N comme Norway of Life

L'Abécédaire |

On s'aventure en compagnie du réalisateur norvégien Jens Lien dans une sorte de Purgatoire kafkaïen aseptisé : Norway of Life, quand Brazil rencontre Ikea…

Norway of Life [Den brysomme mannen], Jens Lien (2006). Couleurs, 91 minutes.

Une fois n’est pas coutume : l’Abécédaire se permet un petit détour du côté du cinéma norvégien, avec Norway of Life. Il s’agit là du deuxième film de Jens Lien, après Jonny Vang (2003) et une demi-douzaine de courts métrages. Depuis, le réalisateur a tourné un troisième film,Une éducation norvégienne (2011), la mini-série Viva Hate (2014) et trois épisodes de la série Occupied — voilà qui témoigne de préoccupations, euh, norvégienne…

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La scène pré-générique donne le ton. Soit un quai de métro quasi désert. Sous la lumière crue des néons, un couple s’embrasse. Plus exactement : se bouffe la langue avec force salive et bruits buccaux mais sans la moindre passion. Un homme les regarde, visiblement gêné. Et puis se jette sous les roues de la première rame à passer. Le son qui en résulte ne laisse guère de place au doute. (La place précise de cette scène dans la chronologie apparaitra plus tard.)

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Voici maintenant un décor désolé : de grandes étendues terreuses balayées par le vent, sous un ciel nuageux changeant. Au milieu de ce nulle-part se dresse une station-service. Un homme se dépêche d’installer une miteuse banderole de bienvenue, qui ne restera en place que le temps qu’un bus dépose son unique passager – le suicidaire de la scène précédente. Celui-ci, Andréas, est amené jusqu’à une ville située plus loin, une métropole moderne sans charme ni signe distinctif. Lui sont attribués un appartement et un boulot (comptable). Andréas s’installe vite dans cette nouvelle (?) vie… quand bien même celle-ci a quelque chose d’étrange fade : ses collègues sont gentils mais ennuyeux au possible ; rien n’a de goût ; rien ne peut lui faire de mal – quand il se tranche un doigt avec une massicoteuse, Andréas a la surprise de voir que son index a repoussé. Que cette vie soit terne n’empêche pas Andréas d’essayer de trouver des pis-allers : une compagne – Anne-Britt, décoratrice d’intérieur –, une maîtresse – la jolie Ingeborg. Et surtout : tenter de comprendre ce monde sans art digne de ce nom, sans enfant, sans joie. Y a-t-il seulement un échappatoire de ce purgatoire ?

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Par certains aspects, Norway of Life rappelle Brazil. Sauf que la dimension concentrationnaire du film de Terry Gilliam est ici remplacée par une esthétique Ikea. Dans les deux cas, l’individu est aliéné – par une gentillesse creuse dans le cas du présent long-métrage. L’absurde est là présent, et se teinte parfois d’un humour noir (comme cette scène où Andréas se fait constamment rouler dessus par des rames de métro). De nombreuses séquences apparaissent comme surréalistes… alors qu’à bien y repenser, non, il s’agit juste d’un reflet à peine déformé de notre monde.

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Le film se distingue par une photographie terne. Pas grisâtre, juste… terne, à l’image de la vie d’Andréas. C’est joli, pas désagréable, mais rien ne ressort, à l’exception de quelques scènes sublimées par une lumière crue et intense – celle du soleil juste avant ou après la pluie –, en particulier celles situées sur cette plaine balayée par le vent. Du côté du casting, Trond Fausa Aurvåg excelle dans le rôle de Sam Lowry Andréas, avec son air de somnambule qui peine à tirer un sens du monde qui l’entoure.

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Le titre original du film, Den brysomme mannen, signifie tout simplement « l’homme ennuyeux » : pas ennuyeux parce qu’il suscite l’ennui mais plutôt parce qu’il cause les ennuis. Car après tout, la vie dans cette ville anonyme s’avère plutôt agréable — Andréas y possède un boulot stable, ni stressant ni contraignant ; il a une compagne avec qui il s’entend plutôt bien. Alors pourquoi vouloir plus ? Si le bonheur est une asymptote, pourquoi chercher à tout prix à s’approcher de quelque chose d’inaccessible ? Pourquoi ne pas se contenter d’une vie creuse, où les discussions sur les choix des couleurs et l’envie d’avoir une baignoire chez soi au lieu d’une douche ont plus d’importance que les relations humaines ? Andréas, cet homme insatisfait, gênant donc, y a-t-il vraiment sa place ?

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Fidèles à leur habitude, les distributeurs français du film lui ont accolé un titre… en anglais (au moins a-t-on échappé au titre anglais retraduit en anglais). Pour autant, ce titre-ci peut fournir un indice sur la portée de Norway of Life : cette vie sans goût que se retrouve à vivre Andréas ne se situe pas forcément dans quelque Purgatoire. Peut-être s’agit-il du reflet déformé d’une société norvégienne confite dans son ennui. Pourtant, si l’on cherche bien, peut-être est-il possible de retrouver quelque sève. Par la musique ? Parfois, Andréas croit entendre de la musique provenant d’un soupirail. D’autres personnes, elles, humeront une bonne odeur. Quant à la bande originale, elle alterne entre muzak insignifiante et extraits de la suite orchestrale Peer Gynt du compositeur (norvégien) Edvard Grieg, sur un livret du dramaturge (norvégien) Henrik Ibsen – on entend en particulier la mélancolique « Chanson de Solveig ». S’agit-il d’exalter alors l’âme norvégien, enfouie au fin fond d’une cave ? Ou bien est-ce ironique ? Après tout, Peer Gynt raconte l’histoire d’un type un brin hâbleur, qui connait des aventures aux quatre coins du monde (et dans ses souterrains aussi, avec l’ultra-célébrissime (et diablement efficace) « Dans l’antre du roi de la montagne » (d'ailleurs, pour mémoire)), avant de s’en revenir chez lui, vieux et ruiné, pour apprendre de la bouche de son amour abandonné, Solveig, que : « C'est ici chez toi et non pas dans la vaine poursuite de tes rêves fous à travers le monde que réside le vrai bonheur. » Une phrase qui trouve son écho dans les dernières paroles, adressées par la mairesse de la ville, à Andréas avant son départ.

La fin laisse un goût amer. Et froid.

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Introuvable : non
Irregardable : non
Inoubliable : oui

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