Bifrost fait sa rentrée ! - 5

Guide de lecture |

rentree-bifrost-une05.jpgSuite et fin de la sélection spécial imaginaire des amis et collaborateurs de Bifrost pour cette rentrée littéraire 2012. Au programme de ce dernier billet, du costaud, avec de la proto-science-fiction deux cents ans avant l’heure (et en alexandrin s’il vous plaît), un space op’ pur jus, le très couillu nouveau roman de Sire Cédric, une autre manière de faire des choses aux mouches contre leur gré (ou non), et un exercice de style dans la droite lignée de Jorge Luis Borges.

Ponson d’Ortolan : Théâtre

Ponson d’Ortolan – Éditions La Pléthore – septembre 2012 (omnibus comprenant trois pièces de théâtre – 280 pp. GdF. 25 €)
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Parmi les précurseurs de la science-fiction en France, il est un nom qui est systématiquement oublié dans la plupart des études sur le genre (il n’y a guère que Pierre Versins à lui avoir consacré une entrée dans la troisième édition de son Encyclopédie de l’Utopie et de la Science-Fiction, et Joseph Altairac a signé un long article dans Nous les Martiens n°24) : Ponson d’Ortolan. Une œuvre rare, qu’on a longtemps cru perdue, qui fut finalement rééditée à quelques dizaines d’exemplaires en 1886, et qui bénéficie désormais aujourd’hui d’une nouvelle édition.

Né à Orléans en 1712, Ponson d’Ortolan a connu une carrière de dramaturge aussi brève qu’infructueuse. Aucune des trois pièces qu’il a écrites n’a jamais été jouée en public, ce qui n’a pas empêché l’auteur de s’attirer les foudres de la censure et de se faire quelques ennemis mortels en haut lieu.

Ponson d’Ortolan écrit sa première pièce, L’inconnue des étoiles, en 1740. Il s’agit d’une histoire d’amour entre un jeune homme de bonne famille, Orante, et, plus étonnant, une extraterrestre. Orante doit épouser la fille du duc d’Entremont, de 15 ans son aînée, une bigote acariâtre souffrant qui plus est d’une horrible maladie de peau (« On aurait pu passer la journée à compter / Tous ces boutons suintants qui la défiguraient »). Un matin, alors qu’Orante fait sa promenade quotidienne, apparait au bord d’un lac situé à proximité du domaine familial une jeune femme à la beauté inhumaine, nue, mais dont le corps semble recouvert de plumes. Bien qu’elle parle une langue inconnue (« Un sabir gazouillant qui enchantait mon cœur / Dont les intonations m’inondaient de bonheur »), Orante en tombe aussitôt amoureux :

« Elle était si fragile, délicate et menue,
En ce matin béni où elle m’apparut,
Avec pour seule vêture son sublime plumage
Que je la pris d’abord pour un cruel mirage.
Car quoi ! Comment peut-on concevoir qu’il existe,
Sur la terre ou aux cieux, si l’on est réaliste,
Un seul être vivant qui puisse être plus digne
D’un amour absolu que cette femme cygne.
»

La pièce prend ensuite des allures de comédie balourde lorsqu’Orante tente de présenter à ses parents la jeune créature, qu’il baptise Cléa, comme une servante venue d’Orient. Évidemment, le physique particulier de Cléa ne passe pas inaperçu (« Quand elle franchit la porte, je crus voir un poulet / Ou plutôt une dinde qui serait déguisée » déclare le père d’Orante) et le jeune homme finit par révéler la vérité, d’abord à son fidèle ami, Michel (« Je ne puis plus attendre, mon plan est arrêté / Je m’en vais de ce pas annoncer sans délai / Mon projet d’épouser cette personne exquise. / — Mais vous n’y pensez pas, que dira la marquise ? »), puis à ses parents, s’attirant aussitôt leurs foudres (« Moi vivant, je le jure, il est hors de question / Que vous épousiez ce vilain volaillon » s’exclame son père). Orante envisage de fuir en compagnie de sa bien-aimée, lorsque celle-ci lui fait comprendre — sans qu’on sache bien comment, serait-elle télépathe ? — qu’elle ne peut rester à ses côtés et qu’elle doit regagner son monde natal, ce qu’Orante ne peut bien entendu pas accepter :

