Stephen King, guide de lecture terrifiant

Guide de lecture |

Comme de coutume, voici, en complément de l'exhaustif guide de lecture Stephen King du Bifrost 80 un autre guide, constitué des critiques des livres du roi de l'épouvante, parues au fil des numéros… Cela, dès le numéro 2 de la revue — preuve s'il en est que l'auteur de Carrie et de Ça est quelqu'un que nous suivons de près depuis longtemps.

La Ligne verte

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« – Je cuis ! criait le vieux Thot. Je cuis-cuis! Ahhh ! J'suis rôti comme une dinde!

– Merde alors, a dit Harry. Y a un témoin qu’est arrivé avec une journée d'avance.

Assise sur le seuil, sa queue soigneusement lovée autour de ses pattes, la souris observait la scène de ses petits yeux de jais. »

Le couloir de la mort (années 30) comme si vous y étiez, vu par un ex-chef des gardiens flirtant avec Alzheimer (pratique pour prendre l'histoire en route). Une atmosphère et un sens du suspens excellent, même si l’impression d'avoir déjà vu les jumelles Detterick au détour des couloirs de l'hôtel de Shining. Une documentation, un style, une montée en tension irréprochable — précisons que je ne suis pas un lecteur de King.

La ligne verte parait en épisode dans une collection à 10 FF, mais si vous ajoutez le prix des six volumes, ça fait 60 FF le roman complet. À part ça, c'est vrai que la présentation en roman-feuilleton fait qu'on ne peut pas tricher et aller regarder comment l'histoire se finit. Alors, Caffrey frira-t-il sur la chaise électrique du pénitencier de Cold Mountain pour un crime qu'il n'a peut-être pas commis ? Et quelle mort affreuse Edward Delacroix va-t-il connaître ? Lecteur veinard, peut-être le savez-vous déjà ! (Fichu décalage spatio-temporel).

David Sicé
Critique parue in Bifrost n° 2

 

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Les Yeux du dragon

king-gdl-yeux.jpgSi le nom de quelques personnages ou de certains lieux laissent un instant à penser que l'on retrouve là l'un des mondes bien connus de Stephen King, la lecture de ce récit oblige rapidement à se rendre à l'évidence : il s'agit là d'un nouveau royaume tout droit sorti de l'imagination du romancier du Maine.

Ni récit de pure terreur, ni introspection pénétrante, Les yeux du dragon est purement et simplement un conte de fées, mais un conte de fées à la manière de Stephen King.

Au fil de ce récit, on croise ainsi des princes, des chevaliers et même un dragon. Il manque toutefois une belle princesse dont le héros pourrait s'enamourer. Il y a bien évidemment un diabolique sorcier aux pouvoirs terrifiants nommé Flagg ou encore l'Homme Noir. Mais, lorsque le temps est enfin venu, la noirceur de cette âme damnée et les actions maléfiques de ce sombre Machiavel ne résistent pas longtemps face à la pureté d'un héros sans peur et sans reproche, le roi Peter.

Personnages simplistes pour une histoire simple, Peter, son frère Thomas et tous les autres n'ont pas la complexité habituelle des héros de Stephen King. Mais c'est là une chose normale lorsque l'on sait que Les yeux du dragon est bel et bien ce qu'il parait être, un simple conte de fées écrit par l'auteur pour sa fille Naomi et publié en tirage limité en 1984 par Philtrum Press, la maison de micro-édition de Stephen King. La version proposée ici par Pocket (et celle présentée en 1987 par les Editions Albin Michel) correspond à l'édition grand public de Viking Press amplement revue et corrigée par King.

En fait, le plus intéressant dans ce conte de fées à la manière King est de voir comment ce récit peut s'intégrer de façon cohérente au grand œuvre du romancier. Sorcier maléfique, Flagg est certainement une incarnation ancienne de cette vivante personnification du mal qui hante les pages du Fléau, autre roman de Stephen King. Et il suffit d'une phrase au romancier dans le second volet de La Tour Sombre pour réussir à faire le lien avec le monde de Roland le pistolero, lorsqu'il écrit : « Sur les talons de Flagg, étaient survenus deux autres personnages, des jeunes gens respirant le désespoir mais n'en dégageant pas moins une aura sinistre, et qui se nommaient Dennis et Thomas. »

Sans être le plus passionnant des livres écrits par Stephen King, Les yeux du dragon est un récit agréable à lire même si quelques péripéties supplémentaires auraient pu apporter le brin de folie ou le grain de piment qui manquent par instant. À noter enfin que Les Yeux du dragon a déjà été publié en France dans une édition illustrée par Christian Heinrich par Albin Michel d'abord, puis par Pocket « Junior Frissons », avant d'intégrer la désormais classique collection « Terreur ».

Philippe Paygnard
Critique parue in Bifrost n° 9

 

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La Tour sombre T4 : Magie et cristal

king-gdl-toursombre4.jpg1978 : Roland le pistolero fait ses premiers pas de héros dans « The Gunslinger », une courte nouvelle publiée par The Magazine of Fantasy and Science Fiction.

1998 : Roland et son katet animent sans peine les six cents pages et plus de Magie et cristal, le quatrième tome du Cycle de La Tour Sombre.

