Portrait d'un homme-orchestre, un entretien avec Michel Demuth

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Editeur, rédacteur-en-chef (de la revue Galaxie), traducteur (de Dune et de 2001, entre autres), mais aussi auteur, Le Bélial' rend hommage en novembre à celui qui fut sans aucun doute l'un des grands monsieurs de la SF française avec A l'est du Cygne, recueil de ses meilleures nouvelles. L'occasion pour nous de proposer cette interview réalisée en 2001, déjà parue dans le Bifrost n° 25 et également au sommaire du recueil. Des premières nouvelles tapées à la Remington noiseless dans les années 50 aux chapelles d'aujourd'hui, regards sur cinquante ans d'imaginaire et littérature, où l'on croise Alain Dorémieux et Jacques Sadoul, mais aussi Moorcock et Asimov...

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Bifrost : Plantons, si tu le veux bien, le décor : tu es né en 1939 et as grandi, de fait, dans la France de la guerre et de l'après-guerre. Pour autant que tu t'en souviennes, quel enfant étais-tu et quels furent tes premiers rapports avec celui qui devint par la suite ton genre de prédilection ?

Michel Demuth : Je crois que ma relation avec l'imaginaire a commencé très tôt. Je ne m'appesantirai pas sur les années de guerre ; mais l'après-guerre a été une période assez riche du point de vue de la presse pour mômes, avec des titres tels que Donald, Vaillant ou Coq hardi. Dans ce dernier, était parue une BD essentielle, Guerre à la Terre de Marijac, qui racontait l'invasion de notre planète par les Martiens. On devait être en 1947, j'avais huit ans… À ce sujet, je salue mon camarade des coqs hardis qui a reçu son totem la même semaine que moi : un certain Jacques Chirac ! Il était baptisé « Aigle musclé » ou un truc de ce genre, moi c'était « Snowbird ». J'ai encore le numéro de Coq hardi où je suis totemisé avec lui. Quantiquement parlant, quel univers, quand même !

Totemisé ?!

Oui. On s'inscrivait auprès du journal en tant que coq hardi et on se choisissait un nom d'indien. Pour ma part, j'avais choisi « Snowbird », oiseau des neiges. Déjà le traducteur devait-il s'annoncer, sournoisement… Par la suite, j'ai lu d'autres BD telles que Les Pionniers de l'espérance, toutes ces choses vendues aujourd'hui au prix d'une Jaguar dans les bonnes librairies spécialisées. Il y avait aussi Fantax et Le Fantôme du Bengale… Et on arrive tout doucement à 1949-50, et à la maison de mon grand-père. Cela fait très cliché, je le concède, mais c'est comme ça : il était abonné à Science et vie et Sciences et voyages. Science et vie a été importante pour moi pour ses couvrantes. On y voyait des voitures rouges qui déployaient leurs ailes sur des routes nationales et qui décollaient dans le grand ciel bleu de l'avenir, des avions-fusées faisant le tour de la Terre, des trucs qui me faisaient complètement délirer. Quant à Sciences et voyages, on y trouvait des feuilletons sur des cités perdues, avec des titres du style Au-delà du Hoggar ou La Princesse Machin. Et puis un jour, mon oncle, un intellectuel aventurier qui a eu beaucoup d'influence sur moi, le personnage romantique et mythique que l'on imagine facilement dans une famille un peu ennuyeuse (à chaque fois qu'il passait, c'était le souffle de l'Afrique ou de l'Asie), m'a offert un numéro d'une revue extraordinaire qui s'appelait Mystère Magazine, où j'ai trouvé mes premiers vrais polar. Un autre jour, en emménageant dans un nouvel appartement, j'ouvre un placard et un bouquin me tombe littéralement dessus, ce n'est pas une image. Une édition Hachette avec une jaquette représentant un homme nu volant vers une planète : Les Conquérants de la planète Mars d'Edgar Rice Burroughs. Je l'ai avalé en une seule journée et me suis mis à lécher la vitrine des librairies pour savoir s'il existait des choses qui ressemblaient à ça. Et je suis tombé pile poil sur le numéro un de la collection « Anticipation » du Fleuve Noir : Les Conquérants de l'univers par F. Richard-Bessière ! Là-dessus, on m'a envoyé en vacances garder les chèvres et les vaches, quelque part dans les monts du Charolais, je suis parti avec ce livre et, en revenant, j'ai poursuivi mes recherches à la librairie Flammarion, à Lyon, et y ai trouvé les premiers « Rayon Fantastique » et, très vite, les premiers « Présence du Futur ».

Quels furent tes premiers chocs littéraires ?

Le premier choc a été Ray Bradbury. Les Chroniques martiennes, ça m'a complètement niqué, comme on dirait maintenant ! Il faut croire que c'était une période faste et incroyable puisqu'en 1953 je tombe dans un kiosque sur une revue qui proposait en couverture une fusée posée dans un cirque lunaire : Fiction ! Je l'achète, et découvre le mois suivant Galaxie ! J'avais quatorze ans, j'étais au collège, et ça a été déterminant. J'ai effectivement été bouleversé par Fiction et transporté par Galaxie, qui était d'une tout autre nature. Après y avoir lu le premier épisode de Dans le Torrent des siècles de Clifford D. Simak, j'en avais acheté un second exemplaire pour le faire circuler dans la classe. Il avait été saisi assez rapidement par mon prof de français. Et pourtant j'étais son préféré puisque j'étais premier en français. Entre parenthèses, j'ai fait une carrière « tranquilos » en lettres, au collège et au lycée, et faisais même la rédaction des copains en apportant des modifications pour qu'elles ne ressemblent pas trop aux miennes. Par ailleurs, j'étais totalement nul dans toutes les autres matières, y compris l'anglais où je me trimbalais toujours des trois sur vingt. Là encore, c'est la SF qui m'a sauvé. Parce que plus je lisais Galaxie, Sheckley, Asimov, Lloyd Biggle, Alan Norse, Chad Oliver et tous les gens de cette époque, et plus je me disais qu'il faudrait peut-être les lire dans le texte. J'ai donc commencé à acheter tous les mois les revues Astounding et Amazing que je commandais au seul libraire de Lyon capable de les avoir. Et c'est avec ces textes, que je relisais deux ou trois fois dictionnaire en main pour bien les comprendre, que j'ai rallié l'année 1955-56 où, ô miracle, un élément nouveau est apparu : le Rock and Roll. Voulant comprendre les paroles de Presley, Fats Domino ou Ricky Nelson, mes premières idoles, j'ai encore forcé sur l'anglais. À tel point qu'en 1957, dans mon dernier établissement, alors que j'étais assez indiscipliné, fréquentais les blousons rouges lyonnais inspirés de James Dean, blousons de nylon et couteaux à crans d'arrêt dans la poche, mon ultime prof d'anglais est venu voir ma mère et lui a dit : « Il est vraiment excellent, il a l'accent, on croirait qu'il vient de débarquer de New York ; je ne l'interroge même plus… » Cela a évidemment surpris ma mère et j'ai eu beaucoup de mal à convaincre mon prof que j'avais appris l'anglais tout seul dans mon coin. 

Comment étais-tu, enfant et adolescent ? Quel caractère avais-tu ?

J'étais un enfant introverti, très timide, qui avait peu de contacts et de mauvais rapports familiaux. Je passais donc des vacances solitaires, penché sur mes bouquins. J'ai commencé à écrire assez tôt, en 1954, un feuilleton intitulé L'Invasion venue de Titan, sur des cahiers que je découpais en trois parties aux ciseaux pour obtenir un format « à l'italienne ». J'en avais fait trois ou quatre exemplaires à la main que j'avais diffusés dans la classe, illustrés par un copain. Un certain Cazalegno dont j'espère qu'il a eu un très bon destin de dessinateur. Il était très fort, surtout dans les triptyques pornographiques au tableau noir !