« Comment ? Que dites-vous ? Notre amour, impossible ?
Sachez que de vos flèches mon cœur était la cible
Et que ni Dieu ni Roi ne pourront m’empêcher
De vous aimer toujours, toujours et à jamais.
»

Il ne peut pourtant rien faire pour retenir Cléa (« Dans un bruissement d’ailes elle s’est envolée / Me laissant seul sur Terre, meurtri et désolé ») et se lance alors dans un interminable monologue de près de quatre cents alexandrins où il maudit « [sa] famille, le destin, les Cieux et les nuages / Le soleil et la lune, la pluie et les orages » jusqu’à épuisement complet du lecteur. Il s’en prend même au Roi de France, au clergé et à l’aristocratie locale, ce qui vaudra à Ponson d’Ortolan d’être condamné par contumace à une lourde peine de prison. Prudent, le dramaturge avait toutefois pris les devants et fui Orléans pour aller s’installer dans un petit village breton. Bien qu’il lui faille devenir pêcheur pour subsister, il n’abandonne pas pour autant ses ambitions littéraires et, de 1742 à 1745, il travaille sur une nouvelle pièce intitulée Les Deux Barons de Mornelieu, un texte qui, malgré ses vers de mirliton (il faut bien reconnaitre que Ponson d’Ortolan n’est pas un grand styliste) est d’une modernité assez stupéfiante.

Les Deux Barons de Mornelieu débute comme une comédie, enchainant divers quiproquos et malentendus. Le baron du titre est accusé de crimes et de méfaits qu’il nie avoir commis. Ainsi son vieil ami le duc d’Arlon lui reproche-t-il d’avoir séduit son épouse :

« Ce n’est pas moi vous dis-je, je n’étais même pas là,
J’assistais à Paris à un noble gala.
— Comment ? Que dites-vous ? Vous parait-il habile
De me considérer comme un triste imbécile ?
Allons ! Ne mentez pas ! Je vous ai reconnu
Je ne peux me tromper, c’est bien vous que j’ai vu.
Vous m’avez salué, appelé par mon nom,
Puis courtisé ma femme, la duchesse d’Arlon,
Que vous avez ravi, profitant de l’orage,
Pour lui faire subir les ultimes outrages.
— Mais enfin…
— Il suffit ! J’exige réparation,
Ou je détruis ce lieu jusqu’à ses fondations.
»

Précisons que le duc d’Arlon a débarqué chez le baron de Mornelieu armé d’une sorte de bâton lumineux dont il nous est dit qu’il possède des capacités de destruction extraordinaires. Car, on le découvre assez vite, l’action de cette pièce se déroule dans le futur, au début du XXe siècle, et Ponson d’Ortolan imagine toutes sortes de technologies totalement novatrices pour l’époque : les voyages d’un bout à l’autre du monde se font par téléportation (« Je reviens à l’instant de Nouvelle Hollande / Et l’on m’attend dans l’heure du côté de Marmande. »), le serviteur du baron est un robot (« Gontran n’est ni vivant, ni exactement mort / Il se meut et agit par la grâce d’un sort »), dans une scène, le baron utilise une sorte de visiophone pour dialoguer avec sa sœur qui vit sur la Lune (« Je vous vois comme si vous étiez à côté / Alors que par l’éther nous sommes séparés »), dans une autre il se sert d’une machine qui lui permet d’imprimer le journal (« Gontran, amenez-moi les nouvelles du jour / Que je sache ce qui se déroule à la cour »), sans oublier cet autre appareil capable de préparer en quelques secondes et sans effort un somptueux diner (« N’est-il pas succulent ce délicieux canard / Qui tout à l’heure encore barbotait dans sa mare ? »). Même s’il n’explique jamais comment fonctionnent les objets qu’il imagine et met en scène, Ponson d’Ortolan fait preuve d’une inventivité permanente tout à fait inattendue pour l’époque.

