Alors que s'ouvre ici treizième volet de notre série des « Anticipateurs », nous nous attarderons cette fois sur une œuvre
longtemps attribuée à Jules Verne à tort, une péripétie littéraire que nous avions déjà esquissée dans
le Bifrost 56… Histoire d'une imposture, en somme, immersion dans un roman étonnant manifestement écrit à six mains, sans que
ces dernières en soient nécessairement toutes informées…
A la suite de notre dernière chronique, qui se consacrait à l'un des plus étranges romans d'André Laurie (Paschal Grousset,
1844-1909), il nous a semblé intéressant de jeter un regard sur l'une de ses œuvres initialement titrée L'Héritage de
Langévol, et qui, sous l'impulsion de Hetzel, fut remaniée par Jules Verne (1828-1905).
1. Un étrange partenariat
Un article de Piero Gondolo della Riva dans la revue Bulletin de la Société Jules Verne (1) nous apporte de bonnes bases pour comprendre
l'élaboration de ce roman connu aujourd'hui sous le titre de Les 500 millions de la Bégum (1879). Entre 1877 et 1878, Laurie, exilé
en Angleterre, envoie un manuscrit inédit à Hetzel. L'éditeur est intéressé, mais juge sévèrement le texte ; il
y a trop de défauts structurels pour que le récit soit publié sans retouche. Il propose à Laurie d'acheter son texte et d'en
donner la paternité à Jules Verne en échange d'un remaniement. Ce dernier passera quelques trois semaines à retoucher le
manuscrit, se plaignant beaucoup, dans sa correspondance, des imperfections qu'il y trouve. Longtemps, et encore aujourd'hui, attribué à
l'auteur des « Voyages extraordinaires », ce texte ne sera en définitive que peu retravaillé par celui-ci. Les 500 millions de
la Bégum présente ainsi la particularité d'une œuvre composite que très peu de lecteurs, mais surtout de chercheurs, ont
décelée jusqu'à présent. Il faudra beaucoup de temps, encore, pour démêler les différentes strates
d'élaboration de ce roman. Et comme pour brouiller un peu plus les pistes, on y trouve aussi l'influence de l'ouvrage utopique de l'anglais
Benjamin Ward Richardson, Hygeia, a City of Health (1876), dont certains préceptes sont appliqués à la lettre dans la fondation de
France-Ville. Piero Gondolo della Riva relève dans son article que certains passages des 500 millions de la Bégum sont des traductions
directes du roman de Richardson (celui-ci ne sera traduit en français qu'en 2006, aux éditions de la Villette). Il paraît
vraisemblable que ces extraits aient été intégrés par la main de Laurie, qui lisait couramment l'anglais. On ne peut parler de
plagiat puisque la source est citée en note de bas de page, mais plutôt d'une contamination d'œuvre, un empilement
supplémentaire d'inspirations utopiques…
2. Un univers dichotomique
La trame du récit est assez simple. Dès l'introduction, l'univers narratif semble clairement se partager en deux camps, appuyant une
dichotomie de valeur. La Bégum Gokool laisse à sa mort une fortune colossale que deux de ses héritiers doivent se partager ; d'un
côté, le docteur Sarrasin, un hygiéniste français, de l'autre, Herr Schultze, un Allemand qui nourrit une haine profonde contre
ses ennemis héréditaires. Chacun d'eux emploie sa part d'héritage pour ériger une ville utopique aux Etats-Unis. Pour le bien
de la société, le premier décide de suivre les préceptes d'une société hygiénique absolue ; cherchant le
bien-être des citoyens, il ne cache cependant pas les buts utilitaristes d'un tel projet, qu'il baptise France-Ville.
