Pour toujours l'humanité

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Afin de célébrer le cinquantenaire de l'alunissage d'Apollo 11 et la parution du Bifrost 95 spécial Lune, nous vous invitons à (re)découvrir « Pour toujours l'humanité ». Léo Henry déploie dans cette nouvelle uchronique une ambiance étrange et décalée, une certaine nostalgie, une écriture au cordeau… avec la lune en ligne de mire.

Cette nouvelle de Léo Henry au sommaire du Bifrost no 83, vous est proposée gratuitement à la lecture et au téléchargement du 11 juillet au 31 août 2019. Retrouvez chaque mois de temps à autres une nouvelle gratuite dans la rubrique Interstyles.

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Illustration © Jubo, 2018

« These men were the first, and they will remain the foremost in our hearts. For every human being who looks up at the moon in the nights to come will know that there is some corner of another world that is forever mankind. »

Richard Nixon, 21 juillet 1969

 

 

Au début de l’été 2010, au mois de juillet il me semble, j’ai passé une nuit dans la petite ville de Feurs sur le piémont du Massif Central. J’allais de l’Alsace à Toulouse, sans intention d’arriver dans la journée, et j’ai quitté l’autoroute à Lyon pour les longs virages d’une départementale encaissée à fond de vallée.

J’ai traversé des villages-étapes dédaignés depuis les années soixante ou soixante-dix ; d’anciens corps de ferme, transformés à l’époque en cantines pour camionneurs, s’affaissaient doucement derrière leurs glycines. Dans les tournants de la voie surgissaient soudain des pans de murs orphelins de leurs bâtisses et peints de réclames pâles pour apéritifs obsolètes. Des bornes kilométriques, rouges et blanches comme celles du jeu de carte, ponctuaient ce voyage dans le temps ; le soleil, par-dessus, sombrait avec une lenteur de saison.

Je roulais depuis le matin, mon poignet droit commençait à me faire mal et l’odeur de l’habitacle à me devenir insupportable. Une fois passé le panneau d’entrée de Feurs, j’ai décéléré à trente, et c’est à ce train que j’ai fini ma course devant un hôtel « une étoile ». Le moteur enfin coupé, le silence m’a paru accueillant et comme familier. Les rues étaient désertes, c’était un jour de semaine, un mercredi peut-être, et je ne me souviens pas d’avoir remarqué d’autres voitures sur les quatre emplacements du parking privatif. Je suis sortie pour m’étirer. L’air du dehors m’a frappé, vif et frais, il sentait les arbres, le soleil et le métal chauffé.

L’hôtel était tenu par un couple, la cinquantaine tapée, dont trois décennies consacrées à la même tôle, avec des souvenirs d’enfants petits, puis ados, puis partis. Les murs du hall étaient tendus de tissu marron au travers duquel on avait punaisés des cadres un peu sales : photos début de siècle, cartes postales, polaroids d’hôtes fameux à l’époque. Il y avait un comptoir haut et étroit, un porte-prospectus, un tapis cloué sur l’escalier qui menait aux chambres et, à main droite, un minuscule salon : trois fauteuils, une table basse en verre fumé, une cheminée décorative pleine de magazines. Une vieille femme aux cheveux bleuâtres, à la peau très bronzée, y fumait une cigarette de dame sans quitter des yeux son gros livre de poche. La propriétaire, après s’être assurée que je voulais bien une double avec salle de bain pour une nuit, me pria de la suivre à l’étage. À mi-chemin de la montée, elle me glissa d’un air de confidente : « C’est madame Collins. La femme de l’astronaute. »

Je me suis jetée sur le lit, large et plutôt dur. J’ai regardé le plafond un moment, puis somnolé, et quand je me suis décidée à prendre une douche, le soleil rasait les toits des manufactures. Je suis descendue en vitesse, voir si je pouvais encore trouver un endroit où dîner.

À côté de ma voiture était à présent garé un pickup japonais de location. Deux cannes de lancer dépassaient de la benne et un vieux monsieur à lunettes, maigrelet, totalement chauve, verrouillait la portière-conducteur. Il portait un polo Lacoste bleu pâle, des bermudas kaki, des chaussures de tennis beige et des chaussettes blanches remontées hauts sur ses mollets imberbes. Il se tourna vers moi pour me saluer de la tête et d’une ombre de sourire. C’était Michael Collins.