Pour en revenir à l’intrigue principale, après quelques malentendus, il ne fait bientôt plus de doute qu’il y a bien deux barons de Mornelieu. Il faudra toutefois attendre le dernier acte pour que les deux se rencontrent (« Je me vois ! Je te vois ! Je suis toi ! Tu es moi ! / Quel est ce sortilège qui me remplit d’effroi ? »). Il s’avère que le second baron vient d’un univers parallèle (« C’est presque comme ici, mais pas exactement / Malgré les ressemblances je viens d’un autre temps / Ou bien d’un autre lieu, je ne suis pas très sûr / Un lieu moins accueillant et où la vie est dure ») et qu’il a décidé de s’offrir quelques vacances dans notre monde, où il peut laisser libre cours à toutes ses envies. Le second baron finira par rentrer chez lui en laissant à son double le soin de s’excuser auprès des épouses déshonorées, des maris cocufiés, des aristocrates cambriolés, et même auprès d’un évêque qu’il a humilié devant ses ouailles. Comparée à L’Inconnue des étoiles, Les Deux Barons de Mornelieu est une pièce plus maitrisée, plus vive et plus inventive, mais malheureusement guère mieux écrite.

Lorsqu’il disparait prématurément en 1751, dans des circonstances non élucidées, Ponson d’Ortolan travaille sur une troisième pièce, qui restera inachevée : Le Jugement dernier, une histoire d’invasion extraterrestre. Cette guerre des mondes avant l’heure est racontée du point de vue du chevalier de Grammont, qui va prendre les armes pour combattre une armée de créatures de cauchemar.

Si les extraterrestres n’apparaissent jamais sur scène, les différents protagonistes les décrivent néanmoins avec force détails :

« Des créatures affreuses, monstres tentaculaires,
Aux crocs démesurés pouvant percer les chairs,
Aussi grands que cinq hommes et marchant sur six pieds
Sur leur victime ils posent des yeux démesurés
Des yeux brillants de haine, qui n’ont pas de pitié
Pour nous, pauvres humains, qu’ils mangent à satiété.
»

Ou encore :

« Une odeur méphitique ne les quittait jamais
Elle les précédait comme pour les annoncer
Semant cris et terreur parmi la populace
Qui ne pouvait que fuir, abandonner la place,
Si elle ne voulait pas servir de déjeuner
À ces visions d’horreur que rien n’arrêterait.
»

Mais aussi, lorsque le chevalier raconte son premier face à face avec l’un des envahisseurs :

« Sinistre et grumeleuse, elle me surplombait
Et une bave noire de sa gueule suintait.
Je n’ai jamais rien vu qui soit aussi vilain
Que cette créature qui grognait comme un chien.
Elle tenta alors de me décapiter

D’un mortel coup de griffes que je pus esquiver
Puis j’en parai un autre de ma fidèle épée
Le coup était si fort qu’elle eut pu se briser.
À mon tour je frappai à hauteur d’un genou
Mais ne pus l’entamer, il résistait à tout
Alors je pris la fuite, ce n’est pas très glorieux,
Mais si j’en ai le choix, je voudrais mourir vieux.
»

Effectivement, rien ne semble pouvoir arrêter l’avancée de ces créatures, qui sèment la mort et la destruction sur leur passage. Ponson d’Ortolan décrit Paris en proie aux flammes, survolée par des sortes d’œufs géants, les vaisseaux spatiaux qui ont amené ces monstres sur Terre (« C’est de ces véhicules planant haut dans les cieux / Qu’ils sortent par centaines comme des demi-dieux / Venus juger le monde et condamner ses gens / À périr par le feu, vidés de tout leur sang »).

La Terre résistera-t-elle à d’aussi fantastiques envahisseurs ? Nous ne le saurons hélas jamais, Ponson d’Ortolan étant mort avant d’avoir pu boucler son récit. Lequel s’achève brusquement, acte 2, scène 4, alors que son héros s’est réfugié dans une église et pris le Ciel de lui apporter le courage nécessaire pour renvoyer les aliens d’où ils viennent (« Ô ! Donne-moi la force, le courage et la foi / Pour mener le combat une dernière fois / Vaincre une fois pour toute ces affreux malotrus / Oui ! Donne-moi la force de leur botter le ») Le dramaturge est mort sans avoir pu achever ce dernier vers, laissant au lecteur le soin d’imaginer la conclusion de cette guerre des mondes.

