Cette article de la rubrique A la Chandelle de Maître Doc Stolze a été publié précédemment dans le Bifrost n°23, paru en juillet 2001.
On a prêté à un ministre de la culture, qui plus est écrivain titulaire du prix Goncourt, cette formule célèbre :
« le XXI° siècle sera religieux ou ne sera pas ! ». Puisque nous y voilà enfin, au XXI° siècle, parlons
donc de la Sainte Vierge. Sujet passionnant, personnage fabuleux, qui n'a pas assez inspiré les auteurs de fantastique ou d'heroic fantasy,
lesquels ont toujours préféré la matière de Bretagne et les brumes celtiques à la lumière proche orientale. Personnage
fabuleux ? Plutôt légendaire, au sens étymologique du terme. Du latin « legendum », ce qui doit être lu (pluriel : «
legenda »). Et quand au XIII° siècle l'Italien Jacques de Voragine entreprend de raconter la vie de saints illustres, son ouvrage va
s'intituler, naturellement, La Légende dorée.
Chance ! Vient de paraître, dans la belle collection « Découvertes », chez Gallimard, un volume intitulé La Vierge,
femme au visage divin, signé Sylvie Barnay. Laquelle, pour être née à Paray le Monial (dont l'ancien prieuré
bénédictin, un pur joyau de l'art roman bourguignon, fut le cadre de la « manifestation » du Cœur de Jésus à la
sœur visitandine sainte Marguerite-Marie Alacoque, à la fin du XVII° siècle), ne pouvait finir que doctoresse es lettres pour une
thèse intitulée « Les Apparitions de la Vierge et le sens du langage visionnaire au Moyen-âge».
L'ouvrage se divise en cinq chapitres. Dans le premier nous est racontée la « légende », je veux dire la vie même de
Marie, en tout cas, d'après ce que l'on peut en savoir en lisant les textes canoniques (ceux reconnus par l'Eglise, les autres étant dits
apocryphes). Puis l'autrice nous présente les multiples métamorphoses ou enrichissements que le personnage a connus au cours des siècles
jusqu'à aujourd'hui. Nommée Theotokos (mère de Dieu) au concile d'Ephèse en 431 (ce qui est beaucoup plus que Christotokos, «
mère du Christ »), Marie devient l'icône par excellence de la période byzantine. A la fin du Moyen-âge elle supplante,
au-dessus des portails des cathédrales gothiques, le Christ apocalyptique des tympans romans. Au moment de la Réforme, elle se mue en madone
du renouveau catholique et de la propagation missionnaire. Enfin, à l'époque contemporaine, après la courte parenthèse de la
mécréance révolutionnaire, elle est la patronne de la restauration monarchique puis multiplie ses apparitions (La Salette, Lourdes,
Fatima...) avant que Rome ne promulgue encore deux dogmes à son sujet, celui de l'Immaculée Conception (en 1854) et celui de l'Assomption (en
1950). Dogmes si scandaleux pour certains qu'entre-temps avait dû être défini celui de l'infaillibilité papale (en 1870).
Comme tous les numéros de la collection « Découvertes », celui-ci bénéficie d'une iconographie somptueuse. Et
souvent déconcertante, faisant resurgir des figurations de la Vierge qui ne sont plus « en odeur de sainteté ». Ces quelques
exemples : du peintre Max Reichlich, une Visitation de 1511 où l'on voit donc Marie enceinte rendant visite à sa cousine Elisabeth,
elle aussi enceinte, et, en surimpression sur les ventres rebondis, un minuscule Jésus-fœtus qui bénit un tout aussi minuscule Saint
Jean-Baptiste-fœtus agenouillé et mains jointes. Une Nativité byzantine, dans laquelle une Marie alitée et toute de noire
vêtue se détourne d'un petit Jésus emmailloté dans un sarcophage, le noir et le tombeau comme signes de futures douleurs. Un
panneau d'ivoire de Ravenne, du VI° siècle, représentant Salomé présentant sa main brûlée à Marie qui vient
d'accoucher (Marie, selon un apocryphe, aurait été aidée par Salomé, une sage-femme, laquelle, pour avoir douté de la
virginité de la parturiente, avait voulu constater le fait « de tactu », comme plus tard, un Thomas, n'en croyant pas même ses
yeux, voudra mettre ses doigts dans les plaies du Christ ressuscité). Du peintre Alonso Cano (1601-1667), une Lactation de Saint
Bernard (Saint Bernard, agenouillé, les bras en croix et la bouche grand ouverte dans le chœur d'une église au pied d'une vierge
allaitante, reçoit du sein d'icelle une longue giclée de lait, car le lait de la Vierge est le lait de la Connaissance Divine, et puis, comme
tout chrétien doit vivre dans l'imitation de Jésus Christ, il faut bien commencer par le commencement !). A ce sujet, on soulignera
d'ailleurs que l'autrice aurait pu aller plus loin encore dans son choix iconographique. Ainsi, au printemps 2000, la National Gallery de Londres avait
consacré une immense exposition à la représentation du Christ à travers les âges. Etait notamment exposée une Vierge
à l'enfant de Robert Campin (1370-1444). Devant une belle flambée de cheminée, un petit Jésus tout nu, s'alanguissant sur les
genoux de sa mère, l'embrassait tout en lui caressant le menton de la main gauche, tandis que sa droite titillait des testicules sous un sexe de
toute évidence en érection ! Tableau choquant ? Mais non, parce qu'allégorique, Marie étant l'épouse mystique du Christ !