« Messieurs, parmi les causes de la maladie, de misère et de mort qui nous entourent, il faut en compter une à laquelle je crois
rationnel d'attacher une grande importance : ce sont les conditions hygiéniques déplorables dans lesquelles la plupart des hommes sont
placés. Ils s'entassent dans des villes, dans des demeures souvent privées d'air et de lumière, ces deux agents indispensables de la
vie. Ces agglomérations humaines deviennent parfois de véritables foyers d'infection. Ceux qui n'y trouvent pas la mort sont au moins
atteints dans leur santé ; leur force productive diminue, et la société perd ainsi de grandes sommes de travail qui pourraient
être appliquées aux plus précieux usages. » (p. 36)
Le second, jaloux et « naturellement » mauvais, s'atèle à modeler un enfer industriel, Stahlstadt. Un contre-modèle, en
quelque sorte, mais surtout, l'instrument de la perte, entièrement dévoué à faire tomber la cité utopique érigée
par son homologue français. Afin de surveiller les manigances de Herr Schultze, Marcel Bruckmann, l'élève et le fils spirituel du
docteur Sarrasin, s'infiltre dans la Cité de l'Acier. D'origine alsacienne, il parvient à intégrer les ouvriers qui travaillent dans
les mines pour le compte de Herr Schultze. Jour après jour, il observe le fonctionnement de cette ville-usine, cherche les éléments
qui l'informeront sur le projet secret de l'ennemi du docteur Sarrasin. Le jeune homme gravit les échelons ; des mines, il passe dans les
fonderies, puis devient dessinateur de machines de guerre, pour enfin être nommé assistant personnel de Herr Schultze. Ce parcours donne
au personnage la capacité de faire découvrir chaque facette de la ville, de montrer le fonctionnement industriel et tyrannique de la
Cité de l'Acier.
« Sur la plaine nue et rocailleuse, en cinq ans, dix-huit villages d'ouvriers, aux petites maisons de bois uniformes et grises, ont surgi,
apportés tout bâtis de Chicago, et renfermant une nombreuse population de rude travailleurs.
C'est au centre de ces villages, au pied même des Coals-Butts, inépuisables montagnes de charbon de terre, que s'élève une
masse sombre, colossale, étrange, une agglomération de bâtiments réguliers percés de fenêtres symétriques,
couverts de toits rouges, surmontés d'une forêt de cheminées cylindriques, et qui vomissent par ces milles bouches des torrents
continus de vapeurs fuligineuses. Le ciel en est voilé d'un rideau noir, sur lequel passent par instant de rapides éclairs rouges. Le
vent apporte un grondement lointain, pareil à celui d'un tonnerre ou d'une grosse houle, mais plus régulier et plus grave.
Cette masse est Stahlstadt, la Cité de l'Acier […]. » (pp. 61-62)
A l'opposé de la cité française, tous les éléments de Stahlstadt rappellent, au travers de la description d'un univers
métallurgique, les paysages les plus effrayants de l'Enfer chrétien ou du royaume de Vulcain. Là, Marcel, en espion ultime,
participe de toutes ses forces à la vie quotidienne et professionnelle qu'il partage avec Herr Schultze. Il n'hésite pas à
réaliser des machines de guerre et même à insuffler des idées terribles au tyran de la Cité de l'Acier.
« J'ai tracé le plan de ce navire à éperon détachable que vous m'avez demandé.
- Moi ? répondait Herr Scultze, qui n'avait jamais songé à pareille chose.
- Mais oui ! Vous l'avez donc oublié ?… Un éperon détachable, laissant dans le flanc de l'ennemi une torpille en fuseau, qui
éclate après un intervalle de trois minutes !
- Je n'en avais plus aucun souvenir. J'ai tant d'idées en tête ! » (p.110)
Bientôt, Marcel est mis dans la confidence et apprend que Herr Schultze a construit en secret un canon gigantesque dont l'unique but et de
détruire France-Ville. L'Allemand compte sur la puissance de son arme pour envoyer un obus géant rempli d'un gaz qui ravagera la
cité idéale.
De son côté, France-Ville s'épanouit tranquillement, sans se douter de la menace qui plane sur elle. La description de celle-ci est
extrêmement tardive dans le roman. L'auteur la met en scène par un extrait d'un reportage issu du journal allemand Unsere Centurie,
handicap de taille, puisque défavorable idéologiquement, mais dont la description élogieuse ajoute au succès de l'œuvre
française. En retardant la description idéale de France-Ville, l'auteur ménage un certain suspens et aiguise la curiosité d'un
lecteur encore plein de la description laborieuse, lourde et déshumanisée de Stahlstadt. Ce trait narratif, largement employé dans
les utopies, est l'un des éléments qui déplairont le plus à Jules Verne (si l'on en croit sa correspondance avec Hetzel),
auteur plus habitué à maintenir la pression romanesque par des techniques immersives. L'article de Unsere Centurie rappelle les dix
règles consacrées à la gestion de l'urbanisme et au bien-être de chacun sous couvert de l'hygiénisme qui réglementent
la vie des citoyens. Ceux-ci sont libres, s'ils suivent bien entendu les recommandations, de construire une habitation au sein de France-Ville et
d'y vivre.