En vingt ans, le pourtant fort prolifique Stephen King n'a écrit que quatre chapitres de la quête de Roland de Gilead, le dernier pistolero de l'Entre-Deux-Mondes. Cette série de romans d'aventures écrite en parallèle à l'œuvre classique de Stephen King continue à vivre et à grandir grâce aux milliers de fans qui ne cessent de rappeler au romancier du Maine qu'il s'était engagé, voici donc bientôt vingt ans, à écrire un véritable cycle romanesque consacré au monde de Roland. Fidèle à ses promesses, Stephen King livre enfin le quatrième volet des aventures du Pistolero et s'engage, dans sa postface, a boucler le présent cycle de son vivant…

Pour l'heure, le romancier nous invite à retrouver Roland, Eddie, Susannah, Jake et Ota dans la bien mauvaise posture où il les avait placés à la fin des Terres perdues, entre les griffes de Blaine le Mono Une fois passée cette première épreuve, Roland, héros du récit de King, se transforme à son tour en conteur pour livrer à ses compagnons d'aventures quelques-uns de ses secrets. Il leur raconte comment, à peine âgé de quinze ans, il fit ses premières armes de pistolero en affrontant, aux côtés de ses amis Alain et Cuthbert, quelques-uns des séides de John Farson. Il leur confie également comment il rencontra Susan Delgado, le seul amour de sa vie de pistolero.

Comme c'est devenu une habitude chez le romancier du Maine, Stephen King tisse quelques liens plus ou moins ténus entre ses différentes œuvres. Ce jeu de références est parfois subtil et souvent amusant. Cette fois, il s'agit plutôt d'énormes cordages puisque King nous fait visiter la ville de Topeka dévastée par une supergrippe, une catastrophe en tous points semblable à celle du Fléau.

On prend un grand plaisir à retrouver l'univers du Pistolero, même sachant que si King continue sur le même rythme, il faudra attendre 2002 pour lire le cinquième volet des aventures de Roland. Un héros qui, pourtant, ne cesse de se rapprocher de son but : la Tour Sombre… En attendant, les lecteurs américains auront plus de chance que nous puisqu'ils pourront bientôt lire une longue nouvelle située dans le monde du Pistolero, « The little sisters of Eluria », qui doit paraître dans l'anthologie Legends : Stories By the Masters of Modern Fantasy dirigée par Robert Silverberg. À suivre…

Philippe Paygnard
Critique parue in Bifrost n° 10

 

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La Tempête du siècle

king-gdl-tempete.jpgAffirmons-le d'emblée ce n'est pas là le nouveau grand roman de Stephen King. Ce dernier a déjà un titre, Bag of Bones, et il a été publié aux Etats-Unis par Simon & Schuster — il semble fort raisonnable d'espérer qu'il paraîtra bientôt en France. La Tempête du siècle n'est pas non plus la novélisation de la mini-série homonyme de la chaîne américaine ABC. En fait, il s'agit tout simplement du scénario brut de décoffrage de cette production. Certes, ce texte est bel et bien signé par Stephen King, mais il a été pensé et formaté pour être joué et mis en scène.

Au-delà de la forme, qui ne facilite pas la lecture, on peut quand même apprécier le récit de King réservant, comme d'habitude quelques bonnes surprises pour le lecteur et d'autres moins bonnes pour les personnages. Car, après la fantasy de La Tour sombre, le romancier fait un retour aux sources et renoue ici avec l'horreur pure, celle de ses premières œuvres, de Carrie à Bazaar, en passant par Christine et Simetierre.

Ne pouvant situer cette nouvelle histoire à Castle Rock, cette ville ayant été dévastée dans Bazaar, Stephen King choisit la petite communauté de Little Tall Island. L'île de Dolores Claiborne est en effet idéale pour un huis clos tel que La Tempête du siècle. Isolés du monde par une catastrophe naturelle — la tempête dite « du siècle » qui frappe les États-Unis, et le Maine en particulier —, les hommes, les femmes et les enfants de Little Tall Island vont devoir affronter une autre catastrophe, surnaturelle celle-là, personnifiée par cet étranger nommé André Linoge. Par bien des aspects, ce dernier ressemble au Leland Gaunt de Bazaar ou au Randall Flagg du Fléau. Son arrivée à Little Tall Island provoque la fin de l'harmonie toute apparente qui existait sur cette petite île. Sa venue est marquée par un meurtre horrible et incompréhensible, celui de Martha Clarendon. Un crime dont l'assassin est immédiatement identifié par Mike Anderson, comptable à temps partiel de Little Tall Island, en la personne d'André Linoge. Cependant, le fait de mettre ce meurtrier sous les verrous est loin de résoudre tous les problèmes. Comme les habitants de Little Tall Island s'en rendront compte et de la manière la plus tragique qui soit.

Habituellement, ce qui fait le charme et l'efficacité des récits de Stephen King, c'est son inimitable approche des personnages. Leur caractérisation parfaite est la marque de fabrique de ce romancier, dont le goût du détail parvient à humaniser presque totalement les créations de son esprit fécond. Hélas, dans La Tempête du siècle les personnages sont réduits à la portion congrue au profit des dialogues et des indications techniques (puisque toutes les mises en place de caméra et formats de prise de vue sont présentes dans le texte proposé par Albin Michel). Avec un brin d'exagération, on peut dire que ce ne sont plus que des marionnettes sans âme que des acteurs tels que Tim Daly (Mike Anderson) Debrah Farentino (Molly Anderson), Casey Siemaszko (Hatch), Jeffrey DeMunn (Robbie Beals), Julianne Nicholson (Cat Withers) et surtout Colm Feore (André Linoge), ont animées lors du tournage, sous la direction du réalisateur Craig R. Baxley (L'Agence tous risques, Dark Angel).

On ne peut donc qu'attendre, avec une certaine impatience, de voir le résultat à l'écran. Notons au passage que La Tempête du siècle (la mini-série) a été diffusée par la chaîne américaine ABC les dimanche 14, lundi 15 et mardi 16 février 1999, à 21h00.

Au final, La Tempête du siècle (le livre) apparaît donc comme un simple pis-aller, un vulgaire substitut, un banal moyen de calmer les fans du King en manque de sa prose inimitable. Mais à trop jouer ce jeu-là, les éditeurs risquent de dégoûter plus d'un lecteur. Ce qui, on en conviendra, serait plus que regrettable...

