Bifrost fait sa rentrée ! - 4

Guide de lecture |

rentree-bifrost-une04.jpgLes amis et collaborateurs de Bifrost continuent leur sélection spécial imaginaire en cette rentrée littéraire 2012. Pour ce quatrième billet, ils ont dégoté du beau et du bon, avec un roman célébrant l’insoutenable blancheur des choses, un pamphlet démontant une imposture vieille de deux mille ans, un space opera visionnaire jusqu’à l’étrange, une uchronie russe et une autre, plus jazzy, un roman Kinder Surprise et un étonnant mille-feuilles littéraire. Filez en librairie, qu'on vous dit…

Blanc

Mitchell Houairizzetelle – Flammarion – septembre 2012 (roman inédit – 576 pp. GdF. 20,90 €)
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Ah ! je les entends d’ici, les chantres de la science-fiction ! « Bien évidemment que Blanc fait partie du corpus SF ! Mieux, il montre que la SF, à sa quintessence, est capable de proposer des pistes de réflexion qu’aucune autre littérature. » Mais encore faudrait-il prouver que le livre de Mitchell Houairizzetelle est bien 1) un livre de science-fiction 2) un chef-d’œuvre.

Première interrogation : avons-nous affaire avec Blanc à de la SF ?

J’ai beau ne pas être un spécialiste, il me semble que cette histoire de monomaniaque dépressif qui entame un monologue dans une pièce vide de tout meuble ne parle pas du tout de SF mais bien d’humanité. Et, à l’image d’Angelo Rinaldi qui déclarait que « le recours à la science-fiction, c’est déjà un signe de faillite chez un romancier », je ne conçois pas que l’on puisse aborder l’aspect le plus fondamental de l’existence, la notion même d’humanité, par le biais d’une chose aussi futile que la science-fiction. Car, après tout, celle-ci, avec sa quincaillerie habituelle, est à mille lieues, que dis-je, des années-lumière, des préoccupations les plus profondes, les plus signifiantes.

Alors, bien sûr, il semble y avoir dans le monologue de Blanc des sous-entendus selon lesquels l’homme (sans nom) qui nous parle serait le dernier humain. Mais j’opposerai à cet état de fait deux éléments de réflexion : comment peut-on croire un seul instant que l’idée même d’un dernier homme sur Terre puisse exister ? La race humaine, cette merveille de la Création, aurait vocation à s’éteindre un jour ? Voyons, cela n’est pas sérieux ! La race humaine existe pour l’éternité, n’en déplaise à ces pauvres hères perclus d’un pessimisme qui leur colle à la peau comme un exo-squelette poisseux. Non, plutôt qu’une prétendue fin du monde, je préfère y voir la description d’une folie au stade ultime : hors de toute réalité tangible, le protagoniste s’est lui-même persuadé qu’il est le dernier homme sur Terre, et entend nous convaincre du bien-fondé de sa théorie, prétexte pour l’auteur à nous interroger sur le célèbre triptyque « qui sommes-nous ? d’où venons-nous ? où allons-nous ? ».

Ensuite, pour les convaincre de leur inanité, j’irai chercher les thuriféraires de la SF sur leur propre terrain, en leur rappelant la définition de Norman Spinrad : « Il n’existe qu’une seule définition de la science-fiction qui me paraisse utilisable et sensée : "La science-fiction c’est tout ce qui est publié sous le nom de science-fiction." » Or, Blanc a-t-il été publié dans une collection spécialisée ? Au contraire, c’est dans une collection de référence que ce livre sort, sous une couverture dépourvue des oripeaux de la SF la plus putassière (vous me pardonnerez ce terme quelque peu ordurier). De toute façon, le débat de rattacher telle ou telle œuvre au corpus SF est un faux débat : Isaac Asimov, un autre de ces supposés grands auteurs dont la SF semble s’enorgueillir n’a-t-il pas déclaré : « Aucun de ceux qui l’écrivent ne sont capables de s’entendre sur sa définition » ? Si quelques dizaines de fanatiques décérébrés n’arrivent pas à s’entendre entre eux, à définir ce qu’elle est, comment pourrait-on conférer à cette SF une quelconque respectabilité, un quelconque intérêt ? Le sujet est définitivement clos si l’on en croit Frederik Pohl, auteur toujours issu du même sérail : « La science-fiction, c’est cette chose que les gens qui savent ce qu’est la science-fiction désignent en disant : "C’est de la science-fiction." » Un tel degré de renonciation montre bien que, à l’intérieur même de ses frontières, la science-fiction est en perdition. Bref, la SF, parlons-en peu, parlons-en bien ; et le mieux que l’on puisse faire, c’est de ne pas en parler.

