Les Carnets du KO /5

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le_borgne-KO5-une.jpg« Voilà, chers amis d’au-delà de Fau, c’est la dernière fois, je crois, que je m’adresse à vous, pour vous livrer quelques extraits des Carnets de Jason, ainsi qu’une scène inédite. N’oubliez pas les ailes des fées. » Compléments à Hysteresis, les Carnets du KO de Loïc Le Borgne s'achèvent dans cette cinquième et dernière partie.

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« Reflet de lavoir, autoportrait »
CC-BY 2.0 Dominqiue Garcin-Geoffroy

Voilà, chers amis d’au-delà de Fau, c’est la dernière fois, je crois, que je m’adresse à vous, pour vous livrer quelques extraits des Carnets de Jason, ainsi qu’une scène inédite. N’oubliez pas les ailes des fées.

*

Enchanté de vous connaître j’espère que vous devinez mon nom
Mais ce qui vous intrigue c’est de comprendre en quoi consiste mon jeu

The Rolling Stones, Sympathy For The Devil

*

Tu sauras tout (inédit)

Qu’est-ce que je sais de toi ?
Qu’as-tu fait pour survivre ?
Veux-tu devenir roi ?
Voguer en bateau ivre ?

Quels seront tes désirs ?
Qu’as-tu à pardonner ?
Si je devais m’enfuir
Pourrais-tu me happer ?

Tu sauras tout de moi
Celle que je suis
Et celle que je ne suis pas
Un corps de verre
Un bel éclat
L’eau, la lumière
Tu sauras tout de moi

Une vie en pointillés
Que savons-nous des autres ?
Des abysses à combler
Un diable ou un apôtre ?

Je te prédis qu’un jour
Mais je ne sais pas quand
Dans la mer sans retour
Nous serons transparents

Tu sauras tout de moi
Ce que je suis
Ce que je ne suis pas
Un corps de verre
Mon cinéma
Oh, les mystères !
Tu sauras tout de moi

(Gabrielle, poème)

*

Je peux pas être heureux, chérie
Si t’es pas heureuse aussi
C’est moche dehors
L’eau monte partout

Bod Dylan, High water (For Charley Patton)

*

La Fin d’un rêve (inédit)

Allongé dans les herbes, j’ai digéré le vent
J’écraserai les sangsues de l’été
Mais la bête a mordu le ventre mou et blanc
Le soleil avait doré les fées

Elle dort
Qu’est-ce qu’il me reste
Elle dort
Je m’enlise dans les ombres des cataractes
Si je dors, le néant

Arc-boutée elle hurle sous le lourd manteau
La fin d’un rêve adolescent
Elle flotte et les goules lui arrachent la peau
Le sang luit sur le sable et devant

Jason Marieke, poème

*

Je marche dans les rues qui sont mortes
Je marche, marche et tu es dans mes pensées

Bob Dylan, Lovesick

*

Cyrano (version intégrale)

On est tout
Président, comédien, chanteur, Américain
On a tout
Un laquais, un mannequin, la paix, l’été indien
On est tout
Cyrano ou Scarlett, Jivago ou Juliette
Et un jour on est seul
Des sanglots sur la gueule
Ni bravo ni refrain
On est rien

On est tout
Mesrine ou Aladin, banquier de grand chemin
On a tout
Du génie, du venin, des dollars, des emprunts
On est tout
Samson et Dalila, Brad et Angelina
Et un jour on est seul
Des sillons sur la gueule
Ni salut ni chagrin
On est rien

On est tout et un jour on est rien
Cyrano, Cyrano
Si je perds ma Roxane
Je perds le fil d’Ariane
Labyrinthe et chaos
Cyrano, Cyrano
Pour étouffer ma flamme
Il faut plus que de l’eau
Et samedi vingt-six, une heure avant dîner
Monsieur de Bergerac est mort assassiné

On est tout,
César et Cléopâtre, Signoret, Montand
Bonnie and Clyde, Iseult, Tristan
Marius et Cosette, Lancelot, Guenièvre
Edith et Marcel, Adam et Eve
On est rien

(Chanson époque pré-panique, auteur inconnu)

*

Je voudrais que tous les clochards
Puissent chanter
Tôt le matin et tard le soir
Des airs de liberté