En l'absence du professeur…

…qui une fois, hélas, a surgi… J'ai commencé à écrire sérieusement vers seize, dix-sept ans. J'avais demandé péremptoirement à ma mère de m'offrir une Remington noiseless pour Noël, la Remington portative comme disait Gainsbourg. Et à mon grand étonnement, elle me l'avait achetée. Mais elle était totalement effrayée à l'idée que je veuille devenir écrivain comme je commençais à le dire. J'avais des problèmes scolaires, pour avoir été viré de plusieurs établissements, ainsi que des problèmes de santé suite à une intoxication à l'oxyde de carbone qui s'était accompagnée de phénomènes psychédéliques étranges ressemblant beaucoup aux effets de l'acide lysergique. Du mantisme délirant, m'avait dit un psychiatre : une invasion parasitaire de l'esprit conscient par des images et des concepts oniriques issus de l'inconscient. C'est assez terrifiant comme phénomène parce qu'on se retrouve dans des situations impossibles. On devient un cube, un galet sur une plage… À la suite de cette expérience, j'avais voulu transcrire tous ces trucs-là, images intéressantes, états seconds, états d'éveil, transports vers d'autres régions de l'existence. C'était déjà le Silverberg du Fils de l'homme ! Alors me voilà avec ma machine, à écrire mes premiers textes que je n'ai jamais retrouvés. Je crois que le premier récit que j'aie eu l'intention de présenter à un journal était une histoire d'univers parallèle, un truc très quantique, racontant la vie très condensée d'un homme au sein d'une Europe différente. J'ai écrit trois nouvelles ainsi et la quatrième, influencée de façon éhontée par Sheckley, a été publiée par Satellite. À cette époque, j'ai également écrit un roman intitulé Hal et les magiciens. Mon oncle s'était remarié avec une jeune aristocrate portugaise qui était agent littéraire. Elle avait lu mon roman, l'avait trouvé pas mal et avait décidé de s'en occuper. Trois mois après, elle m'écrivait pour me dire qu'elle l'avait vendu à un éditeur portugais de Lisbonne qui s'appelait Gomes & Rodrigues. J'ai été payé, mais la maison a fait faillite et il n'est jamais paru. Mes toutes premières publications ont donc eu lieu dans Satellite

Pour revenir à ton adolescence…

J'étais introverti mais turbulent. Mes parents s'étant séparés, je faisais régulièrement croire à l'un que j'étais avec l'autre. Mon dernier lycée était privé et tenu par les Jésuites. Or ma mère, dans un élan de sincérité absolument regrettable, avait déclaré que j'étais sans religion et n'avais pas fait ma communion. Ils n'ont, de fait, pas hésité un seul instant à me virer. Je me suis donc retrouvé à fréquenter, la journée, des endroits où on consommait de la bière et des hot-dogs en écoutant des 45 tours de Rock, et les surprises-parties lyonnaises. Je ne foutais absolument rien. Un jour, mes parents se sont reparlés, se sont aperçus qu'ils ne me voyaient plus ni l'un ni l'autre, et je me suis retrouvé coincé. Ils m'ont dit qu'il fallait faire quelque chose. Là, on se situe vers 1955, avant que je commence à publier. 

A quoi te destinais-tu ?

Je me destinais à être soit journaliste, mais ma mère n'a jamais voulu m'envoyer dans une école de journalisme, soit photographe puisque je faisais des photos pas mal. Mais elle m'imaginait photographe scientifique alors que moi, adolescent que j'étais, je me voyais davantage travailler pour…

Paris-Hollywood ?

Voilà ! D'où un nouveau refus de sa part. Alors, comme j'avais un petit talent pour la peinture abstraite et Lyon étant un peu la capitale de la soierie, j'ai décidé de travailler dans un studio de dessin. Et j'ai proposé mes services, en 1957, à un certain Michalon que j'ai fait revivre par la suite, d'ailleurs, dans une « Galaxiale ». Il m'a laissé seul un moment dans le studio avec toute une panoplie de gouaches, d'encres et d'aquarelles, j'ai fait un essai, un pompage éhonté de Paul Klee, il l'a trouvé très joli pour un tissu de robes d'été. Et il m'a engagé en tant que « dessinateur compositeur ». Je me suis donc mis à tartiner à longueur de journées des tas de trucs pour des maillots de bains, des rideaux dits « de bonnes femmes », des robes tendance moderniste, du faux Mondrian, du Miro revisité, etc. Après, est arrivé ce qui arrivait à tous les gars de cette génération un peu stupide : on sortait avec une nana, puis deux, puis trois, et on épousait la quatrième. Je me suis donc marié à dix-neuf ans et demi, en 1958, en présence de mes parents puisque la majorité était à l'époque à vingt et un ans. Puis la guerre d'Algérie est arrivée, le mariage et la SF en ont pris un vieux coup. Je ne suis pas parti là-bas parce que j'avais deux fils, mais ce fut néanmoins une période pénible, même si avec le recul, comme le dit notre bonne vieille sagesse française, « c'était le bon temps ». J'étais anorexique, je ne me nourrissais que de laitue, de frites et d'omelette, et ne buvais que du lait-grenadine. À tel point que lorsque j'ai été incorporé, je pesais 49 kg, seuil limite où on vous renvoyait dans vos foyers en attendant que vous repassiez le seuil des 50 kg… Je suis tombé sur un colonel à qui j'ai eu le malheur de présenter mes premières nouvelles publiées dans Satellite. Il a trouvé ça totalement abject, m'a fait remonter toute la filière médicale en annonçant : « Service armé, ça lui apprendra à supporter la société, à assumer ses responsabilités, etc, etc. » Au demeurant, l'armée ne m'a pas arrêté pour autant puisque on m'a placé dans les bureaux en tant que secrétaire et j'ai largement eu le temps d'écrire sur les machines de l'armée française, pendant deux ans. C'est durant cette période que j'ai adressé mes premières nouvelles à Fiction. En effet, Alain Dorémieux m'avait écrit en me disant qu'il ne comprenait pas pourquoi j'adressais mes nouvelles à Satellite et pas à Fiction. Je lui avais répondu en toute sincérité que je n'aurais jamais imaginé dans mes rêves les plus fous pouvoir publier dans sa revue. Sur ce, je lui avais envoyé trois ou quatre nouvelles qui avaient été prises tout de suite. J'avais à la même époque proposé mes services à Galaxie ancienne édition, dont le rédacteur en chef, un certain Marius Larique, avait été responsable de Détective, magazine people sanglant de l'époque. Il avait été muté pour faute professionnelle à la tête de Galaxie, produit étrange dont personne ne savait que faire dans cette maison qui éditait par ailleurs Horoscope, Rêves et, donc, Détective ! Il m'avait pris sept ou huit nouvelles d'un coup, mais la revue avait rapidement déposé son bilan.

Sept ou huit nouvelles d'un coup ?! Tu écrivais comme un fou ?!

Je n'arrêtais pas ! Je commençais une nouvelle le matin, je la terminais dans l'après-midi. Ça me laisse rêveur, aujourd'hui…

