Axiomatisée - rencontre avec Sylvie Denis

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En complément de l'entretien, dans le Bifrost 88, de Ellen Herzfeld et Dominique Martel — alias Quarante-Deux —, qui ont œuvré à la diffusion des textes de Greg Egan, voici une interview de Sylvie Denis, qui, sous l'une de ses nombreuses casquettes, a été l'une des premières à publier l'auteur australien en France…

Où et comment avez-vous découvert Greg Egan

Très probablement dans la revue Interzone, que j'ai commencé à lire vers 1985.

Pourquoi avoir fait l’anthologie Century XXI ? Que se passait-il en Angleterre au début des années 90 dans la revue Interzone dirigée par David Pringle ?

Pour des raisons à peu près semblables à celles qui nous ont poussé à créer Cyberdreams. Nous avions constaté qu'il y avait un net renouveau de la science-fiction en Angleterre, avec l'apparition d'auteurs très divers, tels Paul McAuley, Stephen Baxter, Eric Brown, Ian R. MacLeod et d'autres, mais que les éditeurs d'alors ne suivaient pas, pour différentes raisons. Beaucoup écrivaient des nouvelles, mais des romanciers apparaissaient aussi, ailleurs que dans Interzone, comme Iain Banks, Peter F. Hamilton. Dans un genre complètement différent, le premier livre de la série du « Disque-Monde » de Terry Pratchett est paru en 1983 en Angleterre et en 1993 en France.

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En quoi Greg Egan, au sein de l’éclosion de cette nouvelle génération d’auteurs brillants, pour l’essentiel britanniques, se distinguait-il (outre le fait qu’il n’est pas, justement, britannique) ?

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J'ai toujours eu ce que j'appellerais une « relation générationnelle » avec Greg Egan. Il exprimait et mettait en scène ce que je pensais, sur la technologie, sur l'absence de transcendance, sur l'identité. Je me reconnaissais dans ce qu'il écrivait, et je ne devais pas être la seule. Et il n'avait peur de rien, comme dans « Un amour approprié », où une femme conserve le cerveau de son mari en elle, ce qui bouleverse complètement leurs rapports. Ou dans « Le tout p’tit » (désolée, je préfère le titre que nous avons choisi pour la parution dans Axiomatique), où un homme a acheté un bébé en kit qui ne devrait pas se développer comme un « vrai » bébé, mais qui commence à donner des signes de ce développement alors qu'il est biologiquement programmé pour mourir. C'est absolument horrible, mais c'est précisément le genre de choses qui peuvent se produire si on maitrise suffisamment certaines technologies. La grande force d'Egan, c'est d'oser poser ces situations et de les explorer jusqu'au bout, sans reculer devant l'horreur. Et donc de pouvoir montrer ce que pourrait être l'humain augmenté de technologies bien plus puissantes que celles que nous avons à notre disposition. Et je suis fondamentalement persuadée que nous avons, en tant qu'espèce, besoin du terrain d'investigation qu'est la science-fiction, parce que le changement climatique et l'anthropocène sont là, et que si nous ne sommes pas capables de conceptualiser ce que nous sommes en train de devenir, nous allons être noyés dans ce que nous avons créé. (Ce qui n'est pas un jugement moral de ma part, juste une constatation : on préfère en général être vivant que mort.)

Ce qui était également remarquable, c'est son refus d'utiliser ce que j'appelle la quincaillerie, tout cet amas de conventions et d'inventions propres au genre, qui font sont identité mais qui peuvent devenir des boucliers derrière lesquels on se cache pour ne pas voir le réel. Et c'était ce qu'Egan faisait : il regardait le réel, ou du moins, le réel tel qu'il est façonné par la technoscience, et donc par nous, les humains, et il réfléchissait sur la direction que le monde était en train de prendre. Et pour moi, c'est la raison pour laquelle on lit de la SF : pour essayer de comprendre le monde et où il va.

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Si, techniquement, le premier texte de Greg Egan en France est « Fidélité », publié par Patrice Duvic chez Pocket dans l’anthologie Isaac Asimov présente, Futurs mode d’emploi, en janvier 1994, vous traduisez et faite paraître en mai 1994, avec Francis Valéry, la nouvelle « Baby brain » (qui sera rééditée sous le titre « Un amour approprié » dans le recueil Axiomatique des éditions du Bélial’) sous la forme d’un petit livre d’une cinquantaine de pages aux éditions…Car rien n’a d’importance. Techniquement, il s’agit du premier livre de Greg Egan publié en France. Faire paraître Egan en France était une évidence ?

