Objectif Runes en plus (Bifrost 93) – 2

Critiques |

Suite et fin du (gros) complément au cahier critique du Bifrost 93. L'occasion de relire Ira Levin, de retourner à Twin Peaks et de s'intéresser aux productions de Hélice Hélas ou de L'Éveilleur…

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La Planète aux statues

Christine Renard – Éditions GandahaR, coll. « Patrimoine de l’Imaginaire » – septembre 2018 (réédition – 178 pp. GdF. 9€)

Au terme d’un voyage de cinq siècles, un vaisseau terrien reprend contact avec les colons de Margharetta, une planète d’Alpha du Centaure. La mission est scientifique : biologiste, géologue, sociologue, économiste, ainsi que la narratrice, une psychologue de vingt-cinq ans, viennent étudier l’évolution de la société. Les cités apparemment prospères sont paisibles, figées dans le conformisme d’une vie sans histoires : les femmes, très occupées à leurs tâches ménagères, ont de nombreux enfants. Pas de monnaie ici, mais un marché au troc où chacune présente ses productions artisanales  : confitures, parfums, couverts en bois. Pas de guerre ni de violence : il n’y eut en un siècle que quatre meurtres sur l’ensemble de la planète.

Un détail attire vite l’attention des observateurs : la présence de statues de jeunes filles au réalisme saisissant, enchaînées dans les jardins attenant aux maisons au moyen d’un cadenas. Seule celle qui a servi de modèle détient la clé et la cède à l’homme qui la lui fait sa demande en mariage. Les statues sont fournies par les monastères de chaque cité, forteresses inaccessibles hormis pour les cérémonies comme le mariage. Celui-ci semble obnubiler toute femme en âge de convoler : être l’objet d’une demande apparaît plus important que l’identité du prétendant.

La société que décrit Christine Renard est une métaphore de la femme au foyer, conçu pour la seule satisfaction de l’homme, sans que personne, du fait de l’éducation et du poids des traditions, n’en ait forcément conscience.

La situation n’est pas sans rappeler celle, au tournant du XIXe et du XXe siècle, où l’homme se rendait dans les maisons closes en laissant leurs épouses s’occuper des enfants et du foyer. La statue, garante de fidélité, est l’instrument qui masque partiellement cet asservissement ou du moins, le rend acceptable. Seuls les moines, détenteurs de la vérité, effectuent un contrôle en connaissance de cause. Pour avoir cherché à connaître la vérité le sociologue Valentin Vallauris perdra la vie.

La narratrice, qui a réussi à se faire accepter par la population, provoque, par sa seule présence, à une transformation des consciences propre à devenir le ferment d’un mouvement de libération de la femme. Elle est consciente de susciter de fortes résistances qui risquent de se retourner contre elle.

L’intrigue qui se joue sur une échelle réduite, adopte le ton du roman policier dans un premier temps, en se concentrant sur l’élucidation de morts suspectes et la révélation de secrets bien cachés. Elle s’élargit par la suite quand les changements au sein de la communauté prennent les contours d’une révolution féministe, section où les problèmes relatifs au statut de la femme sont clairement exprimés. La narration est rapide : on aurait aimé davantage de développements lors de la prise de conscience et de la transition sociale. Mais l’écriture très fluide de Christine Renard, qui sait très vite opérer l’identification du lecteur à son personnage, est d’une indéniable efficacité.

Initialement intitulé La Planète aux poupées, un titre que Christine Renard n’aimait pas – elle lui préférait celui de Tristes Poupées, qui lui donne une perspective plus anthropologique –, ce roman publié en 1972 n’avait pas pu rencontrer son public, l’éditeur ayant fait faillite peu de temps après. Il faut donc saluer Jean-Pierre Fontana pour avoir réédité ce roman dans sa nouvelle collection dédiée aux œuvres patrimoniales de l’imaginaire injustement négligées.

Si le présent roman semble avoir vieilli par certains côtés, il rend fidèlement compte de la condition féminine à l’époque de sa rédaction. Ce n’est pas un hasard si la même année Ira Levin, sur un sujet identique, publiait Les Femmes de Stepford, Les problèmes d’égalité entre homme femme ne sont plus exactement les mêmes, raison pour laquelle ce court roman mérite le détour : il permet de mesurer autant le chemin parcouru que celui qu’il reste à effectuer.