Malgré la piètre qualité de ses alexandrins et des rimes d’une pauvreté navrante, on ne peut qu’être admiratif face à l’imagination de Ponson d’Ortolan, dont l’œuvre regorge d’innovations toutes plus étonnantes les unes que les autres. Il faudra attendre plus d’un siècle pour voir d’autres auteurs s’engager sur des chemins qu’il aura été le premier ou presque à défricher. Et si Verne et Wells restent les pères de la science-fiction, il serait bon de ne pas oublier pour autant ce lointain ancêtre, qui n’aura eu que le tort de naitre bien trop tôt.

Philippe Boulier

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Les trois pénis de la salamandre de feu

Sire Cédric – Le Pré aux clercs, coll. « Thriller » – septembre 2012 (roman inédit – 260 pp. GdF. 17 €)
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Vivent sur les contreforts de certains volcans indonésiens des salamandres extrêmement rares que l’on ne trouve nulle part ailleurs sur Terre. Ces salamandres de feu ont plusieurs particularités : les mâles sont dotés de trois pénis, longs et fins, qu’ils peuvent « tresser » avant la copulation ; mâles et femelles secrètent un mucus abondant aux propriétés grandement appréciés par la pharmacopée chinoise. Non seulement ce mucus rend les salamandres qui le secrètent insensibles au feu (y compris celui des coulées de lave), mais, utilisé comme lubrifiant, il amplifie l’orgasme masculin au point de le rendre encore plus puissant que l’orgasme féminin.

Au moment où commence le roman, un groupe d’hommes d’affaires toulousains (qui sont en fait des satanistes chiraquiens en quête d’un orgasme suffisamment puissant pour invoquer le Diable à moindre coût) missionne en Indonésie un couple particulièrement mal assorti : lui, contrefait, maladroit, lunettes sur le bout du nez, hypocondriaque à un degré rarement atteint en littérature, spécialiste mondial des grenouilles et autres salamandres ; elle, gothique, magnifique, adepte du Glock 9mm, du couteau speedlock, des étreintes recto-verso et enfin experte en langues, pas seulement étrangères. Pour l’anecdote, on remarquera à ce stade du roman, dans ce groupe d’hommes d’affaires, la présence d’un Baudouin Dominici qui ressemble comme deux gouttes de sperme à l’homme politique Dominique Baudis.

Au bout d’une centaine de pages, nos deux héros, Kevin Lemaire et Damiane Vacek, se retrouvent en possession d’un couple de salamandres, mais sont aussi poursuivis par d’étranges tueurs japonais qui ne se déplacent que de nuit…

Après une série de thrillers un brin fainéants (mais paradoxalement remarqués), Sire Cédric revient à ses premières amours : le gothico porno grand-guignol with vampires inside (en effet, le mucus de la salamandre de feu permet aussi aux vampires de bander et aux vampirettes de mouiller, ce qui le rend plus cher à la goutte que la plus coûteuse des truffes de nos contrées). Roman qui ne se prend jamais au sérieux, Les trois pénis de la salamandre de feu se dévore à la plage, dans le train, à l’aéroport, sous la douche (enfin peut-être pas sous la douche). Comme le dit si bien Romuald D., gothique toulousain bien connu (des services de police, notamment) : « Putaing, on a failli attendre. »

