En attendant la sortie du Bifrost 83, consacré à Laurent Kloetzer (avec une novella inédite, une longue interview-carrière et un guide de lecture), on se souvient que votre revue préférée suit depuis longtemps l'auteur de Mémoires vagabondes, comme en témoigne ce guide de lecture parallèle…
Mémoire vagabonde
Nouvelle incursion dans la Fantasy chez Mnémos, par, une fois de plus, un jeune auteur (cet éditeur en est une véritable mine). Mémoire vagabonde est une espèce de Trois Mousquetaires qu'on aurait croisé avec le cycle d'Elricde Moorcock — sans épée maudite enchante, ce qui n'est pas un mal. Le tout illustré par Florence Magnin et, toujours aussi admirablement maquetté.
Auteur de roman pour dames vivant au crochet des notables qu'il courtise (tout en séduisant leur filles), Jaël de Kherdan est un personnage tourmenté par une double identité (qui écrit exactement ses livres ? est-il ou non l'aventurier dont il raconte la vie?) et un passé sombre dont le meurtre de « frère » Cassiel constitue un motif récurrent. Chassé une fois de plus de la principauté dont il œuvrait pour les bonnes mœurs, Kherdan, que la protection d'une mystérieuse princesse albinos suit de loin, se réfugie dans le port mal famé de Dvern, où il est pris au piège des luttes de pouvoir locales. La mystérieuse Amance, une drogue hypnotique très courue, va désormais hanter sa vie déjà abondamment peuplée de fantômes.
Ces quatre cent quarante-quatre pages de caractères écrits petits et serrés sont inspirées d'une musique et d'un texte du groupe Noir Désir (Joey 1 & 2). Ambiance marine, romantique et noire à souhait — les lieux et les personnages y apparaissent cendreux, les marivaudages de capes et d'épées se muent au fil des pages en un carnaval halluciné, et le bateau ivre finit par se métamorphoser en nef des fous. Kloetzer installe dès les premières pages un style égal et une intrigue labyrinthique apparemment structurée. Il finit toutefois par sombrer dans le dernier tiers du roman, quand le sort de son héros se scelle, entraînant le lecteur sur les rivages amers de l'autodestruction. Autre phénomène structural curieux : l'étrange bascule de la première partie toute en badinages, duels et interrogations, à une seconde partie de fantasmes possessifs, repli sur soi-même et homo-érotisme payé au prix fort. L'impression finale étant que l'ensemble, personnages, intrigues, décors, aura dérivé au gré des aléas créatifs, le glacier qui avale tout pouvant être interprété comme une métaphore de la page blanche.
Bref, Kloetzer est un jeune auteur aussi prometteur que ceux que nous découvre bien souvent les collections Mnémos, dont la maturité apportera sans doute à l'avenir une maîtrise plus grande des conclusions et apothéoses.
Après un premier roman, Mémoire vagabonde, salué par tous et couronné en 1998 par le prix Julia Verlanger, Laurent Kloetzer revient avec cette Voie du cygne, fantasy à la mode Renaissance comme il en paraît de plus en plus, mais dont on n'a pas encore réussi à se lasser. Première originalité de cette histoire, celle de s'inspirer du jeu de l'oie, amusement enfantin qui à priori semble peu propice à stimuler l'imagination. Pourtant, quand on voit le résultat auquel Kloetzer est arrivé, on se prend à rêver que, pour son prochain livre, Serge Lehman s'inspire des petits chevaux. Ou Dunyach des sept familles (« C'est ce qu'il a fait pour Étoiles mourantes », me souffle une petite voix perfide. Passons.)
L'action se situe dans le domaine de Dvern, ville portuaire dirigée par le jeune prince Melki. Jeophras Denio est un universitaire, respecté, si ce n'est sa passion et son acharnement à construire un engin volant, lubie qui n'est pas du goût de tous. Mais ses projets connaissent un sérieux coup d'arrêt lorsqu'il apprend que Carline, sa fille adoptive, a été arrêtée et est fortement soupçonnée du meurtre du prince Nerio, dirigeant d'un domaine voisin en visite à Dvern. Denio va faire tout son possible pour prouver l'innocence de sa fille, aidé en cela par Jaran, le propre frère de Melki, qui le charge de mener l'enquête en son nom.
