I comme IOLET::Music from the world of Anathem

L'Abécédaire |

Après l'Horloge du Long Maintenant, on continue à s'intéresser au temps long. Si Anatèm propose une magistrale illustration de ce projet d'horloge décamillénaire, le roman de Neal Stephenson et ses moines mathématiciens ont également inspiré un certain David Stutz pour créer IOLET::Music from the World of Anathem : à savoir, ce que pourraient chanter les avôts du roman… Le tout sans oublier notre chauve favori.

IOLET::Music from the world of Anathem, David Stutz (2008). 8 morceaux, 57 minutes.
January 07003 | Bell Studies For The Clock Of The Long Now, Brian Eno (2003). 15 morceaux, 76 minutes

Dans le précédent billet, j’évoquais [Anatèm] de Neal Stephenson, roman (formidable, lisez-ce au lieu de lire ce billet navrantet si vous avez déjà lu ce bouquin, relisez-le !) peuplé de moines dévoués à la philosophie et l’entretient d’une horloge très fortement inspirée de la fameuse « Horloge du Long Maintenant ». Des moines qui, entre autres choses, chantent. Et pas seulement pour le plaisir de dérouiller ses cordes vocales, comme le prouve l’extrait suivant :

« Ce que fraa Jad chantait était, je le savais, le fruit de milliers d’années de recherche théorique, conjoint à une tradition musicale tout aussi ancienne et profonde. Mais pourquoi inclure la théorique dans la musique ? Et pourquoi passer toute la nuit dans un endroit magnifique à la chanter ? Il y avait des façons plus simples d’additionner deux et deux.
Je chantais des basses depuis cette saison mouvementée six ans plus tôt où j’avais dégringolé de l’étage des sopranos. Là où je vivais, cela représentait un sévère coup de bourdon. Lorsque l’on passait trois heures à chanter la même note, il se produisait quelque chose dans le cerveau. Et c’était encore plus vrai lorsqu’on tombait en synchronisme oscillatoire avec ceux qui nous entouraient, et que nos cordes vocales s’accordaient collectivement avec les harmoniques naturelles du mynstère (pour ne rien dire des milliers de tonneaux amassés contre ses murs). En toute sincérité, je crois que la vibration physique créée par les ondes sonores provoque des variations dans la façon dont le cerveau fonctionne. Si j’étais un vieux millénos ascétique plutôt qu’un dixie de dix-neuf ans, j’aurais peut-être suffisamment confiance en moi pour affirmer que lorsque le cerveau est dans cet état, il peut penser à des choses qu’il n’aurait pas envisagées autrement. Tout cela pour dire qu’à mon sens, ce n’était pas uniquement par amour de la musique que fraa Jad chantait dans la nuit. Son chant visait à autre chose. » [Anatèm] (tome 1, pp. 479-480 ; trad. Jacques Collin)

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Musiques et mathématiques entretiennent des liens, c’est une évidence. Là où les choses deviennent intéressantes, c’est qu’un certain David Stutz, auparavant informaticien chez Microsoft, s’est amusé à composer une telle musique : IOLET::Music inspired from the world of Anathem. Bon, pour être honnête : là où je m’attendais à une sorte d’ersatz de chants grégoriens, je me suis retrouvé à écouter quelque chose qui, en effet, de loin, évoquait des chants grégoriens vraiment bizarres. Et pourtant, j’aime écouter des trucs bizarres.

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Sur son site, David Stutz justifie le projet : non, il ne s’agit pas de morceaux de musique destinés à coller à l’ambiance monastique d’ [Anatèm], avec des titres rappelant les mathématiques ou la physique. « Most of the pieces are direct attempts at mapping mathematical structures used or named in the book into music. » Pas de chants grégoriens, non – si on veut un ersatz, autant réécouter Era. La plupart des morceaux de IOLET ont d’ailleurs été interprétés lors de la soirée de lancement d’Anathem, à l’automne 2008 – on peut lire un compte-rendu de l’événement par ici.

