Objectif Runes en plus (Bifrost 77)

Critiques |

Parce que le nombre de pages de Bifrost n'est malheureusement pas extensible, parce que notre équipe critique s'emballe parfois quant à la quantité de livres à lire, une partie du cahier critique du numéro 77, en librairie depuis le 22 janvier, se retrouve délocalisé sur le web, afin de continuer à coller au plus près à l'actualité des littératures de l'imaginaire, au sens large…

objr77-fondsperdus.jpgFonds perdus

Thomas Pynchon - le Seuil - août 2014 (roman inédit traduit de l’anglais [US] par N. Richard - 464 pp. GdF. 24 €)

C’est peu dire que chaque nouveau roman de Thomas Pynchon fait l’événement. Avec neuf ouvrages en cinquante ans, on ne peut guère l’accuser d’être un pisse-copie – même si les trois derniers sont sortis en moins d’une décennie, une prolixité inhabituelle pour l’auteur.

Fonds perdus commence le premier jour du printemps 2001, à New York. Détective privée ayant perdu sa licence, Maxine Tarnow (mélange entre l’Œdipa Mass de La Vente à la criée du lot 49, guère plus apaisée, mais désormais mère de famille et affligée d’un ex-mari-pas-si-ex, et Doc Sportello, le détective privé azimuté de Vice caché) est contactée par un ami cinéaste expérimental qui envisage de tourner un film sur hashslingrz, une société de sécurité en ligne qui n’a curieusement pas coulé suite à l’explosion de la bulle internet quelques mois plus tôt. Ledit cinéaste peine à obtenir toutes les informations nécessaires et charge Maxine d’enquêter sur hashslingrz. Il s’avère que cette société fait transiter de grosses sommes – les fonds perdus du titre – à destination du Moyen-Orient, tout en étant en lien étroit avec la NSA. Que fabrique le fondateur de hashslingrz, l’insaisissable Gabriel Ice ? Quelque chose d’énorme se tramerait-il ?

« Pour moi, non, la paranoïa est l’ail dans la cuisine de la vie, pas vrai, il n’y en a jamais trop », déclare l’un des personnages du roman. Mais règne ici un goût de cendres : celui des débris du World Trade Center. Comme dans tout bon Pynchon, la paranoïa et le complot rôdent, avec un terreau ici des plus propices : on sait combien l’effondrement des tours jumelles a suscité son lot de théories conspirationnistes. Alors, où se trouvent les traces du complot en question : dans les chiffres aléatoires que crache un ordinateur et qui cessent de l’être aux alentours de la date fatidique ? Dans la chute des actions de la compagnie United Airlines ? Dans ce DVD que retrouve Maxine, où l’on voit des snipers s’exercer du toit d’un immeuble ? Dans les arcanes du Web Profond, hanté par des hackers en goguette – un Web inaccessible aux moteurs de recherche, une « décharge qui s’étale à l’infini », traité par Pynchon quasiment comme un monde de fantasy, aux règles floues ?

Au fil de ses romans, Pynchon questionne l’histoire américaine – du tracé de la ligne Mason-Dixon en 1763-67 jusqu’à l’orée du XXIe siècle et la chute des tours du World Trade Center. Avec humour, nostalgie et un zeste de bordel d’entropie, il met en ici scène la Silicon Alley new-yorkaise qui se remet d’une gueule de bois, celle de l’éclatement de la bulle Internet, et ignore ce qui va bientôt arriver : les attentats aériens. Et l’auteur de tirer le triste constat des conséquences de cette dernière attaque sur l’état du pays : «  Le 11 septembre infantilise ce pays. Il avait l’occasion de grandir, au lieu de cela il a décidé de retomber en enfance », déclare l’un des personnages.

Volontiers allusif et elliptique, truffé de jeux de mots plus ou moins traduisibles et de références plus ou moins évidentes, Fonds perdus contient sa galerie de personnages excentriques, des chansons, une intrigue complexe ou peut-être juste floue, le tout soutenu par une érudition sans faille – l’exégèse du roman pynchonien s’avère aussi longue que le texte qu’elle analyse – qui table sur l’intelligence du lecteur. Néanmoins, et à l’inverse des monstrueux et complexes Arc-en-ciel de la gravité et Contre-jour, difficiles d’accès, ce dernier roman en date s’avère plus accessible (ouf !), et renoue avec la veine « detective story » déjantée du précédent Vice caché (dont l’adaptation filmique par Paul Thomas Anderson est prévue pour le mois de mars), ou du classique Vente à la criée du lot 49. Une bonne introduction à l’œuvre du romancier.