La Voie du cygne se présente donc sous la forme d'une enquête policière classique, Denio tentant au fil de ses rencontres de reconstituer les événements qui ont entraîné la mort de Nerio. En parallèle, Kloetzer met en scène d'autres situations, survenues vingt années plus tôt et qui, on s'en doute, joueront un rôle crucial dans la résolution de cette affaire. Soyons clair, ce roman est passionnant de bout en bout. Le récit est d'une fluidité exemplaire, sa construction parfaite. Que manque-t-il pour en faire un chef-d'oeuvre ? Pas grand chose, une petite dose d'inventivité, un soupçon d'excentricité, dont ont su faire preuve récemment, et dans un registre proche, des auteurs comme Hervé Jubert ou David Calvo.
Alors quoi ? La Voie du cygne n'est pas un chef-d'oeuvre ? Et alors ? Tel quel, c'est un livre tout à fait réjouissant, un authentique plaisir de lecture. On attend la suite avec délectation.
Pour son troisième ouvrage, Laurent Kloetzer a choisi de déserter la fantasy pour la science-fiction. Et plus précisément, pour la nouvelle de science-fiction. En effet, Réminiscences 2012 est un recueil — recueil certes un peu particulier, dans la mesure où on retrouve dans tous les textes les mêmes personnages inscrits dans le même univers, mais recueil tout de même. Bref, douze nouvelles qui se décomptent au rythme des douze mois de l'année 2012.
Le monde de Monsieur K, le héros, perd sa jeunesse : un virus mortel s'attaque à tous les enfants de moins de quinze ans. Seule une drogue synthétisée par une multinationale permet de retarder l'échéance. Mais en contrepartie, elle fait des mômes atteints des junkies sans avenir ni lumière (on se souviendra du Temps du Twist de Joël Houssin…). Bref, rien de bien réjouissant.
Monsieur K est un être décalé. Petit flic sans envergure, il travaille à la sécurité interne d'une grosse société. Son boulot consiste, la plupart du temps, à régler les affaires de vols de stylos, un train-train pimenté de temps en temps par un meurtre sordide… Bref, pour lui non plus, il n'y a pas d'avenir. Méprisé par ses supérieurs, il rêve d'un monde plus souriant, plus romantique.
L'arrivée d'Alex dans la vie de Monsieur K va résonner comme un coup de canon. Ce garçon débrouillard, sans âge, possède assez de culot pour bousculer son terne quotidien. Les origines et les motivations d'Alex sont floues — un avatar moorcockien, un compagnon de héros. Drôle et déjanté, il va accompagner K, l'antihéros, dans toutes ses enquêtes, lui sauvant régulièrement la mise. Il est le contre-pied permanent du caractère rêveur et passif de K. D'ailleurs, tous les récits tournent autour de leur couple. Aucun autre personnage n'est aussi développé et deux textes sont même entièrement consacrés à Alex.
Le décor planté dès la première nouvelle, on peut suivre les enquêtes de K dans les autres. Et ce qui frappe, c'est l'ambiance générale. Si c'est parfois violent, il reste toujours cette atmosphère indéfinissable dans ce décor ultra urbain : il y a de la tendresse et de la poésie chez Kloetzer. Ses personnages, bons ou mauvais, sont souvent décalés, peu adaptés au monde qui les entoure. Cela ne les rend que plus attachant. Mais qu'on ne s'y trompe pas : on ne bascule pas dans la mélancolie. Les nouvelles de Réminiscences 2012 sont généralement des textes d'action, dans lesquels l'auteur sème à loisir références et clins d'œil — présence d'Amundsen, le personnage de Jean-Claude Dunyach, rencontre d'Alex avec les Beatles en plein cœur de la forêt de Tom Bombadil, etc. Dans ce monde complètement flingué, Kloetzer se permet tout.