Philippe Paygnard
Critique parue in Bifrost n° 13

 

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La Tour sombre T1 à T3

king-gdl-toursombre123.jpgHosanna ! Hosanna ! Chant de joie pour ses fans inconditionnels, Stephen King a enfin achevé son cycle de La Tour Sombre (sept volumes, de plus en plus gros), en profitant pour déclarer qu'il s'agissait de « la Jupiter de son Système imaginaire ».

[petite pensée polémique pour les anglophiles :]

Jupiter? oh no, it's just shit from Uranus.

Hélas, trois fois hélas, aimant bien l'œuvre du géant du Maine, je me suis porté volontaire pour suivre Roland de Gilead, le dernier pistolero, dans la longue quête qui finira par l'amener jusqu'à la Tour Sombre.

Dans le premier volume — western post-apocalyptique très marqué par la Bible, Le Seigneur des anneaux et les films de Sergio Leone —, Roland poursuit l'Homme en Noir, massacre les habitants d'une petite ville (scène hallucinante), rencontre le jeune Jake avant de le laisser mourir dans un monde souterrain — une fin qui ressemble un peu trop à mon goût à la chute de Gandalf dans la Moria. À la fin du volume, bien entendu, le dernier pistolero retrouve l'Homme en Noir sur le Golgotha. Et ils ont beaucoup de choses à se dire…

Dans le second volume, Roland — attaqué par une « homarstruosité » — perd trois doigts, chope une sale infection, récupère (dans notre monde) Eddie et Susannah, ses futurs compagnons de route — Eddie étant un ancien junky, Susannah une femme de couleur schizophrène privée de ses deux jambes à la suite d'une tentative de meurtre.

Dans le troisième volume, Roland et ses compagnons décident de ramener Jake d'entre les morts. Pour ce, le trio devra se rendre à Lud, une étrange cité. Mais avant ils affronteront et vaincront un des « douze gardiens » — un ours gigantesque (format King Kong, pour tout dire) portant une antenne radar sur le sommet du crâne…

Soyons clairs, La Tour Sombre — inspiré d'un poème de Robert Browning, « Le Chevalier Roland s'en vient à la tour noire » — est un navet, et pas un petit, planté au beau milieu de l'œuvre d'un écrivain qui avait souvent réussi à passionner (Shining, Dead Zone, Misery, Simetierre…). Tout y est trop. C'est trop gros car trop long (ou l'inverse), c'est régulièrement trop con (l'auteur, très fier de lui, il suffit de lire ses postfaces, préfaces, avant-propos, semble croire que ses lecteurs sont capables de gober n'importe quoi et donc écrit n'importe quoi), trop américain (comme si on avait besoin de ça en ce moment), trop amateur d'un point de vue purement stylistique, trop puéril (bonjour l'humour caca-boudin, et donc cauchemardesque, du deuxième tome).

Le premier volume est quasi incompréhensible (ce que n'arrange pas une « nouvelle traduction » plus mauvaise que la précédente), le second volume, avec ses va-et-vient entre le monde de Roland et notre monde (ah, que c'est beau New York !), est pénible à cause de sa longueur, son côté répétitif, son autosatisfaction permanente. Quant à Terres Perdues, c'est certes le meilleur du lot, mais je l'ai fini aux forceps, à la rame et dans l'unique but d'achever mon papier pour Bifrost.

Ce navet de comices agricoles qui promettait pourtant moult plaisirs de lecture est surtout un gâchis monumental (il n'y a pas d'autre mot) car durant les rares moments où King se réveille, et donc réveille ses lecteurs, il se révèle brillant, hallucinant de justesse… ces étincelles créatives apparaissant généralement au détour d'un dialogue, d'une description ou d'une scène d'action. Toujours au détour du récit, et non au cœur du problème…

Au final, La Tour Sombre, où en tout cas ses trois premiers opus, est l'œuvre d'un auteur qui refuse son sujet comme un cheval refuse l'obstacle. Sans doute trop ignorant des règles du monde de Roland, Stephen King n'a pas su affronter (construire ?) cet univers à bras-le-corps. Il a écrit La Tour Sombre au fil de la plume, sans plan véritable, sans horizon précis ; résultat, il passe plus de temps à réparer les incohérences flagrantes de son récit-fleuve qu'à s'y consacrer vraiment. Reste que cette œuvre tend à ses lecteurs — même ceux qui ne l'ont pas appréciée —, un piège intéressant, car j'ai beau bougonner, pester comme un balai à chiottes qui vient de survivre à la fête de la bière de Munich, je ne peux m'empêcher de me demander, en français dans le texte : « Putain, mais c'est quoi cette Tour Sombre ?! ».

Cid Vicious
Critique parue in Bifrost n° 38

 

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Cellulaire

king-gdl-cellulaire.jpgEn déplacement à Boston, Clayton Ridell, dessinateur de BD, vient juste de signer un contrat qui arrangera peut-être ses relations avec son épouse lorsque l'enfer se déchaîne autour de lui : toutes les personnes utilisant leur portable sont saisies de folie meurtrière. Avec deux compagnons d'infortune, Tom, un homme mûr, et Alice, une jeune fille, il fuit la ville désorganisée. La catastrophe ne serait que temporaire si les victimes du téléphone portable se comportaient en zombies classiques. Mais ils acquièrent des pouvoirs, dont celui de télépathie, et se regroupent en bandes quadrillant le territoire. Les rescapés n'ont d'autre choix que de se laisser regrouper dans les zones qu'ils leur allouent. Pour avoir éliminé un regroupement de zombies du temps où la résistance semblait encore possible, le groupe qui s'est constitué autour du trio de base est traité comme des pestiférés. Un espoir subsiste cependant pour annuler le programme qui, via les portable, a instauré ce cauchemar…

Référence avouée aux films de Romero comme à Je suis une légende de Matheson, King montre habilement avec quelle rapidité la société peut s'effondrer à présent que le monde entier est interconnecté. Il sait instaurer avec le talent qu'on lui connaît un sentiment d'oppression ponctué de fortes scènes d'action, mais on reste cependant sur sa faim car, à aucun moment, on ne délivre d'explication sur le phénomène nommé l'Impulsion, sur son origine ou ses causes, pas plus qu'on n'informe le lecteur de la situation dans le reste du monde. Ces manques deviennent toujours plus criants à mesure que progresse l'intrigue et provoquent la déception quand, en fin de récit, on comprend qu'ils ne seront pas comblés. Bref, un roman singulièrement inabouti, qui surprend de la part d'un conteur comme Stephen King.