Reste que Christine Renard est trop subtile pour faire de ses personnages des caricatures. Sa narratrice refuse de jouer les icônes, ne serait-ce qu’en raison de son éthique de non intervention. Les failles qu’elle présente permettent d’entrevoir sa complexité. Et c’est sur une note bien plus ambiguë que s’achève ce récit à l’échelle de la société comme de sa principale protagoniste. Au final, un roman très vivant, au suspense soutenu, qui réhabilitera, il faut l’espérer, Christine Renard, autrice discrète au grand talent.

Claude Ecken

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Variations sur l’histoire de l’humanité

Collectif – La Ville Brûle, coll. « Infinie » – octobre 2018 (essai inédit + nouvelles non inédites, préface de Yves Coppens – 256 pp. GdF. 25 € (quand même))

En quatorze textes choisis et commentés par autant de scientifiques et auteurs, Variations sur l’histoire de l’humanité propose un arc de réflexion sur l’origine et le devenir de l’humain, allant de la tradition à la spéculation en passant par la raison. Cet ouvrage collectif, préfacé avec enthousiasme par Yves Coppens, se décline en quatre grands chapitres : les variations mythologiques, fondatrices, modernes et libres. Jean-Loïc Le Quellec dresse un arbre phylogénétique des mythes des origines, et on relira le mythe de Prométhée ou celui du Golem dans la Kabbale. La seconde partie consiste en une relecture critique de trois textes fondateurs de Lamarck, Darwin et Boule. Les contributeurs modernes s’appliquent à montrer que les sciences de l’homme sont conscientes d’elles-mêmes et de leurs origines, et n’hésitent pas à écorner leurs idoles. La troisième partie est consacrée aux études modernes à travers un choix de textes très pédagogique. On y trouve notamment le très beau « Race et culture » de Claude Levi-Strauss, « La mal-mesure de l’homme » dans lequel Stephen Jay Gould règle son compte à la sociobiologie, et une mise à jour des connaissances sur l’hérédité par Luca et Francesco Cavalli-Sforza. Les commentaires constituent évidemment la valeur ajoutée du recueil. Si le troisième chapitre est le plus technique, la qualité de l’accompagnement rend l’ensemble très abordable et passionnant.

Enfin, les variations libres s’ouvrent à l’imagination débridée des auteurs de fiction. Quatre textes sont proposés. « L’Ours » de William Faulkner (1940) peine à défendre sa place dans le livre. « Les Animaux dénaturés » de Vercors (1952), à l’inverse, est un texte séduisant et plein d’humour qui reprend l’idée de la Controverse de Valladolid et décrit le procès qui doit décider si une nouvelle espèce primitive mais bien vivante découverte par des paléontologues en Nouvelle-Guinée se verra attribuer le statut d’humain ou de bête. Les arguments des deux bords fusent et la chute est délicieusement grinçante. Je suis moins enthousiaste sur le troisième texte, «  Humanité et demi » de T.J. Bass (1971), proposé par Laurent Genefort. Tiré du roman du même nom, il livre une dystopie totale où en 2350, toute espèce autre que l’humanité a disparu, celle-ci est réduite à l’état de fourmilière dirigée par un ordinateur, et la surface de la Terre est entièrement couverte de champs de céréales subvenant aux besoins alimentaires de base de trois mille milliards de posthumains. Pour moi, ce genre de SF ne sert pas à penser l’avenir, juste à booster les ventes d’antidépresseurs. Avec le dernier texte, «  L’Appel de la nébuleuse » de Claude Ecken (2002), sélectionné par Roland Lehoucq, on touche au sublime. Ecken livre un superbe texte de hard SF, à la Stephen Baxter, qui est à la fois poétique, scientifique et prophétique. Une mission scientifique terrestre voyage jusqu’à une nébuleuse, espérant en vain y découvrir une vie naissante. La désillusion s’accompagnera d’un sentiment de solitude sidérale, et mènera à une décision radicale. Jouant sur l’hypothèse panspermique, Ecken imagine que la vie a besoin d’un petit coup de pouce pour émerger. Un texte brillant qui avait été publié dans Bifrost n°31.