Au final, Réminiscences 2012 est un petit bonheur dont on se délecte nouvelle après nouvelle. Avec un bémol coriace pourtant : son prix. À 159 balles (ou 24,24 euros) les 400 pages, dans un format pas tant éloigné du poche que ça : on fait un peu plus que friser l'arnaque… Quand on sait que pour 6 francs de plus on a le dernier Clive Barker (qui plus est vachement plus gros, grand, beau !), faut arrêter de déconner… C'est d'autant plus regrettable que voici un ouvrage (en dépit d'une couverture fort laide) qui mériterait de trouver son public. Mais quoi ! ? À ce prix-là, force est de conclure en se disant qu'on attendra une hypothétique reprise en poche.
On avance dans cette énorme geste d'heroic-fantasy comme dans l'aube de la narration ; une aube longue et parfaite, contenant toutes les couleurs de la nuit qui précède et du jour qui suivra : à la fois épique, théâtrale, précieuse, brutale, philosophique, fantastique ; mêlant les scènes d'actions, les dialogues enlevés, les récits dans le récit, les mises en abyme et trompe-l'œil, les descriptions précises de tueries et de passions. Un kaléidoscope de mots, de situations et de sensations, tantôt très doux, d'un lyrisme sec, et tantôt d'une violence extrême — souvent ambiguë. C'est un texte écrit avec le recul de quelques années de réflexion sur le genre, une tentative pour sublimer l'héritage des glorieux anciens (Tolkien peut-être, Leiber sans doute, Howard évidemment). Fantasy ? Pas vraiment. On n'y trouve aucune magie, point de dragon ni de quête ni d'anneau : mais une Antiquité et un Moyen-Âge réinventés, subtilement décalés (on reconnaît en filigrane le Saint Empire romain germanique, les clans celtes, l'épopée d'Alexandre…), un héros barbare, des conquêtes et des échecs, une inquiétante étrangeté, quelques fantômes. La filiation est donc évidente. Comme un Guy Gavriel Kay, Laurent Kloetzer flirte avec l'épopée, avec le roman picaresque ou historique, à la marge.
L'histoire, comme de juste, commence dans une taverne, à Koronia, colonie de l'empire Atlan. Un jeune homme assiste aux représentations de Kyle, le conteur errant, dont les récits échauffent un parterre en mal de héros et de rébellions. C'est que Koronia est une ville prise sur les territoires Keltes, et Kyle raconte l'histoire du plus fameux d'entre eux, Allander Ap'Callaghan, le rassembleur des clans, le Roi Rouge conquérant du monde. Mais Allander est mort et raviver son souvenir n'est pas au goût des autorités, si bien que Kyle est arrêté pour trouble de l'ordre public, laissant son auditeur privilégié avec une question en suspens : qu'est devenu Eylir, le cadet d'Allander ? Car, comme le dit le quatrième de couverture, on ne grandit pas dans l'ombre d'un géant sans être soi-même un jour poussé sur les chemins de l'aventure… Parce que cette destinée tourne pour lui à l'obsession, parce qu'un obscur désir le pousse à la restituer, le jeune homme va devenir le chroniqueur d'Eylir. Mais les règles du jeu sont biaisées : longtemps Eylir se dérobe, ce n'est que par des on-dit, des racontars, des témoignages de seconde main que le chroniqueur peut reconstituer, séquence après séquence, l'œuvre de sang et d'encre qu'est la vie du héros.
Donc, chacun de leur côté, le chroniqueur et le héros avancent dans l'inconnu, au milieu des ombres du passé, du futur : le premier à la recherche d'indices sur l'autre, et l'autre du destin glorieux qui lui a été promis — achever l'entreprise d'Allander, réunir ceux qui ont été séparés. À chacun sa trajectoire, ses épreuves de souffrance. Trajectoires qui se croisent, épreuves qui les mènent partout dans le haut royaume Kelte et au-delà : de Koronia aux sauvages terres pictes, des douceurs de Nymir à l'antique Harmorée, de la pierre de Fâll à la vallée des rois — où Eylir et son héritage seront confrontés — jusqu'au cœur de l'empire Atlan, en passant par les limbes où les morts rêvent et attendent… Tout un monde se révèle sous les pas d'Eylir Ap'Callaghan, tour à tour mercenaire, chef de guerre, bandit, mendiant ou roi. Amours et larmes. Grandeur, gloire et puis néant. De rêves en échecs, au bout des douleurs et des blessures, Eylir trouvera enfin son royaume parfait : un royaume blessé pour un roi blessé.