Voilà, la réponse à la première question est définitive : Blanc, de Mitchell Houairizzetelle, n’est pas de la science-fiction. Dont acte.

Deuxième interrogation : Blanc est-il un chef-d’œuvre ?

Maintenant que nous avons montré que Blanc n’est pas de la SF, son accès au statut de chef-d’œuvre est donc possible. Pour qu’une œuvre acquière ses lettres de noblesse, il faut qu’elle parle à tous, tout en restant d’une exigence évidente. Et, bien sûr, elle doit marquer durablement son lecteur. Contrat pleinement rempli : quiconque aura lu Blanc ne pourra s’ôter de l’esprit son personnage profondément humain, aux préoccupations les plus universelles (la vie, la vie, toujours la vie) mais aussi les plus intimes, qui ne concernent que lui tout en correspondant à tous. Houairizzetelle, à travers lui, pose des questions, mais se garde bien de donner la moindre réponse, laissant chacun trouver son propre cheminement dans cette quête vertigineuse de l’identité.

On l’a déjà dit, sous le prétexte — vite éventé, car là n’est pas l’essentiel — du dernier homme sur la Terre, l’auteur nous livre un portrait au vitriol de l’espèce humaine, de ses tares. Mais, en humaniste éclairé, il sait aussi nous montrer sa grandeur, sa capacité d’interagir avec son monde pour le façonner et en faire un éden. Aussi la conclusion (qu’on me pardonnera de dévoiler ici) sonne comme une fin mais aussi un recommencement plein de promesses : alors qu’il s’englue dans sa folie la plus extrême, celle de croire qu’il est le dernier homme sur Terre, le coup qui résonne à la porte agit comme un révélateur de son errance. Houairizzetelle ne nous raconte pas ce qu’il advient ensuite, mais on imagine aisément que, même sans savoir qui se manifeste, le personnage comprend alors qu’il a fait fausse route, se reprend, et envisage à nouveau l’avenir avec l’optimisme qui ne saurait quitter durablement l’être humain.

Ainsi, à cette seconde question nous pouvons répondre par l’affirmative : oui, Blanc est un authentique chef-d’œuvre, un roman universel d’une puissance inégalée, à l’opposé du décorum débilitant et dérangé de cette science-fiction que certains voudraient nous vendre comme le nouvel eldorado littéraire. Un livre qui fait de Mitchell Houairizzetelle un écrivain ultime, celui qui renvoie tous ces écrivaillons de quincaillerie à leurs études, et saura définitivement leur clouer le bec.

Bruno Para

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L’Ancien Testament et les Évangiles – Tentative d’une étude critique et raisonnée

J.I. – Gimme Some Truth – septembre 2012 (essai – 333 pp. GdF. 21 €)
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Les œuvres apocryphes sont légion. Peu inspirent le respect et l’attention des experts, probablement à cause de l’inhérente incertitude liée à leurs auteurs.

L’Ancien Testament et les Évangiles - Tentative d’une étude critique et raisonnée, manuscrit retrouvé dans le désert du Sinaï, est la somme indispensable à une meilleure compréhension d’ouvrages eux-mêmes apocryphes, et dont elle s’efforce de démonter, verset après verset, l’inanité et les vaines spéculations.