Feyd Rautha

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Focus Cavorite et Calabi-Yau

1. Prix de l’Ailleurs 2018 : Et si l’humanité devenait numérique ? – ouvrage collectif – Hélice Hélas, coll. « Cavorite et Calabi-Yau » – août 2018 (anthologie inédite – 248 pp. GdF. 18€)
2. Esmeralda – Bernard Fischli – Hélice Hélas, coll. « Cavorite et Calabi-Yau » – septembre 2018 (roman inédit – 256 pp. GdF. 20€)
3. Les Voleurs d’absurde – Robert Yessouroun – Hélice Hélas, coll. « Cavorite et Calabi-Yau » – septembre 2018 (roman inédit – 384 pp. GdF. 24  €)

Dans nos domaines, on connait les éditions suisses Hélice Hélas depuis 2012 et la publication d’un recueil de nouvelles de Lucas Moreno . Après une anthologie de nouvelles suisses coordonnée par Elena Avdija et Jean-François Thomas, Hélice Hélas a confié à ce dernier les rênes d’une collection dédiée à la science-fiction, la bien – mais très curieusement – nommée « Cavorite et Calabi-Yau » (on vous laisse aller chercher sur internet la signification du deuxième terme). Les premiers titres ont paru en 2017 et s’inscrivaient dans le même univers de Gérimont partagé entre plusieurs auteurs. La collection est désormais forte de sept titres, dont les trois nouveautés chroniquées ici.

L’anthologie Et si l’humanité devenait numérique ? est le résultat du concours Prix de l’Ailleurs 2018, créé à l’initiative de la Maison d’Ailleurs (à Yverdon) et de l’Université de Lausanne. Ce premier prix suisse, organisé par l’association romande de science-fiction, couronne des textes courts appartenant au genre. Une thématique en lien avec l’actualité est proposée chaque année, et c’est le numérique qui a été retenu pour l’édition 2018. Le présent volume présente ainsi l’ensemble des textes lauréats et la sélection du jury (soit dix fictions), ainsi que deux articles et un entretien. Un menu copieux donc, qui permet de découvrir des auteurs prometteurs et d’apprécier la vitalité du genre en Suisse. On n’a pas la place ici de citer tous les textes, aussi évoquera-t-on simplement le premier prix, un récit d’Élodie Barras qui, sous forme épistolaire (mais remise au goût du jour, il s’agit donc d’un mail), raconte les doutes d’un homme dont la mère se meurt et refuse de se faire recopier numériquement. Pas d’une originalité folle, mais déjà une certaine aisance stylistique pour un texte profondément humain.

Les Voleurs d’absurde de Robert Yessouroun est un recueil de dix nouvelles qui s’inscrit clairement dans la filiation d’Isaac Asimov et de ses Robots. Dans ces récits, les êtres métalliques, robots ou androïdes, sont en effet au cœur de la société décrite par Yessouroun, et, lorsque l’un d’entre se dérègle, cela génère des situations parfois cocasses, parfois bien plus inconfortables. Car, si les robots sont dotés d’une intelligence artificielle, il leur manque le principal : le moyen d’apprécier le poids des choses, une manière de peser le pour et le contre, ce que l’auteur appelle la « Réflexion Artificielle ». Aussi, comme le Bon Docteur, Yessouroun s’ingénie-t-il à mettre en lumière ces failles qui subsisteront sans doute encore longtemps dans ces créatures, aussi perfectionnées soient-elles. La lecture bienveillante de ce recueil se heurte néanmoins à un style particulièrement lourdingue qui ne rend absolument pas justice à la réelle inventivité de l’auteur ; Yessouroun veut trop en faire, là où pour mieux illustrer le côté ironique de ces situations, on aurait souhaité avoir un style plus épuré, moins gouailleur. Frustrant.

Vient enfin le livre qui constitue le morceau de choix de cette livraison : Esmeralda, de Bernard Fischli. Marko, qui souhaite oublier son passé peu glorieux sur Terre, s’engage pour aller terraformer Esmeralda, une planète hostile, dont la particularité tient au fait qu’elle est quasi exclusivement constituée d’une gigantesque forêt luxuriante. Cette jungle recèle de multiples organismes qu’on a du mal à classifier, tant les règnes animal et végétal semblent s’être fondus dans un nouveau type de créatures. Ces organismes, tantôt paisibles, tantôt violents, sont également de tailles diverses. De ce fait, la terraformation d’Esmeralda est extrêmement lente : des postes ont ainsi été créés à plusieurs endroits de la planète, et l’homme sécurise d’abord ces zones peu étendues avant de songer à découvrir leurs environs. Car il y a toujours le risque de connaître la même destinée que l’un des postes, dont on est sans nouvelles depuis longtemps… Marko va donc découvrir le dur rythme de la vie sur Esmeralda, bien éloigné de l’épanouissement personnel qu’il imaginait en s’engageant. Et, par la même occasion, découvrir qu’à la dangerosité de ce nouveau monde s’ajoute une autre avanie, à savoir la cupidité de l’être humain.