Si le roman vaut par son souffle épique, par la qualité de péripéties qui recyclent avec maestria les poncifs de l'heroic-fantasy, sa grande force, sa richesse tient avant tout aux personnages : des seconds rôles bien troussés, Eylir, bien sûr et sa grande ombre Allander, mais surtout, surtout, le chroniqueur — dont Kloetzer nous taira le nom presque jusqu'au bout.
C'est par le chroniqueur en effet que le roman s'ouvre à une dimension imprévue. Son credo : « J'ai plus voyagé en rêve qu'en vérité. Je veux trouver pour quoi vivre et pour quoi mourir, je voudrais comprendre pourquoi les autres vivent et meurent. J'aime qu'on me raconte des histoires et j'aime en raconter. » Et il nous raconte la sienne. S'emparant d'une figure un peu légendaire, d'un tourbillon, d'une action en marche, il en a exploré les diverses facettes avec tout son corps et toute son âme ; il a suivi le courant d'une aventure, il y a participé, il s'y est trouvé compromis, impliqué. Il a été meurtri, il a été passionné, il a souffert et vécu chaque instant l'histoire qu'il voulait écrire. Son enquête, l'écriture de ce récit dans le récit, basé sur des faits advenus et les témoignages des protagonistes de l'épopée, semble donc procéder d'une feinte. « Je leur ai tout jeté à la face, pour qu'ils s'abaissent devant ces choses qui les dépassaient. Je leur ai raconté mon Eylir. Celui-là, il m'appartenait, il était à moi. Mon Eylir. »
C'est que le rapport d'élection entre le périple d'Eylir et le chroniqueur se complique dès lors que celui-ci rencontre son héros, se met à le jalouser, à le détester, à le trahir, se sent attiré par lui (sexuellement ?), se voit aussi comme une sorte d'alter ego déchu : « Je rêvais de lui longtemps avant que nos chemins ne se croisent […] Il est ma part de rêve, mes lambeaux d'autre monde, ma certitude qu'il existe des ciels si bleus qu'ils blessent les yeux et des amours qui valent de mourir pour eux […]. J'ai encore besoin de lui. Même maintenant, alors que toute cette histoire est terminée. C'est lui qui m'a forgé. »
Le fonctionnaire mondain alterne avec l'enfant aux chairs et aux émotions mutilées, le brillant phraseur dissimule un conteur grossier et ivrogne, l'ami désintéressé et l'artiste prêt à tout pour satisfaire son obsession échangent quotidiennement leurs masques et jouent sur une même scène aux éclairages trompeurs les rires et larmes de la sincérité. De paliers en paliers, on s'enfonce avec lui en eaux troubles, jusqu'aux fonds boueux ultimes dont on ne revient pas. À la fin, lorsqu'il soulève le masque du Maître — cette étrange ombre suiveuse abattue par la lame d'Eylir — ce n'est peut-être pas le visage d'Allander qu'il voit mais lui-même, représenté et aboli en monstre manigançant à coup de visions et de ruses un récit qui semble, à son tour, une défiguration de tous les principes romanesques. Si le roi ne peut mentir, si la parole du héros modèle le monde, le chroniqueur, lui, ment sans cesse pour extirper le vrai, à moins que le mensonge soit partie prenante d'une vérité immanente que seule la parole de l'écrivain aurait le don de révéler. Qui donc, du héros ou du chroniqueur, modèle le monde, alors ? À ce dernier, Lyciane, la femme d'Eylir, dit : « Eloigne-toi de mon mari. Fuis-le le plus possible. C'est parce qu'il y a des gens comme toi, pour croire qu'il est plus qu'un homme, qu'il se comporte comme s'il était plus qu'un homme. » Pas du tout, répond le chroniqueur, à moitié sûr de son fait, je ne pense pas qu'Eylir soit plus qu'un homme. Mais nous, nous savons qu'un rêve a conditionné l'épopée depuis le début ! « Je rêvais de lui longtemps avant que nos chemins ne se croisent. »