Alors si on reconstitue la chronologie…

J'arrête le lycée en 1956, deviens dessinateur en 1957, me marie en 1958, pars à l'armée en 1959 et en termine en 1961… Rendu à la vie civile, je suis reparti dans la soierie pour une société new-yorkaise implantée dans le centre de Lyon qui achetait des tissus. Je continuais à écrire beaucoup et commençai en 1964 Les Galaxiales, sans penser au départ écrire une histoire du futur. J'ai commencé simplement, avec L'été étranger, puis j'ai pensé que ce serait marrant de faire comme Heinlein. J'ai conçu le plan de la série en une journée, en balançant des titres comme ça, sans avoir de trames. J'ai par exemple intitulé une nouvelle Le Bataillon-légende sans savoir ce que serait le bataillon-légende en question. J'étais comme Magnelli, ce peintre abstrait que j'aimais beaucoup, qui intitulait ses toiles En cet instant fabuleux ou Tel que je l'imagine et commençait ensuite à peindre. J'ai envoyé ce plan à Dorémieux, et il m'a répondu, un peu ironique mais sympa, que c'était très ambitieux. Et il m'a fait confiance. Je voudrais ouvrir une parenthèse pour dire qu'il croyait vraiment aux auteurs qu'il publiait et que lorsqu'il publiait quelqu'un comme Daniel Walther, par exemple, c'est qu'il y croyait fort ! En plus, ce qui était très grand de sa part, et que ne mesurent pas toujours les gens, c'est qu'il était plutôt un amateur de fantastique, de fantasy et de féérique, avec une formation très classique, qui connaissait par ailleurs très bien le polar et avait certaines réserves à l'égard de la SF. S'il appréciait ce que j'écrivais, c'était je crois pour la part de baroque que ça comportait… Par ailleurs, Maxim Jakubowski, que j'avais rencontré, préparait une anthologie pour Denoël et savait que j'avais traduit pour mon plaisir des nouvelles de Bradbury et de Kuttner. Aussi me proposa-t-il de traduire pour son ouvrage les nouvelles de Ballard et de Keneth Bulmer, ce qui fut fait. Du coup, Dorémieux, toujours lui, me dit en substance : « Puisque vous traduisez pour Denoël, pourquoi ne feriez-vous pas, en plus de vos propres nouvelles, des traductions pour Fiction et Hitchcock Magazine ? » C'est ainsi que je me suis retrouvé soudainement traducteur ; et sérieusement, d'ailleurs, puisque en 1964-65, je traduisais comme un fou, surtout pour Hitchcock. Et en 1966, Dorémieux me dit qu'il y a une place à prendre chez Opta qui s'apprête à relancer Galaxie. Or j'étais à ce moment-là dans une situation assez curieuse, à savoir que je passais le plus clair de mon temps à utiliser la machine à écrire et la photocopieuse du bureau pour mes activités littéraires. Très indulgent, mon directeur m'avait dit : « Je vois que votre destin est ailleurs. » Et c'est ainsi que j'ai rallié Paris et les éditions Opta, en mai 1966… À la même époque, j'avais des amis proches du théâtre, à Lyon, comme Roger Planchon ou le décorateur de Marcel Maréchal. Ce dernier pensait qu'on pourrait monter un time-opera, mais j'ai décliné, ne voyant pas ce que pourrait être le théâtre de SF, et c'est là qu'est arrivée la proposition d'Opta…

Revenons un peu en arrière, si tu le veux bien : comment expliques-tu ton passage à l'acte du point de vue de l'écriture  ? Quelles étaient tes motivations ?

Comme je l'ai dit, j'étais introverti et souvent seul. Ma mère m'emmenait voir des psys, et je dévorais tout ce qui me tombait sous la main, dans un désordre absolu. À tel point qu'un libraire, chez qui je louais des bouquins, était venu voir ma mère, ce traître, en lui disant que j'avais un problème parce que je lisais à la fois Alexandre Dumas, Francis Coplan, OSS 117, la « Série Noire », la « Série Blême », des bouquins sur les explorations dans l'Antarctique, ou sur la vie des papillons en Guinée ; ça lui semblait complètement incohérent. Certaines personnes, dont mon oncle, avaient pris ma défense en disant que j'étais seulement frappé de boulimie. Parce qu'en plus, je m'étais abonné à la bibliothèque de Villeurbanne qui était assez exemplaire et où je faisais les choses en série. J'avais lu tout Wells, tout Jules Verne, Simenon, Faulkner, Hemingway, Dos Passos, sans oublier les pavés américains style Slaughter, avec des romans-fleuves que j'emportais à la campagne, où je faisais l'admiration des paysans qui m'hébergeaient : Pour que les hommes vivent, Noirs sont les cheveux de ma bien aimée, etc. Et je crois que je voulais faire comme tous ces gens magnifiques. Mais c'était la nouvelle qui me fascinait beaucoup et mon idée était dès le départ d'en écrire. C'est pourquoi j'avais été assez surpris d'écrire le roman évoqué tout à l'heure et pourquoi je ne suis jamais, au demeurant, devenu romancier. En fait, le grand choc fut pour moi Michel Zevaco et j'avais écrit des pseudo-Pardaillan. Tout cela se mélangeait au polar, aux films d'Eddie Constantine, aux films noirs américains. Ma vie était totalement axée sur des mondes qui se télescopaient. Et puis j'avais vu ma mère lire beaucoup, notamment Agatha Christie et compagnie.

La littérature et l'écriture t'ont donc toujours accompagné ?

Toujours, oui. Majoritairement la SF, à partir de 1953. J'ai même, à quinze, seize ans, cessé de lire des bouquins de vulgarisation scientifique, alors qu'avant j'allais aux conférences des explorateurs, Paul-Émile Victor étant une de mes idoles.

Mais pourquoi t'être d'abord adressé à Satellite ?

J'avais acheté le premier numéro où ils disaient qu'ils acceptaient les manuscrits. Du coup, je leur avais envoyé une volée de trois ou quatre nouvelles, aussitôt écrites, aussitôt agrafées, aussitôt sous enveloppe ; pas question de se relire ! Un produit brut de brut ! Quinze jours, un mois, un mois et demi plus tard, pas de réponse, et moi n'osant pas me manifester. Un jour, je passe devant mon kiosque à journaux préféré, sur une petite place à côté de la chambre où j'habitais. J'y vois le dernier numéro de Satellite, et y lis que figure au sommaire du mois prochain une de mes nouvelles : émotion et triomphe ! À tel point que je monte voir mon patron dessinateur et lui annonce : « Ça y est, je suis un écrivain ! » Très sagement, il me répond : « On t'a payé ? Ça rapporte ? » Je lui dis : « Non, non, pas encore, mais je vais être publié, je pense que je vais quitter mon travail pour me consacrer à l'écriture à plein temps. » Il me fait : « Je ne te le conseille pas, mais quoi qu'il en soit, reviens si tu veux parce que ça marche bien, je vends tes dessins, ça te rapporte. » Je donne ma démission et reçois une lettre de Michel Benâtre, le responsable de la revue. Il m'écrivait que ma nouvelle paraîtrait dans le prochain numéro, que la règle était de ne pas payer la première, mais qu'ils me paieraient les suivantes puisqu'il les retenait toutes. Là-dessus, je me suis marié, les premiers chèques de la littérature, totalement inconsistants, sont arrivés, et j'ai passé ma première année de jeune marié dans des conditions financières extrêmement précaires.

Toi qui aimais par ailleurs le polar, n'as-tu jamais été tenté d'en écrire ?

Non, si ce n'est une fois, le temps d'une nouvelle publiée dans Mystère magazine. Elle était très inspirée des nouvelles de Suspense, un magazine que j'achetais religieusement et qui me fascinait, avec en couvertures des filles à moitié à poil et des types brandissant des couteaux plus ou moins sanglants. On y trouvait des textes des maîtres du Noir, des histoires de gangs, de petites filles de Harlem speedées à l'héroïne, de violeurs… Pour la petite histoire, on a ressorti ce support chez Opta, avec Sadoul et Dorémieux, sous le titre de Choc suspense. Mais cela n'a pas duré longtemps parce que le patron d'Opta était catholique pratiquant. Il avait des conseillers qui avaient mis le nez dans notre magazine et lui avaient dit que c'était horrible. De plus, nous avons été convoqués deux fois au Ministère de l'Intérieur, d'abord pour retirer les illustrations, ensuite pour sucrer des textes, nous avons donc laissé tomber. C'était le temps de Marcellin et compagnie…

Et d'un point de vue créatif, n'as-tu jamais eu envie de récidiver ?

Non, j'ai essayé deux ou trois fois, mais ce n'était pas mon truc. J'ai pourtant beaucoup d'admiration pour les auteurs de Noir français, Manchette, Daeninckx, Francis Ryck et autres, qui ont complètement changé le paysage littéraire. Quant aux Américains, ils ont une école un peu à part avec des romans comme Le Cheval qui vendait des chaussures ou Les Cafards n'ont pas de roi… des livres mortels !

Il y avait peu d'auteurs français de SF à l'époque. Tu as donc dû être bien accueilli ?

J'ai effectivement été très bien accueilli et je n'ai éprouvé aucune difficulté pour publier. Dorémieux, par exemple, m'a rarement refusé des nouvelles. Une ou deux seulement, qui ne devaient pas être très brillantes.