La terraformation est un thème rebattu en SF, pourtant Fischli s’en sort avec les honneurs, car il prend le parti de décrire le processus par le biais d’un colon moyen, un homme à qui l’on confie le travail le plus banal et le moins enrichissant possible. On découvre ainsi l’envers du décor, où l’on voit que terraformer une planète n’est pas qu’une affaire d’ingénieurs qui confieraient la tâche à des machines ultraperformantes ; il faut aussi de l’huile de coude, l’abnégation d’êtres humains prêts à suer dans des tâches totalement manuelles. Cette narration au plus proche d’un ouvrier, totalement immersive, est donc un parti-pris très intelligent, qui a d’autres intérêts. Il permet en effet aussi à Fischli de dévoiler progressivement son décor, cette planète Esmeralda au mystère envoûtant et stimulant, mais aussi la gestion qui en est faite, avec ses zones d’ombre. Extrêmement efficace, ce roman, qui n’est pas sans évoquer certains livres de Gilles Thomas / Julia Verlanger, est une excellente surprise, que l’on pourra prolonger dans les tomes ultérieurs de cette trilogie, Donoma et Océania, à paraître respectivement en 2019 et 2020, soit au moment où la collection « Cavorite et Calabi-Yau » commencera à compter un nombre suffisant de volumes pour qu’en puisse en tirer un premier bilan.

Bruno Para

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Focus Ira Levin

1. Un Bonheur Insoutenable – Ira Levin – J’ai Lu, coll. « Nouveaux Millénaires » – novembre 2018 (roman non-inédit proposé dans une nouvelle traduction de l’anglais (USA) de Sébastien Guillot – 380 pp. GdF. 21€)
2. Les Femmes de Stepford – Ira Levin – J’ai Lu, coll. « Science-fiction » – novembre 2018 (réédition d’un roman traduit de l’anglais (USA) par Norman Gritz et Tanette Progent, révisée par Sébastien Guillot – 160 pp. Poche. 5,60€)

Le nom d’Ira Levin, qui ne semble pas avoir été un écrivain des plus prolifiques, n’est pas archiconnu mais ses œuvres, pour la plupart adaptées au cinéma, le sont bien davantage – même si désormais cela concerne surtout un public guetté par la soixantaine. Plus rare mais plus brillant que Michael Crichton, ses livres sont en majorité des best sellers au premier rang desquels, bien sûr, figure Un bébé pour Rosemary adapté par Roman Polanski avec John Cassavetes et Mia Farrow, et qui reste comme l’un des meilleurs romans et films fantastiques. La couronne de cuivre fut récompensé d’un Edgar du premier roman en 1953 et adapté par deux fois : Baiser Mortel de Gerd Oswald en 1956 et Un baiser avant de Mourir de James Dearden en 1991. Ces garçons qui venaient du Brésil, adapté par Franklin Shaffner en 1978 avec James Mason et Gregory Peck, touche encore à la science fiction. Sa pièce de théâtre Deathtrap fut portée à l’écran par Sydney Lumet en 1982. Sliver, plus anecdotique, n’en fut pas moins adapté par Philip Noyce avec Sharon Stone et William Baldwin en 1993. Enfin, The Stepford Wives connu deux adaptations. La première en 1975, sous le titre français Les Femmes de Stepford par Bryan Forbes avec Katerine Ross dans le rôle de Joanna Eberhart puis en 2004 par Frank Oz avec pour titre français Et l’Homme Créa la Femme et Nicole Kidman dans le rôle principal. Romancier, dramaturge et scénariste, une vingtaine d’œuvres à peine ont suffit à imposé Ira Levin parmi ceux qui restent et la surprise n’est pas qu’il soit aujourd’hui réédité mais qu’il le soit seulement. Un Bonheur Insoutenable est finalement le seul de ses romans à n’avoir pas l’heur d’être transposé au grand écran. Et à sa lecture, on comprend aisément qu’on ne pouvait guère y puiser la tension dramatique permise par ses autres œuvres. Ce livre ne se prête en rien à la réalisation d’un des ces films de « courses et d’explosions » au montage stroboscopique qui trustent aujourd’hui les sommets du box office. (Certes, une dystopie comme Bienvenue à Gattaca a connu un succès d’estime mais resta loin de crever les plafonds et à l’instar des poissons volants, ne fait pas l’unanimité du genre…)

