La SF des pulps : une approche factuelle 2/3

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Après avoir défini ce qu'est, physiquement, un pulp magazine, dans la première partie de son étude, Francis Valéry nous brosse dans la deuxième partie un historique des pulps…

Un peu d’Histoire, maintenant.

pulps-argosy1932.jpg En 1882 est créé le magazine The Golden Argosy. C’est un magazine généraliste au contenu varié, il publie un peu de fiction. En 1888, son titre est raccourci en The Argosy. En 1896, son éditeur, Frank Munsey, décide de ne plus y publier que de la fiction, essentiellement des nouvelles. C’est un acte fondateur : il crée ainsi le premier « pulp magazine ». The Argosy publie de nombreux textes de proto-SF d’auteurs comme George Griffith, Garrett P. Serviss, Francis Stevens. On y trouve d’ailleurs un des premiers futurs classiques du genre en formation : « The Runaway Skyscraper » (1919) de Murray Leinster. En 1905, Frank Munsey a également lancé The All-Story, autre pulp magazine au sommaire duquel on trouve des textes de Ray Cummings (autre classique : « The Girl in the Golden Atom », 1919/20), Abraham Merritt et surtout Edgar Rice Burroughs (dès 1912).

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Le premier pulp magazine d’une certaine importance, spécialisé dans un type particulier de récits – ou dans ce qu’on pourrait appeler un genre littéraire, avec toutes les précautions d’usage quant à cette expression – est Detective Story Monthly, lancé en 1915. Il est suivi en 1919 par Western Story puis en 1921 par Love Stories. Concernant ce que l’on appelle de nos jours les « littératures de l’imaginaire », expression stupide s’il en est, on considère que le premier pulp magazine spécialisé est Weird Tales, lancé en 1923 (cela reste discutable, mais nous réserverons cette discussion pour une autre occasion). Concernant la science-fiction, le premier pulp magazine de SF est supposé être Amazing Stories, lancé par Hugo Gernsback début 1926.

pulps-weirdtales-mars37.jpg Je dis « supposé » car pour Hugo Gernsback, il ne fait aucun doute qu’Amazing Stories n’est pas un pulp destiné à un public populaire mais un magazine littéraire édité à l’intention d’un lectorat cultivé, en particulier sur le plan scientifique. Gernsback n’utilise pas le format standard des pulp magazines, mais un format bien plus grand : environ 20,4 × 27,8 cm. Le papier est de meilleure qualité que celui des pulps – et de fait, les premiers Amazing Stories vieillissent plutôt bien, comparés par exemple aux Weird Tales des mêmes années. Par ailleurs, il fait procéder à un massicotage des trois tranches après la mise en place de la couverture : on obtient ainsi un magazine bien plus élégant, aux bords nets et lisses. Amazing Stories n’est pas pour autant un « slick magazine », comme on le lit parfois – le mot slick désignant un papier de bien meilleure tenue, quasiment glacé : Playboy est un slick magazine, pas Amazing Stories ! Lorsque Gernsback perd le contrôle de sa société en 1929, Amazing Stories est repris par un éditeur qui en fait un pulp traditionnel : format, qualité de fabrication, contenu, etc. Mais il n’en reste pas moins vrai qu’à l’origine, Amazing Stories se démarque nettement des pulp magazines et qu’il semble abusif de le considérer, comme le font la plupart des historiens du genre, comme un « bedsheet size pulp magazine ». C’est une erreur factuelle et ceux qui la commettent témoignent du fait qu’ils n’ont pas compris la démarche éditoriale et philosophique d’Hugo Gernsback – et n’ont bien entendu pas lu ses nombreux éditoriaux dans lesquels il explique en détail sa position et ses ambitions. Mais les choses étant ce qu’elles sont, décrire Amazing Stories comme le premier pulp magazine spécialisé en SF est hélas devenue une assertion évidente pour tous et à laquelle il faut bien se résoudre.

En 1926, quand Hugo Gesnsback lance Amazing Stories, il identifie un genre littéraire par le biais d’une thématique (un catalogue de motifs) et d’un projet philosophique : préparer son lectorat au monde de demain, à la fois par un discours prophétique et par la teneur des récits publiés. Gernsback dote ce genre littéraire d’un nom : scientifiction, qui deviendra assez rapidement science-fiction. Dans le même temps, il organise l’indépendance éditoriale de ce genre, en créant un support réservé/spécialisé. À ce titre, la science-fiction est née en 1926, même si on peut discerner au sein de la production littéraire des décennies précédentes un assez grand nombre d’œuvres qui annoncent ce genre et participent pleinement à sa protohistoire – le plus connu étant sans doute Under the Moons of Mars d’Edgar Rice Burroughs qui introduit le personnage de John Carter. L’état d’esprit y était. Mais pas l’intention de participer à la création de quelque chose de nouveau. Les Scientific Romances que publie Munsey annoncent à l’évidence la science-fiction, mais ils/elles ne sont pas de la science-fiction, faute d’une intention de la part de l’auteur. C’est pour la même raison qu’il est absurde de parler de science-fiction française avant l’arrivée en masse de la SF étasunienne, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Les mots ont un sens. L’Anticipation Scientifique ou le Roman d’Hypothèse ne sont pas la Science-Fiction. Pour que la SF existe, il faut que des écrivains affirment : j’écris de la SF dans des supports de SF pour des lecteurs de SF. Nommer les choses, c’est les faire émerger du chaos des possibles et leur donner un destin.