En somme, Fonds perdus est comme un roman de Thomas Pynchon : différent. Et la différence, par les temps qui courent, ça fait du bien…

Erwann Perchoc

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objr77-spiridons.pngSpiridons

Camille Von Rosenschild
1. Spiridons – Don Quichotte – octobre 2013 (roman inédit - 400 pp. GdF. 19,90 €)
2. La prisonnière du Kremlin - Don Quichotte - septembre 2014 (roman inédit - 368 pp. GdF. 19,90 €)

« Dieu… ce mensonge ! » Victor va vite se rendre compte de la véracité de ce cri asséné par Olga, une vieille Tzigane. Arrivé à Moscou pour une affaire banale, le jeune Français se retrouve menacé de mort, battu et sauvé in extremis par cette femme sans âge. Elle le prend à son service, le loge et le nourrit contre un travail rébarbatif et sans intérêt apparent. Mais peu de temps après, elle meurt, laissant Victor aux prises avec une réalité qu’il n’était pas prêt à entendre. Et il l’apprendra, cette vérité, de la bouche de cinq personnages étranges, disparates, au comportement surprenant. Mais peut-on attendre d’un « fantôme » une réaction humaine normale ? Car oui, Ferdinand, Piotr, Soledad, Anatoli et Viviane sont morts depuis des années. Et pourtant, ils sont avec Victor, le suivent, l’entourent. Du moins l’essaient-ils, car ils sont incapables de s’orienter même sur quelques mètres et finissent régulièrement à se cogner dans un mur. Et toujours à se disputer, se chamailler, bouder. Pour tout dire, et c’est un défaut du premier tome de cette série, ils sont insupportables. Toujours à râler, se contredire. Sans que l’on comprenne toujours pourquoi. Certes, ils sont à fleur de peau et leur condition n’a rien d’enviable. Mais trop c’est trop. D’autant que Victor lui-même a des côtés tête à claque qui donnent envie de le livrer pieds et poings liés à ses ennemis.

Cependant, il ne faut pas se laisser arrêter par ce détail. D’autant qu’il disparaît en grande part dans le deuxième tome. Le rythme de La prisonnière du Kremlin est mieux maîtrisé. Sa construction est plus efficace, avec des chapitres courts, alternant les points de vue, les personnages. Et les aventures de Victor et de ses Spiridons, déjà prenantes dans Spiridons, deviennent réellement entraînantes. En effet, le jeune homme, pour survivre tout d’abord, mais aussi tenter de comprendre ce nid de guêpes dans lequel il s’est fourré, va traverser le pays. Camille Von Rosenschild nous fait partager, lors de descriptions vivantes, la fascination qu’elle a ressentie pour la Russie. Ainsi que sa répulsion devant certains quartiers inhumains de Moscou, devant certaines régions sauvages.

Au cours de ses pérégrinations de la capitale aux confins de la Russie, Victor va progressivement mettre en place les différentes parties du puzzle. Les Tziganes d’un côté, opposées à ces mystérieux moines, tout de sombre vêtus, tous borgnes et inquiétants. Les tenants d’une vérité et ceux qui veulent la combattre. La raison de l’existence des Spiridons et de leur présence à ses côtés. Et même, il découvrira que toute sa vie n’a été qu’un vaste mensonge.

Spiridons et La prisonnière du Kremlin sont avant tout des ouvrages divertissants. L’auteure prend son lecteur par la main et l’embarque sans lui laisser le temps de la réflexion dans des péripéties nombreuses, pas toujours originales, mais narrées avec une certaine fraîcheur. Et pimentées de quelques idées astucieuses. Un voyage plutôt réussi au pays des âmes tourmentées.

Raphaël Gaudin

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objr77-alphabet.jpgL'Alphabet de Flammes

Ben Marcus - éditions du Sous-Sol – février 2014 (roman traduit de l’anglais [US] par Thierry Decottignies - 346 pp. GdF. 22 €)

À la fin était le Verbe. Peut-être pourrions-nous ainsi résumer ce roman de Ben Marcus qui nous propose une apocalypse du langage ? L'Alphabet de Flammes est le témoignage au passé et à la première personne de Samuel sur une épidémie des plus étranges. Le langage des enfants est devenu toxique pour leurs parents et les adultes en général.

