M comme Manhattan

L'Abécédaire |

« Radioactivity is in the air for you and me… » chantaient les hommes-robots de Kraftwerk en 1975. Trente ans plus tôt, les USA larguaient deux bombes atomiques sur le Japon impérial. Et entre 2014 et 2015, la série Manhattan, créée par Sam Shaw, s'intéressait au projet du même nom, à l'origine desdites bombes…

Manhattan, série créée par Sam Shaw (2014-2015). Deux saisons de 13 et 10 épisodes (≈ 46 minutes).

Moins remarquée que Utopia ou Firefly dans le genre « série injustement abandonnée », Manhattan mérite toutefois qu’on s’y intéresse. Déployée sur deux saisons diffusées entre l’été 2014 et l’automne 2015, sous la direction de Sam Shaw (qui n’avait pas fait grand-chose avant, hormis s’occuper de la réalisation de trois épisodes de Master of Sex, et qui depuis dirige Castle Rock), Manhattan n’a rien à voir avec le borough newyorkais du même nom et ne consiste pas non plus en une version sérielle du film éponyme de Woody Allen, et c’est le personnage du Pr Frank Winter qui en parle le mieux :

« On fabrique une bombe atomique. Une réaction en chaîne qui explosera en libérant l'énergie de 20 000 tonnes de TNT. Elle rayera des villes entières de la carte. L'armée la fera détoner dans une zone où elle ne fera de mal à personne. Face à cette puissance, l'axe n'aura pas d'autre choix que de de capituler. Et il n'y aura plus jamais d'autre guerre. Voilà ce qu'on fait dans le centre. On prépare une nouvelle ère. On écrit l'histoire de la paix. » (S01E13)

Remontons un peu dans le temps : le Big Bang, la grande inflation, les premiers atomes d’hydrogène et d’hélium, les premières étoiles… et Albert Einstein trouvant sa célébrissime équation e=mc². Équation indiquant l’équivalence entre la masse et l’énergie, et ouvrant la porte à bien davantage… comme la fission de l'atome.

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1943 : le jeune et brillant physicien Charlie Isaacs (Ashley Zukerman et ses faux airs de Hugh Grant) et son épouse Abby (Rachel Brosnahan, impeccable) arrivent, au terme d’un long trajet en voiture, aux abords d’une ville nouvelle, créée ex nihilo en plein cœur du Nouveau Mexique. Drôle de ville, encore dans la frénésie de sa construction, entièrement contrôlée par les militaires : il faut montrer patte blanche pour y rentrer, et rien ne peut en sortir sans autorisation. En y entrant, Charlie et Abby sont contraints à renconcer à bien des choses, à commencer par leur liberté. Spécialisé en physique des particules, Charlie a été recruté par le professeur Reed Akley (David Harbour) ; bien vite, il comprend qu’on ne l’a pas amené ici pour résoudre quelque mineur problème physique mais bien pour contribuer à la mise au point d’une bombe atomique. De son côté, le professeur Frank Winter (John Benjamin Hickey) tente d’avancer sur une autre approche.

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Charlie Isaacs
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Winter, en mauvaise posture (comme à l'accoutumée)

La population de la Colline – le surnom du lieu qu’on devine sans peine être Los Alamos – se divise grosso modo en quatre groupes : les militaires, gérant l’infrastructure, la logistique et la sécurité ; les scientifiques, tenus au secret ; les familles des scientifiques, tenues dans l’ignorance ; les employées de maison, Amérindiens ne parlant guère qu’espagnol. Il faut chaud, les lieux sont poussérieux et loin de tout : il n’y a rien de glamour sur la Colline.

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Ce cher Oppie…

Sous la direction lointaine de Robert Oppenheimer, plusieurs équipes de physiciens travaillent d’arrache-pied pour concrétiser l’arme atomique : il ne s’agit pas de prendre du retard sur le projet parallèle dirigé en Allemagne nazie par Werner Heisenberg. Deux visions s’affrontent : celles des professeurs Akley et Winter. Le premier travaille sur Thin Man, un modèle de bombe au plutonium à insertion ; le second travaille aussi sur une bombe au plutonium, mais un modèle alternatif. À l’opposé de Reed Akley, bien propre sur lui, Frank Winter est un individu taciturne et irascible, ayant souvent tendance à faire le ménage par le vide dans son entourage. Akley est convaincant ; Winter, quoique à même de susciter une certaine dévotion, ne l’est pas. Mais Winter a raison – la postérité le prouvera. Entre les deux, Charlie Isaacs oscille, en essayant de préserver son intégrité, sa carrière et sa famille. Et puis, oh, il y a sûrement un espion quelque part. La paranoïa règne, et la compartimentalisation des informations n’est pas un principe à prendre à la légère.

