R comme Rain Temple

L'Abécédaire |

Les choses arrivent parfois à contretemps… Ainsi la véritable bande originale de Blade Runner 2049 n'est pas celle de Benjamin Wallfisch et Hans Zimmer… mais un album paru un an plus tôt, Rain Temple, œuvre du duo 2814, qui réinvente au passage la vaporwave…

Rain Temple, 2814 (Dream Catalogue). 8 morceaux, 66 minutes.

En octobre 2017, Denis Villeneuve réussissait à créer une belle absence de consensus avec son Blade Runner 2049. Ce billet n’a pas pour intention de discuter des mérites du film ou de leur éventuelle absence, mais plutôt (rapidement) de sa musique. Comment succéder à Vangelis et son inoubliable partition synthétique ? La dernière œuvre en date de Evángelos Odysséas Papathanassíou, Rosetta, dénotait une légère pannea d’inspiration – le ramener n’a peut-être pas paru la meilleure idée qui soit à Villeneuve. Celui-ci n’a pas fait appel à Jóhann Jóhannsson, auteur de bandes originales de Prisoners, Sicario et Premier Contact, mais à Benjamin Wallfisch et Hans Zimmer – on ne présente plus le second, Allemand devenu le compositeur préféré d’Hollywood ; le premier, plus jeune, a signé les BO des Figures de l ’ombre ou de Ça (soit rien qui m’ait paru mémorable). Et… Mouais. Ce n’était pas une bonne idée. En dépit de bons moments – en particulier les scènes dans la tour de Niander Wallace, avec ce chant de gorge tibétain (je pourrai écouter ce morceau pendant une heure (et justement…)) –, la partition sonore a eu peine à me convaincre. Loin d’être aussi évocatrice que celle, mythique, de Vangelis, elle m’a souvent donné l’impression de consister en une bouillie sonore où surnagent les échos lointains de la BO du premier Blade Runner.

vol10-r-br2.jpg

Sauf que… Laissez tomber Wallfisch et Zimmer : j’ai trouvé la vraie BO deBlade Runner 2049. Du moins, celle qui illustre la suite de Blade Runner dont personne n’a rêvé (un truc du genre). Et elle est l’œuvre d’un duo (encore !) nommé 2814. Ou plutôt, techniquement, 2814, leurs créateurs éprouvant un certain attrait pour les caractères pleine chasse. De ce côté-ci du globe, le terme ne vous évoque pas forcément quelque chose de concret, à part, peut-être, l’image de défenseurs acharnés de la chasse : il s’agit de caractères utilisés pour le codage informatique des caractères chinois, japonais et coréens. À la différence des polices de caractères occidentales, qui ont (souvent mais pas toujours) une largeur — c’est-à-dire une chasse – variable, les caractères asiatiques ont une chasse fixe et large. Dans les jeux de caractères, les lettres de l’alphabet latin se retrouvent donc élargis : d’où 2814 et pas 2814. Techniquement.

Laissons la typographie à part. Duo créé par David Russo, alias HKE (pour Hong Kong Express), musicien britannique, et t e l e p a t h, alias Luke Laurila, 2814 offre une musique tenant du vaporwave. Techniquement. La vaporwave (ou vaporwave, si vous appréciez la pleine chasse) tire son nom des « vaporwares », ces logiciels jamais développés. De là à se dire que la vaporwave est une musique qui n’a jamais existé… Ce mouvement musical a émergé au début des années 2010, revendiquant une inspiration puisant dans la culture et la technologie des années 80/90, avec un intérêt certain pour le Japon. Du peu que j’en ai écouté, ça ressemblait à un pastiche de musique d’ascenseur. Superficielle, oubliable – c’était le but – et même un peu chiante. Pour qui s’intéresse au mouvement, la page Wikipédia donne quelques pistes.

vol10-r-previous.jpg

En 2014, 2814 a entrepris de donner un meilleur cachet à cette mouvance très muzak, d’abord avec un premier album, tout simplement intitulé 2814, suivi de 新しい日の誕生/Birth of a New Day l’année suivante. Leur meilleur est, à mes yeux mes oreilles, sans conteste leur troisième et dernier en date : Rain Temple, sorti en 2016 et qui, par rapport à ses deux prédécesseurs, possède une plus forte cohérence thématique et, surtout, de bien meilleurs morceaux – mieux construits, plus intenses, mélodiquement plus aboutis. Mais n’anticipons pas…

… et pressons la touche lecture.

« Before the Rain », c’est une explosion de lumière sur une vitrée trempée de pluie. Les néons des logos des transnats et les phares des voitures volantes dégoulinent et se diffractent, et c’est superbe. Il y a quelque chose du « Vltrmx21 » d’Autechre, dans l’aspect tragique légèrement grandiloquent de ce morceau, qui pave le chemin pour le deuxième morceau, « Eyes of the Temple ». Un bruit d’averse, des grondements de tonnerre lointain, et cinq notes réparties sur sept temps, avec un obsédant silence entre le quatrième et le septième temps : cette mélodie lancinante et obsessive va porter les onze minutes du morceau et plonger son auditeur dans un état d’hypnose – c’est pareil à une balade au ralenti dans les beaux quartiers de Néo-Tokyo, dans une berline aux vitres teintées. Tout bonnement mirifique.

Par la suite, Rain Temple peine à regagner les hauteurs abordées par les deux premiers morceaux. Avec son rythme languissant, ses voix féminines indistinctes et ses sonorités légèrement distordues, « Lost In a Dream » porte bien son titre et ressemble au vague et pluvieux souvenir d’un souvenir d’un rêve teinté d’opium ; « Guided By Love » ressemble au vague souvenir d’une passion amoureuse teintée d’opium ; « Transference » ressemble au vague souvenir d’un moment heureux de l’enfance, avec sa ritournelle entêtante. Sans opium. « This Body »… non, rien. Ce sont dix minutes vaporeuses, réminiscences de ce qu’est souvent la vaporwave : un truc assez chiant en fin de compte, pas toujours très inspiré et parfois nauséeux. Heureusement, les deux derniers morceaux redressent la barre. « Contact » donne tout l’impression d’une montée vers une révélation – l’atterrissage imminent d’aliens éthérés, allez savoir. « Inside The Sphere  », c’est l’arrivée desdits extraterrestres, c’est l’instant de la révélation, c’est le moment intense où tous les fils d’intrigue apparemment épars se renouent, et c’est huit minutes de bonheur qui concluent l’album en beauté.

Peut-être que Blade Runner 2049 aurait été bonifié avec Rain Temple ou, à tout le moins, une bande originale signée 2814. Allez savoir. En l’état, on a Rain Temple, soit soixante-six minutes hors du temps, dans de pluvieux paysages sonores japonisants tout à la fois sombres et chatoyants, la parfaite illustration musicale du cyberpunk – et qu’importe si ça ne ressemble plus vraiment à de la vaporwave per se. J’ignore si HKE et t e l e p a t h remettront le couvert pour une quatrième collaboration… mais je serai partant. Et si jamais Neuromancien devient un film, je sais qui je voudrais pour la BO.

Introuvable : non
Inécoutable : non
Inoubliable : oui

Haut de page