Thomas Day

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Les souffles de Mars

John W. W. Smith – Éditions Circle Sphere – août 2012 (roman inédit traduit de l’anglais [Canada] par Michel Reverso – 365 pp. Gdf. 24 €)
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Alors ! Comment dire ? Comment taire ? Jeu de mots, Maître Capello. Et bien en fait, pas grand-chose à dire et surtout rien à taire ! Deuxième jeu de mots, on s’amuse, on s’amuse ! Par où commencer ? L’histoire peut-être ? Allons-y … John Malone (deux jours de brainstorming dixit le site internet de l’auteur pour attribuer des noms aux protagonistes de l’histoire !), pilote un remorqueur d’astéroïdes, le Asimov III, autour de la planète Mars pour le compte du consortium Metal+, dont la puissance financière s’étend déjà sur la Terre, la Lune et Mars. De retour d’une expédition de deux mois, chargé d’un précieux rocher, Malone se retrouve dans l’incapacité de rentrer en contact avec la base martienne. Après quelques investigations, notre héros découvre que la Terre est sous le joug d’une guerre civile. La population lutte pour survivre face au dictat du « monstre » Metal+ et les riches actionnaires se sont réfugiés dans leur cité sous bulle, protégés ainsi de la gangrène prolétarienne. Malone est le seul à pouvoir régler la situation. De retour sur Terre et accompagné de l’amour de sa vie, Mia, la sulfureuse ambassadrice américaine sur la Lune, ils devront tous les deux déjouer un plan machiavélique fomenté par les cinq plus grandes puissances financières de « Terra ». L’aventure peut commencer. Nous avons eu la possibilité de vérifier le texte en VO tant nous étions, disons, dubitatifs, à la lecture de la VF. La bonne nouvelle, c’est que la traduction est excellente. Pour ne pas dire littérale ! Un chef d’œuvre d’abnégation et de patiente. Quelques exemples révélateurs : « Le Asimov III, en pleine accélération, crachait de ses réacteurs des flammes de tous les Dieux, embrasant de son empreinte l’espace infini […] Malgré la fumée qui limitait sa visibilité, Malone, grâce aux hélices frontales et latérales du Asi’, réussit finalement à stabiliser l’imposante structure et sa cargaison cahotante ». Plus loin : « Malone, manuel au quotidien, intellectuel de toujours, savait manier les mots et les boulons avec la même dextérité […] son sens de la répartie allait lui permettre de négocier finement tout en gardant une poigne dont la Terre manquait cruellement depuis des lustres ». Ou encore : « Mia, mon adorée, ma lumière, mon soleil de mille feux, je ne peux accepter de laisser libre court à notre amour dans un espace opprimé, où la liberté n’aurait plus sa place. Mia, je parle de notre liberté. Alors, mon amour, relève la gueule, je suis là, t’es pas seule. Nous vaincrons ensemble ou nous ne vaincrons pas. Y’a que dans les HLM (Hélio Lumino Militarus – note du traducteur) qu’ils ont toujours des problèmes. Battons-nous, maintenant, ensemble ! ». Enfin, un dernier pour la route de l’invraisemblable rendu possible, car oui, mes amis, avec JWW, tout est possible ! : « Le trajet de Mars à Terra m’avait usé. 36 heures à piloter sur l’autoroute de l’enfer. On a beau être en 2020, le corps de l’homme reste fragile quand il est soumis aux aléas de l’espace absolu. Dans le silence obscur de l’Asi’, je commence seulement à appréhender la tâche qui m’attend pour sauver ma planète. Le cœur n’y est plus mais je suis encore vaillant ! Alors chante Malone, chante : Malone traverse la couche d’ozone ; Malone bientôt sera sur zone ; Malone ne f’ra jamais l’aumône … ». Merde, c’est beau ! Voilà, difficile de vous en dire plus tant l’ouvrage est complet ! L’équipe de Bifrost a souhaité offrir ledit ouvrage à Roland Lehoucq pour son anniversaire. Vous retrouverez à la fin du prochain numéro des nouvelles de Roland suite à son hospitalisation. Les secours l’ont retrouvé chez lui en crise de larmes et de rire, au beau milieu d’une flaque qui semblait être de source urinaire. Roland et son voisin de chambre, Michel Reverso, devraient sortir dans quelques semaines. Reste un ouvrage de SF indispensable à tout fan de science-fiction qui se respecte. Ne serait-ce que parce que nous savons tous que nous planquons dans notre bibliothèque ou dans notre DVDthèque des séries Z que nous ressortons les soirs de grande solitude, quand Chasse, pêche, nature est déprogrammé au dernier moment. Parce que, quand même, quand c’est mauvais à ce point-là… c’est beau. C’est poignant. C’est touchant. C’est finalement peut-être ça la plus belle expression de l’art… une forme de sublimation. 24 €, ce n’est finalement pas grand-chose pour que John W. W. Smith et son grandiose Les souffles de Mars entre à jamais dans votre vie. Dans votre panier immédiatement. C’est un must !

