Objectif Runes en plus (Bifrost 81)

Critiques |

La faute à un dossier Pierre Pelot des plus conséquents, une petite partie du cahier critique du Bifrost 81 se retrouve délocalisée sur le blog. Comme de coutume, on s'intéresse ici à des titres en marge des genres qui nous intéressent ou ayant échoué à nous convaincre complètement.

objr81-mystere.jpg Le Mystère Dyatlov

Anna Matveeva - Presses de la Cité - mars 2015 (roman inédit traduit du russe par V. Patte - 318 pp. GdF. 13,45 euros)

En février 1959, dans l’Oural, neuf jeunes gens bien entraînés, sept garçons et deux filles, partaient pour une randonnée sportive vers le Kholat-Siaskhyl , le mont des cadavres dans la langue mansi, l’ancien peuple autochtone. Ils ne reviendront jamais. On les retrouvera morts, certains gelés, d’autres ayant subi des coups, éparpillés hors de leur tente lacérée. Aucun ne portait ses chaussures.

C’était l’époque de Khrouchtchev, un moment de respiration après la mort de Staline. Mais aussi l’époque des escadrons de la mort à la recherche des zeks évadés, l’époque des tests de fusées et d’armes nucléaires. Une époque de secrets. L’enquête n’a permis aucune conclusion définitive, les parents des disparus ont dû se battre pour accéder aux quelques informations qu’on voulait bien leur donner.

Sur ces faits réels passionnants, Anna Matveeva construit un roman très bancal. Son héroïne et double fictionnel vit comme l’auteur, en 1999 à Sverdlovsk/Iekaterinenbourg, la ville d’où était originaire le groupe Dyatlov, et se retrouve par un hasard un peu fantastique à lire une pile de vieux documents sur le groupe. Ce procédé, de mêler enquête réelle et fiction, est assez élégant en ce qu’il permet de construire une relation émotionnelle avec les faits. Malheureusement la fiction, si elle nous donne une vision intéressante de la vie en Russie à la fin des années 90, est globalement très mal écrite, mal ficelée et sans intérêt. Toutes les pistes intéressantes (la vision du premier chapitre, la relation aux voisins bizarres…) sont abandonnées, et le style est au mieux plat.

On s’en moque un peu, car l’auteur cite et commente de nombreux documents réels (près de la moitié du livre, en fait), reproduits dans une police de caractère spécifique, qui permettent au lecteur de disposer de tous les éléments et de se faire sa propre opinion quant à l’explication du mystère. Prisonniers en fuite ? Avalanche ? Accident militaire ? Opération de nettoyage ? (Créature indicible ?)

Rien ne colle parfaitement, on ne saura jamais. Mais le temps de ce (court) documentaire, on sera replongé dans un monde tout aussi étrange pour la narratrice que pour nous, lecteurs français : l’Union Soviétique des années 1950, ses étudiants, ses sportifs, ses chansons, ses carnets de randonnée. Le plongeon dans le passé et le beau mystère valent quand même le coup d’œil. On songe en rêvant à ce qu’une romancière plus rigoureuse et plus chevronnée pourrait faire d’une pareille histoire.

Laurent Kloetzer

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objr81-fantome.jpg Le Fantôme de la tasse de thé

Lafcadio Hearn, Jean-Philippe Depotte, N. M. Zimmermann & Jérôme Noirez - Issekinicho - octobre 2015 (recueil inédit illustré par R. Maynègre, N. Peña & J. Walder - 159 pp. GdF.

Lafcadio Hearn est connu pour Kwaidan, recueil d’histoires de fantômes et autres bizarreries nippones. Parmi les textes le composant, il est un fragment intitulé « Dans une tasse de thé » qui n’a pas vraiment de chute : nous y voyons un homme d’armes du nom de Sekinaï qui, lors d’une halte dans une maison de thé, aperçoit dans sa tasse un reflet qui n’est pas le sien – celui d’un fantôme de samouraï. Il boit néanmoins, et se retrouve hanté par l’esprit de Shikubu Heinaï, qui lui annonce qu’il se vengera bientôt de cet affront inacceptable…

Et ça s’arrête là. Ce qui est certes un brin frustrant…

D’où l’idée de cet étrange petit livre : trois auteurs imprégnés de culture nipponne y livrent leurs « suites », chacun étant accompagné d’un illustrateur différent, respectivement Rémi Maynègre (plutôt quelconque…), Nancy Peña (l’approche la plus classique, via des sortes d’estampes), et Johan Walder (dans un style manga tordu).