Se voyant reconnu, son sourire s’élargit davantage, jusqu’au rictus professionnel. Il ressemblait encore plus, ainsi, à l’homme de trente-neuf ans dont j’avais punaisé le portrait sur la porte de ma chambre de petite fille. La même intelligence dans le regard, le même air goguenard d’enfant indiscipliné. Nous ne devions plus être nombreux, dans le monde, capables de l’identifier d’un seul coup d’œil, une poignée de fidèles. Suffisamment tout de même pour l’avoir habitué à l’embarras de la reconnaissance. Mon estomac s’était noué et je restai là, sans trouver quoi lui dire. L’hôtel donnait sur une manière de place sans intérêt ni rien à regarder. J’étais soudain projetée dans un temps archéologique, un chez-moi aux trois-quarts oublié, quarante années en arrière dans ma propre existence. Quelque part dans ma mémoire persistaient des espaces, des lumières, des odeurs qui avaient structuré ma façon d’être, tout en me devenant, peu à peu, plus étrangers que des paysages imaginaires de vallée perdue au fond de la jungle amazonienne. Le vieil Américain passa en soupirant, las lui aussi, et disparut dans l’hôtel sans m’adresser un mot.

J’ai marché au hasard des rues de Feurs qui, sans signe avant-coureur, peuvent se changer en chemin de terre et déboucher dans un champ, jusqu’à trouver la pizzeria. À la serveuse adolescente, je commandai un pichet de Côte du Rhône, une salade verte, une calzone. La radio passait Rire & chansons à très bas volume. Je suis restée seule dans la salle, sans prêter attention aux éclats de conversation, aux bruits de cuisine derrière le rideau de perles en plastique. J’attaquais le vin, opaque et acide, quand la porte s’ouvrit à nouveau. Michael Collins n’hésita pas longtemps avant de prendre place face à moi. « Je suis un pêcheur », me dit-il en français. Puis, après un silence : « I trust you speak english, now, don’t you ? », ce que je confirmai d’un hochement de tête.

Il était bien plus petit que dans l’idée que je m’étais faite de lui, et ce n’était pas seulement dû à son âge. Toutes mes images mentales étaient en noir et blanc et ses gestes mêmes avaient une soudaineté tranchante que je ne lui avais jamais prêtée dans mes rêveries. J’étais vaguement déçue et ce n’était que ma faute, confrontée à la réalité, la chair d’une idée qui m’avait obsédée aux alentours de mes huit ans. J’étudiais le vieux type sans parler, terrifiée à l’idée qu’il me pose une question, qu’il me force à revenir là-bas, à me justifier de la passion que je lui avais vouée, cette fascination précoce pour les destinées tragiques, et à témoigner de ce à quoi mon enfance avait ressemblé, des gouffres sur lesquels s’était bâtie la femme que j’étais devenue.

Il remplit son verre à eau avec mon vin, goûta, grimaça puis but.

« Mon épouse Patricia a beaucoup de mal à dormir le matin, commença-t-il en anglais. Elle dîne sans m’attendre, se met au lit avec les poules. Elle s’allonge sur le côté, se retourne au bout de quelques minutes, et la voilà partie. Ce n’est pas l’âge. Elle a toujours fait ça. Avant je me levais parfois à l’aube, croyant encore à ces conneries de ver pour le premier levé, et la trouvais en train de finir l’entretien du potager, ou un roman de trois cents pages. »

Notre serveuse est revenue. Elle traînait des pieds en marchant. Sans regarder la carte, Collins a commandé une entrecôte forestière, des haricots au beurre, une bouteille de San Pellegrino, une autre de Beaujolais.