À l’horizon 2100, tout va bien dans le meilleur des mondes. Il n’y a plus ni guerre, ni famine, ni pauvreté, ni crime, ni solitude, ni chômage, ni riche, ni pauvre, ni argent, ni dirigeants (corrompus ou non), ni même de maladies telles que nous les connaissons. Tous les besoins des huit milliards de membres (le roman date de 1969) sont satisfaits. Tout le monde travaille, mange, est éduqué, fait du sport, jouit de loisirs, de vacances et même de sexe. Tout le monde est heureux, comme tout le monde…

Enfin, presque tout le monde… C’est l’absolue perfection du socialisme conçu comme le primat de la société sur l’individu, sous l’égide d’Uni, le superordinateur qui gère tout. Tout. Qui décide de tout. De quel métier vous ferez, d’où vous serez affecté, quand vous serez mutés, si vous pouvez aller voir vos parents ou non, avec qui vous pouvez devez baiser et avoir ou non des enfants; de ce que vous pouvez non pas acheter mais utiliser. Vous devez être semblable aux autres, n’avoir que le minimum de différences et être aussi androgyne que possible, le crâne rasé pour éviter toute différenciation et marque d’une personnalité propre. Un bracelet vous identifie à longueur de journée auprès d’une foison de scanner qui assure Uni que vous êtes bien là où vous devez être tout au long des soixante-deux années de votre vie. Et chaque mois un cocktail de psychotropes et de tranquillisants vous est injecté afin que vous ne risquiez pas d’être malheureux ni de vous poser de question. De telles déviations se soignent. Ne craignez rien. Votre conseiller – hybride de commissaire politique, d’assistant social et de psychothérapeute –, résolument bienveillant, est là pour veiller au grain sur vous. À défaut, les autres membres vous aideront, contre votre gré au besoin, mais dans votre intérêt et puis vous les en remercierez, contrit et repentant, tout heureux d’être rentré dans le moule et reformaté.

Un bonheur Insoutenable ne déparerais en rien le carré des grandes dystopies que Nous ou Nous Autres d’Evgueni Zamiatine, Le Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley, 1984 de George Orwell ou La Kallocaïne de la Suédoise Karin Boye. On y croise le thème de la dictature du superordinateur (pré Intelligence Artificielle et réseaux) comme dans Colossus de D.F. Jones et celui de la limitation de l’espérance de vie que l’on retrouvera dans L’Âge de Cristal de J. G. Johnson et W. F. Nolan, ouvrages de la même époque. Et on y devine les prémices du chef d’œuvre de l’Allemande Juli Zeh, Corpus Delicti : Un Procès . Mais Un Bonheur Insoutenable n’innove pas vraiment; il agrège ce que l’on a déjà pu lire ou voir par ailleurs, et qui hante le zeitgeist de la fin des années 60. Ce roman aurait largement gagné en force d’évocation et de mise en garde en se limitant aux deux premières parties, même si le reste ne manque nullement d’intérêt.

Par les temps qui courent de déresponsabilisation généralisée, où la société dans son ensemble prétend mieux que vous savoir ce qui vous convient, ce que vous voulez et plus encore ce qui est bon pour vous, ne cessant de rabâcher des messages infantilisant, tout comme la télé obligatoire du roman, afin de produire une population ayant peur de tout, prête à tout accepter dans son prétendu intérêt (lisez les anthologies parues à La Volte à ce sujet) d’une permanente recherche du risque nul, le roman d’Ira Levin a valeur prophétique, de bien mauvais augure, certes.