Le premier morceau, « Approximating Pi », consiste en vocalises ; au vu du titre, je ne peux que supposer que la hauteur des notes correspond à des nombres. Sans disposer de la clé, l’écoute s’avère ardue et déstabilisante. Vocalises pour le deuxième morceau aussi, mais avec une voix plus grave, plus gutturale et, à la vérité, plus proche des chants gutturaux mongols ou tibétains : normal, me direz-vous, c’est là le chant des Millénariens – « Thousander Chant » –, qui produit son petit effet. On croirait entendre ce petit rigolo de fraa Jad.

Les voix se mêlent dans« Proof (using finite projective geometry) ». Pareil dans « Cellular Automata », qui fait appel (devinez) au principe des automates cellulaires, et serait chanté en tærran – la langue parlée sur Arbre, la planète sur laquelle se déroulent les événements d’ [Anatèm]. Et pour qui se demande à quoi ressemble le tærran (orth en anglais), un début de réponse se trouve par ici. Wikipédia explique mieux que moi ce que sont les automates cellulaires. Et pour ce qui est du lien au roman de Neal Stephenson, laissons parler fraa Erasmas :

« Les Orithéniens avaient fait usage d’un système de chant computationnel qui, à l’évidence, trouvait sa source dans des traditions que leurs fondateurs avaient apportées d’Édhar. En ce sens, il était clairement reconnaissable pour n’importe quel Édharien. Cela consistait à réaliser des calculs sur des séries de données en permutant une suite de notes particulière pour obtenir de nouvelles mélodies. La permutation était effectuée à la volée, en suivant des règles formellement définies selon le modèle des automates cellulaires. Après les réformes du deuxième Sac, privés d’ordinateurs, des avôts avaient conçu ce genre de musique. Dans certaines concentes, elle avait été oubliée, alors que dans d’autres elle avait évolué vers quelque chose de complètement différent ; mais à Édhar, elle avait toujours été pratiquée assidûment. Nous l’avions tous apprise comme une sorte de jeu musical pour enfants. Par contre, à Orithéna, on lui avait trouvé d’autres usages, et on s’en servait pour résoudre des problèmes. Ou plus exactement pour résoudre un problème, dont je ne saisissais pas encore la nature. » [Anatèm] (tome 2, pp. 128-129 ; trad. Jacques Collin)

Je regrettais l’absence de clés plus haut. Stutz fournit des explications pour « Mascheroni Circles », détaillant sur son site (ici et surtout ) les principes à l’œuvre derrière cette pièce chantée par des voix féminines, à l’atmosphère céleste. Ce sont là quatorze superbes minutes, se basant sur une partition qui retranscrit sous forme musicale un ensemble de « cercles de Mascheroni » – du nom de Lorenzo Mascheroni, abbé et géométre italien du XVIIIe siècle terrestre, qui a démontré que tout ce qui était, sur un plan géométrique, constructible à la règle et au compas l’était au compas seul. (Fuck la règle.)

Après quoi, « Quantum Spin Network » se montre puissamment organique voire inquiétant, même si je n’en ai rien compris. À vrai dire, le morceau est assez fou et n’aurait pas déparé sur l’expérimentalMedùlla de Björk. « Sixteen Color Prime Generating Automaton » rappelle « Approximating Pi », en plus vivant. Retour à un ensemble choral pour l’ultime morceau, « Deriving the Quadratic Equation » : imaginez ce chœur de moines cherchant à trouver la dérivée d’une équation du second degré, et vous avez l’objet de ce morceau. Comment cette équation a été encodée en musique, je serais curieux de le savoir… si j’avais un meilleur niveau en solfège et en maths.

IOLET::Music from the world of Anathem constitue un disque fascinant, d’un abord particulier. Une expérience musicale.