Tout y est en effet décortiqué, analysé sous le spectre de la seule véracité; l’inénarrable création, le parcours édifiant de Moïse, puis les miracles et la résurrection, entre autres, sont systématiquement passés au peigne fin. Et tout y est démysthifié proprement, méthodiquement. Cliniquement, oserait-on dire. Jusqu’à remettre en cause, de manière salutaire, le concept même de Dieu.

Pour un ouvrage écrit par un certain J. I. (le fameux Judas Iscariote ?) se sentant écrivain sur le tard, probablement juste avant de mourir — la datation au carbone 14 a en effet situé la rédaction de l’œuvre aux alentours de 70), à l’époque où le christianisme ne faisait que balbutier, l’entreprise et l’intention étaient plus que louables. Évidemment, personne ne sait si ce corpus a eu en son temps les honneurs d’une tribune ou d’une audience digne de lui ; même si on peut en douter. Plus de deux mille ans après la fondation d’une civilisation fondée sur le corsetage — et le mot est faible — des esprits et des corps, nul doute que L’Ancien Testament et les Évangiles - Tentative d’une étude critique et raisonnée aurait pu contribuer à un rééquilibrage des forces intellectuelles en présence à ce moment précis de l’histoire humaine et, peut-être, mettre à bas l’influence sans partage du catholicisme sur les consciences fragiles et complaisantes des plus crédules, les religions nous faisant cruellement perdre notre temps et n’étant, au bout du compte, que l’aveu de notre propre lâcheté face à la mort.

Dommage.

Thierry Di Rollo

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Rasputinia

Xavier Mauméjean – Belfond - septembre 2012 (roman inédit – 444 pp. GdF. 21,50 €)
Rasputinia

Après Rosée de feu (éditions du Bélial', 2010) et L'Ami de toujours (Flammarion jeunesse, 2011), voici le nouveau roman de Xavier Mauméjean, Rasputinia, dont le titre fait évidemment écho à Lilliputia (Calmann-Lévy « Interstices », 2008). Après les nains, un ogre. On passera rapidement sur la couverture Belfond qui n'a pas grand intérêt pour noter plutôt la longueur du livre : 444 pages (en très grand format) qui sont loin d'être aérées, bien au contraire. C'est du lourd, du dense, un projet littéraire que l'on devine ambitieux avant même d'en avoir lu une ligne.

Rasputinia raconte la vie de Grigori Iefimovitch Raspoutine de sa naissance en Sibérie en 1869 jusqu'à sa mort à Los Angeles en 1969, alors qu'il est âgé de 100 ans. Les férus d'histoire russe verront tout de suite que quelque chose cloche, puisque Raspoutine a été assassiné à Saint-Pétersbourg durant la nuit du 16 au 17 décembre 1916. Mais voilà, Xavier Mauméjean en a décidé autrement et nous suivons un Raspoutine qui met en échec la révolution d'octobre, participe à l'écrasement du nazisme, grâce à l'aide de services secrets russes d'une grande efficacité. Un Raspoutine conseiller des tsars qui mène la Russie vers d'immenses succès, technologiques notamment, mais aussi une désastreuse guerre sino-russe qui s'embourbera quarante ans durant. Le monde de Rasputinia n'a pas grand-chose à voir avec le nôtre : les nazis n'ont jamais atteint le pouvoir ; les juifs du monde entier ont reçu de l'ONU Madagascar comme Terre Promise ; la Seconde guerre mondiale a eu lieu en 1954 et n'implique pas les mêmes états que la nôtre, et finalement c'est Pékin qui est rasée par la première bombe atomique utilisée dans le cadre d'une opération de guerre ; Che Guevara a fait assassiner Fidel Castro avant d'être à son tour assassiné par Raul ; le premier homme à poser un pied sur la Lune est un Russe, mais Mars sera probablement américaine.

Rasputinia est une incroyable fresque, dans laquelle Anton Szandor LaVey et Marilyn Monroe se marient en présence de Raspoutine mais aussi du sénateur John Fitzgerald Kennedy. Les dernières pages nous emmènent en Californie, à Berkeley, où Raspoutine a décidé de finir ses jours et, de sa voix éteinte, ordonne à ses hommes de main, l'incendie de la Manson Farm dans la Vallée de la Mort. Sharon Tate n'aura jamais son bébé car elle ne rencontrera jamais l'homme politique malgache Roman Polanski.