Les Femmes de Stepford est un court thriller d’une rare intensité où l’on voit le piège de Stepford se refermer petit à petit sur Joanna Eberhart, l’héroïne, et le suspense monter progressivement. On voit poindre la satire féministe derrière le thriller mais la qualité du suspense nuit à la qualité spéculative du roman qui ne transparaît plus qu’en filigrane. Elle masque cependant un certain manque de plausibilité. Ira Levin tenait à mettre en relief dans sa satire une forme de résistance masculine à l’indépendance des femmes, visant à les confiner dans leur rôle traditionnel – quitte à ce que la crédibilité en souffre. On voit donc Eberhart, surprise, s’interroger sur ces femmes intelligentes, susceptibles d’indépendance, se consacrer à leur seul ménage avec le soin le plus maniaque. Mais si on a la possibilité de substituer à sa femme un hybride de robot ménager et de poupée gonflable ne commencerait-on pas plutôt par l’envoyer bosser à notre place ? Mais ce n’est pas le propos de l’auteur. Réussir l’alchimie d’un thriller spéculatif constitue déjà un joli tour de force quand bien même la plausibilité engendrerait quelques réserves. En dépit ou grâce à son suspense soutenu, Les Femmes de Stepford permet au lecteur de se poser les questions sur lesquelles l’auteur voulait le voir se pencher.

Jean-Pierre Lion

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La Confession d’une âme fausse

Ilarie Voronca – L’Éveilleur – octobre 2018 (réédition d’un court roman et de deux nouvelles – 98 pp. GdF. 12 €)

Ilarie Voronca était une des figures de la communauté des artistes et intellectuels roumains exilés à Paris durant l’entre-deux-guerres – avec Eugène Ionesco, Tristan Tzara, Constantin Brancusi parmi tant d’autres. Voronca, poète avant tout, était associé aux avant-gardes artistiques, de ses compatriotes et au-delà, mais il a aussi composé des récits en prose, assez tardivement.

L’Éveilleur, au travers de ce petit volume, par ailleurs abondamment illustré de photographies et dessins d’époque du plus bel effet, en réédite pour la première fois trois exemples datés de 1942 : La Confession d’une âme fausse, donc, présenté comme un « court roman » (mais bon nombre de nouvelles publiées dans Bifrost s’avèrent plus longues), et deux très brefs contes en toute fin de volume, « Un peu d’ordre » et « Ma Chambre ».

L’auteur, dans sa langue d’adoption qu’est le français (et il a assurément une belle plume), y déploie un imaginaire oscillant entre fantastique, symbolisme, surréalisme, absurde, dada et toutes ces sortes de choses, pour un résultat finalement singulier, même s’il ne manque pas d’évoquer, comme l’avance l’éditeur, un Kafka (c’est tout particulièrement sensible dans «  Un peu d’ordre », avec son employé de bureau) ou encore un Boulgakov.

Dans La Confession d’une âme fausse, le narrateur, fatigué de son âme trop usée, consulte un chirurgien en mesure de la remplacer par une autre – celle d’un soldat tombé au front, et ce monde n’en manque pas, qui en est venu à compartimenter le temps en fonction des rares périodes de paix. Mais la cohabitation se passe mal : l’âme du soldat, déçue de son sort et de son recyclage, frustrée dans ses amours aussi, perturbe le quotidien mensonger du narrateur ; pas si mauvais bougre, ce dernier entend ramener cette âme à la paix pour qu’elle devienne bel et bien la sienne, à moins de trouver à procéder à un autre échange – ce qui implique tout d’abord une petite enquête afin de retrouver l’être aimé.

Ce très, très court « roman » ne manque pas d’atouts, parmi lesquels, outre une plume assez habile, on comptera au premier chef cette atmosphère d’étrangeté si caractéristique, qui se teinte d’un vague humour absurde renforçant la parenté avec Kafka, encore qu’il se double souvent ici d’une satire mordante, moins coutumière de l’écrivain tchèque. L’idée est belle, et produit de belles scènes, non exemptes d’une certaine mélancolie douce.

