Objectif Runes en plus (Bifrost 93) – 1

Critiques |

Une nouvelle fois, le cahier critique du Bifrost 93 déborde sur le web… et tellement que ces soixante mille signes sont divisés en deux billets. Au programme de ce premier billet, de l'imaginaire sans frontière, puisqu'il y sera question de romans et recueils d'auteurs nigérians, russes, canadiens… mais aussi français et américains.

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Kabu Kabu

Nnedi Okorafor – Les éditions de l’instant – mai 2018 (recueil inédit traduit de l’anglais par Patrick Dechesne et Robin Remy – 356 pp. GdF. 22,50€)

Kabu kabu ? « Des taxis clandestins qui hantent les rues du Lagos ». Kabu Kabu ? Un excellent recueil de nouvelles au titre parfaitement trouvé. Car si vous entrez dans ce livre, sachez que vous embarquez pour un voyage dans les limbes qui unissent la fantasy, le réalisme magique et la science-fiction. De votre siège de lecteur passager, vous regarderez, ébahi, le paysage familièrement exotique qui défile sous vos yeux incrédules, mais néanmoins émerveillés. Vous savez d’où vous partez, vous avez une vague idée d’où vous allez. Pour le reste… le trajet dépendra uniquement du bon vouloir du conducteur.

Et quelle conductrice, dans ce cas ! Dirigeant avec brio les différentes courses, Nnedi Okorafor vous emmène à la poursuite des coureuses de vents, vous rince dans la pluie, sur la route, mais vous rattrape toujours, à l’instant où vous vous apprêtez à descendre, pour vous enlever vers une autre époque, un autre combat, une autre histoire d’amour… et vous égarer ainsi dans les vingt-deux récits, comme autant de destinations fantastiques.

Élevée entre Afrique et Amérique, Nnedi Okorafor a décidé de ne pas choisir, d’être une enfant des deux civilisations et d’unir ces deux patries en un continent nouveau, où ses textes sont des ponts qui relient les différents territoires. Les Afriques y sont plurielles, bercées dans le folklore et la mythologie, et confrontées à la modernité d’un monde qui avance plus vite que quiconque peut le supporter. L’Amérique y est traditionnelle, oubliant ses origines, et rappelant que le plus étrange, le plus violent, n’est pas tant l’étranger que le regard que chacun porte sur ce qui est différent, sur ce qui lui fait peur. Les remous et méandres de ces récits racontent souvent des histoires de femmes, qui, vivant dans le carcan des traditions, parviennent à s’en affranchir, à leur façon, et surtout pas comme les hommes le leur ont enseigné. Maudites, sorcières, étrangères, coureuses de vent, fillettes sur le chemin de l’école, amoureuses… elles savent et comprennent le monde bien mieux que les guerriers, car elles sont nées pour se libérer et dégager la voie qui suivra le cœur et l’âme, et non l’argent, la guerre, le pouvoir. Et si la magie intervient, elle est naturelle, et non mauvaise comme veulent le faire croire les hommes qui l’ont oubliée depuis trop longtemps.

Difficile, vous l’aurez compris, de rendre compte fidèlement de ces vingt-deux récits, tant ils ont de cœur et de chœurs. Que ce soit par une lecture indépendante, en piochant au hasard un chapitre, ou par une lecture linéaire, ils se mêlent en multiples facettes d’un kaléidoscope très coloré. On devine dans ces histoires, parfois amusantes, parfois dures, souvent poétiques, et presque toujours étonnantes, les différentes époques d’écriture de l’auteure, en une cartographie intéressante d’un talent confirmé. Tout en reconnaissant des thématiques occidentales, on en découvre de nouvelles, pour nous, lecteurs occidentaux biberonnés aux clichés sur cette autre terre. Le style est efficace, incisif, fluide, bien rendu par une traduction précise. La richesse des genres et des thèmes abordés n’a rien à envier au baroque de Neil Gaiman, retenant avant tout ce qui crée l’émotion. Les interprétations qu’on peut donner aux textes sont foisonnantes, et appellent d’autres lectures.

Le livre est une excellente entrée dans l’univers de cette merveilleuse conteuse, qu’on espère retrouver vite sur les tables des libraires français, tant le chant de cette forte voix est envoûtant.