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En 1949, le lancement du Magazine of Fantasy (puis of Fantasy and Science Fiction) – suivi l’année suivante par le lancement de Galaxy Science Fiction – change la donne et inaugure l’ère des digests : des magazines au petit format qui, en quelques années, vont faire prendre un sacré coup de vieux aux pulp magazines et les amener à disparaître. John Campbell, Jr., a eu beau réduire de manière drastique le format d’Astounding en novembre 1943, il n’en a pas pour autant fait un « digest » mais simplement un pulp plus petit que le format standard !

Quelques années après l’apparition des premiers véritables digest, vers 1954/55, la publication massive de romans de SF inédits dans les catalogues des éditeurs de paperbacks (des livres pas chers, au format poche : un tout nouveau support apparu à l’extrême fin des années trente et qui s’impose dans l’édition de librairie au début des années cinquante) comme Ace et Ballantine, fait que la forme courte (short story, novelette, novella) qui nourrit les publications périodiques, cesse d’être la forme privilégiée de la SF, au profit du roman (long récit). Pour un auteur professionnel, il est beaucoup plus lucratif d’écrire un roman qui sera diffusé en librairie, maintenu disponible pendant des années, puis réimprimé ou réédité (Ballantine réédite ainsi régulièrement ses romans de SF dans la même collection, mais sous un nouveau numéro et une nouvelle couverture), que de pondre des nouvelles à la chaîne, dont la durée de vie n’excédera pas un mois, chaque numéro d’un magazine étant remplacé par le suivant dans les stands de presse.

C’est là véritablement un autre chapitre de l’histoire de la SF qui débute. Car il est évident que ce sont les conditions éditoriales qui définissent le type de littérature qui est produite par les auteurs professionnels : le roman de SF n’a commencé à se développer que lorsqu’il y a eu des éditeurs pour en publier ! Et les écrivains ont suivi, parce qu’il est plus lucratif, à temps égal consacré à l’écriture, d’écrire un roman que dix nouvelles. Et accessoirement, cela demande bien moins d’effort intellectuel et d’inventivité. À ce jeu-là, les nouvelles ont fini par être considérées comme le terrain de jeu des débutants, de ceux dont on affirme volontiers qu’ils n’ont pas assez de souffle pour développer une histoire sur la longueur d’un roman, et pas assez d’expérience pour conserver l’attention du lecteur. Ce qui est bien entendu dépourvu de fondement : tout au long de son histoire, les plus grandes réussites de la SF se trouvent dans la forme courte, qui réclame un énorme savoir-faire dans la construction, la gestion de l’information, les interactions entre les personnages ou entre les personnages et leur environnement, etc. De plus, c’est oublier que, pendant des décennies, les plus gros bestsellers du genre ont été des recueils de nouvelles déguisés en romans – comme la trilogie de Fondation ou les Chroniques Martiennes.

Entre 1910 et 1950, seule une poignée de livres de SF importants sont publiés et diffusés en librairie, plus spécialement en Grande Bretagne, et en particulier par Olaf Stapledon – qui est quasiment le seul écrivain de l’époque ayant écrit de la SF sans savoir que la SF existait !

Au cours de ces quatre décennies, c’est très certainement bien plus de 95% des œuvres ce qui peuvent être considérées comme relevant du genre, au moins par les thématiques abordées, qui sont publiées dans les pulp magazines. Cela concerne plusieurs dizaines de milliers de textes. Donc la science-fiction des pulps est la science-fiction. En parler comme s’il s’agissait d’un sous-genre ou d’un marché parallèle, laisser entendre qu’il y aurait d’une part la SF des pulps et d’autre part (à côté ou en face ?) une autre SF (sous-entendu de meilleure facture) ne repose sur rien de factuel.

pulps-vandals.jpg Avant 1950, la SF est la SF des pulps. À partir de 1950, la SF est la SF des digests et des paperbacks, et dans une moindre mesure des juveniles (comme Vandals of the Void de Jack Vance, point de départ de cette discussion sur le site du Bélial). Au cours des années 50 et 60, les revues se portent plutôt bien, après cela elles entament un long déclin – la forme courte (nouvelles, etc.) se redéploye un temps dans un support mixte : l’anthologie originale. Il s’agit d’un livre, donc diffusé en librairie et exploité sur la durée, mais le sommaire consiste en des nouvelles inédites de différents auteurs, donc on retrouve l’esprit d’une revue. L’anthologie originale étant à son tour entrée en récession, la SF n’a bientôt eu pour seul support que le livre de librairie, pour l’essentiel le roman. Ce sont les structures éditoriales et les possibilités qu’elles représentent et donc offrent aux auteurs, qui dictent la forme des œuvres écrites : un écrivain professionnel écrit pour le marché et se conforme à ce que le marché réclame. Sinon, il change de métier. C’est ainsi.

 

À suivre…

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