« C’est les Français qui m’ont fait découvrir la pêche, la nourriture et l’amour, reprit-il après avoir séché son verre en deux longues gorgées. Tout ensemble. On amenait les filles au bord des lacs, le vin blanc dans la glacière pour les poissons, on s’installait sur les berges, et de là… Tu connais la Meurthe ? J’étais sur la base de Chambley, je pilotais des chasseurs. Pat s’occupait du centre récréatif. On a traîné ensemble au bord de l’eau, fait des tours en canot. Ça la faisait rire de me voir ramer. J’étais plutôt baraqué. On s’est marié au village, en deux langues, ensuite le maire nous a saoulés. Il avait une collection de pinard comme j’en ai jamais revu depuis. Un Haut-Brion inoubliable. »

La lycéenne est revenue avec un rouge très oubliable et c’est moi que Collins a désignée pour goûter. J’ai trempé mes lèvres, opiné vaguement, et elle en a empli deux verres propres tandis que l’astronaute essuyait les carreaux de ses lunettes sans monture dans le coin d’une serviette.

« Je suis assis dans le module de commande, à échanger froidement avec les mecs de la base, dit-il quand elle se fut éloignée. La litanie des processus techniques. Vérifier, revérifier. Devenir une partie de la machine. Les yeux rivés sur les cadrans, je ne vois pas les deux autres. Je suis posé là, au sommet de cet amas géant d’électronique et de propergol, et je pense à ma femme, au vin de mes noces, à mes rosiers malades qui m’attendent au Texas. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Qu’est-ce que je vais foutre là-haut ? Et pourquoi moi plutôt qu’un autre ? On m’a souvent demandé pour les pilules de cyanure. Pourquoi aucun équipage n’en a jamais été doté. Ma réponse est toujours la même : avant Apollo 9, personne n’y avait accordé une seule pensée.

» Tu te souviens, bien sûr, de Gemini 10. C’est la deuxième sortie qui m’avait valu des points. Tout le monde a vanté le sang-froid dont j’avais fait preuve au moment où j’avais lâché prise. Le fait que, non seulement j’avais réussi à sauver ma peau, mais que j’avais aussi ramené la plaque de l’étage-fusée qu’on était venu chercher. Dès fois je me dis que, sans cette maladresse, je n’aurais pas été du vol lunaire. La décision tenait à très peu de chose : des magouilles internes, des contraintes matérielles. Et ce calme dont j’avais fait preuve là-haut, je peux te le jurer, c’était bien malgré moi. Je ne sais pas pourquoi, quand j’étais en mission, je n’ai jamais eu peur. La survie est une affaire de technique plus que de psychologie. Effectuer le bon geste au bon moment demande trop de concentration pour laisser place à la crainte. Ce qui me crucifiait, c’était les temps morts. Quand on avait le temps de penser à ce qui pourrait arriver aux autres.

» Même dans le module de commande, les sièges auraient pu être inversés. Moi à la place d’Aldrin. Parfois je me dis que ça aurait été pour le mieux. Que j’aurais su gérer les dernières heures. Que l’histoire m’a distribué la mauvaise place. Et dans ces moments-là… »

Il écarta les bras en haussant les épaules, un geste d’impuissance résigné et doux, et nous nous sommes tus tandis que la jeune fille disposait les assiettes, les plats à service, la corbeille de pain, l’eau.

« Bon appétit », a ensuite fait Collins en français, sans me regarder, un morceau d’entrecôte saignant déjà piqué au bout de sa fourchette. Puis, tandis qu’il mastiquait, une brève expression de béatitude est passée sur son visage.

« Peut-être que je n’aurais pas eu peur. Peut-être que j’aurais su trouver des mots, adresser un message au monde. À mes supérieurs, au moins, à la Présidence. Peut-être que j’aurais pu donner un sens à ce moment terrible, changer la donne symbolique. Quelque chose pour la paix entre les peuples, qui marque l’âme de la nation. Mais sans doute que je me serais chié dessus moi aussi, que j’aurais hurlé dans les canaux de radio éteints. J’aurais sabordé ma combinaison, comme Buzz, ou prié, crié, pleuré comme Neil, jusqu’à ce que les réserves d’oxygènes tarissent. Peut-être que j’aurais déliré jusqu’au bout, ne sachant pas si on m’en tendait encore mais confiant dans le fait que quelqu’un, en orbite lunaire, continuait d’écouter pour ne pas rompre le fil, ne pas abandonner ses compagnons, ne pas se retrouver seul dans le vide de l’espace, qui est si noir et si étincelant à la fois. Ça aurait pu se passer comme ça, ou autrement encore. C’est un syndrome très documenté, la culpabilité du survivant. Et c’est le juste prix à payer pour tout ça. »

D’un geste de la main généreux il me montra son assiette, la mienne, la marine vénitienne en pastels dégoulinants, la ville de Feurs derrière les vitres.