Maëlle Alan

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Harold

Louis-Stéphane Ulysse – Éditions La Bibliothèque, coll. « L’Ombre animale » – mai 2018 (roman inédit sous cette forme – 291 pp. GdF. 21 €)

De qui Harold est-il le nom ? D’un corbeau, né au cœur de la Mitteleuropa à l’orée des années 1960… Se déroulant à Vienne en mars 1957, le prologue de ce beau roman (ici, la version remaniée d’un texte paru en 2010 aux éditions du Serpent à Plumes) de Louis-Stéphane Ulysse évoque la singulière entrée dans l’existence du volatile. Agrégeant réalisme documentaire et inquiétante étrangeté à la façon du film Le Troisième homme — relecture gothique de la Guerre froide –, ces pages liminaires décrivent le baptême de l’oisillon dans les catacombes de la Stephansplatz par un certain Laszlo. C’est à ce magicien de cabaret, d’allure méphistophélique, que le corbeau doit en effet son patronyme. Et c’est encore à lui que Harold doit de bientôt traverser l’Atlantique. Tirant le meilleur profit spectaculaire de l’intelligence hors-normes de l’oiseau, en réalité plus humaine qu’animale, Laszlo attire un jour l’attention du pianiste Liberace de passage en Europe. Impressionné par l’inédit numéro dont Harold est la vedette, l’extravagant showman invite l’homme et l’oiseau à se produire à Las Vegas. La cité du péché ne sera cependant que la première étape du périple américain de Harold. Séparé de Laszlo par un violent accident de voiture, le corbeau s’envole alors vers la Californie. Là, il rencontre Chase Lindsey, dresseur d’oiseaux de son état. Fasciné à son tour par les extraordinaires capacités de Harold, il l’emmène avec lui sur le tournage des Oiseaux après avoir été recruté par Universal. À son aviaire manière, Harold devient alors un membre de l’équipe du film fameux d’Alfred Hitchcock. Y côtoyant non seulement le réalisateur, le corbeau y rencontre encore Tippi Hedren, l’interprète principale du long-métrage. Avec celle-ci, Harold noue bien vite une relation aussi étroite qu’inhabituelle. La créature au noir plumage jouera dès lors un rôle clef dans la genèse du film dépeinte par Louis-Stéphane Ulysse comme proprement infernale. De même, le corbeau tiendra un rôle essentiel dans les prolongements souterrains et atroces que l’auteur prête aux Oiseaux… Car selon Harold, de l’autre côté du miroir aux alouettes hollywoodien se dissimule un univers où le Mal le plus impitoyable règne en maître. Marchant sur les traces sanglantes de Kenneth Anger (Hollywood Babylone) et de James Ellroy («  Le Quatuor de Los Angeles »), Harold s’en distingue cependant par son réalisme fantastique. Fidèle à la tonalité affichée par ses pages inaugurales, Harold auréole ainsi d’étrange son dévoilement de l’envers misogyne et criminel d’Hollywood. Face au prodigieux Harold – véritable ange gardien de Tippi Hedren —, Chase, Hitchcock ou bien encore la fratrie mafieuse des Gianelli se nimbent peu à peu d’une aura démoniaque. Échappant par la grâce de l’Imaginaire aux démonstratives pesanteurs de l’exofiction, Harold transforme ainsi sa relecture des Oiseaux en un conte moderne et tragique sur ces hommes qui n’aiment pas les femmes, et dans lequel le plus bestial n’est pas celui qu’on croit…

Pierre Charrel

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Car je suis légion

Xavier Mauméjean – Mnémos, coll. « Dédales » – mai 2018 (réédition – 320 pp. GdF. 20 €)

585 av. J.-C, Babylone. Sarban ne fait pas respecter la Loi, non : il l’incarne tel un Josh Randall en robe indigo, celle portée par l’Ordre des Accusateurs. Oublieux de ses désirs et rancœurs personnelles, Sarban exprime la volonté intangible du législateur inscrite pour l’éternité dans la pierre par Hammurabi, rendant ainsi justice aux hommes, sous le regard attentif et silencieux des dieux. Mais les augures sont formels. Le dieu Marduk doit se reposer, laissant libre cours au désordre que ne manquera pas de déchaîner son aînée Tiamat, la déesse du chaos primordial. Le temps va s’interrompre et la Loi s’effacer. Les Accusateurs vont suspendre leur sacerdoce et devenir les spectateurs de la fin du monde, avec pour ultime consigne de défendre leur vie et de protéger les temples contre les exactions de citoyens livrés à eux-mêmes. Rien ne doit en effet gêner le repos de Marduk. Rien ne doit nuire à l’éventuel rétablissement de sa Loi, quitte à laisser le reste de Babylone sombrer dans le meurtre, le viol, le pillage et d’autres actes de cruauté innommables. Et pourtant, Sarban va commettre l’impensable. Pour résoudre un crime prémédité auquel il a assisté, il va sonder les abîmes de l’âme humaine, accomplissant un périple de l’En-Bas vers l’En-Haut. Pas sûr qu’il en sorte indemne.