Fiction, justement… Tu y publies en moins de dix ans près de quarante nouvelles, un record  ! Ce devait être l'effervescence ?

C'est vrai, il fallait que ça sorte. Ça venait comme ça, en une journée, ce qu'on appelle l'inspiration. Mais tout à commencé à ralentir en 1966… 

Il y avait quelque chose de libérateur ?

Non, écrire ne m'a jamais libéré de mes problèmes profonds qui sont des problèmes d'ordre génétique que je tiens de mon père : une vision assez noire des événements à laquelle je me suis fait.

On a souvent dit que tu écrivais « à l'américaine  ». En avais-tu conscience et cela t'apparaissait-il comme une nécessité, une sorte d'évidence  ? Pouvait-il à l'époque pour toi en être autrement ?

J'en avais conscience, oui. C'était une affaire d'influences. Je me souviens, aussi bête que cela puisse paraître, que j'étais très fier quand on me disait ce genre de choses. Nathalie Henneberg, de son côté, avait dit que ce que j'écrivais était pas mal, mais ne présentait pas grand intérêt puisque les Américains faisaient la même chose. Certains d'entre eux, comme Silverberg ou Ellison, m'avaient dit que j'écrivais comme les gars de là-bas, de Californie ou d'Oklahoma. Et Scott Baker, qui a longtemps habité Paris, m'avait dit que j'étais le seul auteur français qu'il arrivait à lire et il m'avait proposé un truc : m'amener ses idées d'angoisse et de terreur que j'aurais ensuite mises en forme. Il pensait que nous aurions pu faire un malheur… C'était peut-être vrai…

Tu as déjà été traduit aux USA ?

Non, jamais. J'ai été traduit en Allemagne, en Russie, en Hongrie, en Italie, en Roumanie, en Espagne, en Angleterre, mais jamais aux USA. 

Jean-Pierre Andrevon a dit de toi que tu es « un rêveur d'un mythique âge de l'espace  ». Que penses-tu de cette définition ?

C'est flatteur venant de lui. J'étais fasciné par l'astronomie, l'astrophysique, la recherche spatiale. Je partage cela avec Gérard Klein, nous avons à peu près les mêmes objets, des mappemondes de la planète Mars, des trucs comme ça… Le rêve fou de l'espace… Les planètes étranges, les indigènes bizarres… Mais ma plus grosse influence en SF demeure ce que l'on pourrait appeler « l'école Galaxie ». On y trouvait des histoires de fous, comme cette histoire du type qui plantait des trombones dans son jardin pour faire pousser des bicyclettes ! Il y avait parfois une dérive vers la folie qui était visible et visionnaire, comme chez Sheckley ou chez Dick, lequel imaginait des planètes dont les indigènes se déguisaient en serviettes éponge pour mieux vous étrangler dans la salle de bains… Fiction m'a toujours parue plus classique. Lorsque j'écrivais pour Galaxie première série, je donnais volontairement le ton Galaxie, il y avait une tonalité, ça allait tout seul. Ça allait nettement moins bien pour les romans écrits pour le Fleuve Noir, au début. Je me suis fait rembarrer à chaque fois, sauf la dernière où on me proposait de remanier le roman en en faisant une trilogie. Ce que je faisais ne correspondait pas au Fleuve. 

Tu as donc écrit des romans ?

J'en ai quatre dans mes tiroirs, qui datent de 1958-1961. Sans doute que je n'arrivais pas à tenir la longueur et que mon style était trop passe-partout. J'ai appris, depuis, à chercher la belle écriture.

Tu es donc un pré-« néo-formaliste  » ?

Probablement ! J'avais beaucoup d'admiration pour Daniel Walther qui était un type qui écrivait un peu comme Harlan Ellison. Une écriture brillante, formidable ! Sans vouloir être sévère, j'aurais envie de dire que cela a un peu disparu aujourd'hui, sauf chez des auteurs comme Dunyach, Barbéri ou Wagner, qui est assez déchaîné et débridé par instants !

Revenons aux Galaxiales. Quelle était au départ ton intention ? Ne trouves-tu pas ce type de projet un peu ambitieux ?

Quitte à me répéter, je ne voulais pas écrire une vraie histoire du futur, une sorte de projection de ce qui nous attend. Au contraire, la série reposait en grande partie sur l'écriture automatique, des intuitions, des images, des photos floues. Je savais juste que le tout se situerait sur un plan galactique, qu'il y aurait des guerres et qu'une espèce de religion viendrait jouer un rôle. 

Peu d'auteurs nationaux se sont depuis essayés à cet exercice, Serge Lehman étant peut-être le seul. Connais-tu son travail et qu'en penses-tu ?

Je le connais. Il m'envoie de grandes dédicaces très touchantes. Peut-être peut-on parler de filiation. Il y a parfois, effectivement, des gens qui te disent des années après : « Quand j'étais jeune, je lisais tes trucs, et c'est ce qui m'a donné envie d'écrire. » En ce qui me concerne, j'ai entendu cela de la part d'Alain Paris… Chez Lehman, il y a une couleur, un lyrisme, une tendance à des emballements du verbe que j'aime bien. Pour ma part, quand je relis certaines Galaxiales, je me dis que j'ai fait un peu fort dans le rimbaldisme exacerbé, que j'aurais dû « moins en faire », que je suis parfois à la limite de l'incompréhensible. À ce sujet, Curval m'a dit un jour : « À ce stade-là, à quoi bon chercher à comprendre… »

Comment les choses se sont-elles passées chez Opta ?

J'y suis entré en 1966, avec des taches rédactionnelles qui ont amplifié très rapidement, du fait de la rupture entre Sadoul, parti chez J'ai lu, et Dorémieux. Dorémieux a toujours été un dandy suicidaire avec une vie amoureuse très agitée. Nous étions très proches, nous sortions souvent ensemble, et nous avions un côté alcoolo et suicidaire en commun. On était toujours un peu vagues, le matin. Enfin, le matin… c'est beaucoup dire… Pour Galaxie, les choses se sont passées en douceur : un jour, début 1969, je suis entré dans le bureau d'Alain et lui ai dit de me filer toutes les archives et les dossiers. Je me tapais effectivement tout, les chapeaux, les mises en page, le choix des couvertures, et ça n'allait plus du tout. Il m'a dit de me débrouiller avec Galaxie, qu'il ne voulait plus y toucher pour se consacrer à Fiction. Les mauvaises langues ont dit que je voulais également m'emparer de Fiction, ce qui n'a jamais été le cas, ce n'était pas mon truc. Je ne connaissais pas suffisamment la SF française et je n'aurais jamais touché à Fiction… Officiellement, j'avais été engagé pour diriger « Galaxie-bis » et m'étais retrouvé rédacteur en chef d'Hitchcock magazine, ce qui m'excitait beaucoup. Puis je me suis occupé de Galaxie, de « Galaxie-bis », avant d'hériter du « CLA ». Le club devait quitter sa phase de rééditions des maîtres de la SF pour se jeter à l'eau, avec des auteurs que les gens ne connaissaient pas du tout : avec Pavane de Keith Roberts ou Génocide de Thomas Disch, j'avais un peu le trac. Mais la réputation de la collection a fait que ça a marché. Je revendique cette chose-là parce qu'il fallait bien franchir le pas et sortir d'Asimov, de Heinlein et de la période dorée de Dick. Parce qu'à un moment, Sadoul, Dorémieux et moi, nous avions acheté les droits de douze bouquins de Dick. On faisait un « CLA » avec deux d'entre eux, on en passait un autre dans Galaxie, puis on refaisait un « CLA », etc. Nous n'avions pas de concurrence, nous jouions sur du velours… Un souvenir reste particulièrement vif : un jour, sur la Côte d'Azur, j'achète un numéro de l'édition américaine de Galaxie et découvre une nouvelle d'un certain Cordwainer Smith. J'en parle à Dorémieux au téléphone, il me dit de la traduire, et c'est comme ça que nous l'avons lancé. Aussi, quand j'ai pu sortir, des années après, Cordwainer Smith en « CLA », j'étais on ne peut plus fier car c'est un écrivain qui m'avait beaucoup impressionné. Encore une espèce d'histoire du futur sans début ni fin. C'était étonnant, surtout compte tenu de sa profession, puisqu'il était conseiller dans la guerre psychologique et le lavage de cerveau durant la guerre de Corée… J'ai fait un peu moins de traductions à partir du moment où je suis devenu rédacteur et directeur littéraire. Je n'ai repris le collier qu'en 1968 pour Dune et pour 2001 qui fut une sacrée odyssée puisque Robert Laffont m'avait donné trois semaines pour traduire le bouquin. Il n'était ni gros ni difficile à traduire, mais nous étions en juin 1968, juste après les événements que l'on sait, et je me baladais sans cesse dans les rues de Paris avec une caméra à la main. Du coup, je suis parti sur le littoral vendéen, où j'ai commencé le travail ; puis je suis revenu à Paris pour en finir plus vite. Et allé à Londres pour la première du film de Kubrick.