La saison 1 se déroule en 1943 et 1944 et s’intéresse à la mise au point de Thin Man… et son échec. (Qui aujourd’hui se souvient de Thin Man ? C’est son homologue Fat Man qui est entré dans l’Histoire…) Néanmoins, Manhattan n’a pas vocation à être un documentaire : à l’exception de Robert Oppenheimer (et Niels Bohr, le temps d’un épisode), tous les protagonistes sont fictifs, même si, dans le lot, Frank Winter s’inspire fortement du professeur Seth Neddermeyer, à qui l’on doit le modèle à implosion et lentilles explosives. Au fil des épisodes, les enjeux s’avèrent moins scientifiques que personnels.

Différentes sous-intrigues permettent d’aborder tous les aspects de la vie sur la Colline. Ainsi, parallèlement aux recherches de Winter et son équipe, et les coups de p**es échangés avec son adversaire Akley, on suit le quotidien des épouses des chercheurs, gardées dans l’ignorance : Liza Winter (Olivia Williams, elle aussi impeccable), botaniste de talent, qui cherche à faire quelque chose de cette non-vie sur la Colline ; Abby Isaacs, qui trompe son ennui en trompant son mari avec la délurée voisine d’en face… Sans oublier les quatre scientifiques sous la direction de Frank Winter, faisant office de répit humoristique : l’ambitieux Paul Crosley, le terne Meeks, le balourd Fritz Fedowitz et la brillante Helen Prins (Katja Herber, vue depuis dans la saison 2 de Westworld), qui s’amuse autant qu’elle peut tant qu’elle le peut, sachant qu’à la fin de la guerre, sa carrière ne décollera pas… car elle est une femme.

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Abby Isaacs
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Liza Winter

Dans la saison 2, les enjeux sont posés dès le départ : dans la nuit du 15 au 16 juillet, il fait un temps de chien et les USA se préparent à faire péter Trinity. À moins que ? L’essentiel des dix épisodes consistent donc en un long flashback. Plus ramassée donc, cette saison 2 s’avère plus efficace. Les irradiantes dernières images de l’épisode 10 montrent les personnages face aux conséquences de leurs actes, tant personnels que scientifiques, et rappellent les propos de Kenneth Bainbridge :

« Now we are all sons of bitches. »

Boum.

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Trinity

Plus haut, j’annonçais que la série avait subi une annulation . Du fait de son sujet – le projet Manhattan et rien que le projet Manhattan –, aucune saison 3 ne semblait vraisemblable – à moins de se focaliser sur les trois semaines qui précèdent les bombardements d’Hiroshima et Nagasaki ou bien de raconter l’après-guerre, jusqu’à la prise de contrôle du projet Manhattan par la Commission de l’énergie atomique en 1947, chose dont le caractère palpitant apparaît bien moindre. Parfois, il vaut mieux savoir quand s’arrêter, et c’est le cas de Manhattan.

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Photographie soignée, acteurs compétents (Rachel Brosnahan ! mais aussi les interventions discrètes mais hautes en couleur de Peter Stormare), scénario bien ficelé : il y a peu de reproches à adresser à la série de Sam Shaw. Notons néanmoins une structure répétitive dans la saison1 : Winter fait de la merde, est chassé, complote pour revenir, revient, refait de la merde… et rebelote. Les exposés scientifiques auraient peut-être gagné à être un peu moins brin abscons – mais Manhattan ne s’intitule pasHow to Build An Atomic Bomb For Dummies) pour rien, et le parti-pris réaliste en aurait pris un coup.

Il n’empêche. S'employant à démystifier le glamour entourant le projet Manhattan, Manhattan s'avère une série historique plutôt bien fichue, qui mérite le coup d’œil.

Introuvable : moins qu’un flacon de plutonium
Irregardable : moins qu’une bombe A au moment de sa détonation
Inoubliable : autant que l’éclat rémanent d’une bombe A

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