Nouveau packaging pour la réédition de Car je suis légion, sans aucun doute l’un des points d’orgue (de barbarie) de l’œuvre de Xavier Mauméjean. Une réédition bienvenue dont on ne peut que louer Mnémos, son éditeur historique. Roman apocalyptique, au sens littéral du terme, Car je suis légion joue avec des motifs issus de la culture mésopotamienne. Xavier Mauméjean nous immerge dans le berceau de la civilisation, dans ce pays de l’entre-deux-fleuves, contrée millénaire où bien des mythes ont infusé jusqu’à nous, inspirant notamment une bonne partie du légendaire judéo-chrétien. Fresque historique babylonienne, Car je suis légion emprunte également beaucoup de ses traits à la forme classique du cinéma américain. Western, péplum et film noir sont convoqués pour animer une intrigue fertile en clins d’œil et morceaux de bravoure. On croise ainsi sept mercenaires, un tantinet salopards, mais aussi la figure archétypale du détective hard-boiled, guère embarrassé par ses états d’âme lorsqu’il s’agit de rétablir un tort. Xavier Mauméjean mêle le vrai et le faux pour accoucher d’un effet de réel convaincant, où l’humain se confronte à l’effacement des règles et des conventions sociales. Dépouillé de son vernis de civilisation, il ne lui reste plus qu’à laisser s’exprimer sa nature. Sur ce point, l’auteur ne se montre ni optimiste ni pessimiste. Il se contente juste de dévoiler la propension de l’homme à faire le bien ou le mal, bref à s’adapter aux circonstances et à ses passions.

Entre ziggourats vertigineuses et jardins suspendus, Car je suis légion nous invite à un voyage brutal sans concession aux origines de la civilisation, mais aussi aux tréfonds de l’esprit humain. Un périple historique et métaphysique dont il serait regrettable de se passer.

Laurent Leleu

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Destin boiteux

Arkadi & Boris Strougatski – Éditions Lingva, coll. « Nuits blanches » – août 2018 (roman inédit sous cette forme, traduit du russe et complété par Viktoriya et Patrice Lajoye – 382 pp. GdF. 25 €)

Destin boiteux a d’abord connu un premier avatar dans l’Hexagone sous le titre de Les Mutants du brouillard, version tronquée du présent roman, exfiltrée d’URSS pour des raisons de censure sous la forme d’un samizdat diffusé en Allemagne dans les années 1970. À l’occasion de la Perestroïka, le roman paraît finalement en Russie en 1987, bénéficiant d’une nouvelle traduction en France aux éditions de Fallois, avant de connaître une dernière réédition, cette fois-ci complétée, dans la collection « Nuits blanches » dirigée par Viktoriya et Patrice Lajoye. Si Destin boiteux comporte bien un aspect science-fictif, celui-ci relève davantage de la métaphore filée. À vrai dire, Arkadi et Boris Strougatski font davantage part de l’échec du modèle politique et social de l’URSS, abordant le sujet par le truchement d’un roman gigogne. Destin boiteux est en effet l’histoire de l’étrange relation unissant un auteur, Félix Sorokine, à son œuvre, un roman resté à l’état de manuscrit qu’il retrouve et décide de compléter. Dans le monde de Sorokine, l’URSS est à l’agonie, s’apprêtant à troquer le communisme intégral contre l’inconnu. Dans celui de Banev, énième variation cryptofasciste, des mutants frappés d’une maladie mystérieuse pervertissent la jeunesse, lui inculquant le goût pour le changement et la révolte. Au récit de Sorokine, auteur vieillissant condamné à écrire des livres patriotiques pour plaire aux autorités, répond celui de Banev, personnage de fiction fantasque, exilé dans une ville de province soumise à une pluie incessante et à un brouillard tenace. Un caractère entier, prompt à faire le coup de poing avec les fâcheux, entre deux repas gargantuesques composés de lamproies copieusement arrosées de vodka. Entre l’URSS déliquescente de Sorokine et la ville imaginaire de Banev, le doute ne dure pas longtemps. Entre le grand pays tourné vers son passé, enferré dans la paranoïa et la médiocrité, et la perspective d’une révolution d’où émergerait un monde meilleur, le choix est vite fait, du moins si l’on a encore foi en l’avenir radieux. Pour Sorokine, le récit de Banev apparaît comme un remède contre la déprime et la procrastination, car le personnage n’a rien perdu de son esprit combatif, redoublant d’énergie pour semer la pagaille, avec une générosité qui laisse pantois.