« Le football, les échecs, la Terre vue du ciel, énuméra-t-il. Les poissons invisibles dans les rivières du monde entier. »

Du jaune d’œuf un peu collé au fromage fondu avait saigné hors de mon chausson, humectant ma laitue. Comme le reste de l’univers dans lequel j’avais vécu, le Michael Collins de ma chambre d’enfant était calme et mutique. Il avait les traits lisses, l’air amusé : un vieux gosse, du genre de ceux qui bricolent des maquettes trop compliquées pour eux. Son sourire me posait des questions dont je n’attendais aucune réponse. Qui étaient nos héros ? Qu’est-ce qui comptait pour nous ? Dans quel monde voulions-nous vivre ? La tombée en disgrâce de Collins après son retour sur Terre, sa disparition du paysage médiatique en avait fait, à mes yeux, le dernier des héros romantique. Il avait été, pour nous tous, l’archétype du déserteur. Celui qui s’en va, qui s’efface et se tait. Mais ce soir où il m’apparut en chair et os, il ressemblait bien trop à ce que j’avais cherché à esquiver moi-même.

Physiquement, il rappelait mon propre père dans les années qui avaient précédé son décès, rabougri, tanné avec, dans son crâne réduit à une boule d’os, ce regard de jouisseur frustré, par le temps épuisé. Son bavardage, maîtrisé, feignant la franchise, était celui de toutes les femmes de ma famille, que j’avais pris en dégoût très tôt et m’étais jurée de ne jamais imiter. Comme des millions d’enfants de mon âge, j’avais rêvé de prendre place à ses côtés. J’avais volé vers la Lune, trois jours durant et veillé tard dans la nuit pour assister en direct, sur l’écran de la télé des voisins, collé à la gueule humide et froide de leur dogue allemand, à la petite danse de marionnette d’Armstrong, ses ébats de poisson gris dans l’aquarium spatial. Et Dieu ! que ce chien puait, et les vieux, endormis, ronflaient dans le canapé ; ils n’étaient pas plus âgés, alors, que je ne le suis désormais. J’ai regardé la mire longtemps avant de redescendre me coucher. Le lendemain on a appris pour la sonde russe, et le soir, à la radio, pour l’échec du redécollage du module lunaire.

« Depuis le sol, le plus impressionnant, c’est la taille de la gerbe de feu. Elle plie l’air à des kilomètres à la ronde, elle le fait onduler, le rend épais comme un brouillard. On n’a jamais vu une telle débauche d’énergie pour une si courte performance. C’est le prix à payer pour arracher trois types et leur vaisseau à la gravité terrestre. Le premier pas de l’homme hors de son petit jardin est celui qui demande tous les efforts. Ensuite, il ne s’agit plus guère que de diriger des trajectoires. Se laisser glisser. Les semelles de plomb qui nous clouaient à la Terre nous ont été ôtées : les trois cent quatre-vingts mille kilomètres qui nous séparent de la Lune se traversent moteurs éteints. Quatre jours de chute libre, sans haut, sans bas. Les milliers de tonnes de carburants grillées n’ont été que le prix exorbitant de notre libération.

» Avant Apollo 9, on m’a souvent demandé ce que ça fait de se trouver dans l’espace. La vérité, je n’ai jamais su la dire. Une partie de moi est persuadée de ne pas y être allé. Il n’existe rien d’imaginable qui ressemble à l’espace. Survoler la face cachée de la Lune, ça n’a aucun sens. Est-ce que le fait de ne pas pouvoir penser ces lieux n’est pas la preuve qu’ils n’existent pas ? Quel homme peut prétendre avoir vu la Terre en son entier, l’avoir embrassée d’un coup d’œil dans son cadre de plus en plus noir, de plus en plus vide à mesure qu’elle s’éloigne, jusqu’à la voir changée en une boule colorée et brillante, une bille que l’on pourrait mettre dans la poche, un astre de plus au milieu du ciel ? On ne quitte jamais la Terre. On ne se défait pas aussi simplement de la compagnie des hommes.