Jean-Philippe Depotte entame l’exercice, mais biaise, dans la mesure où son récit n’est pas à proprement parler une « suite » : il entend remonter le temps pour expliquer comment le visage du détestable samouraï a fini dans cette tasse de thé. L’histoire est classique mais astucieuse. Sauf que lorsque le récit s’arrête, on en reste au même point : on ignore ce qui va arriver à Sekinaï.

N. M. Zimmermann livre bel et bien une « suite » directe – et c’est sans doute elle qui a l’approche la plus classique, voire convenue. Cela reste une conclusion bienvenue quoique prévisible à l’anecdote de Kwaidan. On appréciera notamment la manière dont l’auteur emploie le thème du double suicide (les différents récits sont parsemés de traits culturels japonais, et cela participe sans doute de l’intérêt du livre).

Reste Jérôme Noirez, qui quitte le Japon féodal pour nous ramener au temps présent – sa « suite » n’a donc rien de direct, et le lien avec le matériau de base est assez lâche… Son récit est le plus connoté « jeunesse », avec son narrateur adolescent victime d’un cruel drame amoureux. C’est bien le caractère rude de ce récit qui fait son intérêt. Une bonne idée par ailleurs, toujours dans la mise en scène de la culture japonaise : l’intérêt des personnages pour la cérémonie du thé… Mais certaines scènes peuvent donner une impression d’artifice, comme si elles étaient des concessions arrachées pour la forme.

On pourrait considérer que seule N.M. Zimmermann a pleinement joué le jeu – mais la manière dont Jean-Philippe Depotte et Jérôme Noirez ont accompli l’exercice ne manque pas pour autant d’intérêt, et évite au recueil de sombrer dans la répétition. Bref, nous voici avec une curiosité, peut-être pas totalement satisfaisante, certainement pas renversante, mais néanmoins sympathique. Et nul doute que les jeunes lecteurs – a fortiori ceux qui s’intéressent à la culture nipponne – pourront y trouver un intérêt.

Bertrand Bonnet

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objr81-dictionnaire.jpg Le Dictionnaire Khazar

Milorad Pavić - le Nouvel Attila - octobre 2015 (réédition d’un roman traduit du serbe par M. Bejanovska - 288 pp. GdF. 24 euros)

Qui sont les Khazars ? Une peuplade turc semi-nomade, qui, depuis son berceau originel entre la mer Noire et la mer Caspienne, a établi un khaganat ; à son apogée, celui-ci s’est étendu des Carpates jusqu’à l’ouest du Khazastan, du Sud de la Russie actuelle jusqu’à la Géorgie. Puis, peu avant le 1er millénaire, les Khazars se sont convertis à l’une des trois grandes religions du Livre (mais laquelle ?), et ont disparu des annales historiques peu de temps après. La question de leur conversion soulève encore des controverses. C’est aussi le sujet central de ce Dictionnaire khazar, premier roman de l’auteur serbe Milorad Pavić, originellement paru chez Belfond en 1988, indisponible depuis longtemps, et réédité au Nouvel Attila à l’automne 2015. Elégante réédition : découpage de couverture, reliure apparente, maquette sobre et créative. Sous-titré « Roman-lexique en 100 000 mots » (avouons-le, nous n’avons pas compté), ce Dictionnaire… consiste en trois dictionnaires – le premier de sources chrétiennes, le deuxième de sources islamiques, et le dernier de sources hébraïques – louvoyant autour de la polémique khazare : lorsque le khagan a convoqué trois émissaires des trois grandes religions monothéistes, et qu’il leur a demandé d’interpréter son rêve, déclarant qu’il prendrait la religion de celui qui lui apporterait l’interprétation la plus convaincante, à quel dieu – Dieu, Allah ou Yahvé – s’est-il converti ? Et quel jeu a joué la princesse Ateh ? Forts d’une quinzaine d’entrées de longueurs inégales, se renvoyant les unes aux autres, ces trois dictionnaires s’attachent aux participants à la polémique khazare au VIIIe siècle (à moins que ça ne soit le IXe), les chroniqueurs du XIIe siècle, les auteurs de ces dictionnaires au XVIIe siècle, et les chercheurs qui étudièrent la question khazare au XXe siècle, dans un jeu de vraie-fausse érudition digne de Borges. C’est certain, ce Dictionnaire khazar n’aurait pas déparé dans les ouvrages aussi magnifiques qu’imaginaires décrits par l’auteur argentin dans son recueil Fictions. Réel et fiction s’entremêlent au sein d’un écheveau serré, dans un exercice à la fois fascinant et aride : il n’y a pas d’intrigue à proprement parler, en-dehors de la non-résolution de la polémique khazare, et chaque entrée de dictionnaire prend soin d’épaissir le mystère. Histoires enchâssées, digressions parfois longuettes, symétries étranges, jeux de correspondances et de miroirs imprègnent ce livre : rien d’étonnant à ce que Le Dictionnaire khazar existe en deux versions, une édition masculine et une édition féminine, qui ne diffèrent que par un seul et unique mot, forcément crucial.