Ceci étant, la dimension proprement narrative de ce récit, l’œuvre d’un poète, et compagnon de route de l’avant-garde, accuse peut-être certaines limites, notamment en ce que le texte peut se montrer décousu, à mesure que l’on progresse : si la « poule noire » offre une digression étonnante, elle se rattache pleinement à l’histoire, et le chapitre du « photographe » ensuite raccroche les wagons ; on n’en dira peut-être pas autant de cet « éloge de l’ail » qui constitue l’intégralité du chapitre neuf, le huitième ayant déjà bifurqué vers les considérations culinaires – l’humour persiste, mais le traitement a quelque chose d’un peu trop désinvolte peut-être, dans son ambition de différence. Cela reste une lecture agréable et qui a beaucoup à offrir.

Des deux contes qui suivent, « Un peu d’ordre » est le plus séduisant – scène de bureau fantasmée, riche d’effets absurdes, d’une symbolique évidente mais pas moins juste. « Ma chambre » tient davantage du poème en prose, tout en images enchantées.

L’ensemble constitue un beau petit livre, et, sans aller jusqu’aux louanges superlatifs, on peut bien remercier L’Éveilleur pour cette redécouverte incongrue et d’autant plus séduisante.

Bertrand Bonnet

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Twin Peaks, le dossier final

Mark Frost – Michel Lafon – novembre 2018 (roman inédit traduit de l’anglais (US) par Eric Betsch – 137 pages. GdF. 20,95€)

Dans L’histoire secrète de Twin Peaks , son « roman » précédent, Mark Frost déroulait une généalogie de long terme des événements qui agitèrent la petite ville de Twin Peaks. Elle se concluait sur le sort du Major Briggs dont une bonne partie des activités réelles était révélée. Ici, dans Twin peaks le dossier final, on se trouve face à un rapport, rédigé par l’agent Tamara Preston à l’intention du directeur Gordon Cole, et qui fait le lien entre les saisons 2 et 3. La série Twin Peaks a ceci de particulier que la saison 3 commence vingt-cinq ans (temps réel et temps du récit) après la fin de la saison 2, comme l’avait annoncé Laura Palmer à Dale Cooper. Le dossier final informe donc les spectateurs de la saison 3 (qui feraient mieux de ne lire le livre qu’après avoir visionné la dernière saison) sur les événements qui ont se sont déroulés durant ces vingt-cinq années afin de livrer au lecteur les destins d’un certain nombre des personnages de la série après la saison 2 ainsi que des éclaircissements sur le sens de certains des faits montrés dans la saison 3. On apprendra donc au fil des pages ce que sont devenus Shelly Johnson, son mari Léo, et son amoureux Bobby Briggs, ce qu’il advint des Horne et des Hayward, ce que fut le destin complexe de Norma Jennings (entre le Double R, son père, sa belle-mère, sa demi-sœur à la vie tragique, sans oublier l’inévitable Ed), ce qu’il en est de Lana Milford, du shérif Truman, de la femme à la bûche (RIP), du docteur Jacoby (sûrement l’histoire la plus succulente). Parallèlement, le lecteur est éclairé aussi sur les sources et les faits de la saison 3 de sorte que celle-ci devient potentiellement plus compréhensible qu’au visionnage. Au-delà des faits bruts, Tamara Preston s’y livre aussi à quelques réflexions qui visent à tenter de donner sens aux mystères de la dernière saison et à comprendre les relations qui unissent dans cette histoire monde matériel et monde surnaturel. Le fan trouvera entre ces pages de quoi satisfaire sa curiosité, que celle-ci concerne l’aspect « people » ou les éléments plus sombres liés à la Loge noire et à l’intervention des doppelgängers. Néanmoins, le groupe des fans hardcores me semble le seul public visé par ce « roman ». Il faut en effet se souvenir précisément de qui est qui, et du point où chacun avait été laissé. Il faut trouver un intérêt à en savoir plus (d’autant que le livre est cher au vu de sa pagination). Il faut avoir vu la saison 3 et être en quête d’explications. Cela fait beaucoup. D’autant que, si L’histoire secrète de Twin Peaks pouvait séduire par la variété des documents de nature différente qui le composaient et qui donnaient l’impression au lecteur de mener sa propre enquête, Twin peaks le dossier final est constitué de 19 chapitres, tous identiques dans leur forme et souvent centrés sur un personnage, qui présentent de manière prosaïque les informations rassemblées par Tamara Preston. Le passage en revue de tous les protagonistes de l’affaire est moins séduisant que le foisonnement de faits hétéroclites qu’on trouvait dans le « roman » précédent. Pour complétistes.

Éric Jentile

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