» Tout s’est passé comme prévu. Parvenus dans le voisinage lunaire, on a remis les moteurs en route pour ralentir notre course, nous placer en orbite à quelques centaines de kilomètres. Puis on est descendu encore, le plus près que j’ai jamais été de la Lune, et Neil et Buzz sont passés dans Eagle, le module de descente. Je n’ai pas souvenir de leur départ, aucune dernière image de leur visage ou de leur combinaison. Nous ne cessions de parler entre nous et avec Houston, paramétrage après paramétrage, toutes les communications entrecoupées de grésillements. Jusqu’au bout, je me souviens de mes amis sous la forme de ces voix calmes, hachées de parasites. Ils ont mis les moteurs de descente en route. Nous nous sommes quittés. Eux filaient vers la surface, moi vers l’autre côté de la Lune. Quelques minutes plus tard, je le savais, les communications entre Eagle et Columbia seraient coupées pour trois quarts d’heure. “Continuez de me parler, les gars”. C’est la dernière chose que je leur ai dite, avant qu’ils ne passent hors de portée de mes ondes radio. »

Collins s’arrêta de raconter pour finir son assiette. Il mangeait comme un vieux, lentement, avec méthode. Mais il finit tout, but deux verres de vin coup sur coup et essuya sur l’émail les dernières traces de sauce avec de la mie de pain. Contrairement à nous tous, Michael Collins n’avait pas suivi l’alunissage en direct. Seul aux commandes de Columbia, coupé de ses collègues et de la Terre, il glissait dans cet espace indicible que la Lune cache aux télescopes terrestres. J’ai souvent imaginé ce qu’il avait pu ressentir alors. L’isolement du naufragé en mer, sur un canot de fortune, ignorant tout de sa position. Le frisson de la liberté absolue, la certitude d’être invisible, délié, sans responsabilité ni mémoire, et de vivre pourtant. « J’étais très calme, avait-il déclaré lors d’une courte interview donnée dans les années 80. Je ne pensais à rien. » Pendant mon adolescence, je revivais jusqu’à l’hypnose ce moment de l’expédition lunaire. Le temps d’absence de l’homme resté en haut. Son module qui tombe à toute vitesse dans un parfait silence. La Lune, masse colossale et noire. Et cette minuscule miette d’humanité dans le vide du cosmos. Je confondais le clignement des diodes et le ronron des machines avec les aiguilles phosphorescentes de mon propre réveil de chevet, avec les bruits d’eaux dans les murs de notre HLM.

Collins n’a pas suivi l’alunissage périlleux d’Armstrong et d’Aldrin, vingt-cinq secondes seulement avant que le carburant de descente ne soit épuisé. Quand il est revenu de ce côté du monde, Eagle reposait dans son cratère de la mer de la Tranquillité et ses camarades, surexcités, prétendaient renoncer au temps de repos programmé pour hâter leur sortie. Le veilleur, en orbite, continuait de tourner. Trois-quart d’heure côté pile, lié à la Terre et la Lune. Puis trois-quart d’heure de cécité et de surdité, livré à lui-même, à ses rêves et à ses craintes. Lorsque Neil puis Buzz se sont extraits du module, Michael Collins n’était à nouveau plus là pour entendre les mots du premier homme à fouler un sol extraterrestre, son petit pas à lui, le bond de géant pour l’espèce humaine. Il n’entendit pas plus, quelques minutes après, la déclaration de son acolyte, plus solennelle encore, et qui continue aujourd’hui de me faire frissonner : « C’est une magnifique désolation. »

Les craquements de la radio reprenaient, puis s’effaçaient. La sortie lunaire suivait son cours, partition cent fois rejouée dans les décors de Langley, tandis que Columbia, satellite du satellite, clignait dans le ciel, pulsant comme un cœur infiniment ralenti. Plus tard, lorsque Collins revint une fois encore, c’était le président Nixon qui papotait avec Eagle comme on converse au téléphone, en direct à la télé. « J’ai eu honte pour lui, à ce moment-là, honte pour nous. J’ignorais, bien sûr, ce qui allait se produire. Mais je savais que ça restait une possibilité », déclarait-il dans le même entretien.