Claude Ecken
Critique parue in Bifrost n° 43

 

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Histoire de Lisey

king-gdl-lisey.jpgLe célèbre écrivain Scott Landon est mort. Deux ans après, sa veuve entreprend de ranger les manuscrits et les papiers qui encombrent son bureau. Après vingt-cinq ans de vie commune, elle continue d'entretenir un dialogue avec son mari, dont elle a copié pas mal de tics de langage.

Lisey a peut-être de l'argent, mais sa vie n'est pas simple : elle a quatre sœurs dont l'une, de plus en plus fragile psychologiquement, a besoin de sa présence maintenant qu'elle est frappée d'une nouvelle crise de catatonie. Un professeur d'université qui la harcèle pour récupérer les inédits de Scott Landon a dépêché un malade mental chargé de les récupérer ; celui-ci se fait toujours plus menaçant et il est trop tard pour l'arrêter. N'ayant pas encore totalement achevé son deuil, Lisey craque. Les souvenirs l'envahissent au fur et à mesure qu'elle classe les documents : la tentative d'assassinat de son mari, le récit de son enfance martyre aux côtés de son frère Paul, qui le défendait contre un père manifestement fou, et surtout, le secret de son imagination, la mare aux histoires située dans un lieu hors du temps et de l'espace, où il va pêcher ses idées, voire s'entretenir avec les autres qui le fréquentent ou y végètent, cadavres amenés là ou esprits dérangés que le délire a conduit en ces lieux. Parfois, on n'en revient jamais. Cet endroit inquiétant, dangereux à certaines heures, Lisey s'y est rendue, il y a longtemps, guidée par Scott. Elle doit à présent y retourner seule, pour y récupérer sa sœur égarée ou pour régler son compte à ce malade mental bien décidé à la torturer. Peut-être pour y revoir son mari une dernière fois.

En affrontant les peurs du présent ou les fantômes du passé se dessinent la relation particulière qui unissait le couple et la personnalité de cet écrivain adulé. Ecrire était chez lui un processus thérapeutique le délivrant de sa cauchemardesque enfance. Stephen King reprend là le concept rebattu (et discutable) selon lequel il faut avoir souffert pour être un auteur. Il est douteux cependant de croire qu'on puisse devenir écrivain après avoir vécu l'enfance de Scott Landon : la grandeur de l'œuvre n'est pas proportionnelle aux traumatismes subis. Passons : il faut croire que Scott Landon a eu énormément de chance pour parvenir à sublimer ces horreurs tout au long de sa vie, une chance qui pourrait bien s'appeler Lisey, Babylove comme la surnommait son mari. L'épouse, en apparence effacée derrière la star, se révèle farouche et volontaire, acharnée à défendre les siens et à faire leur bonheur avec une détermination qui force l'admiration. Elle se révèle admirable à tous points de vue et ses passages à vide, ses moments de faiblesse ne la rendent que plus attachante.

D'autant plus que le bonheur qu'elle a distribué autour d'elle résulte d'un combat quotidien contre la folie et ses multiples manifestations : folie de Scott capable de se mutiler pour lui prouver son amour, folie des admirateurs excessifs, folie de sa sœur catatonique, folie des mots et du langage que l'écrivain n'a cessé de tordre jusqu'à bizarrement travestir le quotidien : Cigarette-moi, crapouasse, toufoutu, termes déclinés dans des phrases à la syntaxe malmenée, parasitées par des jeux de mots à deux balles ou crevassées d'éruptions de grossièretés, jusqu'à ce foutu nard, aux sens multiples, exprimant la surprise, qui peut-être plaisante (bon-nard) ou angoissante (traque-nard), le nard-de-sang de l'enfance de Scott présageant généralement quelque indicible cruauté. Saluons au passage le travail de la traductrice qui a cherché dans San Antonio et ailleurs, jusque dans le langage de sa fille, des transpositions françaises acceptables du style de Landon.

Ceci dit, on a du mal à croire que Landon puisse être un grand écrivain à travers l'aperçu qu'on donne de son écriture, un rien puérile (mais Landon a de nombreux côtés gamin) et plutôt artificielle. Mais King n'allait pas élaborer un véritable langage d'auteur juste pour les besoins de l'histoire : il suffit de savoir que Landon est célèbre et particulier dans son expression.

En revanche, il a voulu soigner l'écriture de ce roman, mais le collage un peu brouillon de scènes issues de diverses époques, loin de paraître moderne, désarçonne le lecteur, l'histoire peinant à démarrer. En voulant immédiatement entrer dans l'univers littéraire de Scott Landon et les pensées de Lisey, l'auteur déverse une masse d'infos telle qu'on perd le fil et qu'on peine à identifier les personnages. Le langage distordu de Scott achève de dérouter : il faut dépasser les deux cents premières pages pour que les choses se stabilisent autour d'une intrigue identifiable et que, familiarisé avec l'univers de Lisey, on puisse à son tour entrer dans l'histoire. Passé ce cap, King se révèle excellent.