L'un des artifices de l'imaginaire spéculatif consiste à prendre une métaphore au sens littéral. C'est à ce jeu que Ben Marcus s'adonne ici avec une virtuosité étourdissante. Le langage peut faire mal. Il y a des mots qui font mal. Des mots peuvent provoquer une somatisation telle qu'elle conduit à la grande hystérie naguère décrite par Freud. Le trauma psychique pouvant être généré par de simples mots, sans forcément de volonté consciente. Ben Marcus généralise et amplifie le concept. L'épidémie a commencé avec les enfants juifs du Wisconsin puis s'est répandue à travers les Etats-Unis. La parole plus ou moins innocente des enfants et adolescents rend leurs parents et les adultes malades, comme frappés d'une sorte de consomption dont ils finissent par mourir. Ben Marcus pousse dans ses ultimes retranchements l'idée selon laquelle la communication avec les enfants et les jeunes n'a rien de facile et frise parfois l'incommunicabilité. Samuel cherche à extruder une alternative au langage afin de renouer une forme de communication avec sa fille Esther. C'est une quête éprouvante, pour le lecteur également, qui le confronte à Murphy au long de la deuxième partie.

L'Alphabet de Flammes n'a rien d'un roman d'accès facile. Le témoignage de Samuel est d'autant plus glaçant qu'il est livré sur un ton froid où le narrateur intellectualise son propos sans chercher à faire part de son ressenti. C'est paradoxalement un livre qui n'a pu être qu'écrit et ne peut être que lu et ne saurait être transposé dans un autre média sans être gravement dénaturé. Les événements restent à l'arrière plan d'une problématique concomitamment liée au style que Marcus prête à son narrateur. Le roman est truffé, faudrait-il dire perclus, de métaphores. La chronologie distordue rappelle celle de Notre île sombre de Christopher Priest pour un effet comparable. La description clinique récurrente des symptômes confère au livre une atmosphère oppressante et dérangeante qui évoque parfois Daniel Walther et engendre un malaise prégnant qui entre en résonnance et s'amplifie avec l'idée de ne plus pouvoir communiquer avec ceux que l'on aime sans souffrir et mourir. Un malaise qui s'apparente à la confrontation à la maladie d'Alzheimer.

Dès les toutes premières lignes, le lecteur se voit projeté dans un univers à l'inquiétante étrangeté. Rapidement, ce n'est plus « simplement » notre monde en proie à la toxicité du langage infantile car derrière se profile l'univers pour le moins bizarre des juifs sylvestres. Etrange congrégation qui reçoit en couple l'enseignement du rabbin Burke dont les sermons remontent de la terre dans une cabane perdue au fond des bois via une radio molle reliée à un réseau souterrain qui fait à la fois penser aux réseaux pneumatiques qui équipaient jadis les grandes villes et à la console de jeu biologique d'eXistenZ. « Le véritable enseignement juif n'est pas destiné à la consommation de masse, aux groupes, ne doit pas être corrompus par sa communication. Propager des messages les dilue. Même les comprendre les compromet. » (p. 59) Ainsi, les deux pôles d'étrangeté du roman semblent se faire l'écho l'un de l'autre. A travers la jungle foisonnante de langage qui constitue le roman de Ben Marcus se distingue la lancinante question de savoir ce qui reste de notre humanité lorsque la parole s'est perdue et que même ce qui en constitue l'aspect le plus essentiel, à savoir la communication avec les être qui nous sont chers, n'est plus possible.

Ce roman qu'il faudra sans doute lire et relire encore pour en extraire tout le suc est sans aucun doute l'un des livres les plus importants de l'année. L'un des rares qu'il semble vraiment essentiel de lire.

Jean-Pierre Lion

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objr77-xenome.jpgXénome

Nicolas Debandt - éditions de l’Homme sans nom - juin 2014 (roman inédit - 397 pp. GdF. 19,90 €)

2184, Paris, Yann s’éveille, dans les sous-sols du Louvres. Il ne sait ni qui il est, ni d’où il vient, ni ce qu’il fait là. Sa mémoire est une page blanche sur laquelle il va tenter d’écrire une histoire, d’abord celle de son origine. Mais, dans le Paris inégalitaire de 2184, de puissantes forces veulent mettre la main sur Yann. Il semble donc que certains savent ce qu’il ignore : d’où il vient, et pourquoi.

Thriller futuriste épicé cyberpunk, genepunk, puis, à la fin, quoi ? cyborgpunk ? Xénome mélange beaucoup de genres entre deux couvertures. Pourquoi pas ?

Il décrit un Paris dans lesquels les progrès fulgurant de la génétique ont amené une scission de la race humaine en sous-races distinctes aux capacités intellectuelles différenciées et aux droits politiques profondément inégaux. Une dystopie fondée sur la génétique ; le risque, si minime soit-il, existe : en parler n’est pas idiot.

