfois des passants prennent des photos.
Cortez vit donc, également et conjointement, à Ford Junction, dans une cabane sur un plateau herbeux, face à un paysage magnifique, les Holly Mountains et le Pic Garboe, ce qu'il appelle le Pays des Bois et des Forêts. Il
parle régulièrement avec une femelle d'élan, qu'il a surnommée Martha (Martha, comme Martha Pemberton, la femme qui fait office de
shérif depuis la mort de son mari) ; il vit avec un « glouton », un blaireau géant fort dangereux ; il possède un énorme
camion six-roues, une antiquité remontant à la dernière guerre, et de temps en temps il reçoit Tim et Tom, deux garnements qui
adorent camper près de sa cabane. La région est peuplée de gens aussi fous et barjots que Cortez, comme Nicholas, un ancien prof de
philo qui a épousé une indienne morte depuis et qui, en secret, se construit une montgolfière, ou Nick, qui se construit, lui, un bar
flottant. Sans cesse un hydravion jaune passe dans le ciel, et nul ne sait ni d'où il vient ni où il va.
Au fil de ces deux récits croisés, le lecteur comprend que le Cortez de Paris a dû mourir depuis belle lurette, et que la vie du Cortez
de Ford Junction et du Pays des Bois et des Forêts n'est qu'un rêve, ou une étape avant l'entrée définitive au
paradis.
Cortez, qui souvent répète qu'il est tombé à Ford Junction « d'un avion en même temps qu'un bloc de merde congelée », comprendra à son tour la vérité, quand il retrouvera
curieusement vivant le pilote de l'hydravion jaune qui s'est écrasé : oui, il est dans l'antichambre du paradis, mais une antichambre qui
vaut bien le paradis lui-même, où l'on peut quand même mourir (le mari de Martha Pemberton y a été assassiné, et ce
salaud l'avait bien mérité), et où l'on peut naître (cette même Martha est enceinte !), et la vie au Pays des Bois et des Forêts peut être aussi pleine et réelle qu'une autre, à Paris ou ailleurs.
Quant au Cortez de Paris-Belleville, il a été tué après avoir résisté farouchement lorsque les même types en bleu
escortés de flics ont tenté de déloger Alice et son unique locataire.
De même que Cortez vit sur deux plans, bien des personnages se dédoublent dans le roman (Martha la femelle élan et Martha la
femme shérif, Tim et Tom, Nick et Nicholas), et d'autres personnages se répondent de roman à roman, Alice faisant penser à Mary
Pitty, une naine bossue, ancienne tenancière de bordel (Monsieur Sotheby et les oiseaux), et à Anna-Maria, l'infirmière
au grand cœur qui chante si bien quand on lui fait l'amour (Cortez et Crisson). Quant à la montgolfière de Nicholas, elle fait écho au cerf-volant fabriqué par Cortez pour Crisson.
Bienvenue au Paradis
est un roman plein de tendresse et de sensualité, tendresse vis à vis des marginaux, des fous, des morts, des pauvres bougres et des moins
que rien ; plein de sensualité car débordant d'odeurs, de goûts, de couleurs, de sons, de touchers. «
Je fais remarquer les odeurs fortes et les odeurs douces, celles qui tombent, sucrées comme des macarons, des bourgeons au-dessus de nos
têtes. Je montre du doigt les odeurs d'urine sous les ponts. Larges, puissantes comme la poitrine des géants fétides.
» (p. 169) «
J'ai avalé un peu de salive aigre. Elle avait le goût des premières fleurs du printemps, trop maigres, pas encore juteuses, encore
tremblantes d'avoir été arrachées au sol gelé
» (p. 206) « Un buisson a perdu tous ses fruits lorsque je m'en suis approché : les fruits n'étaient qu'une myriade de cardinaux. » (p. 201)
«
Elle a une voix du dehors, une voix de trottoir, une voix à traîner les poubelles et escalader les étages sans passer par l'escalier
. » (p. 127)
Bienvenue au paradis
est un roman plein d'images poétiques : « Le soleil a déplié ses doigts, jusqu'à toucher mon rétroviseur du bout d'un ongle orange » (p. 133) ; «
Je n'atteindrai jamais les Holly Mountains, je ne marcherai jamais que sur leurs pieds, leurs mollets étendus que je vois dépasser
là-bas avec des chaussettes en érables bien tirées dessus
. » (p. 140) « Je n'ai dormi que le temps d'une promenade de musaraigne. » (p. 207)
Bienvenue au Paradis
est un roman qui n'hésite pas devant les tunnels surréalisants : «
J'ai dit ceci : il passe au-dessus de la prairie des enfants volants, des élans qui les suivent et battent silencieusement des pattes. Des
grues. Des castors immangeables, pleins de gras. Ils ont l'œil rond et ahuri, le poil plus long que sur les dessins et beaucoup moins bien
peignés. Ils volent en rangs serrés, comme s'ils étaient un banc de castors : des poissons ronds qui nagent dans l'air et s'aident
de leur queue-gouvernail. Il y a encore des bisons qui avancent seulement en battant des oreilles. Ils gardent leurs pattes droites et stupides,
comme des moutons à roulettes.
» (p. 163/164)
Je ne trouverai que deux défauts à ce roman, car il en faut bien. Son titre déjà, qui donne d'emblée la clef du roman. Et
puis, Bienvenue au Paradis était déjà le titre d'un film d'Alan Parker (1990), décrivant comment des
américains d'origine japonaise avaient été parqués dans des camps pendant la seconde guerre mondiale. Le titre originel du roman de
Puiseux était La Femme du shérif. Titre trop restrictif, se focalisant sur un seul élément (certes important) de
l'histoire. J'aurais préféré quelques chose comme Cortez et les deux Martha. Quoique... Un titre, cela n'est jamais
évident, cela se discute toujours... Enfin, l'auteur insiste trop sur le fait qu'il travaille dans le merveilleux. Le terme se rencontre souvent
(une bonne dizaine d'occurrence) : « Le shérif gardait un silence merveilleux » (p. 37) ; « Je crois que je baigne un peu dans le merveilleux » (p. 45) ; « On ne peut pas vous le prendre, le merveilleux » (p.
51) ; « Je n'ai pas peur du merveilleux » (p. 150), etc. Le diligent lecteur avait compris depuis longtemps.
Il n'empêche ! A la rentrée littéraire 2001, on a beaucoup, beaucoup trop parlé de ce provocateur minable, Michel Houellebecq. En
oubliant de ce fait nombre d'auteurs autrement intéressants. Quelle est la différence entre Michel Houellebecq et Alain Puiseux ? Facile !
Alain Puiseux est un écrivain.
Bienvenue au paradis
Alain Puiseux
Editions Hors Commerce
Collection « Hors Noir » n° 27
2-910599-76-0 - 248 pages - 16 €