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Dans la mesure où je le lisais depuis 1987, oui. C'était il y a trente ans et le temps passe bien plus lentement quand on a vingt ou trente ans. Donc, il fallait, oui. On croit à ce genre de truc quand on est jeune.

Paraissent alors, toujours à votre initiative et traduites par vous, deux nouvelles d’Egan en 1995 (« Cocon » dans le n°4 de la revueCyberDreams et « En apprenant à être moi » dans l’anthologie Century XXI que vous avez dirigée, chez Encrage). Puis vous changez de braquet l’année suivante en publiant le premier recueil de l’auteur en France, chez DLM, Notre-Dame de Tchernobyl (avec un sommaire de quatre nouvelles traduites par vous et Francis Valéry). Or trois mois avant la sortie dudit recueil, est publié en avril 96, chez Robert Laffont, dans la collection “Ailleurs & Demain”, La Cité des permutants, le premier roman de Greg Egan traduit en français. Quel a été votre sentiment lors de la parution de ce roman, et pourquoi ne pas l’avoir fait paraître, vous ?

Mes souvenirs sont un peu flous, mais si j'ai du choisir le texte et le défendre, la décision de le publier est revenue à Henri Dhellemmes, qui était tout de même notre éditeur.

Pour ce qui est de La Cité des permutants, je ne me souviens pas que ça ait été particulièrement important pour moi, à l'époque. J'étais sans doute satisfaite de voir un roman d'Egan publié en France. DLM ne l'avait jamais envisagé, il n'en avait pas les moyens, que ce soit pour l'achat des droits et le coût de la traduction. Il était donc parfaitement logique qu'il paraisse ailleurs.

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Une année passe encore, et vous publiez un second recueil de nouvelles, Axiomatique, toujours chez DLM, un court volume conçu sur le même modèle que le précédant, soit quatre nouvelles là encore traduites par vous et Francis Valéry. Le même mois, septembre, donc, paraît le deuxième roman de Greg Egan, toujours chez Robert Laffont, L’Énigme de l’univers. L’auteur est lancé en France. Vous avez alors, en trois années environs, fait paraître et traduit onze nouvelles de l’auteurs, soit la quasi totalité de ces textes courts en France à l’époque. Puis… Plus rien. Vous passez la main (notamment à Bifrost, à l’anthologie périodique Étoiles Vives et aux éditions du Bélial’). Pourquoi ? Vous pensiez avoir fait le boulot ? Ou hasard éditorial ?

Hé bien, l'éditeur, DLM, a cessé d'exister, tout simplement, si on peut dire. Donc, aléas de l'édition, et puis j'avais certainement envie de passer à autre chose, surtout d'écrire pour moi, en fait. En outre, c'est vrai que j'ai tendance à estimer qu'une fois que j'ai fait quelque chose, hé bien, c'est fait, ce qui m'intéresse, c'est la suite. Je n'aime pas me répéter.

Que pensez-vous de Greg Egan aujourd’hui ? Le lisez-vous toujours ? Suivez-vous son actualité ?

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Je continue à le suivre, bien sûr. Il fait partie, avec William Gibson, Bruce Sterling et quelques autres anglais ou américains, et Michel Jeury pour la France, des auteurs qui ont construit ma vision de la science-fiction. L'idée que c'est un espace où l'on peut faire toutes les expériences de pensée que l'on veut, parce que, comme le dit Brian Eno, cité par David Bowie, l'art est le domaine où l'avion peut s'exploser à l'atterrissage sans que ça ait la moindre conséquence. On peut tout essayer, de toute façon, au final, il n'y a pas de casse. On peut se relever et recommencer.

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Et je continue à lire Egan, bien sûr, même si j'ai calé sur «  Orthogonal », parce que même si j'adore les extraterrestres qu'il a créés, je n'ai malheureusement pas le bagage en mathématiques et en physique pour suivre. J'arrive à mon niveau d'incompétence, ce qui est très frustrant. Par contre, j'ai lu et adoré Cérès et Vesta. Il y a moins de calculs et une vision politico sociale tout à fait intéressante. Encore une preuve qu'Egan, contrairement à ce que son approche unique des personnages peut laisser penser, est un moraliste. Je m'apprête à lire Dichronauts, qui comme « Orthogonal » se passe dans un univers où les lois de la physique sont complètement différentes des nôtres. Dans celui-là, la planète a une forme hyperboloïde et un petit soleil tourne autour. Il faut aller jeter un coup d'œil sur le site de l'auteur pour appréhender la chose. Bon, je trouve un peu dommage qu'il ait pris cette direction hyper hard-science pour les romans, mais c'est bien pour le genre que quelqu'un fasse ça.

 

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