Jacques Brel, Ballade

*

Parle au vent (inédit)

Quand John a pris le bus pour l’inconnu
Son âme de fou brillait comme une supernova
Rêvant d’orgies, de passes et de filles nues
Où serait mort Satan si le monde était plat

Pour John il y a la route et la musique
Le chemin d’Amsterdam et L’Highway sixty one
La musique est rebelle comme l’Amérique
Comme les gueules de James Dean et Bobby Zimmerman

Refrain :
Il y a de l’or au bout des routes
Mais cette route-là ne mène à rien
Tu as de l’or au bout des doigts
Serre-moi le cou jusqu’à la fin

Pour John, l’avenir était comme un désert
Des ruines et des fumées flottant sur des brasiers
Jamais de quarantième anniversaire
Car si la terre est plate on finit par tomber

John a gueulé « J’écarterai la mer
Et j’y jetterai mon père et son foutu portable
Ses amis, ses filles, son passé, ma mère
Banco, c’est l’heure de tout mettre à plat sur la table »

John a coincé une souris dans le car
Une poupée mexicaine aux jolis seins de feu
« Oh yeah, Barbie, ça te dit le grand soir ? »
« OK, elle dit, mais j’veux des étoiles dans les yeux »

La souris a fourgué sa langue au chat
Le genre de chat sauvage qui a au moins neuf queues
Dans la poussière dansait un vieux puma
Les fauves mangent les souris mais ils ont peur du feu

John rit : « Minette, le monde est pas si plat
La vie ça tourne, ça monte, ça chauffe et ça descend
J’aime pas les chaînes sauf celle que j’vois là-bas
En attendant prends ta valise et parle au vent

(Chanson américaine, traduction par Jason Marieke, époque post-Panique, auteur inconnu)

*

Regarde bien petit
Regarde bien
Sur la plaine là-bas
À hauteur des roseaux
Entre ciel et moulin
Y a un homme qui part
Que nous ne saurons pas
Regarde bien petit
Regarde bien
Il faut sécher tes larmes
Y’a un homme qui part
Que nous ne saurons pas
Tu peux ranger les armes

Jacques Brel, Regarde bien petit

* * *

Enfant de Fau, voici un document que j’ai pu récupérer près de l’archiviste de Saint-Jean Cité il y a quelques mois. À l’époque bien entendu je n’imaginais pas que des habitants de Rouperroux aient pu avoir de telles conversations. Sur ce procès-verbal, réalisé lors de l’enquête qui a suivi le drame, les noms avaient été biffés et je n’ai pu les lire. Bien entendu, je me doute des identités de ces personnes. N’ayant cependant aucune certitude, je ne peux moi non plus les révéler et vous livre donc ce dialogue tel que rapporté sur le document. S signifie suspect et E enquêteur. X, Y, Z sont des victimes. L est un témoin.