Le seul reproche que l'on pourrait faire à cette uchronie est son extrême densité, mais Raspoutine est un personnage fascinant et quand le petit voisin Mike Mignola, sept ans, annonce à Raspoutine qu'il en ferait bien un héros de comics, le vieux russe l'encourage tout en lui précisant, « alors n'oublie pas mes ténèbres, car globalement le monde ne connaît de moi que ce que j'ai bien voulu laisser aux projecteurs. » Page 442, Raspoutine cueille une rose rouge et meurt, dans son jardin, un peu comme Marlon Brando dans Le Parrain. Parfois les monstres partent paisiblement.

Nolwenn Le Lay

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Starwisp legacy

Tim Newhone – Hypermondes – juillet 2012 (roman inédit traduit de l’anglais [US] par Hervé Stumpe – 714 pp. GdF. 24,90 €)
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Voici enfin la traduction française de Starwisp legacy, paru il y a deux ans aux USA. Dans cet ouvrage, Tim Newhone raconte l’histoire du premier voyage interstellaire vers la naine rouge Lalande 21185, quatrième étoile la plus proche du Soleil. Relevant de la hard-science la plus pure et prenant la forme d’un journal techniquement très détaillé, cet ouvrage n’avait, à l’époque, pas soulevé l’enthousiasme de la critique américaine. C’était alors le premier texte de son auteur qui depuis n’en a publié aucun autre. La présente traduction répond à l’énorme buzz qu’a provoqué une curieuse suite de coïncidences dont cet ouvrage est le centre.

En juillet dernier, l’équipe de l’instrument Harps II installé sur le télescope de 3,6 mètres de l’Observatoire de La Silla, au Chili, annonçait la découverte d’une planète de type terrestre situé dans la zone habitable de Lalande 21185. Quelques jours plus tard, un lecteur publia sur un forum SF américain un post remarquant que la planète nouvellement découverte par Harps II était précisément la cible de l’ouvrage de Newhone, qu’il nommait Tanis. Mieux, Starwisp legacy indiquait des valeurs des paramètres planétaires et orbitaux qui étaient égales à celles mesurées par les astronomes. Cette remarquable coïncidence n’est pas sans rappeler le précédent de Jonathan Swift. Dans la troisième partie des Voyages de Gulliver, « Voyage à Laputa », (1727), il précisait que Mars possédait deux satellites et donnait leur distance par rapport à la planète. Si l’auteur irlandais avait vu juste sur le nombre de satellites de Mars, il s’était largement trompé sur les rayons de leurs orbites. Le cas de Tim Newhone est beaucoup plus curieux car les indications chiffrées qu’ils donnent et pour lesquelles des mesures ont été faites sont toutes exactes. Quand l’Union Astronomique Internationale (UAI) décida de baptiser « Tanis » cette exoterre, les membres de la commission III de l’UAI furent soupçonnés d’avoir lu Starwisp Legacy. Leur démenti formel provoqua la stupeur.

L’accumulation de ces coïncidences fit largement enfler la rumeur sur internet, dépassant largement le cadre des lecteurs de SF. Les théories les plus farfelues ont été émises, les plus courantes affirmant que l’auteur de Starwisp Legacy est un extraterrestre, un télépathe capable de communiquer avec les planètes lointaines ou encore un voyageur venu du futur. Contacté à propos de l’identité de Tim Newhone, son éditeur n’a pu fournir aucune information précise, affirmant qu’il ne communiquait avec lui qu’à son initiative. Il précisa que Newhone avait souhaité que ses droits d’auteur de tous pays soient intégralement reversés à la fondation Icarus Interstellar, qui tente de réaliser un vol interstellaire avant 2100. Évidemment, Lalande 21185 est l’une des cibles potentielles de ce projet de mission…