Et puis, il y a l’attrait du thriller. L’enquête, un indice en amenant un autre, se laisse lire sans déplaisir de fond, même si la fin, inutilement surprenante, est peu satisfaisante.

Mais qu’importe l’histoire finalement.

S’il ne faut pas lire Xénome, c’est en raison de son écriture. Je pourrais évoquer ici la grandiloquence de certaines déclamations qui font très adolescentes, le caractère convenu de ce qui se veut politique, ou la naïveté presque touchante de certaines images ou affirmations péremptoires. Mais même ça, un cœur compatissant pourrait s’en accommoder. Malheureusement, le pire est ailleurs, dans le style général du roman. Xénome offre au lecteur une bouillie stylistique bien fade et un peu lourde, dans laquelle flotte des approximations de vocabulaire, de tournure, de syntaxe telles qu’on se demande parfois si ce ne sont pas des coquilles. Ce roman n’est ni écrit ni édité, il ne doit pas être lu.

Eric Jentile

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objr77-amesenvolees.jpgLes Âmes envolées : Pax Germanica

Nicolas Le Breton - Les Moutons électriques – novembre 2014 (roman inédit - 321 pp. GdF. 22 €)

Parfois, à la rédaction, on n’est pas d’accord. Imaginez la scène quand on a reçu ce livre… Certains se réfugiaient derrière leur bureau, en maugréant, « Quand est-ce que les Moutons électriques vont sortir un livre sans coquilles ! », tandis que d’autres criaient leur joie devant la beauté incroyable de l’objet (bravo à Melchior Ascaride). Le rédacteur en chef a pointé le bout de son nez, puis, rassuré de voir que ce tapage n’était pas causé par une visite impromptue de monsieur De Mesmaeker, est retourné prestement dans son antre, me glissant au passage : « Tu aimes le steampunk, petit. Ce livre est pour toi. »

Les Âmes envolées est une uchronie steampunk qui commence par un court prologue. En 1912, Louis Lépine, préfet de Seine et fondateur du concours éponyme, participe à l’assaut final contre la bande à Bonnot, lors d’un ultime affrontement aérien. Puis les corps des bandits sont promptement escamotés de la morgue pour être objets d’une opération chirurgicale aussi mystérieuse que contre nature. Nous retrouvons ensuite Lépine jeune retraité de la police, que l’on appelle à la rescousse pour une dernière enquête : des scientifiques de renom disparaissent, probablement enlevés par une organisation secrète allemande… À partir de ce moment, le roman choisit le rythme de la course-poursuite effrénée, allant de la France au Tibet, pour finir dans les tranchées de la Première Guerre mondiale. Autour de Lépine se constitue progressivement un groupe hétéroclite, à la tête duquel se trouve la mémorable Léontine, baronne de Laroche, première femme pilote au monde ! Du roman populaire, nous avons les péripéties et les retournements de situation. Le péril est toujours présent, et peut surgir à chaque instant. Le méchant est impitoyable jusqu’à la folie. Seuls leur valeur et leur sens du sacrifice permettent à nos héros de triompher des plus sombres dangers. L’exotisme et l’émerveillement verniens sont également de rigueur. Nicolas Le Breton assume cet héritage, écrivant dans une langue riche en préciosités stylistiques, avec un goût évident pour le mot rare et la métaphore décadentiste.

Le roman est très généreux, racontant beaucoup, multipliant les épisodes. Il aurait peut-être gagné à être un peu plus resserré dans la narration de certains passages de transition. Mais le monde de « Pax Germanica » est vaste, l’auteur évidemment désireux de le parcourir et de le faire découvrir.

Loin des brumes londoniennes et des clichés steampunk, du moteur à vapeur aux héroïnes en corset, le roman se déroule dans un monde où la science a juste fait un pas de côté par rapport au nôtre, entraînant par conséquent le développement considérable des transports aériens. Une petite dose de science-fiction permet l’apparition d’une science déviante, entraînant la création de « réÂmnimés », sorte de zombies aussi puissant que dépourvus de sentiments, mais aussi nombre de machines surprenantes, dignes d’Albert Robida, permettant des voyages lointains, des combats aériens, mais aussi des poursuites souterraines !

Le steampunk francophone a une identité unique et une saveur immédiatement reconnaissable. Que les auteurs qui veulent s’y frotter ne l’oublient surtout pas : ce roman indique la voie.

Etienne Barillier

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