E : Ce soir-là, lors de votre réunion secrète, qu’a dit S1 ?
S3 : Qu’il ne fallait pas que X reste dans le village. Qu’il avait posé des questions sur les anciens, sur leur nombre.
E : Quelle a été la réaction de S2 ?
S3 : S2 a dit que X avait enquêté pour retrouver son ancienne petite amie, et que maintenant que c’était fait il allait rester tranquille. S1 a dit qu’elle ne le pensait pas du tout, et que par ailleurs la présence de Y et de X dans le village en même temps était un gros souci, qu’ils risquaient de recouper des informations et de découvrir des choses compromettantes. S1 a ajouté que X avait posé des questions précises au sujet des anciens à la vieille L.
E : Vous, comment avez-vous réagi ?
S3 : Je pleurais, j’étais incapable de réagir. Je n’ai rien dit, j’écoutais.
E : Qu’est-ce que S2 a répondu ?
S3 : Que si cela se produisait, il faudrait effectivement agir rapidement. Qu’il regrettait vraiment ce qui s’était passé cette année-là. Elle parlait du jugement.
E : Continuez.
S3 : S1 a dit que c’était trop tard pour regretter, qu’il fallait surveiller X et Y de près et peut-être l’intimider. Et Z aussi, parce qu’il était au courant de certaines choses.
E : Continuez.
S3 : S2 a rétorqué que X avait déjà été intimidé, et que désormais il était sur ses gardes. Qu’il pouvait être dangereux. S1 a dit qu’il était bien plus dangereux que S2 le pensait. Que toute la communauté était en péril et qu’il fallait agir pour la paix et la tranquillité de tous.
E : Lors de la réunion secrète suivante, où étiez-vous ?
S3 : Chez S1.
E: Qui était présent?
S3 : Cette fois, il y avait aussi S4. Sinon, les mêmes que la dernière fois. S1, S2 et moi. Mais je n’ai presque pas parlé. C’est S2 qui m’avait demandé de venir.
E: Qui a clairement demandé aux autres d’agir. S1 ?
S3 : Ce n’était pas une demande, c’était un ordre. Oui, S1. Mais en fait, je crois que c’est S2 qui a d’abord parlé, sauf que sa proposition n’a pas été retenue.
E : Quelle était cette proposition ?
S3 : S2 a dit qu’il fallait mettre X hors d’état de nuire puisque X et Y avaient parlé ensemble.
E : Et S1 n’a pas été d’accord ?
S3 : C’est ça, S1 a dit que c’était Y le plus dangereux dans l’immédiat, pas X. Il fallait d’urgence agir contre Y.
E : S2 s’est rangé à cet avis ?
S1 : Pas tout de suite. S4 était d’accord mais S2 et moi, nous avons beaucoup protesté. S1 a dit que si l’histoire du tribunal de feu sortait au grand jour, on finirait tous en prison. Alors nous avons cédé. On s’occuperait de Y. S1 a précisé qu’il fallait s’occuper de Z. Ça calmerait X, ça le forcerait à se taire. S2 a dit qu’il n’était pas sûr de ça mais S1 ne l’a pas écouté.
E : Avez-vous parlé de W ?
S3 : S1 a ajouté qu’il fallait intimider W car il devenait lui aussi un problème. X et Y essayaient de lui tirer les vers du nez, c’est ce que S1 a dit.
E : Tout le monde a donné son accord pour agir de cette manière ?
S3 : Heu… oui. Oh Jésus ! On était obligé, vous comprenez ? Vous comprenez ?

* * *

Pour terminer, voulez-vous accompagner les lavandières et les écouter causer en ma compagnie ? Voici une scène qui n’est pas présente dans mon récit, que vous avez peut-être lu, mais qui a pourtant bien eu lieu, je vous l’assure. Elle prouve qu’il est éprouvant d’écouter les conversations des commères mais que les épier n’est pas forcément désagréable...

Ragots au bord de l’eau

Ophélia Fournigault allait au lavoir deux fois par semaine, mais ne lavait pas elle-même ses draps. Pour cela, elle préférait payer Lise, ma sœur, qui travaillait aussi comme couturière chez madame Garzik. Ce matin-là, quatre jours après la fête de la Renaissance, une dizaine de femmes étaient rassemblées autour du bassin.

Il faisait frais mais beau et une petite brise caressait la peau des lavandières. Parfait pour le linge, qui sècherait vite dans l’air ensoleillé, et qui sentirait la verdure et les fleurs du parc voisin — il était temps de se débarrasser des odeurs nauséabondes des literies à la fin de l’hiver. Il ne restait plus une place de libre sur les margelles du bassin. Le beau temps n’expliquait pas tout : rien ne valait un passage au lavoir pour être au courant de toutes les rumeurs. Pour les commères, toute période troublée était du pain béni, or jamais un printemps n’avait été si animé que celui-là au cours de la dernière décennie. Les ragots poussaient plus vite que les orties derrière le lavoir.

J’étais caché dans un jardin en friche qui surplombait le bâtiment. Protégé par un muret sur lequel couraient les lézards, je pouvais au besoin jeter un œil sur l’assemblée, même si je jugeais plus prudent de rester invisible. Mon but, c’était d’écouter. La plupart des femmes me tournaient le dos et le vent soufflait dans ma direction, portant les conversations jusqu’à moi. Si l’on oubliait les orties qui m’avaient piqué les genoux, c’était un excellent poste d’observation.

« Tout de même, je la détestais pas, cette Gabrielle », Amélie Delaunay a remarqué.

Âgée de vingt-deux ans, Amélie était fort mignonne avec ses longues nattes rousses et ses seins comme des melons.