Certaines allégories savent être très charnelles.
N'empêche, Sylvie Barnay aurait pu se poser quelques questions quant à l'iconographie mariale. La Vierge meurt très âgée
(après avoir adopté Jean, le disciple préféré du Christ, au pied de la Croix). Or, excepté les scènes de «
dormition » (Vierge supposée morte avant son assomption vers les cieux), Marie est toujours figurée jeune et belle, quasi
désirable, mais jamais vieille, ridée, égrotante et cacochyme. Pourquoi le troisième âge serait-il à ce point
irreprésentable concernant la Madone ? A rebours, le pauvre Joseph, dans les tableaux représentant la Sainte Famille, est toujours
figuré comme un vieillard chauve et à barbe presque chenue. Alors que Saint Joseph était un homme dans la force de l'âge, ce qui
rend plus admirable encore la chasteté dont il dut faire preuve aux côtés d'une si belle épouse.
Ce sont les commentaires mêmes de Sylvie Barnay que j'écornerai un peu plus ! Trop souvent, l'autrice prend pour argent comptant (pour
« parole d'Evangile ») ce qu'ont pu écrire les auteurs canoniques, et en premier lieu saint Luc. Marie serait donc originaire de
Nazareth. Tiens donc ? Il se trouve que Nazareth n'existait pas encore vers l'an zéro, et que la bourgade ne fut créée
qu'après-coup. L'expression « Jésus de Nazareth » paraît une mauvaise traduction de « Jésus le Nazoréen
», -- les Nazoréens étant une secte juive au même titre que les Pharisiens, les Zélotes ou les Esséniens, les
Nazoréens (littéralement les « illuminés ») ayant été très certainement des prédicateurs galiléens
plutôt véhéments. Je sais, le but de cet ouvrage n'était pas d'ergoter sur les preuves de l'existence du Christ et de Marie, ou de
discuter de points de traduction néo-testamentaire, mais quand Sylvie Barnay nous parle des chrétiens réfugiés dans les catacombes
(p. 36), il s'agit bien là d'un mythe à vouer aux gémonies autant qu'à la géhenne (pour rester aussi poli que biblique).
Curieux aussi comme Sylvie Barnay oublie Marie Madeleine, ou plus précisément Marie de Magdalena, la Prostituée, double
inversé de la Vierge. Et l'autrice commet d'autres oublis, voire des erreurs des plus curieuses. Au tout début du christianisme, il fallait
éviter que la Vierge Marie pût être comparée avec d'autres mères de dieux du paganisme, comme « Cybèle, Isis et
Artémis » (p. 34). D'accord pour Cybèle et Isis, mais Artémis/Diane, éternellement vierge, n'a jamais eu d'enfant ! Il est
une autre déesse vierge de la mythologie gréco-romaine à laquelle Marie fait indéfectiblement penser, et celle-là, Sylvie
Barnay la passe sous silence. Volontairement ? Car le problème de Marie, le seul problème qu'elle soulève réellement, c'est celui
de son Immaculée Conception. Et notre autrice se garde bien d'approfondir ce mystère et de montrer tout ce qu'il peut avoir de scandaleux
(notamment auprès des protestants et des orthodoxes). Donc, je vais suppléer.
L'Immaculée Conception concerne, non pas la virginité du corps de Marie (cette virginité là, perpétuelle, avant et
après la naissance du Christ, a été proclamée par les Pères de l'Eglise dès la fin du IV° siècle), mais la
virginité de son âme. Quand Marie a été conçue par ses parents, Anne et Joachim, elle a été conçue avec une
âme sans péché. Car cette âme préexistait avant même toute création. Dailleurs, le 8 décembre, fête de
l'Immaculée Conception, est lu en chaire cet extrait des Proverbes (8, 22 et sq)- « Dès l'éternité je fus fondée,
dès le commencement, avant l'origine de la terre, quand l'abîme n'était pas, je fus enfantée. [...] Quand [Dieu] fermait les cieux,
j'étais là. Quand il traçait un cercle à la surface de l'abîme, quand il condensait les nuées d'en haut [...]
j'étais à ses côtés comme le maître d'œuvre. » Et dans sa longue titulature la Vierge est dite « Trône de
Sagesse ». Entre elle et la Sagesse de Dieu, il n'y a pas de différence. Alors qui est-elle exactement ? Faudrait-il transformer la
trinité en « Sainte Quaternité » ?