« Les édifices publics sont déjà en grand nombre. Les plus importants sont la cathédrale, un certain nombre de chapelles,
les musées, les bibliothèques, les écoles et les gymnases, aménagés avec un luxe et une entente des convenances
hygiéniques véritablement dignes d'une grande cité. […]
Cette question de la propreté individuelle et collective est du reste la préoccupation capitale des fondateurs de France-Ville. Nettoyer,
nettoyer sans cesse, détruire et annuler aussitôt formés les miasmes qui émanent constamment d'une agglomération humaine,
telle est l'œuvre principale du gouvernement central. » (pp. 153-4)
La conception de la cité idéale se définit dans cette utopie d'un hygiénisme intransigeant, presque dictatoriale, que la
répétition du verbe « nettoyer » accentue, supportée par une spiritualité intrinsèque, le savoir et
l'éducation. Le but ultime de cette utopie de la vie bienheureuse, outre une certaine douceur de vivre pour celui qui suit le règlement
de la cité, n'est autre que l'optimisation de la vie biologique de chaque être qui la constitue.
« Il sera curieux, notamment, de rechercher si l'influence d'un régime aussi scientifique sur toute la durée d'une
génération, à plus forte raison de plusieurs générations, ne pourrait pas amortir les prédispositions morbides
héréditaires. » (p. 158)
Le calme et l'absence d'excentricité sont les garants tyranniques du bonheur. D'un côté France-Ville optimise la vie de chacun,
notamment par l'extension de leur existence, dans le but de les rendre utiles le plus longtemps possible pour la société dans laquelle
ils s'intègrent. Un projet utilitariste que Stahlstadt conçoit dans une optique purement industrielle. Ce qui les différencie l'une
de l'autre, outre leur « couleur » utopique, réside plus profondément dans le but de leur projet. France-Ville existe pour
exister, dans l'absolu du bien ; Stahlstadt n'existe que dans le but d'annihiler l'autre.
3. Des pensées asymétriques
La cité industrielle de Stahlstadt est malgré tout la conception d'une utopie qui se déploie dans le fonctionnement d'une usine
à l'échelle d'une ville dont les principaux bénéfices se trouvent exprimés par l'optimisation de l'exploitation d'une
ressource première, de son façonnage, des chaînes de montages, puis des techniciens et de la réalisation. Si l'ouvrier y
souffre, c'est uniquement par la rigueur de son travail, mais, comme le prouve le parcours de Marcel, il ne lui est pas impossible d'évoluer
sur l'échelle des compétences et ainsi acquérir une position professionnelle plus adaptée. Il n'y a certes que peu
d'amélioration à gravir les échelons, si ce n'est la fierté personnelle de se trouver à un niveau supérieur. La
qualité de vie, par exemple, n'augmente pas avec la position. Cependant, dans un système social d'optimisation des compétences,
où chaque être est défini justement par ces aptitudes, comme des rouages qu'on cherche à positionner au mieux dans la grande
ville-industrielle, un corps supérieur dépassant l'être humain, Stahlstadt incarne une belle réussite. En ignorant toute
psychologie, on peut imaginer la Cité de l'Acier comme une utopie du bien commun. La ville, cet être supérieur, se porte bien parce
qu'elle fonctionne au mieux grâce à la sélection stricte de ses organes-rouages. Il ne s'agit pas de mettre en parallèle deux
villes utopiques, comparables en tous points, mais plutôt deux pensées utopiques, l'une tournée vers le bien-être du citoyen,
l'autre vers la maximisation de l'exploitation.
Dans l'utopie industrielle de Stahlstadt, l'élément perturbateur, c'est la tête : Herr Schultze qui se comporte comme un tyran et
entraînera la cité à sa perte par sa trop grande confiance en lui-même. La tyrannie, dans un tel système, n'est certes pas
un problème. Par contre, l'absence de morale, une réfutation de la confiance en tous, dans une politique travaillant pour le bien de
tous, sont autant de d'erreurs que le dictateur devra payer. Par le regard de Marcel, le lecteur apprend que le projet de Herr Schultze n'a de
raison d'être que par sa haine à l'encontre de France-Ville. Indépendamment du regard dirigé par le narrateur ; les actes et
décisions solitaires de l'Allemand le rendent amorale dans un absolu qui dépasse les conceptions dualistes des deux utopies. Ainsi, il
souffrira de l'utilisation d'un gaz découvert par le mort d'un innocent, c'est-à-dire par l'un des siens, d'un rouage important de la
grande ville-usine, ce qui est par-là même un manque de respect envers sa propre œuvre.