Le roman de Kloetzer évidemment procède, lui aussi, d'une feinte : le dénouement du texte, les péripéties, le point final suspendu à la mort d'Eylir (à laquelle le chroniqueur assiste), nous connaissons tout cela, nous avons déjà lu tout cela, ailleurs… et Kloetzer n'essaie jamais de placer des coups de théâtre là où tout est déjà joué : la chronologie des événements, l'obsession du chroniqueur, moitié dévoré par les ténèbres de cette épopée, moitié vampirisant la cervelle d'Eylir en lui promettant la vie éternelle dans les pages d'une Odyssée qu'il ne lira jamais. L'art est ici à double fond, naissant d'un rapport constant à la solitude et d'une tension fantastique, verticale, entre la crapulerie constitutive (qui tire vers le trou, et la tombe) et une injonction morale supérieure (qui aspire vers le ciel, et la gloire). Kafka disait en substance qu'écrire, c'était faire un bond hors du rang des menteurs et des assassins. Ce roman montre avec une belle acuité les points d'appui, les déséquilibres et la périlleuse voltige de ce bond rédempteur.
S'il faut conclure, disons simplement que Le Royaume blessé est une claque monumentale, la meilleure illustration qu'un genre décrié peut aussi accoucher d'une œuvre exigeante et de qualité. C'est simple : en français, dans le domaine, on n'a jamais rien lu de mieux ; on n'a pas lu grand-chose de mieux non plus parmi ses inspirateurs anglo-saxons, dont Kloetzer a su capter l'essence et qu'il a donc renouvelé magistralement. Un récit en manière d'hommage, mais encore l'aboutissement d'une histoire vieille d'un siècle, si on considère que l'heroic-fantasy est né avec Robert E. Howard. Souhaitons maintenant que le pari insensé de l'éditeur (750 pages de fantasy sans sorcier ni grand méchant, c'en est un) soit suivi par les lecteurs, pour offrir à ce roman la postérité qu'il mérite.
Deux Kloetzer pour le prix d’un, c’est la promotion de rentrée offerte par la collection « Lunes d’encre », avec en prime un habillage impeccable et résolument hype. Roman à quatre mains signé Laurent et Laure Kloetzer (L.L. Kloetzer, donc), Cleer s’impose d’entrée de jeu comme un texte à part, littérairement et physiquement. Le graphisme soignée rend l’objet aussi curieux que désirable, et l’étiquetage « Fantaisie Corporate » le classe parmi les ovnis littéraires. De fait, Cleer se range sans doute plus facilement du côté des transfictions qu’autre chose, la saveur politique en plus. Car même si les Kloetzer s’en défendent et s’abritent derrière une neutralité ironique, Cleer est une interrogation politique sur le monde moderne, traitée comme un texte d’anticipations aux accents fantastiques. A travers les aventures (?) de deux employés d’une multinationale tentaculaire qui symbolise à peu près tout ce que le capitalisme tertiaire fait de pire, on contemple par petites touches (cinq nouvelles, en fait) un paysage moderne et quasi extraterrestre de l’aliénation voulue. Charlotte Audiberti et Vinh Tran sont jeunes, beaux, intelligents et super efficaces. Ils sont recrutés par la société Cleer pour gérer les situations de crise. Si les Kloetzer baptisent ce service Cohésion Interne, la Gestion de Crise existe bel et bien dans l’organigramme des entreprises d’aujourd’hui. En gros, il s’agit de jouer les interfaces entre la boîte et les médias, de remettre de l’ordre quand il le faut et de savoir se montrer discret quand tout devient gênant. Et ceux qui bossent dans ce service font de l’argent. Beaucoup d’argent. Entités en plastique aux allures de Ken et Barbie, Charlotte et Vinh avancent comme des automates dans un monde parfait, où les écologistes sont des