« On dit la même chose de celles qui traînent le soir sur les trottoirs de Saint-Jean-Cité », Ophélia Fournigault a commenté.

Confortablement installée sur un ancien fauteuil de jardin en plastique, dont le blanc original avait mué en beige terne et grisâtre, la gardienne du parc portait son habituelle capeline noire malgré la température clémente. Comment parvenait-elle à respirer en serrant à ce point le lacet de son chaperon sous son cou ?

« Et cette histoire avec cet homme qui habitait ici autrefois et qui l’a retrouvée, c’était plutôt joli, non ? » a continué Amélie, feignant de ne pas avoir compris la remarque d’Ophélie.

« Le serpent qui pénètre la pomme », Ophélia Fournigault a susurré, provoquant le ricanement de la vieille Louise. « Ça a toujours fasciné les jeunes gens. »

N’ayant pas saisi cette remarque, j’ai jeté un coup d’œil par-dessus le muret. N’était-ce pas une référence à l’ancienne religion ? Découvrant les mimiques intriguées des quelques femmes qui me faisaient face, j’ai compris que je n’étais pas le seul à m’interroger. Ophélia Fournigault faisait souvent des allusions à ces croyances, que personne ne comprenait plus vraiment. Pour l’instant, les guérisseuses avaient pris le dessus pour guider nos âmes.

« Je trouve que l’image du serpent est exagérée », ma sœur a réagi.

Lise avait obéi aux ordres de mes parents et accepté d’apprendre le métier de couturière, mais je crois qu’elle aurait apprécié quelque chose de plus intellectuel. Elle me regardait avec envie filer aux cours de Gabrielle ou Aymeric.

« Pourquoi ça, jeune fille ? Ophélia Fournigault a répliqué d’une voix glaciale. En faisant mine de nous raconter de belles histoires, cet homme a diffusé son poison dans notre communauté.

– C’est vrai, Loretta Baadi est intervenue. Ce vagabond est rusé. Il utilise aussi le basket, ce jeu délirant d’autrefois, pour séduire des gens. Mon fils Joseph a basculé du mauvais côté, elle a lâché, des sanglots dans la voix.

– Ne vous inquiétez pas, Loretta, a murmuré Ophélia d’une voix douce. Nous pourrons guider Joseph vers le droit chemin quand la quiétude sera revenue. Les branches de bouleau peuvent purifier bien des péchés, vous le savez. Quelques petits coups de baguette remettent les idées en place à ceux qui se sont égarés.

– Est-ce que cela se terminera un jour ? la mère de Romuald et Joseph a pleurniché.

– Le plus tôt possible sera le mieux, la grosse Charrier est intervenue. Il faut chasser cet hérétique de notre communauté.

– Malgré tous les avertissements qu’il a reçus, il est resté », Ophélia a noté, solennelle sur son fauteuil. « On sait que le chaos n’est bon pour personne. Notre brave intendant, un homme de goût que j’avais personnellement reçu dans ma maison, n’est plus de ce monde. C’est une honte pour notre communauté.

– Paix à son âme, a madame Charrier approuvé. Son décès ne nous apportera que malheurs, même si rien ne prouve que c’était un assassinat. Il paraît que cet homme abusait parfois de la boisson.

– Le problème principal, c’est que notre maire est un peu faible », a avancé Jenny, la fille de Johnny Rachot, une copine de ma sœur. « J’ai jamais vu Ronan Léost taper du poing sur la table. Mon père, lui, il…

– Taisez-vous, jeune effrontée ! Ophélia Fournigault s’est offusqué. Ne critiquez pas ainsi notre bon monsieur Léost, ou il vous en cuira. Vous ne savez rien de la vie. »

Dérangeant un lézard peu farouche qui s’était glissé à quelques centimètres de mon menton, j’ai jeté un regard en contrebas.

Rouge de honte, la jeune femme avait baissé la tête et donnait d’énergiques coups de battoirs sur son linge.

« Vous avez raison, madame Charrier, Ophélia a repris. Il faut chasser cet homme de ce village. Quelqu’un devrait en parler à Aurore Desmoulins.

– Vous seriez parfaite pour ça », ma sœur a glissé.

Ophélia s’est penchée et lui a donné une tape sur la tête.