Pour l’instant, le mystère entourant Starwisp Legacy reste entier. Est-ce une habile mystification ? Les informations que contient cet ouvrage sont-elles toutes vraies ? Tanis est-elle vraiment une planète habitable par l’espèce humaine ? Y enverrons-nous des intelligences artificielles en 2065 ? Serons-nous capables de la coloniser au début du XXIIe siècle ? Les réponses à ces questions finiront bien par arriver, au fil du temps. Resteront alors les questions relatives à l’identité de Tim Newhone et à ses motivations. Toujours est-il que grâce à lui et à son Starwisp Legacy, désormais best-seller aux USA et promis à un bel avenir dans notre pays, l’humanité semble reprendre un peu confiance dans son futur spatial.

Roland Lehoucq

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Le Remplaçant de Miles Davis

Samuel S. Panth – Denoël, coll. « Lunes d’Encre » – septembre 2012 (roman inédit traduit de l’anglais [US] par Patrick Marcel – 540 pp. GdF. 23 €)
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Le point de divergence de la plupart des uchronies fait appel à un événement historique archiconnu, afin de stimuler l’imaginaire du lecteur en jouant avec des repères qu’il connaît bien. Rien de tel ici, au point qu’on peut se demander quel public vise ce livre. Le prologue, situé en 1956, nous montre Miles Davis et John Coltrane, au sortir d’une session d’enregistrement, monter dans une voiture conduite par l’épouse du second, Naïma — voiture qui ne tarde pas à quitter la route sous une pluie battante, si bien que ses trois occupants sont tués sur le coup. L’autre trompettiste influent de l’époque, Clifford Brown, aura donc tout loisir de dominer la musique jazz lors des décennies suivantes, avec des résultats radicalement différents de ceux qu’a produits l’influence de Davis dans notre trame temporelle (où, bien sûr, c’est Brown qui est mort dans un accident d’automobile.) On le voit, il s’agit d’un point qui, tout en ayant son importance pour les amateurs de jazz, n’en reste pas moins extrêmement spécialisé.

La suite est à l’avenant. Dès le premier chapitre, nous nous retrouvons en 1968, année charnière. Clifford Brown forme depuis plus de dix ans un quintette avec le batteur Max Roach et le saxophoniste Sonny Rollins, le piano et la basse ayant été tenus successivement par divers musiciens, avant d’être enfin confiés de manière stable à Herbie Hancock et Ron Carter (tous les deux membres, à la même époque, du quintette de Miles Davis dans notre monde.) Ce groupe bénéficie d’un grand succès critique comme public et, s’il ne s’est approché ni du free jazz ni du jazz modal, il a fait évoluer le hard bop vers une sophistication extrême, avec pour principaux atouts la virtuosité de ses musiciens et en particulier celle de Brown lui-même (qu’on peut opposer aux limites techniques du jeu de Davis, dont le génie se situait sur un autre plan). En 68, toutefois, Clifford Brown est désenchanté : engagé politiquement contre la guerre du Viêt-Nam et victime de deux agressions racistes, il désespère de l’Amérique et accepte une longue tournée en Europe. C’est là qu’il rencontre le pianiste sud-africain Dollar Brand, récemment devenu Abdullah Ibrahim par sa conversion à l’Islam. Sous son influence, Brown se convertit à son tour, prenant le nom d’Ali Selim. Ibrahim remplace alors Hancock (qui, impressionné par la musique rock anglaise, rejoint Eric Clapton, Jack Bruce et Ginger Baker au sein de Cream) et la tournée européenne du groupe débouche sur un voyage en Afrique, à la recherche de racines noires. Là, c’est la rencontre déterminante avec le percussionniste sénégalais prodige Doudou N’Diaye Rose. Alors que Max Roach et Sonny Rollins, ses complices de toujours, rentrent aux États-Unis, en complet désaccord avec l’évolution musicale qu’il désire, Brown monte un nouveau groupe avec Ibrahim, Rose, Carter, et divers musiciens africains, au hasard des déplacements. Après une tournée attirant de plus en plus d’amateurs et parvenant même à toucher un public blanc jeune, le trompettiste ramène ses acolytes en Amérique et leur fait enregistrer successivement deux albums, In an African Way et Juju Chow, dont le succès immédiat et planétaire change à jamais la face de la musique populaire.