terroristes, où les saboteurs font du social, où les cultures transgéniques sont aussi belles qu’utiles. Les deux agents servent un mode de vie aussi glaçant que totalitaire, sans jamais s’interroger sur le bien fondé de leur action. A l’image de ces scientifiques sympathiques, chevelus et fumeurs de joints qui travaillent pour Matra à la mise au point d’un missile révolutionnaire par guidage laser, Charlotte et Vinh sont tout simplement déconnectés du monde réel et vivent littéralement pour leur entreprise. Si les émotions et le sexe ne sont pas absents de leur existence, ils les relèguent à la marge. Seul compte le board, les résultats, les meetings, le traitement des données et la neutralisation des problèmes. Le reste, c’est de la morale. Et c’est là où les Kloetzer tapent juste, dans la représentation d’un univers tautologique qui se suffit à lui-même dont la morale (et l’éthique) touche au vide. Ici, ni bien, ni mal. Deux personnages qui font ce qui doit l’être. Et qui le font bien. Le tout dans une ambiance blanche, lumineuse, propre. Flippante, en fait. Impossible de ne pas se souvenir de la dernière phrase de l’indispensable 1984 : « Il aimait Big Brother. »
Glaçant, effrayant, bien ficelé, Cleer impressionne. Malheureusement, le côté collage de nouvelles lasse sur la longueur. C’est d’ailleurs le seul défaut du roman. Quelques pages sabrées et sans doute un peu moins d’explications auraient encore renforcé cette impression de réalisme magique assez unique. Défaut mineur, tant la lecture de Cleer interroge. Un questionnement renforcé par les étranges passages fantastiques (rêvés ?) dans lesquels s’embourbent les personnages. Magie, prescience, troisième œil ? On n’en saura rien et c’est très bien comme ça. Le livre refermé, le lecteur pense. Le lecteur réfléchit. Et les livres capables d’entraîner ce genre de réactions ne sont pas si nombreux.
Petit retour au siècle dernier : en 1997, Laurent Kloetzer faisait son entrée en littérature avec Mémoire vagabonde, roman de fantasy devant davantage aux mémoires de Casanova et à l’œuvre de Choderlos de Laclos qu’aux traditionnelles références du genre. Un récit où, par le biais des aventures libertines et picaresques de son héros, Jaël de Kherdan, l’auteur s’interrogeait sur les rapports entre réalité et fiction, souvenirs et mensonges, et développait un univers bien plus complexe que ce qu’il semblait être de prime abord. Quinze ans plus tard, il renoue avec le personnage de ses débuts — personnage qu’il n’avait d’ailleurs jamais tout à fait abandonné, puisque deux des cinq nouvelles qui composent ce livre, davantage roman que recueil, d’ailleurs, ont déjà été publiées précédemment.
Premier constat : Laurent Kloetzer écrit mieux que jamais. Il n’est qu’à lire les quelques scènes du premier roman qu’il revisite ici pour juger du parcours accompli. C’est également cette écriture ciselée qui donne tout leur charme aux deux premières nouvelles au sommaire de Petitesmorts : « Eva » et « Mademoiselle Belle ». La première, une fois n’est pas coutume, apporte un regard extérieur sur le personnage de Jaël, héros romantique tel que le rêvent Eva, jeune valétudinaire de douze ans, et sa grande sœur Léora. Un triangle amoureux qui ne peut bien entendu que très mal finir. La seconde est une merveille d’érotisme pas toujours feutré, où l’on batifole au cœur d’un jardin luxuriant et où l’on s’émeut d’une gorge à peine découverte ou de la courbe d’une nuque, avant de s’abandonner à des jeux d’une rare perversité. L’une comme l’autre de ces nouvelles constitue une fête des sens permanente, comme peu d’écrivains sont capables d’en mettre en scène.