Hervé Le Roux

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De la sodomie drosophilienne

Kléber Valéra – Édition Dubois – août 2012 (recueil inédit – 150 pp. GdF. 17 €)
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De la sodomie drosophilienne Si, c’est un titre. Au moins, on ne peut pas dire que cela verse dans le domaine du commercial lissé. À la vue d’une couverture simplement illustrée d’un patchwork de mouches, de vaches, d’un verre à pied et euh…. de la Mort, je m’inquiète franchement de savoir si je vais devoir me farcir un traité de zoophilie nécrophile alcoolisée. Ou alors je me demande si le graphiste n’avait pas abusé du contenu dudit verre à pied.

Je vous rassure, il n’en est rien, même s’il faut aimer les vaches, les pierres, les mouches, les narrateurs et… la Mort. Cet ouvrage rassemble une série de textes courts, voire très courts, dans la veine de ceux de Fredric Brown, pour citer le maître du genre. L’auteur a choisi ici de suivre une organisation « génèsique », si je peux oser le néologisme, pour interroger le monde, de la pierre au robot, via l’humain tout de même. Une progression émaillée de l’omniprésence de la Mort, forcément inséparable de cette lente évolution. Vous ne regarderez plus jamais un caillou sur une plage de la même manière après avoir refermé le livre. Ni un verre à pied d’ailleurs.

Les textes alternent humour noir et romantisme, philosophie et dérision, délire total et interrogation profonde. L’auteur, qui voue une admiration sans borne à Boris Vian, s’en inspire pour alimenter son propre regard sur le monde tel qu’il est. Il problématise également de manière intéressante, bien qu’avec parfois trop de lourdeur dans l’écriture, le statut du narrateur/auteur/écrivain vis-à-vis de son lecteur (et de son éditeur !) avec un humour et une lucidité bien rafraîchissants, loin de ces romanciers qui considèrent leur œuvre et leur être comme le nombril du monde. Cette approche décalée s’illustre à merveille dans un des textes les plus longs du recueil, intitulé « Question », parfaite métaphore de la vacuité de certaines « œuvres ». On retrouvera également un regard amusé sur l’auteur et son personnage dans « Les nuits d’Ambre », qui m’a semblé être, dans sa construction, le texte le plus abouti.

Pour les textes très courts, l’intérêt réside dans la pointe finale — bien envoyée, comme dirait Cyrano, ou dans le choix du déplacement des réflexions philosophico-psychanalytico-émission-de-fin-de-soiréeco dans un univers animal, minéral ou végétal qui semble avoir acquis bien plus de sagesse que l’humanité. Du comptage des mouches dans « Passe-temps », qui confine à la névrose, au monologue de « Mauvaise herbe », ou à l’autobiographie d’une fourmi, dans « F », l’humain est replacé au niveau d’élève des vaches dans « Broute… ». Le tout, bien sûr, n’est jamais dénué d’un second degré qui lui permet de ne pas tomber dans l’option « émissiondefindesoirée ». Sinon, c’est nettement moins drôle.

Le recueil se présente néanmoins comme une sorte d’échiquier, pavé de textes plus sombres, lorsque la Mort ou l’humour vraiment noir se manifestent. Judicieusement placées, ces nouvelles ne conduisent pas l’ouvrage à la sinistrose, mais offrent une mise en perspective nécessaire — et salvatrice — aux textes plus légers.

Cette polyphonie, qui s’articule entre darwinisme, Mort, et cerveau d’auteur, crée un ensemble farfelu, un kaléidoscope oubliant de se prendre au sérieux. Il n’en reste pas moins que ce détachement apparent porte sans effort le lecteur à s’interroger sur son regard au monde, sur la notion même d’œuvre littéraire et, éventuellement, sur le nombre d’orteils d’un verre (chose à éviter en société, vous en conviendrez).

Un recueil, donc, dont on ressort avec l’idée que même Cioran est capable de vous faire sourire, et un excellent début pour un jeune auteur qui se risque dans un exercice périlleux. Espérons que ses œuvres ultérieures seront du même calibre, et garderont la même fraîcheur.

Sylvie Burigana

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Hrönir

Dragoslav Vrzba – Cambourakis – août 2012 (recueil inédit traduit du slovaque par Marta Deutscher – 180 pp. GdF. 17 €)

HrönirIl n’y a pas moins portègne que Dragoslav Vrzba, écrivain slovaque originaire de Trenčín. Son premier ouvrage traduit en français est néanmoins frappé d’un indéniable sceau borgésien. Plus qu’un recueil de nouvelles, Hrönir est un recueil de nouvelle — notez le singulier. De fait, ce livre est singulier mais, au premier regard, a de quoi laisser incrédule : il contient quatorze fois le même texte (on le verra, le nombre n’est pas anodin), à quelques variations près. Tous portent le même titre étrange, « Hrön », ce qui n’aide pas.