Sam S. Panth, dont c’est le premier roman (il n’était jusque là que critique musical, spécialisé dans le jazz), ajoute à ce qui précède une intrigue plus ou moins policière mettant en jeu une organisation raciste d’extrême-droite, responsable des agressions subies par Brown au début du roman, sans doute dans l’espoir (vain, à mon sens) de ne pas ennuyer les lecteurs qui n’y connaissent rien en jazz, mais elle n’a guère d’importance, d’autant que l’auteur, inexpérimenté, est incapable d’orchestrer correctement son suspense. L’histoire d’amour entre le héros et une jeune chanteuse africaine est, quant à elle, presque digne de la collection Harlequin.

Si ce livre a un intérêt, il ne faut donc le chercher que dans sa composante uchronique : la naissance d’une musique appelée fusion qui n’est pas celle du jazz et du rock, comme dans notre univers (en grande partie grâce à Miles Davis), mais du jazz et de la musique traditionnelle africaine – puis d’autres musiques traditionnelles, notamment indienne et arabe, sous la poussée des musiciens emboîtant le pas à Clifford Brown après que les ventes de ses disques ont battu tous les records. À cet égard, la démonstration est convaincante, car Panth connaît bien son sujet, mais la question se pose de savoir qui elle intéresse vraiment. Aux États-Unis, le public du jazz est peut-être encore assez nombreux pour assurer des ventes correctes à un tel livre mais, en France, les amateurs iront-ils chercher un ouvrage de science-fiction dans une collection aux couvertures bariolées (l’illustration, signée des discrètes mais transparentes initiales J.P., est en l’occurrence assez calamiteuse ; on s’étonne de la trouver sur un Lunes d’Encre) et accepter de payer 25€ pour un premier roman mal foutu, consacré à un musicien peu connu ? Même si, conscient du problème, l’éditeur a tenté de corriger le tir en faisant figurer le nom de Miles Davis dans le titre français, assez pauvre au demeurant (Clifford en est le titre originel). On peut se permettre d’en douter. Quant au public habituel des uchronies, il lira la quatrième de couverture, constatera qu’il n’est pas question de Napoléon gagnant à Waterloo et achètera un autre livre.

Un bon point, cependant, pour l’édition française : le traducteur a réussi le prodige de rendre assez élégant le style journalistique et purement utilitaire de l’original, ce qui n’a pas dû être une mince affaire.

Au final, un roman qu’on ne saurait en conscience totalement déconseiller, mais dont on se dit qu’il a dû être imposé d’une manière ou d’une autre, avec son illustration de couverture, au directeur de collection. Encore qu’après Le Talent assassiné de Francis Valéry ou L’Équilibre des paradoxes de je ne sais plus quel autre auteur français, Gilles Dumay n’en soit sans doute plus à un fiasco près.

Michel Pagel

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Liminal States

Zack Parsons – Citadel Press – juin 2012 (roman inédit – 448 p. GdF. $11)
Liminal States

Premier roman de l’américain Zack Parsons, Liminal States est un bon gros roman comme on les aime, pour trois bonnes raisons : c’est un western, c’est un polar et c’est surtout de la science-fiction. Trois en un, comme les Kinder Surprise.

Ces « Phases liminaires » commencent en Californie, peu après la Guerre de Sécession, avec un triangle amoureux. Gideon Long aime Annabelle, l’épouse de Warren Groves. Mais Gideon est un bandit et Warren le sheriff du comté. Annabelle meurt en couches dans l’indifférence de son mari, plus occupé à pourchasser Gideon. Blessé, celui-ci trouve refuge dans un pueblo troglodyte. Au cœur du dédale des grottes, il trouve une flaque à l’aspect étrange. Il y tombe, en ressort guéri. Et immortel. Furieux que Warren ait laissé mourir Annabelle, Gideon lui accorde l’immortalité contre son gré. Les deux hommes se poursuivent et s’entretuent à travers les USA, assurés qu’ils sont de ressusciter dans l’eau trouble de la flaque. Bientôt, des doubles d’eux-mêmes commencent à en émerger.