Si aux premiers abords, Destin boiteux n’a rien d’une lecture facile et distrayante, le roman des frères Strougatski recèle des moments d’une drôlerie irrésistible. Le duo dresse en creux un portrait grinçant de l’URSS, tout en usant d’un art de la satire jubilatoire, surtout perceptible dans le portrait des personnages. On y boit, on y ripaille et on y baise avec en arrière-plan la fin du monde et l’imminence du chaos, tout en questionnant l’altérité et le statut de l’écrivain dans un État totalitaire. Mais, il s’agit bien d’une tragédie, certes goguenarde, sur fond d’échec et d’incertitude. Celle d’un pays dont on connaît désormais un peu mieux le devenir. Qu’y faire ? Reprendre un coup de vodka et un plat de lamproie, peut-être ?

Laurent Leleu

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Enfants de la terre et du ciel

Guy Gavriel Kay – Éditions L’Atalante, coll. « La Dentelle du Cygne » – août 2018 (roman traduit de l’anglais [Canada] par Mikael Cabon – 640 pp. GdF. 27,90 €)

Interrompant pour le moment ses rééditions des romans de Guy Gavriel Kay, les éditions L’Atalante nous offrent rien de moins que sa dernière épopée en date : Enfants de la terre et du ciel. Comme souvent avec l’écrivain canadien, nous sommes en présence d’un pavé de plus de 600 pages qui n’a pas à rougir à côté des Lions d’Al-Rassan ou des Chevaux Célestes . Pour autant, nul besoin de rappeler ici que la quantité ne fait pas la qualité. C’est donc avec un œil circonspect (mais averti) que l’on entame le roman.
Les habitués de Kay le savent bien, celui-ci est passé maître dans l’art de la fantasy historique, un sous-genre qui transpose une époque historique donnée en un récit aux atours de fantasy dans un monde qui n’est pas le nôtre (ou presque). Après le diptyque « Céleste », nous quittons la Chine médiévale pour explorer les Balkans de la fin du XVe siècle, un temps où les Ottomans rêvent de faire tomber le Saint-Empire Germanique et l’ensemble de la chrétienté comme ils se sont emparés de l’imprenable Constantinople. En lieu et place des royaumes et villes emblématiques de l’époque, on retrouve Séresse (Venise), Dubrava (Dubrovnik), Asharias (Constantinople) et bien d’autres. Le lecteur devra donc faire le tri et percer les mystères de ce background à la fois exotique et étrangement familier. Dans celui-ci, nous suivons cinq personnages principaux : Marin Djivo, membre d’une éminente famille marchande de Dubrava ; Danica Gradek, farouche guerrière de la cité pirate de Senjan ; Damaz, frère de Danica capturé par les Asharites et enrôlé dans le corps d’élite des djannis ; Leonora Valeri, fille reniée d’un puissant et espionne pour Séresse ; et Pero Villani, artiste illustrement inconnu de Séresse à qui l’on demande de peindre le portrait du Calife Gurçu. Ces cinq destins vont s’entremêler et s’influencer les uns les autres pour créer une immense fresque à la façon des précédentes œuvres de Guy Gavriel Kay. Toujours aussi malicieux, l’auteur canadien profite du prétexte fantasy pour nous donner une véritable leçon d’histoire, jamais ennuyeuse mais parfois un peu trop didactique face à la peur compréhensible de perdre le lecteur. S’il est question de grands empires et de rois puissants, les Enfants du Ciel et de la Terre opère un choix différent de celui du Fleuve Céleste , précédent roman de l’écrivain. Ici, les protagonistes ne sont pas destinés à briller sur le devant de la scène, mais à occuper des places secondaires, parfois insignifiantes en apparence, mais qui finissent par avoir une certaine influence sur l’échiquier des batailles et luttes d’influence de leur époque. C’est par de petites décisions personnelles, comme celle d’un peintre qui choisit de dire la vérité ou celle d’un djanni qui décide d’abandonner son destin de guerrier, que le monde change et dévie petit à petit de sa course initiale. Tout compte fait, les Enfants de la Terre et du Ciel pourrait être considéré comme la démonstration de l’effet papillon par un Guy Gavriel Kay de plus en plus mélancolique. Si le Fleuve Céleste annonçait déjà ce virage, Enfants de la Terre et du Ciel enfonce le clou. Situé quelques décennies après la chute de Sarance (comprendre Constantinople), déjà raconté par le Canadien dans La Mosaïque de Sarance, le roman contemple un avenir plein de regrets, bouffé quasi-littéralement par les fantômes des batailles passées. La beauté de ce récit provient d’ailleurs pour beaucoup du sentiment de perte qui n’en finit pas de raconter l’éternel chagrin des hommes et des femmes qui subissent le cours de l’histoire et la volonté impérieuse du monde. Plus que jamais, Guy Gavriel Kay capte l’humanité de ses personnages et l’implacable marteau qui les écrase sur l’enclume de l’Histoire avec un grand H. Puissant et poétique, touchant et dense, Enfant du Ciel et de la Terre captive et enchante. Il vient d’ajouter aux (très) grands romans de fantasy qui savent à la fois disséquer l’homme en profondeur et proposer une réflexion poussée aux lecteurs sur la course du temps. Une nouvelle brillante réussite.