On remarque rapidement que le roman n'est pas un pamphlet contre la guerre et l'armement, ni même contre l'exploitation des hommes dans un
vaste système industriel qui ne laisse pas la place à une pensée personnelle. Au mieux peut-on y trouver un discours utilitariste
qui prône la mesure ; une donnée respectée par France-Ville et transgressée par Stahlstadt.
Lorsque le maître des lieux expose à son nouvel assistant les engins destructeurs de sa création, Marcel, en bon pragmatique, ne
s'effraie pas de la violence engendrée par les armes développées par le scientifique. Au contraire, il s'étonne de son
ingéniosité, de sa force créatrice.
« Obus-fusée de verre, revêtu de bois de chêne, chargé, à soixante-douze atmosphères de pression
intérieure, d'acide carbonique liquide. La chute détermine l'explosion de l'enveloppe et le retour du liquide à l'état gazeux.
Conséquence : un froid d'environ cent degrés en dessous de zéro dans toute la zone avoisinante, en même temps mélange d'un
énorme volume de gaz acide carbonique à l'air ambiant. Tout être vivant qui se trouve dans un rayon de trente mètres du centre
de l'explosion est en même temps congelé et asphyxié. Je dis trente mètres pour prend une base de calcul, mais l'action
s'étend vraisemblablement beaucoup plus loin, peut-être à cent et deux cents mètres de rayon ! » (p. 119)
Par contre, la perfidie du personnage et des procédés qu'il emploie le révulse. Il ne peut supporter que Herr Schultze projette de
détruire France-Ville avec de telles armes. Des armes de destruction massives lancées à distance. D'une certaine manière,
Marcel exprime la rupture ressentie par la société face à la technicité de la guerre moderne, où les concepts d'honneur et
de loyauté s'effacent devant ceux de rentabilité et d'efficacité. Désormais conscient du danger qui menace la ville utopique,
Marcel provoque un incendie et s'échappe de Stahlstadt en empruntant les canalisations. Convaincu du décès de l'Alsacien, Herr
Schultze ne s'inquiète pas de sa disparition.
Marcel rejoint France-Ville quelques heures avant le coup du gigantesque canon de Stahlstadt. Plus rien ne semble pouvoir la sauver. Celle-ci,
toute tournée vers le bien-être de ces citoyens, et malgré l'enseignement militaire prodigué à ces derniers, n'a pas
constitué de forces armées dans le but de se défendre contre un quelconque attaquant. L'alerte est donc donnée. Tous les
habitants fuient vers les montagnes. Les hommes se préparent à stopper les incendies qui éclateront après l'écrasement de
l'obus sur leur cité. Mais Marcel, pendant les quelques heures de répit qui leur reste, reprend les calculs de Herr Schultze. Il remarque
que ce dernier s'est largement trompé. En effet l'obus, projeté avec trop de violence, n'atteindra pas sa cible mais se transformera en
satellite :
« [L'obus] se dirigeait vers l'ouest, circulant dans le vide, et il continuera à graviter ainsi jusqu'à la fin des siècles. Un
projectile, animé d'une vitesse initiale vingt fois supérieure à la vitesse actuelle, soit dix mille mètres à la seconde,
ne peut plus "tomber" ! Son mouvement de translation, combiné avec l'attraction terrestre, en fait un mobile destiné à toujours
circuler autour de notre globe. » (p. 183)
Le pire a donc été évité, mais le danger n'est pas écarté pour autant ; le tyran de la Cité de l'Acier annonce
qu'il va attaquer d'ici quinze jours France-Ville de toutes ses forces. Cependant, alors que le récit développait à l'excès les
descriptions de machines de guerre et de leurs conceptions, un deus ex machina en deux temps évite à la cité française de se
trouver confronté à la violence d'un combat annoncé depuis le début.
A la bourse de San Francisco, on annonce la faillite de Stahlstadt. Herr Schultze a disparu, probablement en fuite. Cet événement
inattendu prouve un autre aspect saillant de l'échec contre-utopique de la ville-industrielle. Celle-ci coupée de sa tête - Herr
Schultze - et privée de son unique but - l'annihilation de France-Ville - n'a plus aucune raison d'exister. L'échec de la ville vient de
son inadaptation à s'intégrer dans l'univers complexe, mais présent, du système économique. La faillite sociale est un
autre aspect tragique de la chute de cette cité industrielle toute tournée vers l'exploitation du matériau humain. De sorte, la
population de Stahlstadt, ouvriers exploités et à présent désœuvrés, est abandonnée, ruinée et brisée.