Tu signais certains de tes textes du pseudonyme de Jean-Michel Ferrer. Pourquoi ?

Cela correspondait à une demande de Dorémieux qui, compte tenu du nombre de nouvelles qu'il m'avait retenu, trouvait bon que j'en signe certaines d'un pseudo. Alors, Ferrer parce que j'avais de lointaines ascendances espagnoles ainsi que pour l'acteur José Ferrer, et Jean-Michel parce que je m'appelle Michel, Jean.

As-tu utilisé d'autres pseudos depuis, ou auparavant ?

Oui. Michel Chaponnay pour des couvertures de Fiction, de Galaxie et « Galaxie-bis ». C'était soit de l'abstrait soit des photomontages. Entre parenthèses, Curval aussi a fait des couvertures de Fiction… Et puis André-François Termath pour des critiques dans Fiction et Galaxie. Because Aftermath, l'album des Stones…

À côté de quelle carrière es-tu passé en choisissant la SF ? Scénariste-dialoguiste ? J'ai lu que tu avais eu des contacts avec le cinéma…

Non. Très jeune, je m'occupais à Lyon, avec plusieurs personnes dont un certain Daniel Riche, d'un club de cinéma fantastique qui reproduisait ce qui se faisait à Paris au Midi-Minuit et organisait des séances doubles du style La Dernière Séance. Claude Loubare, celui qui s'occupait de ça, un ami de Frédéric Mitterrand, avait fait quelques courts-métrages et nous en avons fait un ensemble, Iona ou la nuit sera longue. J'en avais écrit le scénario et les dialogues, et il nous a valu en 1965 le Prix du meilleur film de jeunes du Festival d'Évian. Sinon, plus tard, j'ai fait faux bond à Tavernier qui voulait que je fasse le scénario des Plus qu'humains de Sturgeon (ce dont je m'excuse) et à Corneau qui voulait faire avec moi Rêve de fer de Spinrad.

À la « grande époque  », tu ne devais pas avoir le temps de t'ennuyer ! À quoi ressemblait une journée de travail ?

Les lectures se faisaient « at home » ou dans les transports, rarement chez Opta. Nous n'avions pas de lecteurs, juste quelques personnes de connaissance, comme Patrice Duvic, qui me disait incidemment qu'un bon bouquin venait de paraître aux USA. Chez Opta, c'était plutôt des journées de rendez-vous avec les traducteurs, les correcteurs et surtout les illustrateurs : Druillet, Bilal, Mœbius, Siudmak, Adamov, Lacroix et des quantités d'autres. Nous faisions la mise en page, les maquettes à la main, nous y passions beaucoup de temps et les journées se terminaient généralement très tard, vers vingt heures trente, vingt et une heures. Il y avait les deux jours hebdomadaires où nous répondions aux lecteurs, le courrier des lecteurs étant inventé en partie comme dans toutes les rédactions du monde. Je faisais, par exemple, le facho de service : « Je ne comprends pas ce que raconte ce Philip K. Dick qui doit certainement être drogué. » On créait les personnages de toute pièce… Tout cela était épuisant et il ne restait pas beaucoup de temps pour la vie de famille… En 1970, Dorémieux m'appelle un jour et me dit qu'il vient de démissionner. Du coup, par solidarité, j'appelle le patron et lui donne moi aussi ma démission, au lieu de demander des explications comme tout malin l'aurait fait. Il me dit que je suis le roi des cons, parce que c'est moi qu'il voulait mettre à la place de Dorémieux et qu'ainsi il ne me devra pas d'indemnités. Évidemment, il m'a réengagé trois mois après, mais cette fois en freelance. À partir de ce moment, ça a été l'enfer. Parce que même si j'avais toujours un bureau, je faisais une grande partie du boulot chez moi. Et comme il y avait toujours trop de boulot, j'en emportais sur mes lieux de vacances. Je n'avais pas de voiture, ça suivait par la Sernam. C'est à dire que j'arrivais sur la Côte ou en Ardèche, et le lendemain je recevais les deux « CLA », le Galaxie, le « Galaxie-bis » à paraître, et les corrections se faisaient au téléphone pendant une heure dix avec l'imprimeur. Le problème est que je voulais tout faire. Un jour, le gars qui avait racheté Opta m'avait dit : « Boussac, le roi du tissu, a été ruiné par le fait qu'il voulait tout faire tout seul, y compris taper son courrier, comme vous. Vous en faites trop et vous allez vous disperser. » Effectivement, je me suis dispersé. Déjà, en 1966, lorsque j'ai été engagé, Sadoul et Dorémieux m'avaient dit : « Toi qui entre ici, écrivain, laisse toute espérance. » Ils savaient de quoi ils parlaient… et Les Galaxiales en ont pris un sacré coup ! Et puis il s'est passé un truc sur lequel j'aime bien insister. Lorsqu'on lit des textes, à une époque où la SF anglo-saxonne fait un bon en avant, avec des auteurs tels que Zelazny, Ellison, Dick, Ballard, Sladek ou l'école New Worlds, on se dit « À quoi bon continuer d'écrire ? » Ces types-là étaient brillants, avaient des idées excitantes et un style fabuleux. Ça m'a bloqué. Autant on dit qu'il est nécessaire de lire pour continuer à être écrivain, autant c'est dangereux parce qu'on peut avoir d'un seul coup un complexe d'infériorité. À chaque fois que je commençais un texte, il se perdait dans les sables mouvants : la panne !

En tant qu'éditeur, tu te retrouves à la tête du « CLA  », d'« Anti-mondes », de Galaxie et « Galaxie-bis », et même un temps de Marginal. Comment t'y retrouvais-tu ?

Pour moi, le « CLA » était un super « Présence du Futur » en édition reliée. Il fallait des textes qui aient une certaine surface, dans une diversité qui allait de Jack Vance à Tom Disch. « Galaxie-bis » était plutôt réservé aux petits maîtres et au space opera : Lloyd Biggle Jr, Gordon Dickson, Keith Laumer, E.C. Tubb, qui faisaient de jolis petits romans de SF. Quant à « Anti-mondes », je voulais en faire quelque chose d'un peu plus expérimental et fou avec Un Spectre hante le Texas de Leiber, L'Envol de la locomotive sacrée de Lupoff, Les Quatrièmes Demeures de Lafferty ou les bouquins de Sladek, tel Méchasme. Ça n'a pas été un grand succès commercial… 

Comment vivais-tu, à la « grande  » époque ?

Je vivais confortablement comme un golden boy, avec des ceinturons larges comme ça et des chemises à fleurs. C'étaient les années soixante-dix ! Un jour, le nouveau patron d'Opta me propose : « Vous n'êtes jamais allé aux USA ?! Eh bien, mettez au point un plan de voyage pour rencontrer vos auteurs et en découvrir de nouveaux. » Alors là, le rêve, j'ai pris la carte des États-Unis, et j'ai dit : « Il y a untel qui habite ici, untel qui habite là, Pohl à New York, Andrew Offutt dans le Kentucky, Lafferty en Oklahoma, Silverberg et Vance en Californie, Dick à Los Angeles, Ellison… » J'ai dit à mon patron que ça allait me prendre un mois et il m'a répondu que c'était d'accord, que je partais tous frais payés… Je suis comme ça tombé dans des états perdus. Quand tu arrives à Los Angeles et que tu leur dis arriver de l'Oklahoma, ou du Kentucky, ils te disent : « Ça existe, ça ? » 

N'est-ce pas ainsi que tu as fait tes premières interviews ?