Nicolas Winter

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Sur épreuves
Magie ex libris T3

Jim C. Hines – L’Atalante, coll. « La dentelle du cygne » – août 2018 (roman inédit traduit de l’anglais (USA) par Lionel Davoust – 384 pp. GdF. 21,90€)

Avertissement traditionnel : si vous n’avez pas lu les deux premiers volumes de cette série (critiqués ici et ), arrêtez-vous là dans cette critique, obtenez ces ouvrages et repassez une fois la lecture terminée.

Les temps sont durs pour Isaac Vainio : Gutenberg lui a retiré ses pouvoirs  ; il se sent coupable de la destruction d’une partie de son quartier et du décès de certains habitants et amis ; Jeneta, une jeune fille aux pouvoirs extraordinaires, a disparu alors qu’elle était sous sa responsabilité. Bref, il est au trente-sixième dessous. L’ennemi n’est pas en pause, au contraire. Des forces terribles rameutent leurs troupes. Et notre bibliomancien est bloqué, impuissant, écarté de l’organisation des Gardiens. La dépression est proche, au grand dam de sa compagne, Lena. Mais Isaac est un battant et quand on lui ferme des portes, il tente de passer par une autre issue. Ou de défoncer l’entrée principale.

Comme le fait remarquer sur son blog Lionel Davoust, son traducteur, Jim C. Hines repart dans Sur épreuves avec les mêmes (bonnes) recettes, la même énergie, la même folie parfois foutraque, les mêmes « jeux référentiels à l’imaginaire », les mêmes « jeux de mots idiots » que pour les deux volumes précédents. Et, autant pour Lecteurs nés, tout cela ronronnait un peu (et inquiétait pour la suite de la série), autant dans ce troisième tome, Jim C. Hines rassure : la dynamique est retrouvée. Le bestiaire est toujours aussi riche : les vampires (dans l’espace, si, si !) côtoient les loups-garous, Méduse combat aux côtés d’un Yeren. Et Meridiana, la puissante magicienne, tout droit venue d’une Renaissance savante et religieuse à la fois, a vraiment l’étoffe d’un méchant de film d’action. Mais surtout, l’amour des livres exsude de chacune des pages de ce roman. Le bonheur de lire, de connaître un livre, de le toucher, de l’utiliser. Et même ceux qui ont abandonné le support papier y trouveront leur compte, puisque la dangereuse et terrifiante adversaire d’Isaac utilise une liseuse pour ses combats.

De plus, dans ce tome, Jim C. Hines fait progresser à grands pas le monde qu’il a imaginé. Si Gutenberg avait voulu garder la magie secrète pour les non-initiés, quitte à tuer, voire massacrer, des dizaines de personnes, l’ampleur des combats et des dégâts collatéraux est désormais trop importante pour la laisser dans l’ombre ou en faire disparaître les traces. Les populations du monde entier vont découvrir l’existence de cette puissance. Et avec elle, des questions épineuses : si la magie existe depuis longtemps, pourquoi ne l’a-t-on pas utilisée pour sauver les blessés graves, pour nourrir les peuples affamés, pour rendre le monde meilleur ? Interrogations très pertinentes et amenées par petites touches, entres les chapitres.