Malheureusement, la seconde moitié de Petites morts abandonne en grande partie ces célébrations charnelles pour renouer avec les principaux thèmes qui animaient Mémoire vagabonde. A la recherche de sa propre identité, Jaël y est balloté en permanence entre rêve et réalité, manipulé par des forces qui le dépassent et des individus dont il ignore tout. Dans le dernier texte au sommaire, « Immacolata », le récit bascule d’ailleurs dans la pure science-fiction, remettant en cause tout ce qu’on pensait avoir compris de cet univers. Mais à force d’empiler ainsi les strates de réalité et de remettre sans arrêt en question leur existence véritable, Laurent Kloetzer finit par perdre son lecteur. Et il est d’autant plus difficile de suivre ses développements que les textes n’offrent pas grand-chose à quoi s’accrocher. Pas les univers, qui se succèdent sans révéler leur vraie nature, ni les protagonistes, qui dissimulent leurs motivations — quand ce n’est pas leur identité — sous plusieurs épaisseurs de faux-semblants. Certes, « Immacolata » parvient in fine à renouer certains fils, en même temps qu’il offre à Jaël l’une de ses incarnations les plus intéressantes et qu’il prolonge dans une nouvelle direction la plupart des thèmes précédemment abordés. Néanmoins, à trop souvent se montrer cryptique dans sa narration, Laurent Kloetzer finit par perdre de vue l’essentiel, et les bonheurs de lecture qu’il a si bien su susciter dans la première moitié de Petites morts ne se retrouvent que trop rarement dans la seconde.
Anamnèse, le nouveau roman de L. L. Kloetzer, est un ouvrage personnel, comme l’était Cleer. Milieu connu des auteurs dans Cleer, approches connues d’eux dans Anamnèse. Clin d’œil à la méthode Karenberg qui fait jonction entre les deux romans. Et encore ici, la Suisse, le groupe vocal Norn, Giessbach sans doute.
Futur proche. Survient le Satori. Un attentat et une apocalypse. La plus grande partie de l’humanité est éradiquée.
Avant, un complot. Un sémiologue, des militaires, tous extrémistes. Un enquêteur. Et une femme.
Après, la traque des responsables dans un monde ravagé. Des militaires, des agents, des chercheurs. Et une femme.
L.L. Kloetzer déroule pour le lecteur le fil des évènements. Des prémisses, dix-huit ans avant le Satori, jusqu’à la fin ultime (ou pas), cinquante-quatre ans après. Il montre les transformations que subissent l’Humanité et la Terre elle-même, comme lieu habité. Il montre surtout la quête pour retrouver et neutraliser l’élément manquant du complot, la « femme », inspiratrice, servante, esclave, et muse. Ne pas oublier, pour que ça ne se reproduise pas !
Disons-le clairement, Anamnèse est un roman qui se mérite. Quatre cent cinquante pages, serrées ; j’ignore combien de caractères mais chacun d’eux compte. Dense, touffu, Anamnèse ne peut se lire dans le métro ou à la plage. Il lui faut du calme, de la concentration. Il a définitivement quelque chose d’une ballade un peu sélective. Effort, concentration, on l’a dit, puis satisfaction d’avoir fait une belle promenade et vu des choses rarement visibles.
Car L.L. Kloetzer ne donne rien. Il suggère, insinue, pose des points impressionnistes auxquels seule une vue globale donnera sens.
Le background d’abord. Il faut le saisir tout au long du roman. Des mots, des références, des lignes de dialogue, à collectionner pour que se dessine très progressivement un monde d’où presque toute vie humaine a disparu.
Des milliards de morts. Une Nature en reconquête territoriale au sein de laquelle errent et survivent des groupes errants de « porteurs lents », infectés par le « contagieux » mème tueur, aussi létaux que des zombies. Des villes et des villages abandonnés qui menacent ruine. L’effondrement progressif de la plupart des créations humaines.
Des survivants indemnes de toute contamination. Après la guerre consécutive au Satori, une communauté internationale les regroupant s’est constituée, installée dans des enclaves, souvent sur des îles, là où il fut possible de se protéger en isolant le mème (et ses porteurs) à l’extérieur. Ils utilisent une technologie avancée. Certains dorment en stase et attendent des jours meilleurs, d’autres enfin partent pour l’espace vers une nouvelle terre promise.