Oui, j'avais interviewé pour Fiction Dean Koontz, devenu la star que l'on sait, qui était à l'époque un modeste auteur de SF qui habitait à Harrisburgh, Pennsylvanie. Harlan Ellison pour Le Magazine littéraire. Et Dick pour Actuel. Il y aurait mille et une anecdotes à raconter, comme ma rencontre avec Robert Bloch ou ma première soirée à New York, avec Lester del Rey et Isaac Asimov, qui était une immense star. Nous sommes rentrés en taxi en traversant Central Park, nous l'avons déposé, et le chauffeur m'a dit, très fier : « Il m'a appelé Monsieur… » Je me souviens aussi de ma rencontre avec Leiber.

C'est dans la seconde moitié des années soixante-dix, où tu écris peu, que tu publies tes quatre recueils. Qu'ont-ils représenté pour toi : la consécration ?

Oui, d'autant qu'ils ont été bien accueillis par le public. Au Festival de Metz, où je signais Les Galaxiales, j'étais totalement charmé de voir ces gens qui se pressaient et me disaient qu'ils attendaient ce livre depuis longtemps. En plus, Les Galaxiales avaient été présentées à la télé par Lancelot, avec un gros plan sur la couverture, et dès le lendemain les demandes des libraires explosaient. Un jour, Sadoul m'appelle et me dit : « Tu en es à 85 000. »… Les Années métalliques ont vu le jour parce que Klein m'avait beaucoup reproché, à juste titre, d'avoir donné Les Galaxiales directement à J'ai lu alors qu'il leur voyait une carrière à l'américaine, avec une première édition chez Laffont et une reprise en poche, ensuite. Nous avions donc convenu d'un autre recueil… Pour le premier volume des Galaxiales, j'étais parti m'enfermer dans le Massif central, pour le second en Haute Provence, du côté de Forcalquier. Pour finaliser un livre, m'isoler est le seul truc qui me réussisse vraiment. De plus, je travaille d'autant mieux qu'on me donne des délais impératifs. C'est ce qu'avait bien compris Antoine Griset. Il m'a publié deux nouvelles dans Libération, et à chaque fois il me disait : « Tu me fais une nouvelle, quatre pages maximum, pour mercredi… 16 h 30 dernière limite. » Il me rappelait le mardi matin et à chaque fois il avait sa nouvelle. En revanche, si je suis laissé seul avec moi-même, j'ai du mal, il faut que je me cramponne pour ne pas aller faire un tour dans Paris. J'ai un certain laisser-aller et ne suis pas du tout carriériste.

Pourquoi ne pas avoir réuni ces recueils plus tôt, une grande partie de leur matière existant depuis de longues années ?

Il a fallu que Sadoul m'en parle pour que je me décide car l'écrivain s'était peu à peu oublié.

N'avais-tu pas eu la tentation de les faire paraître chez Opta ?

J'en aurais été incapable. Cela a d'ailleurs été un sujet de chamaille avec Klein à qui je demandais comment il pouvait s'auto-publier et rédiger en prime sa quatrième de couverture en écrivant « Un auteur que l'on pourra rapprocher d'untel ou untel. » Il me disait qu'il avait une considération objective sur lui-même… Opta d'abord, Le livre de Poche ensuite m'ont tendu la perche en me disant que je pourrais m'auto-publier, que d'autres n'hésitaient pas à le faire, mais je ne trouvais pas ça honnête, on ne peut pas être juge et parti… Et puis c'est frustrant.

Ton Grand Prix de la SF pour Les Galaxiales a-t-il été important pour toi ?

Beaucoup, oui, d'autant qu'il y avait eu préalablement un débat visant à déterminer si ce livre pouvait être considéré comme un roman. Jeury était contre cette idée. Fontana m'avait téléphoné et je lui avais dit que les Chroniques martiennes ou Les Seigneurs de l'Instrumentalité étaient pour moi des romans.

Pourquoi ne pas avoir poursuivi sur ta lancée et clôturé le troisième et dernier volume des Galaxiales, dont une partie a été publiée en revue ?

Blocage, blocage… Il faudrait que je m'immerge totalement là-dedans… Et c'est ce que je fais en ce moment. Je m'y remets grâce à des pressions amicales, comme celles de Daniel Riche, et des lettres de lecteurs.

Tu as fait ton grand retour dans Futurs antérieurs, l'anthologie steampunk de ce même Riche au Fleuve Noir…

C'était une commande, oui. Je voulais écrire sur Lisbonne ou Barcelone, mais je ne savais pas si j'allais pouvoir faire du steampunk. On ne peut pas, en effet, constamment revenir sur Les Voies d'Anubis. J'ai recommencé trois fois cette nouvelle, l'ai ciselée, et je m'aperçois que c'est l'écriture qui compte, désormais. Je ne me fais pas de cadeaux. Quitte à ce que ce soit un peu opaque par endroits. Oui, je l'aime bien cette nouvelle. Autant que j'aime Barcelone.

Si mes informations sont bonnes, un autre recueil serait en cours d'élaboration, parallèlement aux Galaxiales ?

Tout à fait. Il reprendra des nouvelles éparses, récentes ou plus anciennes.

Tu quittes Opta en 1977…

Disons plutôt que c'est Opta qui m'a quitté suite à son dépôt de bilan. Après un long crépuscule…

… et tu pars diriger les collections du Masque et du Livre de Poche…

… avec mon programme d'Opta…

Comment expliques-tu que ta collection du Livre de Poche ait disparue assez vite pour renaître quelques années après avec Gérard Klein ?

Elle était très, très mal gérée. Mal distribuée. La maquette était moche. Les représentants s'en foutaient, la mise en place était catastrophique. Les chiffres parlent d'eux-mêmes. À part Cordwainer Smith, tous les autres titres étaient dans le rouge. Et pourtant, il s'agissait de Ballard, Silverberg, Dick… la crème. Aujourd'hui, les ventes du Livre de Poche ne sont pas formidables, mais, au moins, l'affaire est bien gérée, la mise en place est raisonnable, les couvertures sont correctes. Non, mieux, grâce à Manchu.

Tu ne te consacres plus, depuis, qu'à la traduction ?

Oui, même si j'ai dirigé également, quelque temps, une autre collection chez Temps Futurs.

Quelles furent tes plus grandes joies de traducteur ?

2001 de Clarke, Dune d'Herbert, la trilogie de La Chute des tours de Delany, Un Paysage du temps de Benford,La Sorcière dormante de Moorcock, L'Envol de la locomotive sacrée de Lupoff, Les Larmes du dragon de Koontz, Les Chasseurs de Vénus de Ballard, des choses de Vance. Il y a des titres, ainsi, dont je suis assez content, mais à côté de ça, que de trucs pénibles. Je ne veux pas parler de Star Wars, mais des regrettables romans du pape de la Scientologie. Et pourtant, c'était très rentable, puisque c'était la Scientologie qui payait. Ils ne connaissaient rien dans ce domaine et je leur avais demandé le double du tarif pratiqué. Ils sont peut-être très forts pour l'intoxication et la propagande, mais, apparemment, ils ne connaissent pas du tout le monde réel. Disons qu'en gros un titre sur quatre correspond à un moment assez agréable…

As-tu déjà produit des travaux purement alimentaires ?