Avec Misery, Stephen King a délivré les processus d'écriture qui le travaillaient. L'Histoire de Lisey n'est pas un livre sur les sources de la création comme l'affirme le dos de couverture, quand bien même l'intrigue s'articule autour de la mare aux histoires et que les souffrances de l'enfance sont à la base du processus d'écriture, mais c'est un formidable roman d'amour qui témoigne, au passage, de la fusion identitaire des vieux couples ayant en commun manies et façons de penser. L'épouse de l'écrivain se trouve au centre de son existence, elle en est le pivot, l'élément stabilisateur sans lequel l'auteur n'est rien. Et la façon que trouve Stephen King pour révéler cette dimension de l'histoire est tout simplement magnifique. Finalement, en mettant de côté la mare aux histoires, il se pourrait bien que le roman soit malgré tout basé sur les processus de création.

Claude Ecken
Critique parue in Bifrost n° 49

 

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Charlie

king-gdl-charlie.jpgÉtats-Unis. Années 70. Au milieu de dix autres étudiants, Andy McGee et Vicky Tomlinson participent, contre 200 dollars, à une expérience du docteur Wanless durant laquelle leur est injecté un soi-disant hallucinogène léger apparenté au LSD et appelé Lot 6. L'expérience tourne mal : un des étudiants s'arrache les yeux, un autre fait un arrêt cardiaque fatal. Andy et Vicky ont l'impression d'être passés au travers et se mettent en couple, jusqu'à ce qu'ils s'aperçoivent que cette expérience les a changés. Andy a le pouvoir de pousser les gens à agir contre leur gré, un pouvoir qui lui occasionne ensuite de terribles migraines ; Vicky ferme le frigo depuis l'autre côté de la cuisine sans vraiment y penser, sans vraiment s'en rendre compte. Et puis le bonheur arrive dans la maison, sous la forme d'un bébé, Charlie, une petite fille qui en cauchemardant ne va pas tarder à mettre le feu à sa chambre, car elle a un don autrement plus impressionnant que ceux de ses parents : elle est dotée du pouvoir de pyrokinésie. Après la mort (accidentelle ?) de Vicky, il est temps pour le docteur Wanless de réapparaître et avec lui « La Boîte », cette étrange agence gouvernementale qui n'est ni la CIA, ni le FBI, ni la NSA…

Stephen King a commencé sa carrière littéraire en 1974 avec Carrie (adaptée au cinéma par Brian De Palma dès 1976) et n'a jamais vraiment cessé d'écrire sur les pouvoirs parapsychologiques : Shining (1977), Dead Zone (1979, écrit juste avant Charlie), La Ligne verte (1996), Cœurs perdus en Atlantide (1998), Dreamcatcher (2001), etc. En considérant cette liste non exhaustive et la qualité de ces titres (Dreamcatcher est sans doute le plus faible de la liste), force est de constater que les pouvoirs psys ont plutôt bien inspiré King. Charlie (dont l'intrigue ressemble sans doute trop à Furie (1976) de John Farris ; le traqueur est Amérindien dans les deux livres, ce qui a donné lieu à quelques explications d'avocats) est une des réussites majeures de l'auteur, une sorte de « roman de gare » parfait. La course-poursuite est haletante, les personnages fouillés, les scènes d'action remuent, ça chauffe (pour le moins) et le vertige naît à plusieurs moments. Servi par un sens de la narration, et notamment du flash-back, tout simplement magistral, Charlie se dévore par paquets de 100 pages (malgré une traduction française qui mériterait d'être revue, F. M. Lennox arrivant à restituer à l'identique tous les faux amis de la langue américaine ou presque). Cette lecture, qui nous happe comme par un torrent furieux, nous rappelle, car on l'avait un petit peu oublié ces dernières années, que Stephen King est un géant, tout autant dans le domaine de la littérature populaire que celui de la littérature dite « générale ».

Thomas Day
Critique parue in Bifrost n° 54

 

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Dôme

king-gdl-dome12.pngChester’s Mill, petite ville du Maine, près de Castle Rock, se retrouve du jour au lendemain isolée sous un champ électromagnétique qui a sectionné tout ce qui se trouvait à cheval sur la frontière, provoquant d’emblée une série de catastrophes routières et aériennes. L’écrasement d’un avion contre le dôme invisible, au pourtour vite matérialisé par une double rangée d’oiseaux morts, marque d’ailleurs le spectaculaire début de ce huis-clos à l’échelle municipale. Dale Barbara était en train de quitter la ville. Le cuisinier du fast-food local, ex-vétéran de la guerre d’Irak, avait eu quelques jours plus tôt une altercation avec quelques mauvais garçons de la ville, dont Junior Rennie, fils du deuxième conseiller de Chester’ Mill,  fraîchement exclu de la fac parce qu’il a du mal à canaliser sa violence, ce qu’ignore son père, concessionnaire automobile aux manières patelines. C’est précisément parce que ce dernier prend mal la mesure de la situation que les premiers problèmes apparaissent. Pour ne pas se laisser distancer par un leader quelconque, il cherche à accroître son pouvoir sur la population en jouant sur le levier de la peur, n’hésitant pas à laisser pourrir les choses, voire à provoquer des drames pour devenir l’homme de la situation. D’ailleurs, il s’avère vite que le premier adjoint, le pharmacien Andy Sanders, n’est qu’une marionnette entre ses mains, un responsable placé en première ligne pour porter le chapeau en cas de problème. Et que les décisions sont également prises pour dissimuler un juteux trafic orchestré à grande échelle, lequel, à mesure qu’il se précise, permet de comprendre la fortune de quelques administrés ou de réinterpréter les histoires qui traînent dans la ville. Du fait de l’isolement, toutes ces affaires souterraines rendent la situation explosive et finissent par dégénérer en conflit ouvert. Pour renforcer celui-ci, les protagonistes extérieurs au dôme n’interviennent que de façon indirecte, par le biais de conversations téléphoniques ou d’interventions télévisées.