Grossièrement résumée, la première nouvelle raconte l’enquête, dans une ville labyrinthique, d’un jeune homme pour retrouver ceux qui assassinèrent son père, quelque vingt ans plus tôt lors d’un conflit. À mesure que ses investigations avancent, il se trouve pris dans un insondable jeu de miroirs entre présent et passé.

La deuxième nouvelle raconte la même chose que la première, mais les défauts latents de « Hrön-1 » y sont amplifiés : les dialogues sonnent faux, les métaphores sont bancales. « Hrön-3 » semble exagérer davantage les maladresses de « Hrön-2 », avec quelques erreurs inexplicables. Arrivé là, l’on serait en droit de laisser tomber Hrönir et de choisir une autre lecture, bien moins pénible. Mais il y a « Hrön-4 », qui se focalise avec une grâce onirique sur les détails, et met en lumière les points restés obscurs dans « Hrön-1 ». « Hrön-5 » est une lente déconstruction de « Hrön-1 » qui révèle de nouveaux aspects de l’enquête. « Hrön-6 » est « Hrön-1 », à l’envers. Miroité, en somme. Les septième et huitième variations sur « Hrön » ont leurs particularités qu’il sera regrettable de dévoiler. La neuvième nouvelle est exactement semblable à la première. Ou presque. Le diable est dans les détails, dit-on. Quelques tournures de phrases diffèrent, un personnage secondaire change de nom : seul le plus attentif des lecteurs remarquera les nuances. Elles sont lourdes de sens en ce qui concerne la résolution de l’intrigue. « Hrön-11 » est ce que « Hrön-1 » aurait pu, aurait dû être — magique, mystérieuse, métaphysique. La douzième variation est dénuée d’intérêt à la première lecture ; aux suivantes aussi.

Le nombre total de hrönir est de quatorze, pas un de plus. Dans « La Demeure d’Astérion », Borges associe ce nombre à l’infini. Le projet littéraire qui sous-tend Hrönir demeure insaisissable si l’on ne connaît pas « Tlön Uqbar Orbis Tertius » de Borges, nouvelle qui ouvre le recueil Fictions. L’auteur argentin y décrit entre autres choses les hrönir, ces objets secondaires prenant existence dans le monde de Tlön après la disparition de l’original. Des objets secondaires pouvant eux-mêmes avoir des versions secondaires, chacune dotées de certaines propriétés, que Borges explique dans sa nouvelle : « Les hrönir au second et au troisième degré […] exagèrent les aberrations du premier ; ceux du cinquième sont presque uniformes. »

Les hrönir ne servent en définitive qu’à une chose : dessiner les contours de ce que Borges désigne comme l’ur, « la chose produite par suggestion, l’objet déduit par l’espoir ». Cet ur, on se l’imagine magnifique sans le moindre doute. Et c’est exactement le cas de Hrönir. Dans ce recueil, tout est dans le titre. L’ur de ces quatorze hrönir est immanquablement superbe, dans la lignée de la onzième variation, mais on ne la lira jamais. Dommage.

Si, sur le papier, le projet a de quoi séduire, il faut reconnaître qu’à la lecture de ces quatorze variations sur un même thème, on peut rester dubitatif. La moitié des textes sont ratés, volontairement qui plus est. C’est aussi admirable qu’idiot. Vrzba aurait peut-être dû s’inspirer davantage de Borges et décrire Hrönir au lieu de l’écrire. Sur son blog, l’auteur a annoncé son intention d’écrire ces romans inexistants que Borges, dans Fictions, ne fait que décrire : L’Approche d’Almotasim, April March… Un programme qui serait alléchant mais au vu du laborieux exercice de style qu’est Hrönir, on peut craindre la fausse bonne idée. Tous ces livres qu’évoque Borges devraient rester des idées, incomparablement plus belles que toute tentative de réalisation qui pourra jamais en être faite.

H. Dustos Mobecq

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