Mais l’essentiel n’est pas là. Le background n’est qu’un fond sur lequel se déroule le plus important, la convergence progressive de la chasseuse et de la proie, seule réalité à occuper le devant de la scène en pleine lumière. Ce qui importe dans Anamnèse, c’est la quête. Retrouver et neutraliser « la » femme, la dernière qui possède en mémoire le secret de la bombe iconique qui a anéanti l’Humanité. C’est cette tâche que s’assigne une jeune chercheuse, Magda, poussée par un mentor qui y a voué sa vie. Pour cela, elle doit remonter dans le temps ; re-trouver les traces subliminales de la femme dans l’océan infini des documents informatiques, réaliser l’anamnèse, c’est-à-dire l’histoire des antécédents de la maladie, de la personne, ou de ses incarnations (au choix, les trois s’appliquent ici). Comme les archéologues numériques Qeng Ho d’Au tréfonds du ciel de Vernor Vinge, Magda fouille les bases de données, les blogs, les enregistrements publics et privés, les archives des réseaux sociaux, les vestiges d’un univers virtuel. Elle y cherche des preuves de l’existence de la femme mystère et des indices sur sa localisation. Aidée d’outils de data mining ultra-performants, elle fouille l’énorme botte de foin des mémoires informatiques sur la trace de la paille qui s’y cache. Et souvent, ce n’est même pas la paille qui est signifiante ; l’absence parfaite, trop parfaite, de toute preuve, là où il devrait y en avoir une, signifie sans équivoque l’effacement des données, donc la présence préalable de la chose. Prouver les omissions ou les mensonges des témoins survivants aussi ; après des décennies, la mémoire est une chose fragile, a fortiori si on joue avec. Magda elle-même se connaît mieux en se remémorant, en tirant presque involontairement les fils de sa mémoire, dans un processus de réminiscence (anamnèse) dont l’aboutissement la choque en l’éclairant.
Tout ceci serait difficile mais raisonnable si la proie était une simple femme. Ce n’est pas le cas. « La » femme est Elohim, non humaine mais si proche. Passant d’apparence en apparence, d’identité en identité, de lieu en lieu, de nom en nom, et de rôle en rôle, « la » femme est irrésistiblement attirée par le désir qu’on éprouve pour elle ; ce désir l’attache à la matière et il faut la nommer pour l’y attacher plus encore et, en quelque sorte, la définir. « La » femme au centre d’Anamnèse semble être une Idée platonicienne que le désir humain fait s’incarner dans le monde sensible, que le désir de nombreux humains (y compris ceux qui la traquent pour la tuer) fait pénétrer irrésistiblement sous maintes formes dans le monde de la matière. Et c’est la gageure de Magda, comme celle du philosophe, de dépasser par la raison le multiple, de remonter à l’unique par une dialectique ascendante, et de voir, par-delà les informations sensibles infiniment variables, la Vérité essentielle de la chose. Mais qu’elle est longue et difficile, la sortie de la caverne !
Chasseuse et proie se trouvent finalement. La traque s’achève. Le risque est écarté (ou pas). Peut-on annihiler une idée (celle de la bombe iconique ?), et peut-on tuer une Idée, aussi longtemps que quelqu’un espèrera (même dans le secret de l’âme) son incarnation ?
Remontant du passé vers le présent et alternant dans chaque phase passé et présent, dans un traitement qui rappelle le Memento de Christopher Nolan, L.L. Kloetzer joue avec l’attention du lecteur qui doit se souvenir sans cesse où il est, à quel moment, et qui parle car les locuteurs alternent aussi. Loin de la linéarité abordable de cet autre récit de reconstitution historique post-apocalyptique qu’est le World WarZ de Max Brooks, Anamnèse brouille les témoignages et les traces, plaçant par là même le lecteur dans la peau de son héroïne, au cœur d’un écheveau particulièrement embrouillé et touffu.
D’une construction minutieuse et parfaitement maitrisée, Anamnèse évoque ces œuvres de marqueterie qui impressionnent par l’agencement complexe des nombreuses pièces qui les composent, et l’absence totale de solution de continuité.
Enfin, les nombreuses références posées dans le texte comme par accident donnent le sentiment d’une profusion intellectuelle, d’une culture qu’on ne rencontre pas tous les jours, ni dans tous les romans.