Il s’agit donc moins d’un roman d’horreur classique que d’une étude de caractères en période de crise, à l’instar de n’importe quel récit catastrophe. Mais pas de n’importe quels caractères : Stephen King prend une photo de l’Amérique actuelle, travaillée par les pires courants réactionnaires et puritains. Les conséquences de l’isolement décrites ici sont surtout celles, sociologiques, qui modifient le comportement des habitants, en particulier l’attitude des dirigeants. Certes, l’absence d’électricité, les pénuries progressives d’alimentation, le manque d’eau et la pollution atmosphérique croissante sont des facteurs aggravants générant nombre de rebondissements. Mais les principaux dommages sont d’abord causés par les élus et la police municipale.

Des portions de territoires isolées du monde ne sont pas neuves en science-fiction, depuis celles volontairement coupées de l’extérieur à celles mises en coupe par les extraterrestres comme dans Les Coucous de Midwich. Difficile surtout de ne pas penser à La Maison qui glissait de Jean-Pierre Andrevon, publié au Bélial’, qui a un axe d’entomologie sociale identique et propose la même explication au phénomène, d’autant plus que le roman de l’auteur américain, conçu et entamé en 1976, mais abandonné à deux reprises, prenait pour point de départ la population d’un immeuble coupé du monde. Seule la perspective diffère.

Si le scénario minutieux de Stephen King permet pareillement de déclencher des réactions en chaîne, jusqu’au macabre horrifique qui donne volontiers dans le grotesque et l’hystérique au gré des situations, son but n’est pas seulement d’éviter les baisses de régime dans la narration mais de donner des responsables l’image d’une agitation irrationnelle et frénétique. Car ce roman est avant tout une charge politique contre les Républicains des derniers mandats, en particulier depuis le 11 septembre qui a renforcé la politique isolationniste du pays et restreint les libertés publiques.

Ce n’est pas un hasard si le récit commence avec une catastrophe aérienne. Le détestable deuxième adjoint est une référence avouée à Dick Cheney (c’est d’ailleurs un masque à son effigie qu’utilisent les révoltés pour attaquer le poste de police), la fabrication de preuves, grossières pour accabler le coupable désigné, rappelle fortement celles désignant l’Irak, de même que le musellement de la presse, l’accablement de témoins gênants, et jusqu’au trafic auquel se livrent les élus, qui n’est pas sans rapport avec les bénéfices engendrés par le clan Bush. La dévotion excessive, l’horreur des excès de langage, va de pair avec le racisme et les pratiques mafieuses, la violence, y compris sexuelle, étant tolérée du moment qu’elle sert de « justes » intérêts. Tout y est, depuis le spectre de l’insécurité sans cesse agité jusqu’à l’amalgame religieux avec l’Axe du Mal. Ce qui paraît excessif chez King cesse de l’être pour peu qu’on se remémore la première décennie du XXIe siècle. Dès lors, les séquences grotesques deviennent une parodie jouissive. Les problèmes de pollution qui se manifestent surtout dans le second tome élargissent la métaphore de la ville sous dôme à l’échelle de la planète.

Question écriture, l’auteur a manifestement misé sur l’efficacité, laissant de côté les exercices de style qui caractérisaient quelques-uns de ses derniers opus. Personne ne sera étonné d’apprendre que King n’échappe pas à certaines longueurs, malgré un découpage inspiré des séries télévisées actuelles, qui saucissonne l’intrigue en scènes très brèves pour soutenir le suspense. Spielberg en a d’ailleurs acquis les droits dans ce but. Ce Stephen King a l’envergure du Fléau ou de Ça, la dimension polémique en plus. Tout de même…

Claude Ecken
Critique parue in Bifrost n° 62

 

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Nuit noire, étoiles mortes

king-gdl-nuitnoire.jpgLes quatre nouvelles qui composent ce recueil parlent une fois de plus de drames intimes, de gens ordinaires confrontés à des drames qui les amènent à réagir, et pas toujours de la façon dont on s’y attend. Dans « 1922 », un fermier du Nebraska assassine sa femme, acariâtre, désagréable, avant qu’elle ne vende la propriété qui les fait vivre afin de pouvoir s’installer en ville. Il s’assure la complicité de leur fils, aisément manipulable depuis qu’un amour adolescent fait battre son cœur pour la fille de la ferme voisine. Mais on a beau préméditer soigneusement son acte, rien ne se passe comme prévu, et la cascade d’évènements qui découle du meurtre originel sera pire que tout… C’est comme cette femme, auteur de polars à succès, qui, pour avoir emprunté le raccourci indiqué par la présidente d’un cercle littéraire, est violée et laissée pour morte par un « Grand chauffeur » au retour de sa conférence : en décidant de faire justice elle-même, et découvrant des turpitudes connexes en cours d’enquête, elle risque bien de basculer à son tour dans l’inhumanité… Les motifs qui poussent des gens ordinaires à des conduites excessives sont foncièrement égoïstes, ainsi cet homme condamné qui, afin d’éloigner le cancer pour quelques années encore, est prêt à accepter un pacte pour que son chanceux ami d’enfance voit la roue tourner. « Extension claire » est le plus fantastique récit du recueil. « Bon ménage » s’inscrit dans le droit fil des précédents : comment va agir une femme qui découvre, après vingt-sept ans de bonheur sans nuage, que son mari est un tueur en série ?