« Lavez mon linge, petite écervelée ! Nous parlons entre femmes d’expérience, votre avis n’est pas sollicité. »

La gardienne du parc a lancé un regard d’aigle à toute l’assemblée.

« Qui accepterait, avec notre bénédiction, d’aller trouver la guérisseuse ? »

Je savais pourquoi Ophélia faisait appel à une bonne volonté et ne voulait pas se charger elle-même de cette tâche : la mégère n’appréciait guère l’aura dont bénéficiait la guérisseuse, qui lui permettait d’asseoir son autorité sur le village. La Fournigault préférait soutenir le maire et la bourgeoisie à l’ancienne qu’il représentait. Son statut de gardienne du parc la protégeait des ragots, mais chacun savait qu’elle n’entretenait les arbres que pour renforcer sa position de notable, non par conviction.

Il y avait une autre solution : Ophélia Fournigault, qui n’était pas idiote, tentait peut-être de couvrir ses arrières. Avait-elle en réalité déjà discuté avec Aurore Desmoulins et le maire ?

« Je suis prête à la rencontrer, je la connais fort bien, Loretta Baadi a annoncé. Elle est, c’est vrai, un peu particulière, comme bien des guérisseuses, mais je sais comment me la mettre dans la poche. J’ai bien connu ses parents. »

Ophélia a hoché la tête avec un air entendu.

« Si notre village n’était pas marqué par toute cette infamie, nous vivrions un superbe printemps. Rouperroux ressemblerait à un jardin d’Eden. Mais il y a ce serpent…

– Jason Marieke ressemble plus à un ours qu’à un serpent, ma sœur a noté sur un ton malicieux. C’est un homme que l’on devine solide. »

Ophélia a tressauté comme si l’un des taons qui tournaient autour de l’eau claire l’avait piquée.

« Feriez-vous aveu de concupiscence, Lise Gabillard ? elle a murmuré d’une voix aiguë.

– Non pas, cet homme est beaucoup trop vieux pour moi. Mais j’ai surpris les œillades de quelques dames respectables. Je les ai vues toucher du regard la musculature cachée sous cette étrange veste à franges. Elle semble impressionnante, c’est vrai. »

Ophélia Fournigault s’est dressée, visage cramoisi.

« Comment osez-vous ? » elle a craché.

Mesdames Charrier, Baadi et Garzik s’étaient également levées.

« Parlez-vous de nous, demoiselle ? » a croassé Loretta Baadi, à la limite de l’apoplexie.

Madame Charrier s’est approchée de ma sœur.

« C’est… c’est une honte, excusez-vous ou… ou… »

Jenny Rachot s’est levée à son tour, son battoir à la main.

« Laissez ma copine tranquille ! » elle s’est emportée en tentant de s’interposer entre les femmes d’âge mûr et ma sœur.

Occupée à étendre du linge sur les fils tendus entre les poutres du toit, la vieille Louise a ricané en marmonnant que les jeunes étaient toujours plus arrogantes que les vieilles, mais jamais plus mauvaises langues. Mesdames Charrier, Baadi, Fournigault se sont de nouveau offusquées. Devant mes yeux ébahis, madame Charrier a giflé l’ancêtre en lui hurlant qu’elle n’était qu’une vieille folle née trop tôt.

Cette fois, ce fut comme si les taons s’étaient invités à un festin. Les femmes, jeunes contre vieilles, ont lâché linge, battoirs, seaux, et se sont précipitées les unes vers les autres. Il y a eu moult injures, coups sur les parties charnues, mandales et crêpages de chignon.

Éberlué, j’ai assisté à la chute de madame Charrier, puis d’Amélie Delaunay et Jenny Rachot, dans le bassin du lavoir. Les jupes et les plastrons de ces dames sont devenues transparents et ont flotté tout autour d’elles, à ma grande satisfaction. À travers les tissus détrempés, tendus, j’ai pu contempler de jolies formes, et des triangles plus sombres que les vêtements. Je n’ai pas tellement observé la Charrier, mais la vision de Jenny et Amélie sortant comme des furies du bassin dans leur tenue collante m’a garanti d’agréables songes pour les semaines à venir.

Alors que les femmes se déchiraient autour du bassin, sous le soleil printanier, j’ai senti un trop-plein d’énergie courir en moi.

Tout allait bientôt voler en éclats.

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