Oh là, oui ! J'ai travaillé pendant plusieurs mois pour la MGM, après la sortie de 2001. Je faisais des traductions de scénarios et pour les campagnes promotionnelles des films. Ça rapportait bien. J'ai par ailleurs traduit des scénarios et des dialogues de Ray Bradbury pour Canal+, ainsi que des continuités dialoguées. J'ai traduit en américain les dialogues français d'un scénario de Gérard Jourd'hui, pour un film où devait jouer Robert Mitchum, qui finalement ne s'est pas fait, et qui est devenu Dernier Été à Tanger. Sinon, j'ai fait beaucoup de critiques photo pour Zoom.

Pour revenir à l'écriture, tu as parlé de ton admiration pour Zelazny ou Ellison, mais quelles ont été tes influences successives ? Et plus largement, quels auteurs aimes-tu lire et relire ?

J'ai été profondément marqué par Sheckley. Ma première nouvelle publiée en était complètement imprégnée. Par Bradbury et son Homme illustré, même si ça ne se sent peut-être pas dans mes textes. Par Samuel Delany. Par des auteurs un peu oubliés comme Michael Shaara ou Chad Oliver. 

Quels sont tes thèmes préférés ? Qu'est-ce que ta SF ?

Il y a souvent des multitudes, beaucoup d'agitation et de souffrance. Quelqu'un m'a dit que j'étais masochiste et m'a cité une foule d'exemples, je ne m'en étais pas aperçu. Quand j'ai donné ma nouvelle à Daniel Riche pour son anthologie, il m'a dit qu'on y trouvait mes thèmes récurrents : les femmes, le voyeurisme, la perversion, la douleur, le voyage, le surréalisme…

Où trouves-tu l'inspiration et que mets-tu de toi-même dans tes textes ?

Il y a beaucoup de références à mon enfance et à mon adolescence, des lieux, des paysages, des rivières, des personnages que j'ai connus. C'est très autobiographique. Avec pas mal de regrets de jeunesse…

Tu disais tout à l'heure que tu accordes de plus en plus d'importance au travail sur l'écriture, sur le style…

Je n'ai pas de théorie. Simplement, je recherche ma musique à moi, qui repose beaucoup sur la poésie et l'écriture automatique. J'ai dû être nourri par les poètes, de Jacques Prévert à Saint-John Perse, en passant par Rimbaud, Charles Cros ou Hugo. Avant, j'écrivais sans y penser, c'était plutôt relâché, et je ne me relisais pas. Maintenant, c'est différent, mais c'est un effet de l'âge. En plus, il y a eu la révolution informatique. Avant, avec la machine à écrire, il y avait l'éclipse de la page écrite que l'on posait à côté. Désormais, avec l'ordinateur et le terrible ascenseur qui va et vient dans les étages, on a plus tendance à revenir sur ce qu'on a fait et à se dire qu'on va peut-être retoucher un peu. Et encore un peu…

Comment travailles-tu sur tes nouvelles ? Quelles sont les étapes ?

Je n'ai jamais de trame à l'avance, j'improvise toujours. J'écris une première page et ça s'enchaîne. Même si j'ai l'ombre d'un concept au départ, elle se retrouve très vite diluée, balayée et on ne la retrouve plus, ça devient autre chose. Par exemple, un truc que j'aurais voulu léger peut très bien devenir dramatique. Ça me contrarie souvent.

Tu n'es donc pas l'auteur à contacter pour une anthologie à thème ?

Un jour, Alain Grousset me contacte à propos d'une anthologie sur la scatologie. J'avais imaginé qu'on trouvait de gigantesques amas de merde fossilisée dans l'espace, laissés par une race extra-terrestre, et que c'était exploitable, un peu comme l'épice de Dune. Mais les vaisseaux avaient une dure carrière car il fallait creuser des galeries là-dedans. Et la nouvelle devait être le journal de bord du Fouille-merde 4 au large de Cassiopée… Je n'y suis pas arrivé…

Quelles sont tes motivations actuelles par rapport à l'écriture ?

Ce n'est certainement pas le côté financier. J'aimerais laisser davantage de choses et me dire que, quelque part, j'ai été un écrivain. Parce qu'à un moment, je ne me disais même plus écrivain, je n'écrivais plus. Comme m'avait dit Ellison : « A writer is a man who writes ». Clair et net !

Est-ce une façon de boucler la boucle ?

Oui, avec cette volonté, j'y reviens, d'accorder au style une grande importance, parce que j'y crois et y pense de plus en plus. Mon histoire est celle d'un type un peu ballotté par l'existence, qui n'est pas toujours content de son bilan personnel, et qui veut être en accord avec lui-même. Je me suis bien rétabli dans ma vie personnelle, alors pourquoi ne me rétablirai-je pas dans le peu de considération que j'ai pour moi-même ? J'ai cessé de m'autodétruire et positive davantage. J'essaie, du moins… 

Écris-tu par à-coups ?

Tout à fait. Par exemple, je suis en ce moment entre Dune 2 et Dune 3, et je me suis remis aux Galaxiales ainsi qu'à un petit roman pour la jeunesse, Me et personne d'autre, qui prend l'allure d'un roman pour adultes. Ça me change du stress lié aux traductions et aux délais. Parce que je suis ce genre de traducteur qui commence par faire deux pages dans sa journée… avant d'aller au cinéma… qui prend du retard, est obligé, les délais se rapprochant, de monter à dix pages par jour, puis douze, puis dix-huit. La dernière fois, pour Dune, je dois confesser, et Klein le saura maintenant, que ça s'est terminé à trois heures du matin après cinquante-deux feuillets de traduction : seize heures de travail consécutives, ravitaillé par ma compagne. Mais je me suis relu le lendemain.

Pourrais-tu être tenté par d'autres genres ? Fantasy, fantastique, voire littérature générale  ? Ou bien resteras-tu jusqu'au bout fidèle à la SF ?

J'ai essayé une fois d'écrire de la fantasy, j'ai arrêté. Ça s'appelait Ap Cynan et ça ressemblait furieusement à tout ce que je reçois maintenant. Je crois que je resterai fidèle à la SF…

Que penses-tu de la SF de ces dix, quinze dernières années et de son évolution ?

Globalement, il se raconte des histoires de plus en plus passionnantes et de mieux en mieux écrites, quand il s'agit d'écrivains tels que Jonathan Carroll, Dan Simmons, William Gibson, Paul J. McAuley ou Poppy Z. Brite. Ce qui s'est perdu, c'est qu'il y a vingt ou trente ans, les grands auteurs avaient une individualité très forte, ils ne se ressemblaient pas. Ballard était Ballard. Dick était Dick. Sheckley était Sheckley. Tandis que maintenant, il y a un retour à la notion d'école : « J'écris de la SF parce que j'appartiens à l'univers de la SF. » Aux USA, il y a ces redoutables ateliers où on apprend à écrire de la SF. Résultat, le pauvre Demuth se paye une traduction de Dune écrite par deux « étudiants » qui connaissent mal leur langue maternelle et ne savent pas conjuguer certains verbes au passé. On leur a bien appris qu'il faut décrire le personnage, s'il est grand ou petit, s'il est brun ou blond, avec des cheveux ras ou bouclés, mais ça donne des résultats pitoyables. De nouveau, les auteurs ont le sentiment d'appartenir à l'école de la SF, d'écrire de la SF, ils se lisent les uns les autres, et vont dans les newsgroups parler de ce que untel a écrit. On revient à ces putains de chapelles de la SF. Alors qu'avant chacun faisait son truc, ce qui fait que Moorcock ne ressemblait pas à Ballard qui ne ressemblait pas à Chad Oliver. Il y a un retour du côté fanique, clanique, celui qui justement nous vaut le mépris du mainstream et de la critique. Moorcock me racontait un jour que dans une convention, il trouvait tellement insupportable d'entendre parler les collègues de leurs trucs respectifs, qu'il était sorti, allé dans un pub, qu'il y avait des types au comptoir qui buvaient de la bière, et qu'ils avaient cent fois plus d'imagination à eux quatre que tous les auteurs de SF réunis de la Convention ! Quant à Herbert, qui était une individualité singulière et pas seulement parce qu'il avait écrit Dune, il disait ne pas avoir écrit la Bible et ne comprenait pas que plein de gens le considéraient comme un prophète vivant. Il avait juste, disait-il, voulu faire un roman de SF qui évoque Alexandre Dumas et Shakespeare, plein de bruit et de fureur, de sombres traîtres et de jolies femmes. Aujourd'hui, beaucoup trop d'auteurs écrivent pour leur club.