Voilà ce que disait le magazine Wired à son sujet :

« Actually, to the untrained ear it sounds like the neo-Gregorian chanting that accompanies ritual baby sacrifice in horror films. »

Voilà qui est méchant. Et infondé. Le projet musical de David Stutz est intéressant, mais n’a rien d’horrifique pour les oreilles. Cependant, le plaisir d’écoute n’arrivera qu’au bout de plusieurs écoutes – et, probablement, à condition d’avoir apprécié le roman de Neal Stephenon. On pourra rapprocher cette initiative de Music & Poetry from the Kesh, où Ursula K. Le Guin s’est associée à Todd Barton pour concevoir la musique de ce peuple futur évoqué dans La Vallée de l’éternel retour.

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Dans un genre proche, il serait dommage de passer Brian Eno sous silence. Impliqué dans la Long Now Foundation, organisme à but non lucratif soutenant ce projet d’horloge millénaire, le producteur préféré de David Bowie et U2 a sorti en 2003 un disque intitulé January 07003 | Bell Studies For The Clock Of The Long Now – pour des raisons de commodités, on se contentera de l’appeler January 07003. Si le sous-titre s’explique très bien de lui-même, le titre mérite un rappel : lorsqu’il est question de la Long Now Foundation, on envisage les dates à l’échelle du décamillénaire, histoire de se remémorer les échelles de temps. Reprenons : en 02003, Brian Eno a publié January 07003, album imaginant la musique qui résonnera dans l’Horloge du Long Maintenant… en janvier 07003. C’est à dire dans quatre mille neuf cent quatre-vingt-cinq ans (répétez : dans quatre mille neuf cent quatre vingt années, une durée supérieure à celle qui nous sépare de la construction de la pyramide de Khéops), dans l’hypothèse où l’Horloge est effectivement construite avant que le monde ne s’effondre. Considérations eschatologiques à part, si cet album n’est pas la musique du futur, je veux bien qu’on m’explique.

Eno y délaisse ses synthétiseurs pour travailler sur un autre matériau sonore : les cloches. À vrai dire, l’écoute des vingt-trois minutes de « Fixed Ratio Harmonic Bells » évoque irrésistiblement les morceaux joués au gamelan ; pas de mélodie discernable, c’est un exercice de style reposant, qui invite à la méditation. Un exercice de style qui se fonde sur de véritables principes mathématiques et géométriques – si Eno apprécie le hasard créatif, il n’en utilise pas moins une méthode, détaillée brièvement dans le livret accompagnant le disque. Les autres morceaux du disque sont à l’avenant. De quoi se délasser après l’écoute exigeante de IOLET.

Les complétistes ne manqueront pas The Long Now, EP promotionnel du même Eno, qui propose en seize minutes quelques études supplémentaires.

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Tant qu’à y être, évoquons aussi des œuvres similaires : As Slow As Possible est une pièce de John Cage, destinée à être jouée très lentement à l’orgue. Si l’exécution peut durer des heures, certains musiciens ont pris Cage au pied de la lettre et ont fabriqué un orgue pour exécuter automatiquement cette pièce trèèèèèès leeeeeenteeeemeent. Du genre : une même note peut être jouée pendant des années. Une représentation, si l’on peut dire, est donc en cours depuis l’an 2000 à l’église de St. Burchardi à Halberstadt, en Allemagne. Le dernier changement de note a eu lieu en octobre 2013, le prochain surviendra en 2020. Au total, cette exécution de As Slow As Possible doit durer 639 ans.

Mais John Cage est un petit joueur. Longplayer est une composition du musicien britannique Jem Finer se basant sur une pièce musicale de 20 minutes bidouillée par un algorithme de manière à en extraire des variations pour un morceau devant durer mille ans. Lancé le 1er janvier 2000, le Longplayer doit durer jusqu’au 31 décembre 2999. Après quoi, le morceau reprendra à zéro tout naturellement. Il s’écoute ici, et j’espère qu’il y aura encore Internet et du monde pour l’écouter dans un millénaire.

Une bande-son parfaite pour s'interroger sur le temps et la durabilité de la culture humaine dans son ensemble…

Introuvable : non
Inécoutable : oui (mais c’est bon)
Inoubliable : oui

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