L’action se poursuit dans le Los Angeles des années 50. Un duplicata de Warren, sorte de flic interne à la sous-société formée par tous les clones immortels de Warren et Gideon, enquête sur le meurtre d’une femme ressemblant trait pour trait à Annabelle Groves.

La dernière partie se déroule de nos jours, mais dans un monde qui n’est déjà plus le nôtre. Le nombre de duplicatas de Gideon, Warren et Annabelle est tel que leur existence n’est plus secrète depuis une trentaine d’années. Surtout, des choses ont commencé à sortir de la Flaque, des choses qui ne sont pas humaines et qui pourraient bien venir d’un autre monde. Car la Flaque poursuit des buts qui ne correspondent pas forcément à ceux des humains, duplicatas ou originaux. Et c’est la cata.

Liminal States n’est pas loin d’en être une. Confus, bien trop long, bourré de bonnes idées pas toujours exploitées à leur meilleur potentiel… Pourtant, il se dégage clairement de ce premier roman une force et une ambition qui force l’admiration. Dépassant le clivage des genres et célébrant avec intelligence le recyclage d’une manière similaire à celle d’Hypérion il y a vingt ans ou, plus actuelllement, de As read in the Soulwax Library, Liminal States est un roman tripartite dont l’ensemble est supérieur à la somme de ses composantes. Certes, l’histoire est souvent confuse, on n’y comprend parfois goutte, mais quel souffle ! On passe tour à tour du western au polar hard-boiled jusqu’au survival horror dans un monde devenu uchronique, l’ensemble étant porté par l’histoire d’amour-haine dans le trio Warren-Annabelle-Gideon. Liminal States, c’est un peu The Foutain remixé avec Alien et X-Files. Pas de quoi crier au chef-d’œuvre, mais de quoi donner envie d’attendre avec curiosité les prochains livres de Zack Parsons.

Cid Vicious

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L’Arbre

Aymeric Philippe – Éditions Petronius le Sage – septembre 2012 (roman inédit – 720 pp. GdF. 27 €)
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« …Si l’on s’intéresse à une vue d’ensemble, le vertige nous emportera avec une force indescriptible. Si nombreuses sont les connexions que nul ne serait en mesure de les dénombrer. Chaque branche mère désigne une lignée, chaque branchette une lignée parallèle ; chaque feuille abrite une famille d’Hommes. Et l’Arbre ne connaît pas l’automne, l’Arbre bourgeonne toujours comme si seul le printemps avait été inventé. »