Sur épreuves relance donc l’intérêt pour cette série distrayante, mais pas seulement : entre deux grosses bastons, entre deux blagues plus ou moins efficaces, Jim C. Hines parvient à nous faire réfléchir à notre monde et, surtout, à nos rapports avec le livre.

Raphaël Gaudin

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Tremblement de Temps

Kurt Vonnegut – Super8 – septembre 2018 (roman inédit traduit de l’anglais [US] par Aude Pasquier – 302 pp. GdF. 19€)

Si je vous dis que Tremblement de temps est un roman qui n’a pas été écrit, vous allez me demander la nature de l’objet de cette chronique. Eh bien, pas vraiment un roman, non… C’en est un sans en être un. Il n’y a pas vraiment de début, ni de milieu, ni même de fin d’un strict point de vue narratif, sans pour autant s’apparenter au Nouveau Roman… La quatrième de couverture nous apprend « que Kurt Vonnegut n’a pas envie de l’écrire. En tout cas, pas comme ça. À la place il nous livre la genèse de son récit avorté.  » Et pourtant, ce n’est pas non plus un making of.

Donc, en 2001, un tremblement de temps renvoie tout le monde dix ans plus tôt, en 1991. « L’histoire recommence à l’identique, les gens commettent les erreurs déjà commises, les mêmes catastrophes se produisent de façon automatique…  » Voila l’histoire que Vonnegut n’a pas envie d’écrire.

Qu’a-t-il écrit, alors ? Peut-être bien un roman, tout de même. Une sorte d’autobiographie romancée contenant des éléments de fiction ; et pour cause, vu qu’elle se déroule pour partie dans l’avenir, le livre ayant été publié aux USA en 1997. Ou un essais sur la vie des classes moyennes américaines au XXe siècle, mais pas au sens journalistique ni universitaire. Des commentaires personnels et des réflexions, parfois acerbes, sur la vie des gens en Amérique, et surtout sur le sens de cette vie. Vonnegut nous parle ici de lui-même, bien sûr, de ses femmes, de sa sœur, de son frère, de ses enfants, de ses amis et connaissances, de ce qu’ils pensent du monde dans lequel ils vivent et meurent. Un monde aussi hanté par son alter ego, Kilgore Trout, écrivain de SF raté, que l’on a déjà croisé dans nombre de livres de Vonnegut, et auquel Philip José Farmer finit par prêter sa plume pour Le Privé du cosmos. On le retrouve ici, quasi clochard jusqu’à ce qu’il s’installe dans la suite Hemingway de la résidence Xanadu pour écrivains à Rhode Island, à proximité de laquelle eut lieu un pique-nique de fruits de mer au bord de l’eau… Le livre tourne ainsi autour de quelques lieux tel l’Académie Américaine des Arts et des Lettres, et l’asile pour clochards contigu. Un certain nombre de gimmicks reviennent au fil du roman, Kilgore Trout ne cessant de ponctuer sa conversation de « Ding Dong » qui veulent tout et rien dire. Ou «  Vous avez été très malade mais vous êtes guéri à présent et il y a du pain sur la planche  », qui revient plus ou moins à propos, contribuant à une sorte d’humour aigre-doux omniprésent.

On ne saurait dire sur cette rive orientale de l’Atlantique que Kurt Vonnegut est l’un des auteurs les plus populaires de son siècle. Ses romans ont certes été largement traduits en français – en ce qui concerne les nouvelles, c’est une toute autre histoire –, mais je ne crois pas que beaucoup de gens d’ici le citeraient comme l’un des écrivains américains majeurs du siècle dernier. Et c’est bien dommage ! Il est pourtant doté d’une plume aussi créative qu’iconoclaste, d’un humour grinçant à souhait mais sans méchanceté aucune.