La vengeance personnelle plutôt que par voie de justice est un thème récurrent, surtout aux Etats-Unis, mais il est d’ordinaire traité de façon quasi automatique alors que la prise de décision mûrit ici lentement, parfois étayée par des motifs largement secondaires par rapport au préjudice subi. C’est au choix, face à un drame intense, que sont confrontés les personnages de Stephen King dans chaque récit. Des choix cornéliens, qui peuvent pousser la victime à devenir coupable. C’est dans les interstices des vies banales que se niche l’horreur, du moins que le lecteur trouvera les éléments glaçants du récit. L’impensable agit ici comme un révélateur des tréfonds de l’âme humaine, laissant penser que bien des gens honorables ne sont restés estimables que parce que le destin les a épargnés.

Pour nous faire partager ces pénibles prises de décision, Stephen King n’épargne aucun détail de la biographie de ses personnages, insiste sur les aspects sordides des drames, et donne à lire les pensées in-times, les voix intérieures devenant même audibles quand le protagoniste fait jouer à ses figurines le rôle d’interlocuteur. Coller au plus près de la personne a un effet d’empathie certain, mais la propension au ba-vardage atténue beaucoup l’impact de ces récits.

Claude Ecken
Critique parue in Bifrost n° 67

 

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22/11/63

king-gdl-22-11-63.jpgCommençons par être désagréable. Si l’on en croit certains propos récents (sudouest.fr, le 17/08/2012), l’actuelle traductrice de Stephen King semble considérer que faire ses armes chez Harlequin tient lieu d’excellente école de traduction, ce que nous nous garderons bien de contester. Mais force est de constater qu’avoir été à bonne école ne prémunit pas contre les approximations, maladresses et autres faux-amis, et que de toute évidence, la notion de registre de langue n’est pas encore tout à fait assimilée chez ladite traductrice.

Mais pardonnons ces errements — qui seront certainement corrigés dans la version définitive (à l’heure où nous bouclons, nous n’avons eu accès qu’à un jeu d’épreuves non corrigées) —, car King conduit sa machine à voyager dans le temps de main de maître : chaos et nids-de-poule, pour agaçants qu’ils soient, ne parviennent jamais à faire oublier aux passagers la réussite de l’excursion.

Les règles du voyage dans le temps à la sauce Stephen King sont des plus simples : le départ se fait dans la réserve de la caravane où Al Templeton a installé son diner, au fond de la cour d’une usine textile désaffectée de Lisbon Falls, dans le Maine ; l’arrivée, dans la cour de cette même usine, tournant à plein régime, le 9 septembre 1958 à 11h58. Comme chaque passage remet les pendules à l’heure, chaque voyage est le premier voyage. Et peu importe le temps que l’on passe « là-bas », l’aller-retour (pour peu qu’il y ait un retour) ne prend jamais plus de deux minutes.

Voilà ce que Al, presque vaincu par la maladie, sera à même de révéler à Jake Epping, prof d’anglais au lycée de Lisbon Falls. Quelques règles d’un phénomène inconcevable, et, surtout, le fruit d’années de recherches consacrées à ce qui était devenu son grand projet : déjouer l’assassinat de JFK, le 22 novembre 1963 à Dallas. Empêcher la guerre du Vietnam. Sauver Martin Luther King. Eviter les émeutes raciales qui ont suivi. Prolonger le rêve américain, rendre le monde meilleur, peut-être…

En acceptant le défi, Jake ne s’attend pas à une tâche facile : il devra tout mettre en œuvre pour établir avec certitude la culpabilité de Lee Harvey Oswald, s’assurer que celui-ci sera bel et bien le tireur isolé qu’il prétendra être, et pas l’ultime pièce d’une machination qui bien qu’improbable, n’en reste pas moins possible. Lourde responsabilité, d’autant que même avec la possibilité de tout reprendre à zéro (chaque voyage est le premier voyage !), les cinq ans qui sépareront son arrivée dans le passé et la visite présidentielle à Dallas lui interdisent la perspective d’un coup d’essai…

Cinq ans durant lesquels Jake Epping, devenu George T. Amberson, devra surtout vivre une vie riche d’évènements et d’une multitude de choix qui, sans doute, infléchissent l’Histoire aussi sûrement que la mort d’un grand de ce monde. Cinq ans de rencontres avec ces personnages qui peuplent les meilleurs textes de King : attachants, profondément humains, et sans doute tout aussi éprouvés par la vie que par l’irruption du surnaturel. Car ce 22/11/63 n’est pas fait que de voyage dans le temps. Dès les premiers pas en 1958, une ombre s’installe insidieusement. Les règles peuvent-elles vraiment être si simples ? Ces étranges coïncidences, ces « harmonies » entre le passé qui fut et celui qui pourrait être ne sont-elles pas le signe que le passé ne veut pas être changé ?

La tension, le flou qui s’installent entre les possibles nourrissent ainsi l’ensemble du roman. De Derry, maléfique ville (imaginaire) du Maine qui était déjà le terrain de jeux du clown de Ça à Jodie, lumineux contrepoint texan (tout aussi imaginaire) où George Amberson posera un temps ses valises, King laisse libre cours à sa fascination et sa nostalgie pour une époque révolue, enluminée de modes passées, de musiques alors inédites, d’emblématiques marques disparues… Sans jamais manquer de lucidité sur la réalité d’une époque qui porte en germe les travers de la nôtre, il dévoile « son » Amérique, où l’horreur se niche entre un âge d’or impossible et le monde que connaissent et vivent lecteur, auteur et principal protagoniste.

Stephen King, qui a porté ce 22/11/63 près de quarante ans, affirme en postface se réjouir de ne pas l’avoir écrit plus tôt. On ne peut qu’abonder en son sens : ce qui en 1972 n’aurait sans doute été qu’une variation uchronique sur une « blessure (…) encore trop fraîche » est devenu quelque chose de plus grand, un roman d’une profonde maturité, à même de séduire et réconcilier fans et détracteurs : le « Grand Roman Américain » d’un géant de la culture pop.

