Journal d'un homme des bois, 23 avril 2015

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Où l'homme des bois nous entretient des guitares Fender, en particulier de la Stratocaster Fujigirl

Fujigirl est une des Stratocasters que j’utilise de temps en temps, en studio. Il ne s’agit pas d’une Fender originale mais d’une MIJ – comprendre « Made in Japan », comme disent les collectionneurs de guitares japonaises des années 60/70. Fujigirl est revêtue du logo Gallan, une marque utilisée à l’époque, parmi des dizaines d’autres, par les importateurs européens et nord-américains. Comme des milliers de Stratocasters, Fujigirl a été fabriquée dans les unités de lutherie industrielle de Fujigen Gakku, qui produira par la suite les fameuses guitares Tokkai, qui s’avèrent souvent de qualité supérieure aux originales étasuniennes de la même époque.

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Gallan copiait Fender dans les moindres détails. Leurs guitares étaient donc modifiées pour suivre l’évolution esthétique des modèles originaux. L’histoire de la Statocaster Fender étant très bien documentée, on peut donc dater avec une certaine précision les copies – en dépit du fait que ces dernières ne possèdent généralement pas de numéro de série.

La tête de Fujigirl est du type « pelle à tarte » – toujours le jargon des collectionneurs… avec une crosse élargie à sa basse et décentrée, et un arrondi terminal de bonne taille ! Ce modèle de tête a été introduit en 1969. On constate que seules les deux cordes les plus fines (Mi et Si) sont maintenues par un petit guide, vissé sur le plat de la tête – fin 1971, Fender ajoutera un second guide pour les cordes centrales (Sol et Ré). Les repères insérés sur la touche du manche sont de type « dots » et de couleur noire, ce sont les repères classiques utilisés à partir de la seconde moitié des années soixante. A l’automne 1971, Fender introduit le calamiteux système de réglage « Tilt Neck » du truss rod (la barre de renfort interne du manche) – fort heureusement Fujigirl ne possède pas ce système, mais le précédent. La plaque de fixation du manche, à l’arrière de la caisse, est rectangulaire – elle est fixée avec quatre vis et gravée en creux MADE IN JAPAN, dans la partie haute. En 1975, Fender abandonnera ces plaques rectangulaires pour des plaques triangulaires gravées d’un F pour Fender. Enfin, Fujigirl est équipée d’un sélecteur des micros à trois positions – en 1977 Fender introduira le sélecteur à cinq positions, toujours utilisé de nos jours, qui permet de sélectionner les micros par paire, en opposition de phase. La seule « erreur » de Gallan est d’avoir utilisé un pickguard (plaque de protection de la table, qui entoure les micros et l’ensemble des contrôles) constitué de deux épaisseurs de plastique : un feuillet noir, que l’on distingue seulement au niveau de sa tranche, recouvert d’un feuillet blanc, plus épais. Or, les Fender originales ont des pickguard constitués de non pas deux mais trois plaques de plastique : deux blanches et une noire à l’intérieur – à l’exception de quelques modèles de luxe ou à tirage limité qui peuvent arborer un pickguard doré ou écaille de tortue. À partir de 1976, les Stratocasters seront dotées d’un pickguard aux couleurs inversées : noir/blanc/noir ; la déclinaison classique blanc/noir/blanc sera rétablie en 1981.

De cet examen attentif, il ressort que Fujigirl a été très probablement fabriquée en 1970 ou 1971 – au plus tard en 1972. Elle a donc largement plus de quarante ans mais elle est restée dans un état de conservation exceptionnel.

Le manche de Fujigirl est en érable, un bois qui conduit très bien les vibrations sonores – un choix classique chez Fender. La touche est rapportée et elle est également en érable – ce qui permet d’obtenir une intonation très précise ainsi qu’un son clair et claquant, ce qui renforce le son cristallin bien connu de la Stratocaster et de ses micros à simple bobinage. Fender utilise pour les touches rapportées de l’érable mais également du palissandre, un bois beaucoup plus dense qui confère un surcroît de sustain très significatif. Il est inutile de vernir le palissandre qui ne s’imprègne pas de sueur, par contre l’érable est un bois fragile qui doit être impérativement vernis. Le manche est vissé au corps – ce qui induit un filtrage des harmoniques et contribue au son clair des guitares Fender, Stratocasters comme Telecasters ; par contre l’absence de collage amoindrit le sustain de manière significative. Les corps des Stratocasters de cette époque sont généralement en aulne, un bois de densité moyenne (0,5 à 0,55) et assez neutre en termes d’acoustique. Les plus anciennes étaient en frêne, un bois plus dense (0,65 à 0,75) mais pourtant ne favorisant pas le sustain – comme les bois durs de type palissandre, korina, acajou. Les corps en frêne – en particulier en frêne des marais – donnent un son sec et claquant : l’exemple le plus connu (identifiable et inimitable !) est celui des Telecaster des années cinquante. L’inconvénient du frêne des marais (swamp ash) est son poids très important (ce n’est tout de même pas le brise-reins des LesPaul mais pas loin !). Vu son poids raisonnable, Fujigirl a un corps très certainement en aulne.

Aulne pour le corps, érable + érable pour le manche, jonction à quatre vis et micros à simple bobinage : Fujigirl est une Stratocaster qui chante d’une voix cristalline, avec peu de sustain mais une intonation d’une grande justesse. C’est une guitare idéale pour de la musique psychédélique ou des envolées à la David Gilmour, le sustain étant alors éventuellement induit par l’utilisation d’une pédale d’effet et l’ensemble porté par de la reverb.

Les Stratocasters MIJ sont de qualité extrêmement variable, allant de médiocre à exceptionnel ! C’est un peu une loterie. La lutherie de Fujigirl est parfaite, le manche est très juste, les frets bien ajustées et limées. Le son est tout à fait correct – ce n’est pas une Fender du début de la série L, mais elle vaut largement nombre de Stratocasters Fender originales des années CBS. Elle a parfaitement bien vieilli et continuera longtemps de jouer.

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