Méditation sur les États-Unis, la guerre, la famille et les amis, où l’on peut voir les prémices du court essai bien davantage désabusé quant à l’Amérique, Un homme sans patrie (Denoël, 2006), publié peu avant sa mort. Selon Vonnegut, le bonheur tient dans les relations au sein d’une famille élargie qui fait qu’au bout du bout, la vie vaut d’être vécue. L’un des intérêts majeurs de Tremblement de temps est de nous donner à voir des Américains (quand même instruits et cultivés) vivant leur vraie vie, voyant le monde tel qu’eux le voient. Le roman y montre un pays qu’ils aiment mais qui ne se ressemble plus, qui a perdu ses valeurs cardinales alors que les Américains et le monde entier en ont plus que jamais besoin.

Tremblement de temps est un livre étonnant – pas vraiment de SF, même s’il en est question à l’occasion —,un chef-d’œuvre à lire absolument, qui restera comme le chant du cygne d’un très grand auteur.

Jean-Pierre Lion

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Nous sommes nombreux
Nous sommes Bob T2

Dennis E. Taylor – Bragelonne – septembre 2018 (roman inédit traduit de l’anglais [États-Unis] par Sébastien Baert – 380 pp. GdF. 17,90 euros)

Si vous n’avez pas lu Nous sommes Bob, premier volume de cette trilogie, vous ne comprendrez rien aux lignes qui suivent. À vous de voir et d’en tirer les conséquences…

Sur Delta Eridani, la société des Deltaiens, épaulés par Bob (le premier de cette immense famille), assure sa position dans son nouveau camp. Mais un danger les menace soudain, invisible et puissant. Changer de lieu de vie était-il vraiment une bonne idée ? Pendant ce temps, l’évacuation de la Terre continue. Mais trop lentement. D’autant que des sabotages de plus en plus nombreux mettent l’opération en péril. Ailleurs dans l’espace, un groupe de Bob recherche des traces de l’ennemi brésilien afin de se débarrasser de ce concurrent meurtrier. Et soudain, au détour d’un système planétaire apparaissent les Autres. Puissants, monstrueux, dévastateurs. Or, l’humanité est sur leur route.

Nous sommes nombreux est la suite directe de Nous sommes Bob. Et des Bob, on en trouve partout. Dennis E. Taylor poursuit, dans ce deuxième opus, de dévider les fils de sa bobine, de plus en plus grosse. Les trames narratives se multiplient, au point de, parfois, perdre un peu le lecteur insuffisamment attentif (ça arrive !). D’ailleurs, l’éditeur, malin, a pensé à proposer un petit arbre généalogique en fin de volume pour permettre au lecteur de s’y retrouver. Car il faut être bien concentré pour s’y retrouver entre les Homer, les Ralph, les Milo, les Thor (si, si) ou les Timide (est-il besoin d’en rajouter ?).

Mais cet obstacle passé, on est agréablement surpris par la capacité de l’auteur à renouveler en partie ses histoires. Il poursuit avec une certaine efficacité les intrigues du premier volume. Et en développe d’autres. D’ailleurs, outre l’aspect purement narratif, de nouveaux thèmes sont évoqués, permettant d’approfondir enfin certains points, survolés dans Nous sommes nombreux. Comme l’humanité de ces êtres, autrefois de chair et de sang, à présent numérisés dans une boite métallique : les Bob, tout digitaux qu’ils sont, sont-ils de possibles victimes de Cupidon ? Et si oui, quid de leurs relations avec les éphémères (ainsi quelques-uns d’entre eux nomment-ils les humains) ? Comment maintenir le lien avec les représentants de leur ancienne famille ? Comment rester encore des hommes ? En poursuivant la mission : trouver des systèmes planétaires viables pour essaimer l’humanité. Aider à la survie des derniers humains sur Terre et à leur voyage vers leurs futures colonies. Mais aussi en évoluant. Certains Bob vont travailler sur un animal mécanique, puis un robot qu’ils pourraient piloter. Afin de redécouvrir des sensations disparues depuis leur changement d’état. Histoire aussi de communiquer plus facilement avec les êtres humains ; tout en se raccrochant à une humanité fragile, s’effilochant génération après génération.

Si vous avez aimé Nous sommes Bob, vous aimerez Nous sommes nombreux et attendrez que Bragelonne publie le troisième et, pour l’instant, dernier tome de cette trilogie. Dennis E. Taylor utilise les mêmes recettes avec la même efficacité et le même plaisir évident. Et nous entraine dans un moment de lecture divertissant à défaut d’être dérangeant, agréable à défaut d’être révolutionnaire. Pendant quelques centaines de pages, nous sommes tous Bob.

Raphaël Gaudin

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