Alors, qui a tué JFK ? King a tranché, bien sûr, mais au fond, est-ce vraiment important…?

Olivier Legendre
Critique parue in Bifrost n° 70

 

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Docteur Sleep

king-gdl-docteursleep.jpgCher Monsieur Esménard,

C’est avec une émotion toute particulière que je tenais à vous féliciter pour ce nouveau Stephen King. Amateur de longue date du maître de l’horreur, j’attendais avec impatience, comme beaucoup, cette suite donnée à Shining, trente-six ans après la chute de l’hôtel Overlook. J’ai donc couru l’acheter et n’ai pu le lâcher qu’une fois décortiqué dans tous les sens.

Vous avez beau ne pas être près de moi, je vous imagine sourire… Dubitatif ? On vous l’a sans doute déjà dit : passée la satisfaction de retrouver Danny Torrance, le jeune héros de Shining, et de découvrir ce qui lui est arrivé après avoir échappé à son père dipsomane, il ne se passe pas grand-chose de bien original. Danny sombre dans l’éthylisme avant de trouver la rédemption par le travail et une stricte assiduité aux réunions des Alcooliques Anonymes. Le fils doit faire face au même démon que son père, et résister à l’appel du côté obscur pour devenir le maître d’une jeune apprentie, Abra, chez qui le Don se révèle très puissant. Si puissant qu’elle devient la proie du « True Knot », troupe nomade de vampires psychiques prêts à tout pour se nourrir de sa « vapeur », figuration gazeuse de l’âme, d’autant plus nourrissante qu’elle est riche en Don.

King a favorisé avec brio un thème qui lui est cher : la sobriété. Dommage qu’il n’ait pas insisté sur celui des maisons de retraite : il n’effleure que la surface d’un problème qui lui aurait permis de terrifier ses lecteurs comme au bon vieux temps. Docteur Sleep, même en restant sympathique, apporte peu à l’Œuvre. La seule réelle surprise vient d’une écriture râpeuse comme jamais, truffée d’expressions incohérentes ; bref, d’un style ne correspondant pas à ce qu’on connaît de King dans la langue de Molière, ni dans celle de Shakespeare. C’est ce qui m’a mis la puce à l’oreille. Vous avez réalisé une véritable prouesse. Vous êtes fort, Monsieur Esménard. Très fort.

Reconstitution : le nouveau King arrive dans vos locaux, rue Huyghens. Verdict : sympa, mais pas terrible. Très en dessous de 22/11/63. Souci : il vient pour la première fois en France faire sa promotion ; si les fans ne s’y retrouvent pas, tout est foutu. Et là, vous avez l’idée de génie : rappeler Nadine Gassie aux affaires et lui laisser carte blanche.

Quelle astucieuse stratégie qui ne risque pas de réveiller un grand public acquis aux vacuités stylistiques d’un Werber ou d’un Chattam ! Il ne doit pas être facile de saboter le style fluide de King, qui sait créer l’illusion d’être là, avec vous au coin du feu, par une nuit sombre ; pas facile de rendre grotesques ses personnages si finement ciselés qu’on peine à croire qu’ils sont fictifs ; pas facile de faire taire cette voix qui nous raconte le quotidien de l’Amérique depuis plus de trente ans.

Vous sauvez ainsi les aficionados de la déception en recentrant le débat sur la piètre qualité de la traduction. Nous avons donc joué à Où est cachée Nadine ? et je ne peux résister à l’envie de partager avec vous quelques truculences choisies.

Passons le « True Knot » transformé en un navrant « Nœud vrai ». Nadine a su rendre ses méchants plus sordides que ceux de King en les adaptant aux clichés franchouillards sur les Gens du voyage — qui parlent forcément le langage peu châtié des parias malfaisants. C’est à la mode, ça tombe bien.

Après 169 pages à m’érafler les yeux, j’ai eu droit à une épiphanie. Bérurier est toujours vivant ! Il travaille dans un hospice au fin fond de Belleville du New Hampshire : « Qui c’est qu’a clamecé et qui t’as foutu sur les endosses ? » pour le plus naturel « Who died and left you in charge ? » (« Qui est mort et t’a laissé te débrouiller seul ? »). Madame Gassie n’utilise pas que son fabuleux sens de l’exportation idiomatique, elle dénature aussi à merveille les registres de langage. Ainsi, page 240, « He fooled you, Brad. » (« Il t’a trompé, Brad. ») devient « Il t’a entubé, Brad ». Les deux procédés peuvent être maniés conjointement pour doubler l’effet comique. Prenez « But give me another kiss first. Maybe a little of that educated tongue, for good measure » (« Mais donne-moi d’abord un autre baiser. Et peut-être un peu de cette langue experte, pour faire bonne mesure. » - p. 355). En croisant les effluves (et en rajoutant un peu n’importe quoi), elle obtient : « Mais fais-moi encore un bécot avant de partir. Une bonne grosse galoche, tiens avec cette belle langue sucrée que tu as. » Combo ! Avec Nadine Gassie, c’est tout de suite plus sexy. Surtout quand les filles de treize ans « mouillent leur culotte pour les mêmes chanteurs » au lieu de « couiner » (« All of them (...) moan over the same band. » - p. 379).

Je pourrais vous en noircir des pages entières, votre « traductrice » étant capable de tout, même d’inventer le verbe « cradosser » pour rendre « make the mess » (« mettre la pagaille ») un peu plus pittoresque.

Madame Gassie a bien rempli la mission que vous lui avez confiée. Vous pouvez maintenant la renvoyer chez Harlequin.

Vôtre,

Grégory Drake
Critique parue in Bifrost n° 74

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