On l’aura compris, voici un indispensable pour les amateurs d’objets littéraires non-identifiés. Et l’on espère que le Nouvel Attila poursuivra son travail d’exhumation des œuvres du fascinant Milorad Pavić.

Erwann Perchoc

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objr81-comedie.jpg L’Infinie Comédie

David Foster Wallace - éditions de l’Olivier - août 2015 (roman traduit de l’anglais [US] par F. Kerline & C. Recoursé - 1488 pp. GdF. 27,50 euros)

«  Ensuite j’ai perdu ma femme à cause de la boisson. Je ne dis pas que je ne savais plus où elle était et tout ça, seulement un beau jour, quand je suis arrivé, y avait quelqu’un d’autre qui s’en chargeait à ma place.  »

Un kilo deux cent quatre-vingt grammes pour 1488 pages sur papier bible dans son édition française qui aura failli rendre fou l’un de ses traducteurs 1, mettre quelques éditeurs2 courageux sur la paille et, surtout ne jamais sortir dans notre beau pays3. C’eût été dommage tant la presse littéraire, ou ce qu’il en reste par-ci par-là, s’est galvanisée à grands coups d’articles parfois forts intéressants sur L’Infinie comédie, monument incontesté de la littérature américaine4. Si l’argument annonce clairement le contexte d’un futur proche, le lecteur surbooké d’Imaginaire est en droit de se demander si David Foster Wallace fait réellement partie de notre club, et s’il doit plonger tête baissée dans un univers qu’il ne quittera peut-être pas de sitôt.

A la première question, on répondra : oui, David Foster Wallace fai(sai)t5 résolument partie de notre club dans la mesure où Philip K. Dick, William S. Burroughs et James G. Ballard6 hantent son œuvre d’une page l’autre. A la seconde interrogation, on placera le lecteur devant lui-même et face à ses responsabilités : un monument, ça se visite, même si on n’est pas obligé d’en tomber amoureux7.

(1) à en croire Francis Kerline qui, quand il s’exprime dans le Books d’octobre 2015, avoue qu’il aurait bien traité l’auteur d’« enfoiré » après une dure année de travail.

(2) après avoir édité des recueils de nouvelles, et autres textes plus courts, Le Diable Vauvert, alors titulaire des droits, jeta l’éponge.

(3) alors qu’il a fait un tabac en Allemagne, en Italie, en Australie, etc.

(4) entre le colloque tenu en septembre dernier à la Sorbonne et l’incroyable somme exégète qu’on trouve sur internet…

(5) gravement dépressif, l’auteur s’est pendu, non sans succès, en 2008.

(6) technologie dickienne, toxicomanie burroughsienne et folie balardienne sont au rendez-vous. La preuve par trois, rires et sourires en plus.

(7) ceci était un test : l’ouvrage contient 380 notes sur 157 pages et leur lecture est indispensable, comme celle, du reste, de L’Infinie comédie.

Grégory Drake

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