Ce passage est extrait du prologue de L’Arbre, premier roman d’Aymeric Philippe. Celui-ci se révèle, disons-le tout de suite, une fiction hybride, qui fait tout à la fois appel à la science-fiction, la fantasy et le mythe. Le concept, ambitieux pour une première œuvre, laisse tout d’abord perplexe puis, une fois le lecteur plongé dans les différents récits qui le composent, complètement admiratif : l’Arbre est une entité autonome, un univers en soi, que nous apprenons à découvrir au fur et à mesure des fils narratifs. Nous suivons pas moins de dix-huit histoires parallèles, toutes intradiégétiques hormis le prologue et l’épilogue, rarement liées entre elles, et qui nous permettent d’en savoir plus sur cet Arbre mystérieux. Quelques constantes émergent : les Hommes vivent sur les Feuilles, immenses plateaux nervurés et ligneux jalonnés de fontaines de sève, seule nourriture quotidienne de cette humanité protéiforme. De Feuille en Feuille, l’évolution diffère : par exemple, Lyni, le prospecteur, vit dans une société qu’on l’on pourrait rapprocher de celle des États-Unis du milieu du XIXe siècle — on note d’ailleurs que la ville principale se nomme Sutter, référence au personnage historique de Johan August Sutter et à la ruée vers l’or. Sur sa Feuille, la sève s’écoule très mal (une anomalie de l’Arbre d’ailleurs), et l’humanité se meurt. Il décide de forer la « croûte terrestre » — pour lui il ne s’agit de rien d’autre — et de chercher la Source, jusqu’au jour où il rencontre le vide… et devient fou. Sur une autre Feuille, Michèle, une jeune infirmière pour enfants handicapés, dans ce monde parvenu à manipuler le végétal pour en faire de la haute technologie, assiste, en observatrice, à une étrange communion mentale entre l’esprit de l’Arbre et les enfants qui ont subi les premières greffes d’organes végétaux artificiels. Ce récit plus particulièrement emporte le lecteur très loin, parce qu’il est le plus proche de révéler les mystères et les secrets multimillénaires de l’Arbre. Si le vertige est ici à son paroxysme, puisqu’il entraîne dans son sillage une foule de questionnements sur les origines de l’univers, il prend toute son ampleur dans la mosaïque, le puzzle que Aymeric Philippe complète par petites touches subtiles. « Les Brumes », chapitre troublant, se situe dans les marges d’une Feuille anonyme, où un jeune adolescent, un peu trop aventurier, se précipite dans ce brouillard éternel qui borde et délimite les Feuilles. Revisitation du mythe d’Orphée, ce récit émouvant soulève un questionnement sur la fin du monde, au sens propre, géographique. Page 256, Edna, la mère de Rémond, le jeune garçon, parle : « Ce que l’on trouve derrière la Brume, je m’en contrefiche, personne ne s’y intéresse, je veux que l’on me rende mon fils ! Quelle idée lui est donc passé par la tête ? Ne pouvait-il pas se contenter de la Feuille ? De nous ? De notre vie ? » Parce que c’est ce qui semble relier toutes les Feuilles : la brume. Véritable frein mental, comme nous, sur notre Terre, avons conscience de nos limites dès qu’il s’agit de se lancer dans la conquête spatiale. S’intègre pourtant dans le roman une histoire, à la façon de Bradbury, teintée aussi de poésie, où un scientifique aventurier ; Kit Sop, est le seul à avoir traversé — plus que visité — plusieurs Feuilles, parce que sa soif de connaissances, de découvertes, est inextinguible depuis son enfance. Kit, capitaine Némo de ce monde excentrique, est l’inventeur d’une sorte de capsule en forme de noix qui suit les courants de la sève, tel un sous-marin, et est le seul, finalement, à entrevoir la réalité de l’Arbre. Il est aussi un personnage (le seul) que l’on retrouve tous les trois chapitres. Plus il avance, plus il se rapproche du cœur de l’Arbre. Sa quête s’achèvera dans le mysticisme, un mysticisme qui, même pour un scientifique de haut vol tel que lui, est lié à une technologie — je ne vous en dis pas plus — qu’il est incapable d’appréhender et qu’il finit par confondre avec de la magie.

L’Arbre, roman aussi tentaculaire que les innombrables branches qu’il déploie, révèle le talent d’un auteur qui, même si l’on sent derrière sa culture science-fictive (on pense au Aldiss du Monde vert, à Murray Leinster parfois, ou même le Laurent Genefort des Chasseurs de Sève), a réussi le pari d’un livre-monde, complexe, original et riche, aux questionnements aussi denses que la multitude des Feuilles, tout en sachant adapter son écriture à chaque personnage. Parfois tranchante comme l’acier, parfois belle comme une poésie en prose rimbaldienne, l’écriture d’Aymeric Philippe fait plus que convaincre : elle ensorcelle. Et si quelques chapitres peuvent apparaître moins utiles, ils n’entachent en rien le dessein global, qui — je l’ai craint un moment — évite l’écueil d’une fin à la Matrix. On ressort époustouflé, ravi, de ce livre aux multiples facettes. Et comme le dit Kit Sop : « j’irai au bout du monde, au bout de moi-même, parce que je dois comprendre le monde, c’est une nécessité qui me ronge et me pousse à voir toujours plus loin ». Toute l’essence du livre est là. Chapeau Monsieur Philippe.

Thomas Geha

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