Cette partie du roman sonne comme le véritable passage pamphlétaire, adressé aux exploitants sans scrupule. D'une certaine
manière, on y retrouve les valeurs défendues par Emile Zola dans Germinal (1884) qui, bien loin de se focaliser uniquement sur les
conditions déplorables du travail ouvrier, dénonçait aussi l'absence de considération envers des êtres humains
exploités, la dissolution de leur existence.
Marcel part explorer Stahlstadt abandonnée de tous. Dans une pièce secrète, il retrouve le cadavre de Schultze congelé par le
gaz échappé de l'un de ses obus. Le jeune homme réalise que le tyran écrivait une lettre dans laquelle il ordonnait une attaque
rapide et destructrice contre France-Ville :
« Il me faut une Pompéi moderne, et que ce soit en même temps l'effroi et l'étonnement du monde entier. Mes ordres bien
exécutés rendent ce résultat inévitable. Vous m'expédierez les cadavres du docteur Sarrasin et de Marcel Bruckmann. Je
veux les voir et les avoir. » (p. 230)
Au final, le récit se termine sur un deus ex machina classique ; « la fatalité », la main invisible, « la justice de Dieu
» dira le docteur Sarrasin, punit la perfidie. Cette conclusion pacifique, teintée d'une justice spirituelle qui ne remet pas en cause
l'opposition naturelle entre les deux cultures ennemies, latine et germanique, met définitivement en lumière la guerre des pensées
qui opposait les deux cités :
« Ah ! pourquoi cet homme aux facultés puissantes s'était-il constitué notre ennemi ? Pourquoi surtout n'a-t-il pas mis ses
rares qualités intellectuelles au service du bien ? Que de forces perdues dont l'emploi eût été utile, si l'on avait pu les
associer avec les nôtres et leur donner un but commun ! » (p. 232)
De fait, la pensée maladive (allemande) a été éradiquée ; il n'y a donc aucune raison de détruire Stahlstadt ; le
problème n'étant pas l'organe mais l'utilisation qui en était faite. Les protagonistes projettent alors de remettre à flots
Stahlstadt, parce qu'il serait dommage de gâcher un tel endroit :
« C'est une grande erreur, et vous tomberez d'accord avec moi, je l'espère, qu'il faut au contraire sauver de cet immense naufrage tout
ce qui peut servir au bien de l'humanité. […]
[…] nous aurons, dans Stahlstadt ressuscitée, un arsenal d'instruments tel que personne au monde ne pensera plus désormais à
nous attaquer ! Et, comme, en même temps, nous serons les plus forts, nous tâcherons d'être aussi le plus justes, nous ferons aimer
les bienfaits de la paix et de la justice. » (p. 234)
Les protagonistes principaux de France-Ville se déclarent garants de la justice et du bien. En s'appropriant la cité du Mal, ils peuvent,
par leur inclinaison d'esprit, la transformer en cité du bien. Cette dernière astuce achève le récit sur une conclusion
spiritualiste teintée de positivisme qui ressemble fort à un argument d'autorité employé par les contempteurs d'une foi aveugle
en une humanité dirigée par la raison. Quant à savoir en quoi sera transformée l'ancienne cité du mal, le roman reste
extrêmement vague, quoiqu'il renoue avec des arguments pragmatique et utilitariste :
« La Cité de l'Acier n'était qu'une usine formidable, qu'un engin de destruction redouté sous la main de fer de Herr Schultze ;
mais, grâce à Marcel Bruckmann, sa liquidation s'est opérée sans encombre pour personne, et Stahlstadt est devenue un centre de
production incomparable pour toutes les industries utiles. » (p. 239)
Bibliographie :
• Jules Verne, Les 500 millions de la Bégum, Lausanne, Editions Rencontre, sd (1879).
• « Bulletin de la Société Jules Verne », n°169-170, mars-juin 2009.
(1). « Richardson, Laurie, Verne : les trois auteurs des Cinq cents millions de la Bégum », in Bulletin de la Société
Jules Verne, n°169-170, mars-juin 2009, pp.35-38.