La serveuse revint voir si nous voulions des desserts, des cafés. Ma demi-pizza abandonnée était froide et figée et je l’étudiai avec curiosité, comme si je la voyais pour la première fois. Nous venions de passer de longues minutes sans rien dire, en tête à tête. Je ne me sentais ni nerveuse ni impatiente, simplement ailleurs, regardant sans vraiment les voir mes couverts souillés, les auréoles de vins anciennes et les autres plus récentes dans les fibres de la nappe amidonnée, les grains de sel, les gouttes d’eau encore formées en perles minuscules, la brisure dans le tressage de la corbeille à pain. Sans me consulter, Collins refusa toutes les propositions, puis se leva après avoir posé sur la table trois billets de vingt euros neufs tirés d’un long portefeuille de cuir noir. Je le suivis dehors. Il faisait tout à fait nuit et je m’aveuglai un instant en allumant une Marlboro dans le creux de ma main.

« Les précédentes missions Apollo nous avaient permis de répéter chaque étape en environnement réel. Tout avait été vérifié, contrôlé. Nous savions faire les choses et nous savions que nous le savions. Ne restait qu’une incertitude : le redécollage d’Eagle. Nos modèles étaient théoriques et nous n’avions aucune assurance quant à la façon dont le module se comporterait une fois sur la Lune. Nous ne parlions jamais de ça entre nous, mais j’en avais discuté dans un bar avec des techniciens, et leurs estimations étaient de l’ordre de cinquante-cinquante. Une chance sur deux que ça fonctionne. Après ça : le rendez-vous dans l’espace, le retour des copains à bord de Columbia. Le chemin vers la Terre, la routine. »

Collins marchait dans les rues de Feurs, je le suivais, deux ombres glissant d’un cône de lumière à l’autre, liés par le fil de voix éraillée qui poursuivait son monologue. Il était évident que nous ne retournions pas à l’hôtel, ou bien par des voies très détournées.

« Je ne sais pas ce qui a foiré. Personne ne le saura jamais. Mais bien qu’aucun de nos supérieurs ne l’ait évoqué avec nous, j’ai découvert à ce moment-là que le cas de figure avait été prévu. Il y avait une fiche de procédure pour chaque problème, pourquoi celui-là aurait fait exception ? Elle tenait à peu de chose. Prendre acte de l’échec. Couper les communications avec la Lune. Et ramener Columbia sur Terre. Tricky Dicky avait un discours sous le coude, dont Houston ne m’a pas épargné la diffusion. La seule chose qu’ils m’aient cachée, que je n’ai découverte que plusieurs semaines après, une fois sorti de quarantaine, c’était le succès de Luna 15. Tandis qu’Eagle échouait à relancer ses propulseurs, la sonde soviétique repartait de la Lune, chargée d’échantillons de roche de Mare Crisium. Personne ne nous avait prévenus que nous jouions à un jeu, jusqu’au moment où nous l’avons perdu.