Considères-tu qu'il s'agisse d'une certaine façon d'un retour en arrière ?

Oui. Je ne fréquente pas les Newsgroups d'Internet mais si j'en reste à ce que je reçois dans ma boîte aux lettres au-delà du Grand Prix de l'Imaginaire, je lis des interventions de gens qui commencent sérieusement à manquer de modestie. Ils prennent des positions contre les éditeurs qui les exploitent, à qui ils veulent montrer… Mais montrer quoi ? Quand tu es un auteur de SF qui vend 6 000 exemplaires de ses romans, qu'est-ce que tu veux montrer au monde de l'édition ? C'est vraiment étonnant… C'est pour ça que je trouve qu'un type comme Wagner a plutôt bien tourné. Il a su évoluer et confirmer, avec humour. Quand je pense au fan qu'il était dans les Conventions… De plus, il m'a dit une fois en riant qu'il en avait marre que je ne continue pasLes Galaxiales et qu'il allait reprendre la série à ma place. Et il y a peu, il m'a dit qu'il avait rédigé une Galaxiale et qu'il allait la publier. Il est un individu. L'un des rares à avoir refusé de publier chez J'ai lu à l'époque pas si lointaine où Marion Mazauric payait des sommes extravagantes pour détourner les auteurs du Fleuve Noir qui n'en revenaient pas d'être aussi royalement traités. Si on revient durablement aux chapelles, avec les Américains pour mener la danse, je crois sincèrement qu'on est mal repartis…

Que penses-tu de ces auteurs qui aiment bien pratiquer le mélange des genres, comme, chez nous, Maurice Dantec, Serge Brussolo ou Jacques Barbéri ?

Ce sont des types qui ont eux aussi leur identité propre, qui ne font pas partie d'écoles. Si j'étais critique littéraire, je dirais que ce sont des écrivains tout court, qui font du « mainstream » sans le savoir. C'est typique d'un auteur comme Francis Berthelot qui peut passer, il l'a prouvé, du conte de fées à la SF…

Quels souvenirs gardes-tu de la « grande  » époque ?

Des souvenirs chatoyants, animés, pleins d'amitiés qui sont restées.

Tu as également collaboré avec Philippe Druillet sur Yragaël. Ce fut un grand moment ?

Ce fut une expérience particulière. D'abord parce que c'est parti d'une nouvelle de Moorcock, appartenant à la saga d'Elric. Druillet avait au départ commencé à travailler là-dessus avec Maxim Jakubowski et j'ai pris le train en marche. On est partis dans une direction différente et au final ça n'a plus grand rapport avec Elric. Ensuite, parce qu'il s'agissait d'une collaboration-divorce : il dessinait dans son coin, j'écrivais mon texte dans le mien. Et pour brouiller les cartes un peu plus, il a fallu qu'il engage le lettreur Dom qui a fait de très beaux caractères qui ont rendu le texte complètement illisible.

Sur un plan graphique, c'est néanmoins un de ses meilleurs albums…

C'est vrai, certaines planches sont superbement construites et magnifiques. De véritables œuvres d'art.

Tu l'avais rencontré chez Opta, comme Caza ?

Oui. Tout au début. On était de vrais potes. Il nous est arrivé de fumer de la lavande faute de mieux.

As-tu réalisé d'autres scénarios de BD pour d'autres dessinateurs ?

J'ai ébauché pour Claude Lacroix un scénario intitulé Monde, en toute simplicité, qui n'a jamais abouti à cause de moi, et qui est devenu « L'Île aux Alices » dans Les Galaxiales.

Tu as fait partie de l'équipe du Dune de Jodorowsky (projet mégalo et avorté pour lequel il avait engagé Pink Floyd, Tangerine Dream, Salvador Dali, Mœbius, Chris Foss…). Quel devait être ton rôle et qu'as-tu concrètement fait ?

Tout s'est fait sur une courte période extrêmement agréable. Je devais m'occuper des dialogues. On bossait de façon intensive, mais à chaque fois qu'il arrivait, il avait une nouvelle idée qui effaçait tout ce qu'il avait expliqué la veille. Grosse panique. Giraud créait des tenues, des uniformes, une frégate galactique. Chris Foss créait des engins magnifiques. Tu aurais voulu tout emporter. Et là-dessus, il arrivait et te disait : « En fait, je ne fais pas vraiment Dune, je fais un film sur le tarot. » Dans sa version, les vers des sables étaient devenus des asticots des sables, ça commençait bien ! Le sommet, c'est quand, s'apprêtant à partir pour Hollywood afin de rencontrer les gens de la Universal, il m'a demandé de rédiger en anglais un résumé de Dune. Une version de quatre pages et une version d'une seule page : « Les producteurs américains sont des débiles mentaux. Ils sont dans leurs baignoires pleines de mousse, il ne faut leur donner qu'une seule page, ils lisent et décident s'ils le font ou pas. » Résumer Dune en une page, ça a été un des plus beaux moments de ma vie ! Le producteur était de plus en plus excédé par Jodorowsky et ses prétentions, le fric commençait à partir, et finalement les Américains n'ont pas marché…

J'ai entendu dire que tu aurais écrit des paroles de chansons…

J'ai failli faire un album avec Taï-Phong, le groupe de Jean-Jacques Goldman, c'est vrai. C'était une gentille demande de Dominique Blanc-Francard. J'avais fait des paroles à partir de leurs maquettes, mais la maison de production a finalement opté pour des morceaux instrumentaux. J'en ai publié une toute petite citation en tête des Années métalliques. C'est un de mes grands regrets car j'ai toujours été très Pop. À part ça, je sais que le groupe Tangerine avait intitulé une de ses chansons Yragaël.

Quelles sont tes passions, en dehors de la SF ?

Les voyages. L'Espagne, le Portugal, la Turquie… J'aime bien être ailleurs, me perdre dans la foule, me retrouver dans des endroits insolites comme le marché aux casseroles d'Istanbul ou le marché aux poissons et poulets vivants de Hong Kong. La musique Pop, Ambient, limite Techno. Le cinéma, mais moins qu'avant. La peinture et le design. Et, pour revenir à la musique, je suis tristement un musée ambulant du Rock psychédélique des 70's… Jefferson Airplane, Grateful Dead, Pearls Before Swine…

Quels sont tes meilleurs souvenirs en littérature ?

Les bons moments que j'ai passés à Londres avec Moorcock. Les premières années de Galaxie avec Dorémieux. On se marrait bien : on se faisait des cassoulets dans le bureau et on avait toujours une bouteille de Bourgogne dans un coin. À l'époque où on se vouvoyait encore, il me dit un jour : « Attendez, je vais faire le marché. » Il partit mystérieusement vers le Monoprix et revint avec, sous sa gabardine, des œufs de saumon et une bouteille de vodka. Je lui dis que c'était splendide, mais cher. « Pas du tout, je les ai piqués ! » me répondit-il. Des souvenirs de garnements…

Si tu devais faire un premier bilan ?

J'ai connu un très mauvais passage entre 1980 et 1984, avec dislocation de la vie affective, familiale et professionnelle. Un jour, je me suis retrouvé sans collection à diriger, sans boulot, sans argent, j'étais poursuivi par les impôts et tout le reste. Et puis ma vie a redémarré. Phase ascendante.

Quels sont tes projets ?

Essentiellement, achever Les Galaxiales et essayer de boucler deux nouvelles dans la veine de celle sur Barcelone. J'avais envie d'en reprendre les personnages dans des lieux que je connais bien, c'est à dire Lisbonne et Istanbul. Je ne m'emballe pas, je prends mon temps pour faire les choses comme j'ai envie de les faire… Ah, oui, j'aimerais aussi revenir un peu à la photo ou à la photo-dessin. Vivent les pixels Macintosh et Epson !

Propos recueillis par Richard Comballot en 2001.

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