La seule déesse à qui Marie saurait être comparée c'est Athéna/Minerve : celle-là, sans qu'aucun accouplement
préalable eût été nécessaire, a jailli directement du crâne d'un Jupiter migraineux (belle immaculée conception)
pour être aussitôt intronisée déesse de la Sagesse. Elle est née toute formée et armée (casque et lance) car elle
est aussi une déesse guerrière. De même Marie est guerrière (ce qu'oublie Sylvie Barnay) : c'est elle qui, à la fin des temps,
écrasera de son talon le serpent du mal, nouvelle Eve rachetant la faute de la première. Minerve, comme Marie, reste perpétuellement
vierge. La seule différence, et de taille : Minerve n'accouche d'aucun enfançon divin. Que l'Eglise, trop souvent, se soit approprié, en
le modifiant à peine, le calendrier religieux et le panthéon des païens, voilà qui fait un peu désordre (ont été
crées ex nihilo des Saints comme Christophe ou Georges, pour se substituer à Mercure ou à Persée). Que dans certaines de
ses composantes, Marie dégage des relents de paganisme, voilà ce que Sylvie Barnay ne pouvait ou ne voulait développer (même en
quelques lignes).
Le sous-titre de l'ouvrage est : « Femme au visage divin ». J'aurais préféré : « Femme à l'âme divine
». Mais j'aurais été taxé d'hérésie. Autrefois, on brûlait pour bien moins que ça !
La vierge, femme au visage divin
Sylvie Barnay
Gallimard « Découvertes » n°401
2-07-053521-5 - 144 pages - 14,00 €
PS : restons dans le légendaire. Vient de paraître aux Editions Gallimard, collection « Connaissance de l'Orient », Le
Pavillon des Sept Princesses du poète persan du XII° siècle Nezâmî (Nizami, dans les dictionnaires), un écrivain
à placer, dans le panthéon de la littérature, à côté d'Homère, Dante et Shakespeare, pas moins. Ce chef-d'œuvre
(dont le titre original est Sept Portraits) raconte la geste du roi sassanide Bahram Gour (qui régna effectivement de 420 à 439), et
surtout comment il épousa sept princesses qui chacune, pendant toute une longue nuit, lui narra un conte fabuleux. Dans ce fort volume de plus de
850 pages (lui aussi enrichi d'une somptueuse iconographie persane), la traduction fait moins de 500 pages, le reste étant consacré à
des commentaires et autres éclaircissements sur le poète et sa vie, l'épopée proprement dite, les rapports entre le texte de
Nezâmî et les Mille et une nuits, la dimension mystique de l'œuvre, plus une glose complète des sept contes. Il s'agit là
d'un travail d'érudition aussi formidable que passionnant dû au présentateur/traducteur Michael Barry. Mais quant à la traduction
proprement dite... Misère de misère ! Sous prétexte qu'il s'agit là d'un texte du XII° siècle, Barry nous propose une
traduction farcie de termes et d'expressions du français du XII°, et parfois même de tournures latines, sans parler d'un nombre
incroyable de termes arabes dont il faut chercher le sens dans un glossaire de 60 pages ! Et ce n'est pas tout : Barry a voulu conserver en
français la scansion propre au texte original, tout en voulant mimer le symbolisme de Mallarmé, le poète français qui, selon lui,
« eut le mieux perçu et goûté la poésie nézâmienne ». Le résultat ? Quelque chose d'indigeste,
une espèce de pseudo et fausse langue que jamais personne n'a parlée ni ne parlera, une « u-glossie » proche des « novlangues
» de la S-F moderne. A la fin de son introduction, Barry signale qu'une autre traduction des Sept Portraits a été publiée
début 2000, due à Isabelle de Gastines. Mais il n'en donne pas la référence. Cette traduction là est-elle destinée à
un plus large public que celle de Barry ? Il faut le souhaiter.
Le pavillon des sept princesses
Nezâmî-e Gangavi
Traduit du persan par Michael Barry
Gallimard « Connaissance de l'Orient » n° 102
2-07-075960-1 - 864 pages - 32,50 €