» Neil et Buzz ont eu droit à des obsèques nationales. Des cercueils vides ont été inhumés à Arlington. Le prêche du pasteur était calqué sur celui des marins péris en mer. Les avocats ont détricoté le contrat qui me liait au magazine Life, m’ont conseillé de me mettre au vert quelques mois. Je suis allé me cacher sur Marco Island, au sud de la Floride. Je restais toute la journée en mer ou enfermé chez moi, couché sur le transat. Éveillé, je ne pensais pas à grand-chose et je ne me souvenais d’aucun de mes rêves. Mais je n’ai rien oublié de ce que j’ai entendu là-haut, après que Houston a choisi de fermer son antenne et jusqu’à ce que les radios des naufragés lunaires se taisent pour de bon. Quand j’y repense maintenant, quarante années plus tard, c’est des images inventées qui me viennent, toujours les mêmes. Le scaphandre d’Aldrin, poupée pataude, comme filmé par Neil, à plat-ventre dans la poussière miroitante, écrasé par l’immensité de cette magnifique désolation. La visière dorée de son casque ne laisse rien deviner des traits mais je sais son visage gonflé, ses yeux exorbités, sa bouche tordue. Il ne voit rien, n’est vu que des étoiles. Et puis Armstrong, dans l’habitacle saccagé, évanoui, lentement asphyxié par sa propre haleine, le capitaine d’un vaisseau plus profondément échoué que dans le dernier abysse océanique. Eagle en avant-poste de l’humanité, un monument vide à notre gloire. Le drapeau américain, figé pour toujours. Et la surface lunaire, criblée par la chute continue, infinie, de minuscules météorites. Deux d’entre nous sont allés jusque là-haut. Ils y sont toujours. »

Je ne disais rien. Protégée par l’obscurité, je n’avais même plus l’obligation d’acquiescer pour laisser savoir que j’écoutais encore. Je me contentais de suivre Michael Collins, frissonnante dans l’air de nuit. Le ciel au-dessus de nous était presque aveugle, brouillé par les lumières de Feurs et l’humidité qui montait. Un chien aboyait de l’autre côté de la ville.

Nous avons descendu une rue raide au trottoir irrégulier, tourné à l’angle d’un terrain vague où étaient posées deux caravanes, et la nuit s’est soudain éclairée d’orange, une pluie d’étoiles jetées a crépité vers nous et des hommes noirs en combinaisons, comme sur une scène, ont paru dans le ventre du bâtiment ouvert. Nous avons fait halte, saisis, le temps de commencer à distinguer et de comprendre. Les portes arrière de l’usine avaient été roulées, dévoilant un espace densifié de fumées. Un tire-pal lourdement chargé se faufilait entre des colonnes de palettes. L’ouvrier le plus proche de nous coupa son poste à souder : la fontaine d’étincelle faiblit, puis mourut. Quand, du gant, il souleva la vitre de son masque de protection, l’illusion se dissipa pour de bon. Collins recula d’un pas, esquissa un geste d’excuse. Nous avons tourné les talons.

Malgré nos tours et détours, nous ne nous étions qu’à peine éloignés de l’hôtel. Quelques minutes plus tard, nous étions accueillis par la veilleuse terne du perron. L’astronaute s’arrêta un instant, nos regards se croisèrent et il me sembla sur le point de dire quelque chose. Mais il se contenta de pousser la porte pour se glisser à l’intérieur. La patronne de l’hôtel l’accapara aussitôt, le questionnant sur sa journée de pêche. Je l’entendis lui répondre avec des éclats de joie, dans un français excellent.

Je me suis assise sur les marches pour fumer une dernière cigarette. J’ai repensé, une fois encore, à cette fusée partie du Cap Canaveral un matin d’été de mes huit ans. Un appareil chargé d’emmener trois hommes sur la Lune et de les ramener sains et sauf une semaine plus tard, lestés de quelques kilos de caillasses. Deux mille neuf cents tonnes de machinerie et de carburant. Quatre cent millions de dollars. Tout ça envoyé en l’air et cramé en moins de dix jours, pour ne repêcher dans les eaux vertes du Pacifique que six tonnes de tôle noircie, et un occupant unique, le survivant, le perdant.

Qui a mesuré ce que nous avons dilapidé ensuite, quatre décennies durant ? De quel poids nous sommes-nous allégés ? Combien d’autres trésors avons-nous gaspillé sans nous en rendre compte ? La petite fille percluse de fatigue, debout malgré l’heure tardive, qui regardait Armstrong danser dans la télé est aussi floue dans ma tête que les corps sans vie que continue de rêver Collins. Elle demeure, comme eux, à l’abri du temps qui passe : un rêve au sein d’un rêve, idée d’humanité dans l’esprit d’un humain.

J’éteignis ma cigarette et regardai le ciel. Il n’y avait pas de lune. Quand bien même : je n’aurai rien pu y apercevoir.

 

Nouvelle reproduite avec l'accord de l'auteur.

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